Ce mercredi 28 sort en salles Ceci n’est pas un film, le très beau nouveau film (si, si!) de Jafar Panahi, coréalisé avec Mojtaba Mirtahmasb. On a écrit l’importance cinématographique de ce geste de liberté, découvert lors du dernier festival de Cannes. Ceci n’est pas un film est sans doute le plus beau film iranien sorti cette année, année qui aura été marquée par une exceptionnelle présence des réalisations de cette origine sur nos écrans.
Depuis la découverte du grand cinéma iranien au début des années 1990 grâce à Abbas Kiarostami, plus tard Mohsen Makhmalbaf et Abolfazl Jalili, jamais les films de cette origine n’avaient autant attiré l’attention. Plusieurs phénomènes ont concouru à ce spectaculaire engouement, qui est aussi à bien des égards un leurre sur la réalité du cinéma dans ce pays.
Le premier phénomène, extra-cinématographique, tient à l’omniprésence de l’Iran dans l’actualité, le plus souvent pour les pires raisons qui soient: répression impitoyable des opposants, écrasement des velléités démocratiques, où les cinéastes ont payé un lourd tribut, en outre mieux médiatisé à l’étranger où ils bénéficient de davantage de relais.
Dire que ce début d’année 2011 a été stérile serait abuser. On a eu un moment de pure beauté du cinéma, l’Angelica d’Oliveira, une ouverture éblouissante sur une autre maniére de filmer, Pina de Wenders, un bon grand film de genre, True Grit des Coen Broth, une multitude de témoignages de la richesse de ce qu’on enferme sous le label documentaire (I Wish I Knew, Traduire, Dessine-toi, Boxing Gym, Nous Princesse de Clèves) et quelques échappées belles avec Poupoupidou, Dharma Guns, Santiago 73, The Hunter, Médée Miracle… Mais le premier trimestre a malgré tout été plutôt parcimonieux en découvertes importantes, eu égard au nombre de titres sortis. A contrario, il y aurait plutôt surabondance de biens au cours de ces deux mercredis, le 13 avec Road to Nowhere, L’Autobiographie de Nicolae Ceaucescu, Nuit bleue, Robert Mitchum est mort, et, cette semaine, Détective Dee, mais aussi Tomboy, La Pecora nera et Mainline. Cette abondance s’explique à la fois par le désir des distributeurs de profiter des vacances de Pâques (mais si tout le monde se met sur les mêmes dates ça ne sert pas à grand chose), et une sorte de liquidation des stocks avant l’ouverture de la saison suivante, c’est-à-dire le prochain Festival de Cannes. On a dit tout le plaisir qu’inspire le nouveau film de Tsui Hark, il serait dommage que l’attention légitime que le film attire renvoie dans l’obscurité d’autres titres dignes d’intérêt.
Baran Kosari dans Mainline de Rakhshan Bani-Etemad et Mohsen Abdolvahab
Mainline, réalisé par la grande cinéaste iranienne Rakhshan Bani-Etemad et Mohsen Abdolvahab, accompagne la trajectoire d’une jeune fille en proie à un problème aussi répandu qu’occulté dans son pays, l’addiction aux drogues dures. Essentiellement construit sur le face à face entre l’adolescente et sa mère, à Téhéran puis au cours d’un long voyage en voiture, le film a l’intégrité parfois difficilement supportable de ne chercher aucune échappatoire romanesque à l’obsédante présence de la dépendance et de ses effets, violents, stupides, dangereux et pitoyables. Ce que raconte Mainline (et qui peut aussi valoir pour d’autres contextes que celui de la drogue) est surtout une impasse, l’échec de la croyance dans une évolution, une amélioration, et simultanément l’horreur de la répétition du même. Ce défi de mise en scène, porté par deux comédiennes étonnantes, trouve un épilogue plus psychologique avec les retrouvailles autour du père divorcé et handicapé, figure convenue au service d’une explication réductrice, qui affaiblit le film en semblant lui offrir un changement de registre.
Ascanio Celestini et Giorgio Tirabassi (au centre) dans La Pecora nera
Dans une tonalité complètement différente, La Pecora nera est une découverte réjouissante – de nos jours, tout film italien qui ne serait pas complètement nul est hélas une découverte, il fut un temps pas si lointain où c‘était le contraire, même raté un film italien était rarement nul. Le premier long métrage de fiction d’Ascanio Celestini, film adapté de son roman, dont il a aussi fait une pièce de théâtre et dont il interprète le rôle principal, est un drôle de film. C’est un drôle de film qui essaie d’être drôle et émouvant, et y réussit, mais parfaitement à contretemps de ses manœuvres pour atteindre ce but. Racontées en voix off par lui-même, les tribulations du « héros », pensionnaire d’un asile de fous à la campagne, à la fois interné et homme à tout faire, multiplient les gags insistants et les situations folkloriques, les ruses de scénarios et les ficelles sentimentales.
Dix fois, l’affaire semble entendue. Mais non. Il y a une étrangeté en plus, ou en moins, ou à côté. Il y a mieux que ces pauvres ruses tape-à-l’œil, au cœur ou au zygomatique. Une colère sourde, un sens de l’absurde, des ratés dans le récit qui le servent infiniment mieux que ces petites mécaniques burlesques ou mélo. Celestini sait quelque chose de la folie des fous, et de la folie du monde, et même s’il y va avec des gros sabots pour nous entretenir de l’une et l’autre, et de la manière dont elles se ressemblent et ne se ressemblent pas, il trouve autre chose. Il trouve un petit théâtre de la cruauté, des musicalités et des stridences qui échappent à la partition trop bien écrite et au jeu trop insistant. Ce « mouton noir » à cinq pattes finira par battre la campagne pour de bon, bestiole irréductible et finalement vivante.
Zoé Heran dans Tomboy de Céline Sciamma
Malgré les différences innombrables, la situation de départ de Tomboy, deuxième film de Céline Sciamma révélée en 2007 avec La Naissance des pieuvres, affronte un danger comparable. Lorsque le film commence, cette histoire d’une fille de 10 ans qui se fait passer pour un garçon auprès de ses copains et ne sait plus comment tenir cette identité usurpée, semble promise à une bien-pensante illustration du droit à la différence, et à la capitalisation sur les séductions faciles d’un groupe d’enfants confrontés à des conflits savamment organisés. Et oui, c’est ça. Sauf que sans cesse quelque chose en plus, ou en moins, ou à côté, vibre dans le plan. Ce « quelque chose » tient souvent à l’interprète principale, la jeune Zoé Heran, tout à fait étonnante de présence, d’opacité, d’existence vive qui ne se laisse assigner à aucun rôle réducteur, ni par les autres ni par le scénario. Mais celui-ci est aussi suffisamment fin pour déjouer son propre programme en de multiples occasions, préférer ce qui est là à « ce que ça veut dire », laisser la caméra regarder, le micro écouter.
Pour le dire autrement, le pitch de Tomboy était terriblement racoleur, toute la mise en scène en fait autre chose, autrement. Sens du mouvement, du rythme des mots et des cadres, heureuse légèreté dans la composition des personnages secondaires, confiance dans la lumière, la couleur et le cadre. Jusqu’au choix du territoire où se situe l’histoire : une cité de banlieue mais une cité plutôt paisible et bordée par des bois, lieu intermédiaire ouvert à des variations aussi importantes que celles autour de l’identité sexuelle, perturbée à son tour par l’imminence de la puberté. La proximité de la nature joue à son tour un rôle ambivalent, qui finit par emmener le film dans son véritable espace : pas celui de la psychosociologie enfantine ou de la guerre des sexes, mais celui autrement profond et complexe des contes de fée. De ce conte, Laure/Michael saura devenir l’authentique héro(ïne), et c’est tout à l’honneur du film, de sa générosité, de lui avoir ouvert cette place au lieu de l’asservir à sa fable. Parce que cette ouverture est aussi offerte à tous les spectateurs.
lire le billetUn des textes les plus stimulants sur le cinéma est l’article intitulé « Comment filmer l’ennemi ? » (Trafic n°24, Hiver 1997), que Jean-Louis Comolli avait écrit après avoir longuement tourné durant des meetings du Front National. C’est d’une certaine manière l’épreuve de vérité suprême du cinéma, selon un autre défi, pas moins radical, que de filmer la mort. Et, bien sûr, la question vaut pour la fiction comme pour le documentaire.
A cette question, le film Bassidji de Mehran Tamadon, sorti mercredi 20, apporte une réponse aussi originale que passionnante. Iranien vivant en France, athée et homme de gauche qui n’a pas tourné le dos à son pays d’origine, il retourne en Iran pour aller à la rencontre des piliers les plus intraitables du régime islamique.
Milice populaire née dans l’urgence de la résistance nationale à l’envahisseur irakien soutenu par toutes les grandes puissances en 1980, juste après la révolution qui a renversé le Shah et au sein de laquelle Khomeiny est en train de prendre tout le pouvoir, le Bassidj est composé de militants prêts à tout pour défendre ce qui à leurs yeux est une seule et même chose : l’Iran, l’islam, le régime. Aujourd’hui, les Bassidji sont toujours les supplétifs de l’Etat iranien, aux côtés de l’armée recrutée sur une base elle aussi idéologique (les Pasdaran), de l’armée officielle et de la police. Quadrillant la totalité du pays, actifs dans les quartiers, les mosquées, les entreprises et les établissements scolaires, ils sont une force de contrôle social essentielle, qui peut le cas échéant se montrer d’une grande violence contre les opposants. Ils sont aussi, incontestablement, des représentants de la base populaire sur laquelle s’appuyait encore le régime des Mollahs en 2007, au moment du tournage, et qui est loin, très loin d’avoir complètement disparu aujourd’hui.
Tamadon va à la rencontre des Bassidji sans dissimuler sa propre position. Il écoute, il regarde, il discute. Il n’est ni agressif ni neutre, il cherche à construire sa place de cinéaste. Pour cela il pratique deux méthodes, qui correspondent aussi à deux lieux, entre lesquels se divise le film. La première partie se passe à la frontière avec l’Irak près de Fao, là où eurent lieu de très meurtriers combats, là où les Bassidji « devinrent martyrs » (selon l’expression consacrée) en très grand nombre pour arrêter les Irakiens, et finalement les battre. Ce désert est transformé en immense monument commémoratif à ciel ouvert, où des anciens combattants, leurs familles, et beaucoup d’autres viennent se recueillir et prier, écouter les récits des combats et les discours enflammés à la gloire du sacrifice suprême, à l’exemple de la figure fondatrice du chiisme, l’Imam Hossein, massacré avec ses partisans à la bataille de Kerbala (680), référence omniprésente.
Tamadon filme magnifiquement ce lieu étrange, battu par un vent qui fait flotter sauvagement oriflammes et tchadors, et où on a reconstitué les sons de la guerre en même temps que des barbelés et des épaves de char mimant le champ de bataille. Il y croise Malek Nadir Kandi, un des guides qui accompagnent les visiteurs. Il a combattu sur place, et est aujourd’hui éditeur de propagande islamiste. Physiquement impressionnant, d’une réelle adresse dialectique (il faut l’entendre improviser un remake de Différence et répétition, sans qu’on puisse voir en lui un grand lecteur de Deleuze), il dégage un sentiment de force joviale et rusée. Il est une véritable présence de cinéma.
Un autre Bassidj, né après la guerre, incarne lui une autre relation à l’épopée fondatrice du régime iranien, plus proche du Frolo barbu auquel on s’attendrait. Dans cet environnement et avec ces deux personnages-repères, le film donne à éprouver un très ample éventail de sentiments, qui rendent aussi compréhensibles bien des situations contemporaines – réalisé avant la réélection frauduleuse d’Ahmadinejad, Bassidji n’en éclaire pas moins bien la réalité présente, qui continue d’être le plus souvent masquée par quelques clichés folkloriques, fabriqués de concert par les dirigeants iraniens et les médias occidentaux.
Revenu à Téhéran, le réalisateur met ensuite en place un dispositif de discussion, où quatre représentants du régime, dont les deux Bassidji de la première partie, répondent à des interpellations d’Iraniens dont les voix ont été enregistrées. On songe à la mise en place que construisait un film exceptionnel, malheureusement pratiquement invisible, celui qu’a réalisé Abbas Kiarostami dans le cours même de la Révolution iranienne, Cas N°1, cas N°2 (1980), document sans équivalent sur un processus révolutionnaire commenté à chaud par ses principaux protagonistes. Bassidji n’atteint pas cette ampleur et cette profondeur mais le système imaginé par Mehran Tamadon, et accepté par ses interlocuteurs alignés derrière une table, s’avère un bon révélateur des frustrations et des phobies de ceux qui dirigent l’Iran, notamment envers les femmes.
Ce sont d’ailleurs trois jeunes filles, soutiens déclarés du régime et voilées de la tête aux pieds, qui viennent opposer à Tamadon la réponse la plus troublante, dans un éclat de rire où le cinéaste en prend pour son grade. Cette séquence est à elle seule un remarquable moment critique, qui cristallise le travail de tout le film : parier sur les ressources d’intelligence qui se trouvent dans le fait de filmer des humains comme des humains, surtout si ce sont des ennemis. Avoir confiance dans le cinéma, dans sa propre intégrité de cinéaste, dans ses spectateurs aussi, pour mieux comprendre, et le cas échéant mieux combattre. Refuser le sinistre « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » et au contraire faire de cette liberté partagée avec eux une arme contre eux.
lire le billetLe 20 janvier, sortie en salle d’un film à nul autre pareil, Shirin d’Abbas Kiarostami: à la fois un conte magique, sensuel et cruel, et une mise en jeu radicale de la place du cinéaste, de l’acteur, et du spectateur.
« Dans une salle de spectacle, l’art sort des spectateurs. » Henri Langlois.
Il était une fois une princesse. Si belle, si libre, si prête à suivre les élans de son désir. Elle fut aimée d’un roi, Khosrow, et d’un ouvrier, Farhad. Elle les aima l’un et l’autre. Elle fut malheureuse et sincère, libre et déchirée. Elle s’appelait Shirin, son histoire est une légende inspirée de personnages réels – le roi sassanide Khosrow II Parwiz (590-628) et la reine d’Arménie qui donna son nom à une ville aujourd’hui sur la frontière entre Iran et Irak, Qasr-e Chirin. Les amours de Shirin ont été chantées par le grand poème épique perse, Le Livre des rois, puis, au 12e siècle, le poète Nezâmi a dédié à son histoire sensuelle et tragique son œuvre Khosrow et Shirin, rendant ce récit aussi célèbre en Iran que le sont, en Europe, ceux de Roméo et Juliette ou de Tristan et Yseult.
Il était une fois un artiste de cinéma. Il avait exploré jusqu’au confins des ressources de son art. Pourtant, à ses débuts de réalisateur, Abbas Kiarostami se concevait lui-même comme un pédagogue autant que comme un artiste, et c’est ainsi qu’il découvrit très tôt que les moyens de l’art du cinéma pouvaient aider à mieux comprendre le monde et à mieux le faire comprendre. Ainsi réalisa-t-il des courts métrages pour donner à voir les effets de pratiques quotidiennes(Deux solutions pour un problème, Avec ou sans ordre…), ainsi fut-il, en cinéaste, le témoin précis de la Révolution iranienne comme aucune autre révolution n’aura eu de chroniqueur, à la fois témoin et analyste(Cas n°1, cas n°2), ainsi étudia-t-il, toujours grâce à la mise en scène, les effets des systèmes d’enseignement (Les Premiers, Devoirs du soir) et de justice (Close-up) ou les comportements civiques (Le Concitoyen). Il advint qu’il y avait dans ces projets de recherche plus de grâce et de beauté que dans tant de films autoproclamés œuvres d’art, et surtout que cette élégance et cette beauté s’avéraient les moyens nécessaires pour accomplir leur tâche. Dès le début (Le Pain et la rue, le premier court métrage, L’Habit de mariage, le premier moyen métrage, Le Passager, le premier long métrage), les films de fiction portèrent eux aussi la marque de cette manière de mieux voir le monde en sachant le filmer avec davantage d’élégance.
Kiarostami a depuis longtemps affirmé que toute œuvre digne de ce nom n’était jamais offerte achevée à un public, qui serait alors réduit au seul statut de consommateur, mais n’avait de sens que si elle restait ouverte, pour être terminée par chacun, pour lui-même. Voilà 25 ans qu’il dit que c’est seulement dans le regard et dans le cœur des spectateurs qu’une œuvre s’accomplit, et que sa tâche à lui est seulement d’ouvrir le plus possible l’espace où chacun pourra entrer. Il n’est pas le premier à l’avoir dit, et mis en œuvre, même si rares sont ceux qui l’auront fait avec autant de constance et de talent. Mais il est le premier à avoir poussé au bout de sa logique cette intelligence de l’art, en filmant les spectateurs eux-mêmes pour voir et donner à voir comment les visages et les corps manifestent ce qu’éprouvent les esprits et les cœurs devant une proposition artistique. La première traduction concrète de ce renversement a été l’œuvre intitulée Tazieh, où Kiarostami filme en gros plans puis montre sur des grands écrans les visages (séparés) des hommes et des femmes assistant, bouleversés, à une représentation du théâtre religieux traditionnel qui, en Iran, commémore chaque année le massacre de Kerbala, événement fondateur de l’islam chiite. Plusieurs variations dans les modalités de représentation de Tazieh (avec le spectacle lui-même ou comme installation autour d’une captation télé) ont commencé de déployer les ressources de cette approche paradoxale : à la fois indirecte (l’essentiel n’est plus ce qui se joue sur scène ou à l’écran mais ce que se traduit sur le visage des spectateurs) et plus subtilement directe (aucun spectacle n’a de sens en soi, ce sont ses effets sur le public qui comptent).
Il était une fois un film, Shirin. A dire vrai, il était deux fois le film Shirin. Car Abbas Kiarostami a bien, sous ce titre, réalisé deux œuvres de cinéma. Que l’une des deux ne soient perceptibles que sur la bande son n’en fait pas moins un film, celui qui raconte, de manière très simple, très « visuelle » même si ces images ne se forment que dans nos esprits, l’histoire de Shirin. Comment elle tomba amoureuse du roi Khosrow après avoir vu son portrait. Comment celui-ci la surprit nue alors qu’elle se baignait. Quels chassés-croisés les séparèrent longtemps. Comme après que Khosrow en eut épousé une autre elle fut aimée et aima en retour le tailleur de pierre Farhad. Les batailles, les ruses, les exploits, les frayeurs, les moments de joie et de désespoir. Les meurtres sanglants et les douces étreintes. Ce film dont toutes les images sont inspirées à notre imagination par le son – à nous spectateurs occidentaux qui découvrons ce récit comme, bien différemment, à des spectateurs iraniens qui le connaissent par cœur – est « vu » par des spectateurs, que nous regardons. Voici le deuxième film.
Il bénéficie du plus prestigieux casting dont jamais rêva un réalisateur : toutes les grandes actrices de son pays, à travers quatre générations, sont présentes à l’écran – parmi elle s’est glissée, on le sait, une grande actrice étrangère, Juliette Binoche. Des actrices, des vedettes, de très belles femmes. Car le film de Kiarostami ne s’appelle pas Khosrow et Shirin comme le texte dont il est inspiré, mais Shirin. C’est son histoire à elle, contée par elle, et c’est, dans la lumière réfractée sur le visage de toutes ses spectatrices, quelque chose de leur histoire à elles toutes. Elles, ces « sœurs » qu’invoque l’héroïne malheureuse, et dont le sort touche si profondément celles qui regardent, et que nous voyons. Elles, les femmes d’Iran – et aussi bien, les femmes de façon générale.
Que regardent-elles véritablement ? De quel phénomène lumineux devinons-nous la réfraction sur ces visages si beaux, si différents, si intenses ? Nous ne le saurons pas. Pas plus que nous ne savons ce que regardait en fait Falconetti ligotée au bûcher de Jeanne d’Arc, ce que regardait Vivien Leigh au pied de l’escalier d’Autant en emporte le vent. Un rail de travelling peut-être. Ce sont des actrices.
Mais ce sont des femmes. En faire, aujourd’hui, en Iran tel que ce pays est réglementé, les uniques êtres visibles dans la lumière est à la fois une affirmation courageuse et digne, et un gag offensif : le film retourne la séparation entre hommes et femmes imposée dans les espaces publics par la loi de la République islamique, pour faire de toutes les femmes ses héroïnes, tout en transgressant ostensiblement cette loi puisqu’il y a aussi des hommes dans cette salle, même s’ils demeurent constamment dans la pénombre des arrières plans.
Il était une fois la salle de cinéma. Pour ses 60 ans, le Festival de Cannes avait demandé à une trentaine de réalisateurs du monde entier un petit film à la gloire de ce lieu dont on annonce sempiternellement la disparition ou au moins la désuétude. Kiarostami avait alors donné un petit extrait de ce qui allait devenir Shirin (avec le son d’un autre film, Roméo et Juliette, projeté hors champ). On ne mesurait pas alors ce qui devient si évident avec le long métrage achevé : qu’il s’agit aussi d’un chant d’amour à ce lieu à nul autre semblable qu’est la salle de cinéma, et d’une étude très précise de ce qui s’y joue d’essentiel. Là où se construit, dans le noir et face à une lumière deux fois réfractée – par l’écran, qui est le même pour tous, par chaque visage, qui n’est jalais le même – un rapport à l’intimité et au collectif sans équivalent dans aucun temple, aucun théâtre ni aucun stade.
Il était une fois l’histoire d’une aventure de cinéma, qui réunit un des artistes les plus renommés de son temps, un récit populaire, émouvant et spectaculaire, un grand nombre de très belles femmes… Une aventure de cinéma, c’est aussi, Kiarostami ne cesse de le dire, l’aventure d’une rencontre entre le film et des spectateurs. Tous les spectateurs ne sont pas disponibles d’emblée à assister non pas à un film mais à deux, à laisser leur esprit inventer davantage qu’à recevoir un objet tout fabriqué, à accepter l’écart entre bande image et bande son. Pourtant, si le film surprend nos habitudes, il n’y a là en lui qui fasse obstacle à une rencontre de l’émotion. L’histoire est belle et simple, il suffit de se la laisser conter. C’est l’éternelle invitation des Mille et une nuit, où Shéhérazade magiquement démultipliée nous entraine dans un conte qui est aussi notre histoire.
(Ce texte figure dans le dossier de presse du film, distribué par MK2)
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