“L’Idiot!”: la faille du monde

idiot-filmL’Idiot! de Yuri Bykov. Avec Artem Bystrov, Natalia Surkova, Dmitry Kulichkov. Durée: 1h52. Sortie le 18 novembre 2015

Du sol au sommet, elle monte. C’est une faille dans le mur de l’immeuble, bien visible et porteuse d’une menace mortelle. De l’intime des appartements pauvres des habitants de l’immeuble, à la ville, au pays, à ce monde comme il ne va pas, il se déploie. C’est un film en forme de conte politique, le regard braqué vers un enchaînement de catastrophes aux échelles imbriquées.

Troisième film de Yuri Bykov, L’Idiot! résout la difficile équation d’un cinéma à la vocation politique et morale très affirmée qui ne cesserait de se nourrir de l’intensité de situations humaines, de la matérialité des lieux, du trouble suscité par les manières de filmer, des effets du mouvement, du cadre, de la lumière et du son. En ce sens, et bien que les enjeux de son films soient tout à fait actuels, Bykov apparaît comme un très rare héritier du grand art du cinéma soviétique des années 1920 et 1930, où les puissances formelles de la mise en scène étaient capables de mobiliser chez chaque spectateur une émotion, un élan, un rapport dynamique au monde débordant de toute part ce que le message pouvait avoir de formaté.

Le plombier Dimitri s’aperçoit que l’immeuble va s’effondrer, menaçant la vie de ses 800 habitants. Il entreprend de convaincre les autorités, et les locataires, de la nécessité d’une évacuation d’urgence. Tandis qu’il se heurte aux innombrables obstacles que lui opposent fonctionnaires, entrepreneurs mais aussi habitants accrochés à leurs habitudes, le film réussit une double opération de mise en évidence, de plus en plus près et de plus en plus loin.

Au plus près, c’est la capacité à construire une chronique d’un quotidien à la fois désespérant et loin d’être uniforme. Cette dimension, qui évoque de nombreux précédents dont le grand classique La Maison de la rue Troubnaia, de Boris Barnet (1928), rappelle surtout un des meilleurs films sur le délabrement de l’URSS à la veille de son effondrement, Délit de fuite de Iouri Mamine (1988). À cet égard, il est évident que rien ne s’est amélioré avec la Russie de Poutine pour ce qui concerne la vie quotidienne des habitants pauvres des villes de Russie. La violence, le cynisme, la mesquinerie, l’alcoolisme, auxquels s’ajoute désormais la drogue et les mafias, sont les traductions dans les comportements au jour le jour d’un monde bloqué. (…)

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«Francofonia»: le mystère en éclats du Louvre sous l’Occupation

francofoniaFrancofonia d’Alexandre Sokhourov, avec Louis-Do de Lencquesaing, Benjamin Utzerath. Durée: 1h28. Sortie: 11 novembre.

Aujourd’hui, en haute mer et dans les tempêtes, c’est là que ça commence. Quoi, un film sur le Louvre sous l’Occupation? Oui. Ainsi crée Alexandre Sokourov (Mère et fils, L’Arche russe, Faust), historien démiurge et poète de l’archive. Ainsi naît sous les yeux du spectateur d’abord désorienté, puis, s’il accepte de s’y laisser entrainer, à la fois fasciné et stimulé, l’assemblage d’images d’époque, de reconstitution précise, de métaphores visuelles, de saynètes imaginaires. C’est qu’en réinventant, à partir d’une scrupuleuse recherche de documentation, l’extraordinaire aventure qui se joua autour du Louvre dans Paris occupé, le cinéaste explore en même temps une question bien plus ample et bien plus mystérieuse.

L’aventure, ce fut celle du sauvetage des chefs-d’œuvre du Louvre devant l’avancée des armées nazies, et de leur préservation face à l’appétit des dignitaires du régime hitlérien, Göring au premier chef. L’aventure, ce fut l’étrange et complexe relation entre le directeur du Louvre, Jacques Jaujard, et le comte Franz Wolff-Metternich, patron de la commission «pour la protection des œuvres d’art en France». C’est-à-dire entre un pur produit de la Troisième République voué à l’intérêt collectif et un aristocrate prussien qui, ensemble, déjouèrent les visées prédatrices de la haute hiérarchie du Reich.

La question sous-jacente, difficile à énoncer, pourrait se formuler ainsi: comment et pourquoi, s’il existe quelque chose de noble et de durable qui mérité le nom de nation, celle-ci s’incarne-t-elle dans un ensemble d’œuvres, et un lieu conçu pour les accueillir? Exemplairement, le Louvre et ses trésors. On aura reconnu une variation de la recherche menée par Sokourov au musée de l’Ermitage avec L’Arche russe il y a douze ans.

Mais, pour de multiples raisons qui tiennent notamment au rapport éperdument passionnel du réalisateur à sa propre patrie, ce qui était alors totalement centré sur la question russe devient, au-delà de la France et du Louvre, une question beaucoup plus générale, et bien plus passionnante. Une question qui interroge, sans réponse préconçue, ce qui fait sens pour une collectivité, y compris dont la majorité des membres ignore tout ou partie de ce patrimoine, une question qui relie la notion de «communauté imaginée» proposée par l’historien et politologue Benedict Anderson à celle des enjeux de la culture, thème pas du tout superflu par les temps qui courent. Une question posée à la fois dans le contexte contemporain et au plus fort de la pire crise qu’ait connu l’Europe depuis un siècle, la domination nazie sur la quasi-totalité du continent. (…)

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“Les Nuits blanches du facteur”: le chant du lac

nuits-blanches-facteur-sceneLes Nuits blanches du facteur d’Andreï Kontchalovski. Avec Aleksey Tryapitsyn, Irina Ermolova, Timur Bondarenko, Viktor Kolobov. Durée: 1h41. Sortie: le 15 juillet.

Au début, on n’est pas très sûr. Est-ce un documentaire ou une fiction, cette chronique d’un village russe au bord d’un lac, chronique centrée sur les travaux et les jours d’un facteur d’abord ni très séduisant ni très intéressant? Et, documentaire ou fiction, au nom de quoi sommes-nous requis de passer une centaine de minute à regarder «ça»? Ces gens-là? Ce monde-là qui, comme on dit, ne nous regarde pas, avec lequel nous n’avons rien à faire?

Ce sont de très bonnes questions. Patiemment, le film se charge d’y répondre. Lyokha, le facteur qui apporte aussi de la nourriture ou du carburant aux habitants disséminés autour du lac, répond. Irina, la jeune femme revenue de la ville et dont Lyokha s’éprend, répond. Et Timur, le fils d’Irina, âgé d’une dizaine d’année, et les autres habitants et le lac lui-même, les bois, les marais et le ciel répondent. Ils ne font rien de spécial, pourtant. Mais leur manière d’exister, la qualité du regard, la précision de l’écoute du film font apparaître les beautés, les angoisses, les joies, les complexités qui, partout, composent ce microcosme.

Ici, la mise en scène est comme un travail de sourcier, qui rendrait perceptible des richesses enfouies et qui sans elle demeureraient invisibles. Un long mouvement de caméra parcourant l’intérieur d’une ferme peinte en bleu et vert –ce qu’on voit semble d’abord anecdotique et puis davantage advient, devient sensible, se laisse deviner. De même en accompagnant la fabrication de gâteaux, ou lors de la traversée du lac comme un miroir surréel. Des situations ordinaires, des petits gestes affectueux, grognons ou routiniers, et c’est un envol d’émotions à chaque plan, comme marcher dans un champ fait naître un bouquet de bestioles. (…)

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«Le Souffle»: l’amour au temps de l’apocalypse

le-souffleLe Souffle d’Alexander Kott avec: Elena An, Karim, Pakachakov, Narinman Bekbulatov-Areshev, Danila Rassomakhin. Durée: 1h35. Sortie: le 10 juin. Séances

La surprise est immédiate, et double. Surprise, émotion, choc face à l’incroyable beauté du film, plan après plan, séquence après séquence. La beauté ici n’est pas d’abord la qualité de ce qui est filmé, même s’il est difficile de ne pas trouver impressionnante la steppe kazakhe, immense étendue vide où se déroule toute l’histoire. Et même si Dina, la très jeune fille qui est au centre du film, est assurément charmante.

La beauté, comme toujours au cinéma, est la beauté cinématographique –qui n’est pas exactement ce qu’on nomme la cinégénie. C’est la composition des cadres, des espaces, des couleurs, des rythmes, des visages, des objets, des sons qui engendre une émotion troublante, une sorte d’appel vers un au-delà de ce qui est montré, par les ressources propres du cinéma.

Il y a la ferme au milieu de cette grande étendue vide, il y a des lumières incroyables, il y a le garçon brun amoureux de l’adolescente, et puis ce garçon blond tombé du camion comme on tombe du ciel et lui aussi attiré par elle. On pense à John Ford, à Miyazaki, au Renoir du Fleuve et bien sûr à Boris Barnet. Au bord de la steppe verte.

Et puis on passe par dessus le bord des références. C’est un conte fantastique, c’est un western, c’est une sorte de comédie musicale sans parole, et où la musique –admirable– est comme un élément de plus sur cette bande son si riche, une modalité singulière du vent. Ah oui, tiens, personne ne parle. (…)

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Journal de la Berlinale 5 : variations sur la fin du monde

The Valley de Ghassan Salhab (Forum), Under the Electric Cloud d’Alxeï Guerman Jr. (Compétition), Le Club de Pablo Larrain (Compétition)

CaptureCarlos Chahine dans The Valley

Qui est cet homme apparu sur une route de montagne, ensanglanté, mutique, et qui dit ne se souvenir de rien ? Recueilli par quatre voyageurs aux louches activités dont il a miraculeusement réparé la voiture, il se trouve au centre d’une circulation de trafics, de dangers, de séductions aux enjeux incertains, que le spectateur ne cesse d’interpréter de multiples manières. Un quidam victime d’un grave accident et tombé en mauvaise compagnie, un ange, un espion, un flic, un gangster ? L’énigme du personnage se réfracte dans les activités de ceux qui l’ont accueilli, et désormais l’empêchent de partir, dans leurs relations au sein de la petite collectivité isolées et puissamment gardées, dans l’évolution dangereuse du monde environnant cette grande propriété de la plaine de la Bekaa, monde dont la radio transmet les évolutions inquiétantes, avant que de bien plus matériels manifestations apparaissent.

Envoutant et sensuel, La Vallée relève du conte de science fiction, de la parabole mystique, du film noir et de la méditation politique, avec un charme qui ne se dément pas, quand bien même le récit et ses protagonistes subiront des rebondissements majeurs, qu’on ne dévoilera pas ici. Présenté au Forum, le nouveau film de Ghassan Salhab, cinéaste libanais à l’œuvre trop rare, prouve avec éclat les puissances d’un cinéma qui, en stimulant les émotions et les capacités d’extrapolation de ses spectateurs, construit un propos d’une grande richesse, quand bien même les moyens matériels mobilisés sont très modestes.

201507331_5Le contraste n’en est que plus saisissant avec un film qui vise à se situer lui aussi sur le terrain de la parabole aux multiples interprétations, avec un puissant ancrage dans la réalité politique et historique de son pays. Under the Electric Cloud du réalisateur russe Alexeï Guerman Jr. se présente comme une fable futuriste hantée par la mémoire de la révolution d’Octobre, l’effondrement de l’URSS, le pouvoir brutal et malhonnête des oligarques et, comme il se doit, la profonde mélancolie et les tendances aux excès supposées caractéristiques d’une tout aussi supposée âme slave.

Dans des environnements proches de l’abstraction où se reconnaît l’influence du Tarkovski de Stalker, influence aussi calamiteuse sur le cinéma russe que le film lui-même était magnifique,  des personnages-archétypes débitent à l’infini des considérations sur la condition humaine, l’impossibilité de l’espoir, la fausseté des sentiments au fil d’une chorégraphie qui semble inspirée durant 20 minutes, et interminablement pompeuse et vaine durant les 118 minutes suivantes. Alors que sort en France Il est difficile d’être un dieu de Guerman père, qui pratique la même stratégie de saturation permanente des images, des idées et des symboles (l’un côté moyen âge mythique, l’autre côté lendemains qui ne cessent de toujours plus déchanter), l’épuisante continuité de style familiale est une curiosité, dont on ne peut pas faire grand chose au-delà du constat.  Moins stupides et moins laids que son avatar californien version Terrence Malick, les collages en incessante surenchère et redondance de Guerman fils, surtout comparés au films de Ghassan Salhab, témoignent de la pertinence intacte d’une maxime de celui dont la stature enneigée est une des nombreuses figures obsessionnelles sous son nuage électrique, un certain Vladimir Illich Oulianov dit Lénine : « Mieux vaut moins mais mieux ».

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Obsessionnel, métaphorique, à nouveau hanté par la fin du monde mais ancré dans un réalisme beaucoup plus littéral, même si ni le mysticisme ni la fantastique n’en sont absents, le film du Chilien Pablo Larain Le Club aura offert une des meilleures propositions de la compétition officielle, comme toujours à Berlin d’une qualité incroyablement inégale. Dans un port perdu loin de Santiago, une maison sur la falaise abrite des prêtres auxquels l’église a retiré leur sacerdoce suite à des actes répréhensibles, mais sans les exclure de son sein. L’irruption d’un personnage d’imprécateur violent et trouble, un suicide maquillé, l’arrivée d’un jésuite enquêteur et des courses de lévriers offriront dès lors les lignes de force d’un récit douloureux, violent, dérangeant, pourtant respectueux des humains jusque dans leurs pires excès. Après la belle surprise d’Ixcanul (Volcano), le nouveau film du cinéaste de Tony Manero et de No confirme que, en compétition, c’est l’Amérique latine qui  aura dominé la première moitié du Festival.

Sur quoi s’interrompt ce “Journal de la Berlinale”.

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Alexei Guerman, mort d’un survivant

C’est un géant qui s’est éteint le 21 février à Saint-Pétersbourg, à l’âge de 74 ans. Pas un géant célèbre, en Occident en tout cas ses films auront été peu vus, et où son nom n’a jamais été populaire. Pourtant ceux qui, à la fin des années 1980, on pu découvrir grâce à la Glasnost ses trois premiers longs métrages ont été frappés de l’évidence qu’on se trouvait en présence d’un immense artiste. Mieux encore peut-être : de l’exemple le plus accompli et le plus puissant des richesses artistiques, humaines et critiques recelées par l’école soviétique, telles qu’elles auraient pu et dû prospérer au cours des années 70 si elles avaient pu échapper à la glaciation brejnévienne.

La Vérification (1971), Vingt Jours sans guerre (1976) et Mon ami Ivan Lapchine (1984) sont trois œuvres immenses, d’une richesse formelle et politique quasi-inépuisable, à partir de constructions romanesques qui vont du thriller dans le contexte de la guerre pour le premier à la chronique sentimentale pour le deuxième et à l’enquête policière kafkaïenne pour le troisième. L’interrogation sur les apparences des sentiments, des pouvoirs et des raisons de vivre et d’agir est magnifiée par un travail du cadre, du récit, de la lumière et du rythme qui puise aux meilleures sources du classicisme des années 20, mais ne cesse d’être traversé de vibrations contemporaines. Parmi les Russes (on ne parle pas ici de Paradjanov ou de Iosseliani), en tout cas depuis l’exil en Occident de Tarkovski dont l’œuvre est habitée d’enjeux très différents, nul n’incarne à ce point les ressources esthétiques et politique d’une certaine idée du cinéma, même si elle eut à l’époque d’autres grands représentants, à commencer par Kira Mouratova, mais aussi Gleb Panfilov, Konchalovski à ses débuts ou le Mikhalkov des années 70-85, avant qu’il ne devienne à la fois réalisateur pompier, potentat affairiste et laquais du pouvoir.

Tous interdits aussitôt terminés, les trois premiers films de Guerman demandaient des moyens relativement importants. Ils n’avaient pas été tournés clandestinement mais au sein du studio Lenfilm dont Guerman, fils d’un écrivain connu, était une figure en vue. C’est une des singularités de la dictature soviétique, du moins à partir de la fin des années 50, d’avoir laissé réaliser dans les studios d’Etat des films qui seraient ensuite interdits. Mais « mis sur l’étagère », comme on disait, et non pas détruits, ce qui permettra leur réapparition lors de la Perestroika.

A la veille de l’effondrement de l’Union soviétique, Alexei Guerman se lance dans un projet immense, auquel il consacrera presque 10 ans, pour accoucher d’un film-monstre, Khoustaliov, ma voiture, en compétition à Cannes 1998. Sublime, violent, confus, saturé de références, de sous-entendus et d’abimes, cette œuvre accompagne la descente aux enfers d’un médecin appelé au chevet de Staline mourant, œuvre dont il a trop rêvé qu’elle l’établirait comme le grand cinéaste russe de son temps ne réussira pas à l’imposer.  Si elle a ses défenseurs enflammés, elle demeure confidentielle.

Loin de se décourager, Guerman se lance dans un projet encore plus pharaonique, Chronique du carnage d’Arkanar d’après le roman d’heroic fantasy Il est difficile d’être un dieu. Dans la nécrologie consacrée au réalisateur (Le Monde de 23/02/2013), Joël Chapron, grand passeur du cinéma russe, certainement le Français qui a accompagné au plus près les infinies tribulations créatrices de l’artiste, résume : « Sur une planète moyenâgeuse, un tyran impose sa dictature ; un émissaire, intellectuel et bien-pensant, arrive de la Terre pour tenter d’instiller tolérance et humanisme, mais le bain de sang est inévitable. La caméra, époustouflante, s’approche au plus près des corps monstrueux que Guerman a soigneusement choisis et fait pénétrer le spectateur au cœur d’un tableau quasi bruegelien, s’arrêtant sur un profil digne du Portement de Croix de Jérôme Bosch. » Survivant de l’ère soviétique et de sa chute, metteur en scène visionnaire hanté par les fantômes d’une époque à tant d’égards inhumaine, Alexei Guerman est mort sans avoir pu, su, voulu finir le film. C’est son fils, Alexei Guerman Jr, lui même cinéaste, auteur du beau Soldat de papier en 2008, qui devrait la terminer.

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Au fond des bois

Dans la brume de Sergei Loznitsa

Le deuxième long métrage du cinéaste ukrainien Sergei Loznitsa est un des nombreux, mais un des plus injustement oubliés du Festival de Cannes 2012. D’une exceptionnelle beauté, il réussit à offrir à ceux de ses spectateurs qui acceptent d’entrer dans son rythme, on devrait dire dans son souffle, l’accès à un état où le rêve, l’émotion et la pensée circulent librement, se transforment sans heurt l’un dans l’autre. Cette étonnante alchimie nait de l’alliage mystérieux de trois éléments dans l’athanor de la mise en scène de Loznitsa. Le premier de ces éléments est une parabole morale, un argument de fable abstraite – on peut songer au Mur de Sartre – emprunté au romancier Vassil Bykov, et situé durant la Deuxième Guerre mondiale, en Union soviétique occupée par les nazis.

Capturé par les SS avec d’autres villageois, Souchenia est relâché alors que les autres sont exécutés. Les résistants le considèrent comme traître, et envoient deux des leurs pour l’abattre. L’histoire de Dans la brume se joue entre ces trois protagonistes. Mais le film se joue tout autant dans la relation entre ceux-ci et l’environnement naturel, la forêt, la neige, la lumière et l’ombre, la chaleur palpable à l’intérieur des maisons de bois, le vent, le froid extrême. Rarissimes sont les films qui auront été capables à ce point de faire éprouver les sensations, les rapports à l’espace de manière aussi intense. Et c’est cette véritable expérience physique, au moins autant que le puzzle éthique posé par le jeu des certitudes et des doutes, la malléabilité ou la fixité des définitions du bien et du mal, qui fait la puissance, et même l’envoûtement du film.

Aux confins de cette méditation et de ces sensations se trouvent  les êtres humains, tels que les filme Loznitsa, tels que les incarnent ses interprètes. C’est évidemment le cas de l’acteur principal, Vladimir Sviski, qui donne à la fois présence et mystère, chair et esprit à Souchenia, figure de saint paysan cheminant vers un accomplissement sans rien perdre de sa présence triviale d’humain parmi les humains, une sorte de travailleur de force de l’humanité dans un monde en proie aux horreurs sans limites.

Mais c’est aussi vrai des autres, jusqu’à la dernière babouchka filmée avec une sensibilité qui permet au film de dépasser l’opposition entre le monde des rapports humains et le monde des éléments naturels. C’est par la présence des hommes et des femmes que Dans le brouillard atteste qu’il n’y a qu’un seul monde, sans solution de continuité entre idéaux et matière.

Ce résultat assez prodigieux est obtenu grâce au sens de la composition d’un cinéaste dont les courts métrages et les documentaires avaient prouvé l’instinct de cinéaste, avant que son premier long métrage de fiction (My Joy, 2010) ne marque un nouveau pas en avant. Mais c’est un véritable bond qu’accomplit cette fois le réalisateur, grâce à son sens du rythme et du cadre, à la rigoureuse justesse des choix sonores, à l’aisance avec laquelle il circule entre les époques comme à la précision avec laquelle il inscrit un corps dans un environnement boisé ou enneigé.

 

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Festival de Venise, prise N° 7

Deux derniers, pour la route

(Outrage Beyond de Takeshi Kitano, Anton’s Right Here de Lyubov Arkus)

 

Impossible de quitter la Mostra (qui se poursuit, elle, jusqu’au 9 septembre), sans mentionner au moins deux films importants découverts dans mes derniers jours de présence au Lido. On ne parlera pas ici du très beau, très fin et très important Après Mai d’Olivier Assayas, attendant sa sortie désormais prochaine, le 14 novembre, ni l’intrigante fresque en vignettes de Valeria Sarmiento, Les Lignes de Wellington, sur les écrans français la semaine suivante. Mais il importe de ne pas passer sous silence deux autres titres.

Le premier est le nouveau film de Takeshi Kitano, qui se présente comme une suite d’Outrage, œuvre sombrement glaciale découverte à Cannes en 2010. Si ce Beyond fait un peu plus de place à l’humour, c’est sans aucune concession quant à l’implacable condamnation de la brutalité des gangsters, leur totale absence de scrupule, et leur idiotie fondamentale, quelle que soit par ailleurs leur habileté à s’enrichir et à se faire la guerre. La guerre, Kitano la fait, lui, aux films de yakuza, à ces innombrables réalisations qui même sous prétexte de dénonciation capitalisent sur la séduction de la violence et le folklore des truands.

Rien de tel ici, juste une brutalité terne de fonctionnaires du crime, exemplarisée par l’extraordinaire première heure, durant laquelle il ne se produit strictement que des conversations entre interchangeables hommes en gris, et qui ne différencie guère flics te gangsters englués dans leurs manœuvres et leurs rituels. Et pourtant cette première partie engendre une tension extrême qui explose dans le seconde moitié du film, mais toujours sur le même mode : les coups de feu sont aussi mécaniques et sans éclat que les paroles. Rigoureux et taciturne, à l’écran comme derrière la caméra, Takeshi Kitano incarne une radicale exigence éthique, avec un sens graphique et rythmique qui porte son film vers une conclusion aussi évidente que sidérante, dont il convient de ne rien dire.

Pas de point commun avec l’autre film, sinon, mais sous une toute autre forme, l’absolue dignité du regard et de la mise en scène. Lyubov Arkus vit et travaille à Saint Petersbourg, elle y dirige une des plus belles revues de cinéma qui jamais existèrent dans le monde, Seance. Et voilà qu’un jour son chemin croisa celui d’Anton, un adolescent autiste, dont elle avait découvert un texte d’une incroyable densité poétique – il y a des autistes qui écrivent, voire qui investissent éperdument dans l’écriture leur solitude et leur demande d’amour. Lyubov Arkus a commencé d’accompagner le destin d’Anton, d’essayer d’améliorer ses conditions d’existence, puis de lui éviter le pire lorsqu’on diagnostiqua un cancer incurable chez sa mère, la seule personne qui s’occupait du garçon. Des années durant, dans des conditions parfois insupportables et où parfois surgissent des espoirs ou des rémissions, Lyubov Arkus et sa caméra ont accompagné Anton, l’ont regardé et écouté.

Et c’est une incroyable aventure, au sens épique du mot, qui se déploie dans cette attention parfois maladroite et consciente de sa maladresse et de ses impuissances, dans ces courages et terreurs partagées ou additionnées, dans ces trajets et ces rencontres. Histoire collective servie par une capacité de regarder les autres – il y a dans Anton des plans de la mère malade qui font d’elle une beauté sublime, bouleversante –, cheminement où toujours la question du lien social (qui s’occupe de qui et comment ?) et la question de la réalisation (quelle place pour la caméra ? quel sens au geste de filmer et quels effets concrets ?) mène Lyubov Arkus à une lumineuse compréhension intime d’elle-même et des rapports avec les autres. Documentaire russe signé d’une inconnue et présenté hors sélection, Anton’s Right Here ne semble pas promis à une grande visibilité publique. Ce qui est parfaitement injuste, et complètement idiot. Parce que c’est juste un grand film.

P.S.: Dans leur singularité, ces deux films sont aussi assez exemplaires de ce qu’aura réussi la Mostra cette année: un ensemble de propositions de cinéma très diverses, mais où se multiplient les bonnes surprises, les retours en forme inattendus, les découvertes de toutes natures. Pas forcément sur le mode triomphal, au total d’ores et déjà une excellente édition.

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Ça veut dire quoi, «un film de Tarkovski»?

1596 cm3 exactement. C’est tout petit. C’est le volume du coffret qui, pour la première fois, rend accessible l’intégrale des films d’Andrei Tarkovski. C’est énorme. Sept longs métrages seulement en un quart de siècle, de L’Enfance d’Ivan (1962) au Sacrifice (1986), mais une œuvre immense, à explorer sans fin. Le petit nombre de films raconte un peu de l’histoire, ils disent l’infinie difficulté pour faire exister chacun de ces êtres géants et fragiles.

Le coffret comporte également de nombreux documents, une présentation de chaque film par le critique Pierre Murat, un portrait réalisé par un jeune Russe élevé aux Etats-Unis, Dmitry Trakosky, et les courts métrages tournés dans les années 1950. On y trouve aussi une sorte de journal filmé pendant un voyage de repérage avec le scénariste de Nostalghia, Tonino Guerra, qui est surtout un beau dialogue entre les deux artistes, Tempo di Viaggio. C’est très utile et judicieux. Il faut bien dire que cela fait pâle figure, ou plutôt n’appartient pas au même registre, à la même dimension.

Les films de Tarkovski sont des dragons, immenses et fascinants, mais pas à leur place dans ce monde. Le Sacrifice, au Festival de Cannes, on croirait peut-être qu’alors la place essentielle de son auteur était enfin acquise. Mais la projection de presse s’était achevée devant une salle presqu’entièrement vide, que des rangs entiers de gougnafiers accrédités journalistes de cinéma quittaient en faisant exprès claquer les fauteuils. Honte éternelle sur ces pisse-copie qui se nourrissent du cinéma sans l’aimer (il y a, hélas, bien d’autres exemples).

Le mois suivant, le rédacteur en chef d’un célèbre magazine de cinéma signait un éditorial qui disait en substance «il paraît que Tarkovski est très malade, vivement qu’il meure et cesse de nous casser les pieds». Ce type-là, dont il vaut mieux oublier le nom, est aujourd’hui un réalisateur à succès du cinéma français dans ce qu’il a de plus médiocre et de plus prospère. Il a été exaucé, Tarkovski est mort, du cancer qui le rongeait, d’épuisement au terme d’une vie de combat incessant.

Mort avant d’avoir vu la fin de l’URSS

Il est mort le 28 décembre de cette même année 1986. Il avait 54 ans. On le voit dans le film bouleversant que lui a consacré Chris Marker, Une journée d’Andreï Arsenevitch, tourné en janvier 1986. Malgré la tignasse et la moustache très noires, il a un visage…

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