5 fois Hou : un cadeau précieux et biscornu

UN TEMPS POUR VIVRE, UN TEMPS POUR MOURIR 02Un temps pour vivre, un temps pour mourir de Hou Hsiao-hsien

 

Cute Girl (1980), Green, Green Grass of Home (1982), Les Garçons de Fengkuei (1983), Un temps pour vivre, un temps pour mourir (1985), Poussières dans le vent (1986).

C’est un cadeau précieux et biscornu que fait le distributeur Carlotta aux cinéphiles avec les cinq films de Hou Hsiao-hsien qui sortent simultanément ce 3 août. Sous l’apparente unité de cet ensemble de titres réalisés durant les années 80 se cache en effet une singulière disparité : pour simplifier, un chef d’œuvre, deux très grands films et deux curiosités.

Le chef d’œuvre, qui est aussi une rareté, s’intitule Un temps pour vivre, un temps pour mourir. A ce moment, en 1985, HHH atteint la pleine puissance de son art de la mise en scène. Avec ce film, le troisième d’une série de quatre titres autobiographiques, après Les Garçons de Fengkuei (sur son adolescence) et Un été chez grand père (sur l’enfance de sa scénariste, Chu Tien-wen) et avant Poussières dans le vent (sur l’adolescence de son ami, scénariste et interprète Wu Nien-jen), il brosse cette fresque du monde sa propre enfance.

Et c’est à la fois une formidable roman d’initiation, une méditation sur la place de l’homme dans l’espace et dans le temps, une tragicomédie frémissante de vie, et une évocation de l’histoire de son pays, Taiwan, avant les grandes fresques historiques de la période suivante (La Cité des douleurs, Le Maître de marionnettes, Good Men Good Women). Pour qui connait peu l’œuvre de Hou, Un temps pour vivre, un temps pour mourir est le film à voir toutes affaires cessantes.

Les deux grands films sont, donc Poussières dans le vent, qui en 1986 succède au précédent, accomplissement impeccable et complexe d’un voyage dans le temps qui est surtout une traversée des émotions et des représentations, mais qui a déjà pas mal circulé, en salles et en DVD. Inédit dans les salles françaises, l’autre est le premier grand film de Hou, Les Garçons de Fengkuei (1983), signal de l’apparition de ce Nouveau Cinéma taïwanais, moment essentiel de la modernité du cinéma mondial, sous la conduite de HHH et de son compère Edward Yang.

Les Garçons de Fengkuei appartient à un genre particulier, qui eut son heure de gloire en Europe et aux Etats-Unis dans les années 50 et 60. Le titre d’un des films qui l’illustrent (pas le meilleur) pourrait servir de label à cet ensemble : La Fureur de vivre. Il s’agit de films accompagnant l’émergence d’une jeunesse avide d’exister, bourrée d’énergie, telle que l’aura raconté un cinéma lui-même inventif, tonique et se libérant des règles classiques. Le cinéma de Monika de Bergman, Samedi soir dimanche matin de Karel Reisz, Adieu Philippine de Rozier, Bande à part de Godard, Contes cruels de la jeunesse d’Oshima, L’As de pique de Forman…

LES GARÄONS DE FENGKUEI 07Les Garçons de Fengkuei

Tonus et quête de soi qui sont à la fois ceux de l’adolescence et ceux d’un cinéma en train de s’inventer sont au cœur de ce film qui, tout en relevant du genre ci-dessus décrit, s’avère simultanément très inscrit dans son époque et dans son environnement particuliers. 33 ans après, le film n’a pas pris une ride. Grand film entant que tel,  Les Garçons de Fengkuei occupe en outre une place décisive dans l’histoire du cinéma chinois, il y a un avant et un après, comme pour Les 400 Coups dans le cinéma français.

La curiosité est que ce “premier film” de HHH, chef de file de la modernité du cinéma chinois, désormais reconnu comme une des grands artistes du cinéma contemporain, était en fait le quatrième long métrage réalisé par Hou Hsiao-hsien.

Avant Les Garçons de Fengkuei (qui lui-même succédait à un court métrage faisant figure de premier signal de la grande œuvre à venir, La Poupée du fils, composant majeur du film collectif Sandwich Man en 1983), il avait en effet tourné trois films « commerciaux », inscrits dans le système des studios et les codes en vigueur, dont deux sont également proposés à présent au public français.

Cute Girl (1980) et Green, Green Grass of Home (1982) – le troisième, Cheerfull Wind, 1981, manque à l’appel – sont des curiosités à double titre.

D’une part ils représentent une forme de cinéma très rarement montrée en Occident, et qui fut extrêmement populaire dans toute l’Asie – même si on trouverait à nouveau des équivalents à peu près partout dans le monde à ces comédies sentimentales à vedettes et émaillées de chansons.

CUTE GIRL 07Cute Girl

D’autre part parce qu’une vision rétrospective incite à y découvrir des prémisses de ce qui allait devenir le style si personnel de Hou, notamment sous les influences de Chu Tien-wen (pour la transposition dans la mise en scène des grands principes du classicisme chinois, littéraire et pictural) et d’Edward Yang (pour les échos aux cinémas des Nouvelles Vagues européennes).

Avant de devenir HHH ou de même s’imaginer tant soit peu en chef de file d’une école artistique ambitieuse, le jeune Hou, qui avait commencé à faire des films pour gagner de l’argent facilement et rencontrer des filles comme il ne s’en cachera jamais ensuite, avait, au détour d’un plan, d’un choix de cadrage ou de montage, des intuitions qui ne tarderaient pas à s’épanouir. Les repérer aujourd’hui grâce à ce qu’on sait de la suite donne un relief particulier à ces réalisations, aussi mineures soient-elles.

lire le billet

« La Ligne de mire » résurrection d’un film fantôme, jalon majeur de la Nouvelle Vague

 147852-adbdd38c94754431b89a161de128e394

La Ligne de mire de Jean-Daniel Pollet. Avec Pierre Assier, Claude Melki, Yves Barsaq, Edith Scob, Michèle Mercier. 1960. Durée 1h14. DVD édité par POM Films.

Au royaume (imaginaire) des cinéphiles, c’est la découverte d’un petit Graal. L’édition cet été du premier long métrage de Jean-Daniel Pollet rend accessible un film qui occupe une place singulière dans l’histoire de la révolution artistique connue sous le nom de Nouvelle Vague.

Au tournant des années 50-60, Pollet est proche des jeunes rédacteurs des Cahiers du cinéma qui entrent dans la lumière de la modernité – Truffaut, Godard, Rohmer, Rivette, Chabrol, mais aussi un autre pilier de la revue, le dandy noctambule et érudit Pierre Kast. Son premier court métrage, Pourvu qu’on ait l’ivresse (1958) est considéré comme un des manifestes les plus convaincants des nouvelles écritures de cinéma qui s’inventent alors, aussi chez Agnès Varda, Alain Resnais, Chris Marker ou Jacques Demy. En 1959, l’année des 400 Coups, Pollet a 23 ans. Il se lance dans la réalisation d’un long métrage poétique, théorique et burlesque.

Porté par une voix off comme en affectionne alors le jeune cinéma, de Hiroshima mon amour à Jules et Jim, le film accompagne son personnage principal, Pedro, dans une déambulation mentale et temporelle polarisés par deux endroits aussi différents que possible, le Paris des noctambules et un château dans une campagne alternativement enneigée et noyée de soleil. Interprété par le musicien et chanteur Pierre Assier, Pedro songe, ou peut-être se souvient, ou imagine. Il y aurait eu des nuits blanches, et l’éclat de l’été. Des solitudes passées et futures. Dans le hall à la perspective infinie du château, les boules  de billard s’entrechoquent selon des configurations toujours changeantes, comme l’algorithme d’une fiction sentimentale, policière et dépressive.

L’utilisation des lieux, des voix (notamment celles d’Edith Scob et de Michèle Mercier), des présences de silhouettes nettement découpées mais comme en à-plat, et la circulation dans le temps, évoquent L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais d’après Robbe-Grillet, la circulation stylisée dans le temps peut faire songer à La Jetée de Chris Marker (films tout deux postérieurs à La Ligne de mire). Nulle imitation ici, mais des enjeux communs de fiction, et des réponses stylistiques comparables, mais où interfère une dimension singulière, portée par cet acteur incomparable, sinon à Buster Keaton lui-même, Claude Melki, jardinier burlesque, danseur des bosquets, camionneur de nuit et interprète de tous les films de fiction de Pollet – et de pas assez d’autres films.

Récit où le film de gangsters, les échos assourdis de la guerre d’Algérie, l’introspection alcoolisée et la futilité mondaine se nourrissent et se masquent, La Ligne de mire cherche une forme inédite, où des boucles narratives et temporelles construiraient un volume mental, un espace dans l’esprit du spectateur au sein duquel il serait possible de circuler à loisir, sans forcément suivre davantage le fil établi par le scénario.

Projet passionnant, tellement ambitieux que le jeune cinéaste hésite, cherche des conseils. Il en trouve, trop, qui lui font reprendre et reprendre sans cesse son projet. Comme dans Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, celui-ci finit par disparaître sous les reprises, les modifications, les remontages. Il ne sortira jamais, et deviendra invisible durant des décennies.

Le film a pourtant bel et bien existé, il a même fait l’objet de deux critiques, de Jean-Luc Godard dans les Cahiers du cinéma et de Louis Seguin dans Positif. Revenu d’entre les ombres, c’est lui qui est désormais visible. 55 ans après, c’est une œuvre troublante, audacieuse et ludique, émouvante et un peu bancale, comme enrichie non du temps écoulé mais de tout ce que le cinéma aura engendré d’autre, et qui atteste l’audace visionnaire de Jean-Daniel Pollet.

Celui-ci suivra ensuite, sans jamais obtenir la reconnaissance qu’il méritait, les deux pistes esquissées ensemble par son premier long métrage. Il explore à la fois la piste intimiste et burlesque (son court métrage dans Paris vu par…, L’Amour c’est gai l’amour c’est triste, L’Acrobate) et celle de poèmes-essais (Méditerranée, Bassae, L’Ordre) remettant en question les règles du récit comme l’ordre du monde. Après le grave accident survenu en 1989 (il a été happé par un train alors qu’il filmait), son état physique conditionnera son cinéma. Et cela engendra un chef-d’œuvre, Dieu sait quoi inspiré par Francis Ponge, et les très beaux Ceux d’en face et Jour après jour, terminé après sa mort en septembre 2004 par son ami le critique et réalisateur Jean-Paul Fargier.      

lire le billet