Le camp de la mémoire

A World Not Ours de Mahdi Fleifel

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La réussite du film est de ne pas raconter une histoire mais plusieurs. Chronique du camp d’Ain el-Helweh, le plus grand camp de réfugiés palestiniens au Liban, il retrace à la fois l’interminable malédiction de cet exil collectif et le ressenti d’un petit groupe de personnes – le grand père du réalisateur, qui a dû partir en 1948, son oncle ancien héro des combats anti-israéliens aujourd’hui au bord de la folie, son copain d’enfance, ex-militant du Fatah à bout de trop d’espoirs déçus. Mahdi Fleifel a grandi dans ce camp, puis l’a quitté, il vit en Europe ; il y revient chargé de souvenir et d’affection, mais il n’en est pas un habitant. Il y revient tous les ans, et tous les ans il filme.

Car A World Not Ours raconte aussi cette histoire-là, cette passion palestinienne de filmer, de garder trace, dont récemment 5 Caméras brisées  était un autre exemple. Pulsion scopique qui est aussi l’exigence (ou le fantasme) de l’archive pour faire pièce au malheur de la perte de soi, et encore pour répondre aux images des autres, les médias occidentaux et moyen-orientaux, le point de vue personnel, familial, intime, porté par le voix-off du réalisateur travaille les interactions entre tragédie géopolitique et drame intime. Enregistrement opiniâtre qui devient cartographie d’une horreur très matérielle, celle de l’atroce urbanisme de cette ville de parpaings et de poussière, celle de la litanie dépressive des retransmissions sportives venues d’un autre monde, qui n’aura cessé de s’éloigner. Car cette multiplicité d’histoire témoigne aussi d’une sortie de l’Histoire, d’une sorte de glaciation, d’une réduction au silence à force de répétition impuissante.

L’humour est une terrible et très efficace ressource pour prendre en charge d’un même élan ces histoires différentes. Pas de quoi rire, pourtant. Mais l’humour fournit l’énergie capable de dresser un portrait terriblement sombre et tout à fait sans complaisance des multiples sources du désespoir dans lequel s’enlise toute une population. Avec un grand sens de la composition, de la circulation entre les distances mais aussi les époques, le recours à des documents d’archives, parfois méconnus, souvent impressionnants, inscrit ces instants de vie dans un contexte à tant d’égard trop connu, et qui trouve pourtant ici un nouveau et juste éclairage.

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Le problème des caméras pas brisées

5 caméras brisées d’Emat Burnat et Guy Davidi

En finale pour l’oscar du meilleur documentaire, 5 caméras brisées est un témoignage exceptionnel de la répression dans les territoires occupés, et de la possibilité d’y répondre par les images. Au point de poser la question des puissances de la représentation, supposée une protection contre le pire.

Un film palestinien  titré 5 Caméras brisées sous-entend évidemment « 5 caméras brisées par les Israéliens ». Et c’est en effet le cas. Paysan de Cisjordanie, Emat Burnat se procure une caméra en 2005 pour enregistrer les premiers jours de son quatrième fils, qui vient de naître. C’est aussi le moment que choisit l’armée israélienne pour expulser les habitants de son village de leurs champs, afin d’établir une barrière de barbelés qui protègera l’installation, illégale au regard de la loi israélienne, d’une immense colonie juive à la place des oliveraies. Emat Burnat utilise sa caméra pour filmer aussi ces événements, et désormais, en même temps que la croissance de son fils, il documentera les manifestations hebdomadaires, la répression brutale, l’inexorable destruction du mode de vie des siens. Il devient le chroniqueur en image d’une longue lutte, qui fera de son village, Bil’in, un symbole de la résistance pacifique de Palestiniens au vol de leurs terres par les colons juifs, sous haute protection de Tsahal.

Filmant de manière de plus en plus compulsive, au point que sa famille lui reprochera de se, et de les mettre en danger, Emat se revendique plus journaliste que cinéaste. Il lui arrive malgré tout souvent de tourner de véritables plans de cinéma, les plus terribles étant aussi les plus beaux, les oliviers incendiés par les colons brulant dans la nuit, le paysage soudain submergé d’une véritable marée de gaz tirés en rafales par les soldats, les troufions juifs dont l’arrogance brutale masque mal combien ils sont eux-mêmes terrorisés au moment d’arrêter des gamins chez eux en pleine nuit.

Emad Burnat et ses 5 caméras brisées

Le film est rythmé par l’annonce des 5 moments correspondants au résultat annoncé par le titre, thématisé par la montée en puissance de la résistance et la chronique familiale qui lui fait contrepoint, approfondi par l’énonciation paisible, mesurée, de la voix off de Burnat malgré les coups, les blessures et les arrestations. Mais aussi par sa capacité à mettre en avant que c’est bien un hôpital de Tel-Aviv qui lui sauvera la vie lorsqu’il sera victime d’un grave accident (en heurtant le mur construit par les Israéliens). On voit également les manifestations importantes de solidarité, de l’étranger et de la part de juifs israéliens progressistes. Cette mise en forme est le fruit de la collaboration entre le réalisateur et l’Israélien Guy Davidi, auquel Burnat a demandé de l’aider à mettre en forme les quelque 700 heures d’images enregistrées. Ce qui a d’ailleurs soulevé un débat en marge du film, sur sa nationalité (palestinienne ou israélienne) suite à la nomination du film aux oscars – qui lui a par ailleurs valu une accueil tout en douceur sur le sol états-unien.

5 caméras brisées comporte des séquences étonnantes aussi sur le plan journalistique, avec des scènes d’extrême violence commise par les soldats et les colons, et notamment les multiples tirs à balles réelles sur les civils, qui tueront plusieurs villageois, parfois sous l’objectif de l’une de ces caméras, dont deux seront elles aussi détruites par des tirs de fusil d’assaut.

Pourtant, le principal questionnement que suscite le film est ailleurs. Voilà des décennies que les Palestiniens sont humiliés, spoliés, emprisonnés sans jugement par les juifs israéliens, soumis au racisme et aux innombrables vexations quotidiennes (notamment aux check points), privés illégalement de leurs terres, souvent battus et assassinés. Voilà des années que cela est montré, filmé, diffusé, dénoncé notamment par l’image. C’est peu de dire que rien ne s’est amélioré. Les dernières élections ont à nouveau confirmé la haine, le mépris ou l’indifférence au sort des Palestiniens d’une majorité archi-dominante en Israël même. Or, malgré les restrictions et les brutalités contre les gens qui filment (ou photographie), les Israéliens auront globalement davantage laissé montrer ce qu’ils font qu’aucun autre régime pratiquant des exactions violentes systématiques à l’encontre d’une population. Ils l’auront fait sans subir en retour d’effets majeurs tendant à empêcher, ou au moins à réduire de telles pratiques. Une telle attitude est très représentative du fonctionnement « démocratique » version israélienne, qui permet aussi que des fonds de l’Etat juif aient contribués à la production de 5 caméras brisées, ou que le film ait été montré, et primé, au Festival de Jerusalem. Depuis la scène fondatrice du Journal de campagne d’Amos Gitai (1982) où le réalisateur affrontait longuement les soldats voulant l’empêcher de filmer, d’innombrables caméras ont été saisies, détruites ou interdites de fonctionner. Mais infiniment plus ont tourné, un nombre incalculable d’images documentant à l’infini les brutalités et les injustices commises par Tsahal, les services spéciaux, la police et les colons.

Dès lors, la véritable question posée est moins celle du sort des caméras brisées que celle des caméras en fonctionnement, et de leurs effets – ou de leur peu d’effets. Emad Burnat filme des scènes de grande brutalité commise par les soldats, il est à 2 mètres d’eux, ils sont 10, un d’eux pourrait à tout moment l’empêcher de tourner – et cela s’est bien sûr produit. Mais il est plus troublant et finalement plus instructif que soldats et officiers aient très souvent laissé filmer ce que nous voyons.

Comme si les autorités israéliennes avaient compris qu’à la longue, la vision répétée de leurs actes perdrait de sa puissance critique, finirait par s’émousser complètement. C’est une stratégie de long terme, cohérente avec celle de colonisation systématique des Territoires occupés. Elle repose sur une pensée des images comme flux, sur l’hypothèse, globalement vérifiée, qu’à partir du moment où des représentations cessent d’être des constructions singulières, élaborant leurs propres conditions d’adresse, leur chemin singulier, y compris vers des faits d’actualité, leur puissance de révélation et éventuellement de transformation ira décroissante. Une telle situation constitue un défi pour tous ceux qui travaillent le rapport au réel par les images – pas seulement dans le cas d’Israël et de la Palestine.

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Un monde, mille mondes

63e Berlinale, J8

Dans la jungle des propositions de film qu’est cette Berlinale capable d’offrir bien des découvertes mais définitivement inapte à construire l’intelligibilité d’une programmation, il est possible de capter de multiples échos venus de la terre entière. Un peu comme la navigation sur ces radios ondes courtes qui captent des émissions venues de toutes parties du globe, l’entrée plus ou moins au hasard dans les multiplexes qui accueillent Compétition, Panorama et Forum sont l’occasion de rencontres ô combien inégales, mais parfois réjouissantes. Florilège après deux jours et demi de présence :

–       En compétition officielle, une véritable découverte, celle d’un jeune réalisateur de Kazakhstan, Emir Baigazin. Son film, Harmony Lessons, est d’une rigueur brutale, accompagnant sans fléchir le parcours « darwinien » d’un adolescent ostracisé par ses camarades, et qui va construire les conditions de sa survie. Cette fable cruelle, constat sans phrase de la violence sociale, s’impose par la précision de sa composition, sa capacité à ne pas détourner le regard comme à choisir l’ellipse qui ouvre sur le temps, l’espace et l’intelligence.

–       Dans un tout autre esprit, Kai Po Che (Brothers for Life) d’Abhishek Kapoor semble de prime abord un pur produit de Bollywood, avec stars draguant éhontément la caméra et bons sentiments à la louche. Et de fait… c’est exactement ça. Mais ça au service d’une interrogation sur ce qui divise et unit la collectivité nationale indienne, avec une capacité à regarder en face la violence des conflits de communauté, de sexe, d’âge et de statuts sociaux qui ne cesse de surprendre. Autour de l’histoire de trois copains passionnés de cricket qui créent leur petite entreprise tandis que montent les antagonismes qui mèneront aux pogroms anti-musulmans du Gujarat en 2002, le film témoigne fièrement des capacités d’un cinéma classique, délibérément adressé au grand public, de prendre en charge de manière frontale les grands enjeux de sa société – une démarche dont on a quelques difficultés à trouver l’équivalent dans les cinémas occidentaux.

–       Sur un mode encore très différent, voici une comédie venue du Mexique, et intitulée Workers. Ce premier long métrage de Jose Luis Valle semble d’abord plonger avec détresse dans l’univers fort peu exaltant de quelques travailleurs de Tijuana, un « technicien de surface » salvadorien approchant à l’âge d’une retraite qu’il ne pourra toucher, et les serviteurs d’une riche vieillarde excentrique. Très vite pourtant, des détails d’abord infimes, une distance ou un décalage qui ne feront que se préciser, sans s‘alourdir, travaillent de l’intérieur ces chroniques qui s’avèrent aussi implacables que loufoques. Et l’humour slow burn se révèle un excellent ressort critique, renforcé par l’évidente affection du réalisateur pour ses personnages.

–       De l’humour, il y en a également beaucoup dans A World Not Ours du Palestinien Mahdi Fleifel. Il n’y a pourtant pas vraiment de quoi rire, en suivant cette chronique intime et violente de l’existence dans le camp de réfugiés d’Ain Al-Hilweh au Liban, camp dont la famille du réalisateur est originaire, et où ses proches et ses copains n’en finissent plus de végéter, usés par la fatalité du sort de leur peuple. Avec sa caméra utilisée comme pour des films de famille et sa voix off à la fois lucide et ironique, Fleifel dresse un portrait terriblement sombre et tout à fait sans complaisance des multiples sources du désespoir dans lequel s’enlise toute une population. Le recours à des documents d’archives, parfois méconnus, inscrit ces instants de vie dans un contexte à tant d’égard trop connu, et qui trouve pourtant ici un nouveau et juste éclairage.

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40 ans après, toujours 20 ans dans les Aurès

Avoir 20 ans dans les Aurès de René Vautier

Treize nouveaux films sortent en salles ce mercredi 3 octobre. Pas tous vus – j’en rattraperai certains dans les jours qui viennent – et dans l’inhabituelle absence de désir d’écrire sur aucun de ceux déjà vus. Ni le gentil Indé US du jour (Elle s’appelle Ruby), ni le vilain et racoleur énième pseudo-renouveau de la comédie italienne (Reality), ni l’improbable numéro d’Attal et Cluzet, pas antipathique mais terriblement vain (Do Not Disturb) – sans parler de l’imbécillité et de la vulgarité de Pauline détective… Beaucoup plus stimulante est la revoyure, à 40 ans de distance, d’Avoir 20 ans dans les Aurès. Impossible de prétendre découvrir le film de René Vautier, vu  sa sortie, quand les futurs fondateurs du Front national menaçaient de faire sauter les salles qui le projetaient – et à l’occasion le faisaient. Plutôt dans la curiosité, amplement satisfaite, de ce que fait la vision aujourd’hui de ce film si inscrit dans son temps. Réponse : il fait du bien, et il fait gamberger. En ces temps où on n’en finit pas de payer le prix de l’impuissance de la République française à prendre en charge la vérité de son histoire, y compris de ses crimes (la lamentable pantalonnade autour de l’expo Camus à Aix en ayant été la plus récente illustration), le premier long métrage non immédiatement interdit de Vautier vibre d’un désir de dire, de montrer, de faire sentir et comprendre, qui n’a rien perdu de son allant.

René Vautier, cinéaste français, communiste breton, résistant antinazi et militant anticolonialiste, avait tourné son premier film consacré  l’Algérie, Une nation l’Algérie, avant le début de l’insurrection de novembre 1954. Il avait ensuite rejoint les rangs des combattants algériens, aux côtés desquels il réalisait en 1957 Algérie en flammes, puis, dans les maquis et après la victoire, aidait à la formation des réalisateurs du pays ayant recouvré son indépendance. Autant dire que le bonhomme connaît les lieux, les hommes et les situations. Son film n’est pourtant pas vraiment « sur » la guerre d’Algérie, même s’il s’appuie sur des centaines d’heures de témoignages d’appelés pour composer cette fiction. Entièrement situé du côté d’un commando de chasse de l’armée française, il met en évidence nombre d’aspects alors passés sous silence, et frappés d’interdit et de censure, à commencer par la violence exercée sur les populations civiles, y compris « gratuitement », hors du cadre de la torture systématique pour rechercher des renseignements.

Mais ce qui intéresse le plus Vautier est de (donner à) comprendre les mécanismes qui mènent une bande de gars plutôt sympathiques, plutôt rebelles, à commettre des actes abjects et à servir une machine politico-militaire pour laquelle ils n’avaient aucune inclination. Situé en 1961, au moment du putsch des généraux dont on suivra à la radio les principales péripéties, Avoir 20 ans dans les Aurès se passe entièrement en extérieurs, dans des paysages lunaires de caillasses, de montagnes et de sables qui évoquent aussi l’Arizona ou le Nouveau Mexique des westerns. Plus qu’un récit à proprement parler, le réalisateur y met en place une série de situations. Ce sont les deux caractéristiques les plus saillantes du film : l’importance des paysages, de la dureté des lumières, de la violence de l’environnement naturel au sein duquel prend place celle des hommes, et le caractère semi-improvisé des scènes interprétés par une troupe de jeunes acteurs (dont Jean-Michel Ribes) sous les ordres d’un lieutenant Philippe Léotard de 30 ans qui en paraît 20.

Le télescopage de l’expérimentation marquée par le théâtre de Brecht, y compris l’emploi de songs en guise de chœur pas du tout antique, et du documentaire de roche et de soleil donne au film une puissance qui traverse les décennies. La vitalité parfois maladroite des interprètes et la présence intense des lieux se réverbèrent et s’amplifient au fil de séquences chacune porteuse d’un « message », mais qui ne s’y laisse jamais enfermer. L’énergie à la fois rageuse et très incarnée du film, y compris sa tendresse secrète pour le personnage pourtant négatif de Léotard, apparaît intacte, ou peut-être même accrue par la distance dans le temps – un temps qui a été celui d’une étrange « reconnaissance » des faits sans qu’en ait été tirée aucune leçon, sans qu’aient été construites, ni avec les Algériens, ni avec les anciens appelés ni avec les Pieds Noirs, les conditions d’un vivre ensemble après « ça ».

Cette énergie est encore plus impressionnante si on la compare avec la perte quasi-irrémédiable qui semble émaner du nouveau film de Michel Khleifi, Zindeeq, autre nouveauté de cette semaine. Le film raconte le retour à sa Nazareth natale d’un réalisateur palestinien hanté de fantômes politiques et sentimentaux et traqué par des ombres. Cette fois les ressorts du théâtre de l’absurde et de la distanciation paraissent terriblement usés, égocentriques, sans prise sur le réel – et d’autant plus qu’au même moment paraissent (enfin !) en DVD les deux grands films du même Khleifi, Noces en Galilée (1987) et Le Cantique des pierres (1990), aux édition des Films du Paradoxe. Comme le film de Vautier, ces films-là rayonnaient de la sensation d’avoir été fait « avec » – avec leurs interprètes, avec l’histoire, avec des copains et complices, avec colère, espoir et lucidité, quand la nouvelle réalisation du réalisateur palestinien établi en Europe exsude une solitude malsaine, qu’il essaie sans doute de conjurer en la décrivant, mais où finalement il s’abime.

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Fix Me : la tête occupée

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Il a mal à la tête. Il est Palestinien. Il est réalisateur. Ces trois caractéristiques de Raed Andoni dessinent le périmètre où nait son film. Un film qui, inévitablement, met en jeu ce que c’est de vivre aujourd’hui à Ramallah. Un film, surtout, qui joue avec cet épuisant « inévitablement ». Fix Me raconte l’histoire d’un homme dont la vie est tellement définie par le fait d’être Palestinien que ça « lui prend la tête », littéralement – que ça l’empêche d’exister, ça lui bouffe le quotidien, dans la vie, dans les pensées, les désirs, les rêves. Cela fait de lui un cinéaste qui ne peut pas être un cinéaste mais, inexorablement, un “cinéastepalestinien”.

Ça le rend malade, Raed Andoni, alors il se soigne. Fix Me (bande annonce) raconte cette tentative de cure, chez un psy et en compagnie de proches, des amis, de la famille. Il parle avec ceux qui ne comprennent pas qu’il se préoccupe d’un sujet si limité, lui-même. Avec ceux qui ne peuvent faire autrement que ressasser les souvenirs des tortures, des brutalités, des mille harcèlements commis par l’armée israélienne. Sans cesse, sans fin. Ils sont fous, forcément. Ceux qui se réfugient dans une sorte d’ « infra-vie », de déni de la situation réelle, des checkpoints aux attentes interminables, des humiliations, du « mur de sécurité » qui emprisonne tout un peuple. Un autre genre de folie. Il raconte son enfance à son toubib, se la fait raconter par sa mère. Il cherche. C’est  la folie.

La folie de vivre des décennies dans un état d’exception. La folie de vivre dans un environnement entièrement structuré par un espoir, la libération des Territoires occupés,  qui ne cesse de reculer, de se ternir, de se salir. La folie de sentir à chaque instant que l’« Occupation » est aussi l’occupation des esprits, non pas au sens où ils y acquiesceraient mais au sens où ils en sont sans fin occupés. L’occupation, elle est aussi dans la tête, et ça fait mal à la tête.

Fix-Me-32382Raed Andoni (à gauche) chez le psy

Grâce à cette approche individuelle, par le ressenti physique de celui qui le fait, Fix Me invente une manière renouvelée d’évoquer la situation dans la région. Mais c’est aussi, et  du même élan – là est la grande réussite du film – une mise en jeu critique du statut d’artiste aux prises avec un « sujet » qui le domine et l’obsède, auquel il ne peut échapper. Documentaire, il se situe en même temps aux franges d’un fantastique qui vient de Poe, de Barbey, de Maupassant, de Gogol et de Kafka, tous ces auteurs en proie à des obsessions qui menacent de les dévorer littéralement.

Sans se pousser du col, le film parvient ainsi à la fois à montrer ce que c’est d’être un homme entièrement assujetti à une force qui le hante – Andoni est né en 1967, il n’a connu son pays qu’occupé – et d’être un auteur sommé de ne s’occuper que d’un seul sujet. Film dépressivement drôle, Fix Me est une comédie fantastique renouant avec la tradition de l’auteur-acteur-personnage : Raed Andoni joue évidemment son propre rôle. A cet égard son approche évoque celle de son compatriote Elia Suleiman. Mais, parce que Fix Me est aussi, et très puissamment, un documentaire, on songera surtout aux constructions subtiles et détonantes du cinéaste israélien Avi Mograbi. Trois exemples qui suggèrent que face à cette machine à broyer les individus qu’est ce qu’on nomme pudiquement « la situation au Moyen-Orient », et du fait même de son caractère interminable, les cinéastes n’auraient d’autre choix que d’entrer dans le champ, et d’offrir leur intimité (Suleiman en pyjama, Mograbi dans sa salle à manger, Andoni chez le psy) comme matière ultime, pour se réapproprier un espace où pouvoir exister quand même. Et, de là, pouvoir encore poser des questions, ouvrir un peu d’espace. Faire un film.

(Sortie le 17 novembre)

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