Pomme en forêt

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Arrête ou je continue de Sophie Fillières, avec Emmanuelle Devos, Mathieu Amalric, Anne Brochet | durée: 1h42

La France s’honore d’être, de loin, le pays où on trouve le plus grand nombre, et la plus grande proportion de femmes réalisatrices de cinéma. Cette statistique ne recoupe qu’à peine la question plus complexe, discutable et intrigante, de «films de femme». Alors que va s’ouvrir la 36e édition du Festival international de Films de Femmes à Créteil, le 14 mars, cet intitulé demeure davantage un appel à interrogation que la simple prise en compte du sexe de sa signataire. Et c’est sous cet éclairage qu’apparaît d’emblée le nouveau film de Sophie Fillières, film consacré à un couple au bord de la rupture: sans effet particulier ni caricature, c’est incontestablement du côté féminin, et avec une sûreté d’observation qui balaie toute objection de partialité (pour une fois dans ce sens-là) que s’ouvre Arrête ou je continue. A l’évidence c’est une femme qui raconte, et elle raconte bien.

Emmanuelle Devos et Mathieu Amalric dans un film sur la crise d’un couple de Parisiens quadragénaires, ça ressemble à une caricature du cinéma français tel que les beaufs, les démagos et la présentatrice des Oscars (ça fait du monde) aiment à s’en moquer? Oui. Ça ressemble aussi au pitch de cinquante films ennuyeux (et de trois fois plus de téléfilms).

Mais le pitch est un crétin et un menteur. Parce que de ce canevas ultra-convenu, la réalisatrice et ses deux interprètes font un terrain d’invention permanente, un filet sensible qui capte une infinité de micro-vibrations qui concernent, certes, l’existence des monsieurs, des madames, des mêmes ensemble dans un appartement, une famille, des travails, des loisirs et tout ça. Mais encore bien davantage. Une certaine idée de ce qu’est un moment, un son, un geste, un changement de lumière ou de température.

Ils s’appellent Pomme et Pierre, ils vivent à Paris, ils ont des sous et des lettres, et des amis. Comment, pourtant, ça ne va pas, on va le voir, comme on le l’a pas déjà vu. Et ce sera fort intéressant.

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Alain Resnais, homme-cinéma

alain_resnaisAlain Resnais est mort le 1er mars à 91 ans, dont quelque 80 ans de cinéma. Lui qui venait d’offrir au Festival de Berlin son nouveau long métrage, Aimer, boire et chanter (en salles le 26 mars) a effet souvent raconté avoir dès l’enfance réalisé des petits films avec des moyens de fortune.

«Homme-cinéma» à un degré rarement atteint, Resnais s’en défendait, insistant toujours sur le rôle selon lui décisif de ses scénaristes, de ses acteurs, de ses producteurs, de ses techniciens. C’était la marque d’un autre trait essentiel de sa personnalité, une courtoisie modeste et souriante, une manière d’adoucir en permanence le tranchant de son exceptionnelle intelligence par une douceur et une élégance qui auront marqué à jamais quiconque aura eu le privilège de le fréquenter, ne serait-ce qu’un peu.

Venu à Paris de sa Bretagne natale (il est né à Vannes) pour tenter d’être acteur –il joue un tout petit rôle dans Les Visiteurs du soir de Carné–, il s’inscrit à l’Idhec, l’école de cinéma qui vient de naître, dont il sort diplômé en 1943 dans la section montage. Le montage, pour celui que le jeune critique Jean-Luc Godard qualifiera bientôt de «deuxième monteur au monde après Eisenstein», ne sera jamais une technique, mais un langage aux ramifications infinies et aux puissances suggestives sans fin, qu’il pratiquera comme une dimension essentielle de son art –et mettra au service d’innombrables réalisateurs, le plus souvent de manière bénévole et discrète.

Après la Libération, on le retrouve à deux places qui, ensemble, le dessinent assez fidèlement. L’une est l’appartenance à l’organisation Peuple et culture, où il fréquente André Bazin et se lie d’amitié avec Chris Marker: Resnais, ennemi de toute déclamation, est et restera un homme engagé dans son temps, impliqué dans les débats et les combats de son époque, cherchant par sa pratique à contribuer à transformer un monde dont il sait les injustices et les violences.

Au même moment, la fin des années 1940, il débute comme réalisateur en tournant une série de courts métrages consacrés à des tableaux de Van Gogh, Picasso, Gauguin: le noir et blanc pour approcher autrement la couleur, les mouvements de caméra à l’intérieur du cadre pour atteindre à une logique organique de la composition peinte, le commentaire comme mise en jeu constante de ce qui est visible préfigure, dans ces exercices en apparence modestes, nombre des pistes qu’empruntera la quête du cinéaste.

Cette dimension politique et cette dimension esthétique trouvent leur première convergence explicite avec Les statues meurent aussi, coréalisé en 1953 avec Marker, admirable mobilisation des ressources du cinéma (les mouvements d’appareil, les éclairages, le montage, la voix off) pour embraser la reconnaissance de la beauté des objets fabriqués en Afrique par la mise en évidence de l’oppression coloniale. Le film est immédiatement interdit, il le restera longtemps.

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La part maudite

Abus de faiblesse de Catherine Breillat. Sortie le 12 février.

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Déjà c’était une histoire extraordinaire. La « véritable histoire », comme on dit, celle d’une femme, la réalisatrice de cinéma Catherine Breillat, frappée d’un handicap moteur suite à une attaque, et qui entre dans une relation affective et passionnelle avec un homme qu’elle sait être un escroc, et qui de fait va l’escroquer. Catherine Breillat, qui est tout aussi écrivain (elle a réalisé quinze films et publié quinze livres), en avait fait un livre édité chez Fayard, livre lui aussi étonnant, et dont on ne pourrait dire sans imbécillité que l’extraordinaire de la situation réelle qu’il relate suffit à en faire un très remarquable ouvrage. L’histoire et ses suites judiciaires, puis le livre, avaient attiré l’attention. Breillat en fait à présent un film, également titré Abus de faiblesse. Qui dira qu’avec une histoire si étonnante, et qui en outre avait donné lieu à une réussite d’écriture, « il n’y avait qu’à filmer », n’aura aucune idée de l’admirable acte de cinéma accompli avec ce film.

La raison la plus évidente s’appelle Isabelle Huppert. Jouer une personne physiquement handicapée est ce qu’on appelle une performance, un de ces pièges à émotion (et à prix d’interprétation) dont raffolent les acteurs. Mais jouer une personne handicapée tout en accompagnant les évolutions complexes d’un état physique, et en même temps ne pas se laisser enfermer dans cette apparence, est bien autre chose. L’actrice ne cesse de reconstruire la singularité complexe d’une personne humaine dans l’instant particulier où elle se trouve, personne dont les problèmes physiologiques sont certes un déterminant majeur, tout comme son investissement (c’est le cas de la dire) sur un personnage lui-même très trouble, mais qui ne se réduit pas à ces deux seuls facteurs. Jouer tout ça, la volonté de revivre, le besoin de plaire, l’arrogance de l’artiste, la pulsion de soumission, et le jouer dans le mouvement même de la vie, dans la séduction, la fragilité, l’égoïsme, l’infantilisme, la sincérité, la roublardise, la tendresse et la brusquerie et l’intelligence du simulacre, cela demande simplement du génie. Isabelle Huppert est une actrice de génie. On le savait déjà. Mais là, et pour ce que peut valoir ce genre de comptabilité, elle est encore plus géniale.

Car il faut parler des interprètes d’abord, tant ce « passage au film » de cette histoire réelle devenue livre se joue de manière décisive dans ce qu’on appelle souvent de manière trop désinvolte l’incarnation. Un abime séparait la réalisatrice Catherine Breillat de l’escroc Christophe Rocancourt, celui qui lui a piqué 700 000 euros, un abime (mais pas le même bien sûr) sépare Maud, le personnage féminin joué par Isabelle Huppert, de ce que fait vivre à l’écran le rappeur Kool Shen sous le nom de Vilko, incroyable nœud de présence physique, de charme, de ruse bornée et de narcissisme. La réunion de ces deux êtres déclenche un flux d’énergie qui électrise le film.

Encore ce phénomène ne suffirait-il pas sans la capacité à faire partager l’assemblage de motivations, de pulsions, d’illusions et de manipulations qui font la réalité de ce qui se joue entre Maud et Vilko, circulation de sentiments dont nul (pas même ceux qui en sont porteurs) ne sait le degré de sincérité, circulation de signes aussi, autant que d’argent, vertigineux trafics d’influence, d’emprise, de fascination, de revanche… Maud la réalisatrice et Vilko l’arnaqueur sont, chacun dans son domaine, deux praticiens de la mise en scène, bien sûr, mais l’essentiel est de comprendre que jamais la mise en scène ne se fait que avec de l’artifice, du faux-semblant sans attache avec la réalité. Réduire ce qui advient entre eux à une arnaque d’un demi-sel attirant qui profite d’une femme amoindrie suite à une hémorragie cérébrale, c’est voir le monde comme le feront dans une scène glaçante les atroces membres de la famille de Maud qui devant notaire découvrent le montant des sommes “prêtées”.

Ce scénario-là, c’est celui du téléfilm niais qui serait le contraire de cette œuvre sombre, ambiguë, douloureuse et joyeuse quand même, ce geste d’une femme cinéaste qui transmue sa propre histoire en aventure fatale. Fatale au sens du destin, au sens du face-à-face recherché avec un dépassement de soi en réponse à l’agression violente d’une pathologie horrible, fatale au sens de la part maudite de Georges Bataille, où le geste de détruire ce qu’on possède vise, au risque du pire, à une autre forme de construction. En ce sens, on pourrait dire que Abus de faiblesse, le film, est le véritable aboutissement du processus engagé par Catherine Breillat avec l’escroc qui ne l’aimait sans doute pas (mais qui le sait vraiment ?), cet homme qu’elle a engagé en 2007 pour qu’il joue dans un film de fiction. Puisque bien sûr, Abus de faiblesse est une œuvre de fiction. Une grande œuvre, et une sorte de victoire.

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Cinéma mondial, miroir français

Survol du cinéma mondial tel qu’il s’est présenté dans les salles de cinéma françaises durant 2013.

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Adèle Exarchopoulos dans La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche

Sur les écrans, l’offre très riche de films dignes d’intérêt traduit aussi une certaine confusion, et des manques criants. Le critère de description le plus pertinent demeure sans aucun doute l’origine géographique : malgré les effets réels de la mondialisation, les films dans leur immense majorité demeurent inscrits dans des contextes nationaux très identifiables, aussi bien par les histoires qu’ils racontent, par les procédés de mise en scène qu’ils utilisent que, bien sûr, par les interprètes qui les incarnent.

21008786_20130528113637475World War Z de Marc Forster

Les Etats-Unis avaient commencé l’année en force avec le passionnant Thirty Dark Zero de Kathryn Bigelow, l’impressionnant Django de Quentin Tarantino, ou le film le plus ambitieux de Steven Spielberg depuis longtemps, Lincoln. Cette année où le box-office mondial aura été entièrement dominé par des sequels (Iron Man 3, Moi moche et méchant 2, Fast and Furious 6,  Bilbo 2… ) est très rentable pour les studios, et pratiquement sans intérêt en terme de proposition de cinéma de la part des Majors, à l’exception de l’intrigant World War Z, et en reconnaissant que Hunger Games 2 a gardé l’élan du premier.

21062507_20131202101859235Inside Llewyn Davis des frères Coen

De grands auteurs étatsuniens se sont malgré tout distingués, à commencer par l’admirable Inside Llewyn Davis des frères Coen, mais aussi le très réussi Ma vie avec Liberace de Steven Soderberg, The Immigrant de James Gray, un très bon Woody Allen, Blue Jasmine, Mud qui confirme le talent de Jeff Nichols, et le convaincant All is Lost de JC Chandor – tandis que la poudre aux yeux de Gravity connaissait un succès démesuré. On concèdera à Martin Scorsese de s’être répété sans se trahir avec Le Loup de Wall Street.

20536744Il faut faire une place à part à Leviathan de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, production états-unienne (du Sensory Ethnography Lab de Harvard) mais parfait OVNI cinématographique, sans doute la proposition la plus singulière et la plus suggestive qu’on ait vu sur grand écran depuis fort longtemps.

498158Haewon et les hommes de Hong Sang-soo

Parmi les régions du monde les plus fécondes, il faut faire bonne place à la Corée, à l’Amérique latine et au Moyen-Orient. De Corée, on a ainsi vu arriver deux réussites du prolixe Hong Sang-soo, Haewon et les hommes et Our Sunhi, le beau Pink de Jeon Soo-il ou, dans un genre très différent, le dynamique Snowpiercer de Bong Joon-ho. Sans qu’un pays s’impose particulièrement, la galaxie latino-américaine aura présenté nombre d’œuvres de belle qualité, comme No du Chilien Pablo Larrain, d’Argentine Elefante blanco de Pablo Trapero et Leones de Jazmin Lopes, La Sirga du Colombien William Vega et La Playa D.C. de son compatriote Juan Andres Arango, les Mexicains Post Tenebras Lux de Carlos Reygadas, La Jaula de oro de Diego Quemada-Diez et Workers de  Jose Luis Valle…

21004024_2013050716091218Dans un jardin je suis entré d’Avi Mograbi

Quant au Moyen-Orient, il aura surtout attiré attention grâce à des réalisations palestiniennes (Omar de Hany Abu-Assad, Cinq caméras brisées de Emad Burnat et Guy Davidi, A World Not Ours de Mahdi Fiefel) et israéliennes (Dans un jardin je suis entré d’Avi Mograbi, Lullaby to my Father d’Amos Gitai Le Cours étrange des choses de Rafael Nadjari, Invisible de Michal Aviad, Not in Tel-Aviv de Nony Geffen). Mais il faut aussi faire place à sa passionnante proposition des Libanais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, The Lebanese Rocket Society, sans oublier la surprise saoudienne Wadjda de Haifa Al-Mansour –alors que le pays le plus fécond d’ordinaire dans la région, l’Iran, aura brillé par son absence dans les salles françaises, effet combiné de la glaciation de l’ère Ahmadinejad, d’une frilosité des distributeurs et d’un retard pour quelques œuvres importantes découvertes en festival, notamment celles des deux plus célèbres proscrits, Jafar  Panahi et Mohamad Rassouloff.

21059105_20131119152244299A Touch of Sin de Jia Zhang-ke

Dans les salles, l’Asie (hors Corée) a été insuffisamment représentée, même si c’est de Chine qu’est venu peut-être le plus grand film de l’année, A Touch of Sin de Jia Zhang-ke, tandis que Hong Kong sauvait la face grâce au très élégant Grandmaster de Wong Kar-wai et à l’émouvant Une vie simple d’Ann Hui. Deux valeurs sures, Kiyoshi Kurosawa (Shokuzai) et Hirokazu Kore-eda (Tel père tel fils) ont conservé au Japon une place honorable. On se souviendra aussi du débutant chinois Cai Shang-jun (People Mountain People Sea) et de son collège thaïlandais Anocha Suwichakompong (Mundane History), en attendant les films importants de Tsai Ming-liang et Wang Bing, sans oublier le Philippin Raya Martin.

Quant à l’Afrique et au Maghreb, ils font toujours figures de parents très pauvres, malgré le magnifique Aujourd’hui d’Alain Gomis et Grigris de Mahmat Saleh Haroun.

20461574Isabelle Huppert dans La Belle Endormie de Marco Bellocchio

Dans une Europe plutôt terne, on aura vu se confirmer un lent réveil de l’Italie, représentée aussi bien par des grands cinéastes chevronnés (Moi et toi de Bernardo Bertolucci, La Belle Endormie de Marco Bellocchio) que par les premiers longs métrages L’Intervallo de Leonardo Di Costanzo , Salvo de Fabio Grassadonia et Antonio Plazza, sans oublier Miele de Valeria Golino ou Amore carne de Pippo Delbono. Deux très beaux films Histoire de ma mort du Catalan Albert Serra et Dans la brume de l’Ukrainien Sergei Loznitsa semblent comme surgis du néant, tout comme le remarquable Vic+Flo ont vu un ours du Québécois Denis Côté, auquel on devait aussi le poétique essai documentaire Bestiaire.

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Juliette Binoche dans Camille Claudel 1915 de Bruno Dumont  et, ci-dessous, Pierre Deladonchamps et Christophe Paou dans L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie.

 

Reste, bien sûr, le cas français. C’est à dire, comme on se doit de le souligner chaque année, le pays qui reste globalement le plus fécond en propositions de cinéma, même s’il inonde aussi ses écrans – et autant qu’il peut ceux des autres – de navets innombrables et navrants. A tout seigneur tout honneur, il faut saluer d’abord La Vie d’Adèle, d’Abdellatif Kechiche, magnifique réussite d’un très grand cinéaste, consacrée d’une palme d’or, succès en salle en France et à l’étranger, Prix Louis Delluc, œuvre importante et qui le restera quand seront retombées les écumes nauséabondes nées dans son sillage. Mais dans quel autre pays trouve-t-on la même année des œuvres aussi fortes et aussi singulières que La Jalousie de Philippe Garrel, Le Dernier des injustes de Claude Lanzmann, Jimmy P. d’Arnaud Desplechin, Les Salauds de Claire Denis, Jaurès de Vincent Dieutre, Bambi de Sébastien Lifschitz, et encore ces deux véritables coups de tonnerre cinématographiques, Camille Claudel de Bruno Dumont et L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie ? A noter aussi combien plusieurs de ces films – ceux de Kechiche et de Guiraudie, mais aussi de Dieutre et de Lifchitz – résonnent avec les débats qui on agité la société française cette année.

Le jeune cinéma français aura fait en 2013 l’objet d’enthousiasmes parfois disproportionnés. Mais il aura en effet donné naissance à des découvertes réellement prometteuses, qui s’intitulent  Fifi hurle de joie de Mitra Farahani, Ma Belle Gosse de Shalimar Preuss,  Les Lendemains de Bénédicte Pagnot,  Casa Nostra de Nathan Nicholovitch ou encore Deux automnes trois hivers de Sébastien Betbeder.

Quelle est la valeur de cette géographie subjective de l’année de cinéma vue des écrans français ? Elle est à l’évidence conjoncturelle. Mais globalement, elle dessine avec exactitude les zones de force et de faiblesse caractéristiques du cinéma mondial de la période actuelle telle qu’il nous est donné de la percevoir. Avec de réels effets de distorsion, comme l’absence récurrente, chez nous, de la pourtant toujours très dynamique cinématographie indienne, dont le gentillet Lunchbox ne donne qu’une traduction édulcorée, complaisante aux goûts européens, ou la disproportion entre la montée en puissance du cinéma chinois, désormais le deuxième du monde, et l’écho qu’on en perçoit ici. Et pourtant témoin assez fidèle d’un dynamisme à la fois impressionnant et très inégalement réparti du cinéma mondial.

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Soudain j’ai vu, passer des oies sauvages

2 automnes 3 hivers, de Sébastien Betbeder. Sortie le 25 décembre

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Lui, c’est Arman. Elle c’est Lucie. Ils habitent à Paris, aujourd’hui. Ils ont fait des études, plutôt parce que ça se fait que par vocation, plutôt genre histoire de l’art pour elle, arts plastiques (à Bordeaux) pour lui. Ils ont une vie, techniquement parlant, mais auraient tendance, chacun et chacune de son côté, à trouver que ce n’en est pas une, de vie. Pour des raisons aussi floues que compréhensibles, le dimanche matin, elle comme lui court dans le parc, près de chez eux. Un jour, par hasard, ils se rentrent dedans.

On l’a vu. On l’a écouté aussi. Arman, puis Amélie sont venus à l’écran le dire face caméra, ils apparaissent régulièrement pour raconter ce qu’ils sont capables de dire de leur état. En voix off, ils commentent aussi ce qu’on les voit faire, ça répète un peu ce qu’on voit, mais l’illustration ce n’est pas le texte. C’est peut-être ça, leur problème.

En tout cas, ça fait sourire, et puis un peu rêver – même si on n’a pas la trentaine (comme moi), qu’on n’habite pas Paris (comme moi), qu’on n’a pas fait histoire de l’art à la fac (comme moi). Après, les aventures d’Arman et de Lucie, et de Benjamin le copain d’Arman, et même un peu de Katia la copine orthophoniste de Benjamin, de Lucie la sœur barrée new age d’Amélie, de Jan le cousin gothique dépressif des montagnes de Katia… feront sourire et s’interroger plus encore, et puis frémir et carrément rigoler, et puis plus du tout.

2 automnes 3 hivers, de Sébastien Betbeder

Lui, c’est Arman. Elle c’est Lucie. Ils habitent à Paris, aujourd’hui. Ils ont fait des études, plutôt parce que ça se fait que par vocation, plutôt genre histoire de l’art pour elle, arts plastiques (à Bordeaux) pour lui. Ils ont une vie, techniquement parlant, mais auraient tendance, chacun et chacune de son côté, à trouver que ce n’en est pas une, de vie. Pour des raisons aussi floues que compréhensibles, le dimanche matin, elle comme lui court dans le parc, près de chez eux. Un jour, par hasard, ils se rentrent dedans.

On l’a vu. On l’a écouté aussi. Arman, puis Amélie sont venus à l’écran le dire face caméra, ils apparaissent régulièrement pour raconter ce qu’ils sont capables de dire de leur état. En voix off, ils commentent aussi ce qu’on les voit faire, ça répète un peu ce qu’on voit, mais l’illustration ce n’est pas le texte. C’est peut-être ça, leur problème.

En tout cas, ça fait sourire, et puis un peu rêver – même si on n’a pas la trentaine (comme moi), qu’on n’habite pas Paris (comme moi), qu’on n’a pas fait histoire de l’art à la fac (comme moi). Après, les aventures d’Arman et de Lucie, et de Benjamin le copain d’Arman, et même un peu de Katia la copine orthophoniste de Benjamin, de Lucie la sœur barrée new age d’Amélie, de Jan le cousin gothique dépressif des montagnes de Katia… feront sourire et s’interroger plus encore, et puis frémir et carrément rigoler, et puis plus du tout.

C’est comme ça, ce conte de cinq fois deux saisons qui font deux ans et un chouïa, avec ses embardées fantastiques, ses moments où il ne se passe rien, ses rebondissements à coup de poignard ou de bonzaï, ses rites familiaux et générationnels, ses rencontres avec la maladie, une ancienne amoureuse, le dur désir de durer jeune qui se fracasse contre un petit changement de couleur sur un tube en plastique, et le silence au milieu de l’amour, et la colère.

Sébastien Betbeder filme tout cela, comme on enchainerait les gestes d’une danse facile, comme on alignerait presque sans y penser les phrases d’une chanson de variété, d’une chanson de Michel Delpech, tiens, celle qu’Arman retrouve dans les profondeurs de son iPod, à vélo la nuit dans une rue du Marais. Il fait ça, Beitbeder, cette chose nécessaire et incroyablement difficile: raconter l’histoire la plus banale comme si elle était exceptionnelle, comme si elle arrivait pour la première et unique fois – ce qui est le cas évidemment pour Arman et Amélie, ce qui a peu ou prou été le cas de chacun et chacune, à sa manière. (…)

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Beauté de la pitance incertaine

La Jalousie, de Philippe Garrel, avec Louis Garrel, Anna Mouglalis, Rebecca Convenant, Olga Milshtein, Esther Garrel. 1h17.

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Ce n’est pas une histoire de jalousie. C’est une histoire d’amour. Des histoires d’amour qui se croisent et s’entortillent et se heurtent, alors il y aura aussi de la douleur, bien sûr. Et des rires. Et la jalousie évidemment, mais pas tellement dans son sens immédiat, un peu mesquin, plutôt comme une tension sous-jacente, un désir si vaste qu’il ne peut pas ne pas rester en partie inassouvi. Des histoires d’amour, donc: celle qui est au milieu entre Louis et Claudia, celle de Clotilde que Louis a quittée, les amours du théâtre et l’amour du théâtre, les amours entre la petite fille, Charlotte, et son père Louis, sa mère Clotilde, l’amie de son père Claudia, les autres, et puis l’homme que rencontre Claudia.

Ce n’est pas marabout de ficelle, ce n’est pas La Ronde et ses enchaînements virtuoses. C’est un monde en x dimensions qui se déploie sous nos yeux dans la splendeur d’un Scope noir et blanc venu du fond des temps, le temps de l’amour, le temps du cinéma et de l’amour du cinéma aussi. Oui.

Et ces dimensions sont toutes nécessaires, toutes vibrantes, toutes saturées d’échos qui sont celles de nos vies à nous aussi bien que celles des grands récits amoureux, des mythes et fables éternels —et aussi bien sûr, pour qui ça intéresse, des échos de la vie de la tribu Garrel, la lignée des hommes (Maurice, Philippe, Louis), les femmes qu’ils aiment ou aimèrent, qui les aiment et les aimèrent. Et même Esther, la sœur de Louis, à la ville comme à la scène.

C’est intime mais pas indiscret, au contraire plutôt un moyen de partir de ce qui est connu pour mieux écouter ce qui est inconnu et pourtant se joue, la séduction entre la grande et la petite fille, la tristesse entre la maman et la gamine dans l’appartement déserté, l’angoisse des rôles qui ne viennent pas qui réveillent les échos de La Vie d’artiste du vieux Ferré, les copains au théâtre, ce qu’ils savent et ne savent pas faire pour que la vie aille.

La Jalousie ne s’occupe que des choses vraiment importantes (…)

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LIRE L’ENTRETIEN AVEC P. GARREL

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Philippe Garrel: “Un film tombe toujours dans votre jardin”

Entretien à propos de son film La Jalousie

(lire la critique)

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Louis et Philippe Garrel en tournage

Pourquoi ce titre, La Jalousie ?

Durant les six mois qu’a duré l’écriture du scénario, il y avait ce titre sur le manuscrit, il était posé sur ma table de chevet, je me suis endormi chaque soir avec ce titre et réveillé chaque matin. Donc j’ai pensé que c’était possible de le garder. Un jour, j’avais essayé d’appeler un film La Discorde, et très vite j’avais rejeté le mot, ou le mot m’avait rejeté. Pourtant la jalousie c’est pire que la discorde, mais c’est aussi quelque chose que tout le monde a ressenti, et que tout le monde se reproche, il y a un versant qu’on tente d’éclairer. La jalousie est une énigme, à laquelle tout le monde a eu affaire.

 

Il y a aussi les deux titres de chapitres, « J’ai gardé les anges » et « Le feu aux poudres ».

Je le fais souvent, ça me sert quand je tourne. Ensuite je me pose la question de les enlever, et finalement j’ai envie de les garder même si ce n’est pas très cinématographique. C’est une manière de garder le moment de naissance du film près de moi.

 

Le titre « J’ai gardé les anges » est assez mystérieux.

L’expression vient d’un vieux professeur du lycée Montaigne, qui a été très important pour moi, et qui est représenté dans le film par l’homme âgé que va voir Louis à la fin, celui qui lui dit qu’il comprend mieux les personnages de fiction que les êtres dans la vie. J’ai vu ce prof de français jusqu’à ce qu’il soit très âgé, je me souviens que la dernière fois que nous nous sommes rencontrés je lui ai demandé : « vous ne croyez toujours pas en dieu ? » et il m’a répondu « Non, mais j’ai gardé les anges ». ça m’est resté. Après il est mort. Bien sûr dans le film la formule renvoie plutôt au fait d’avoir gardé les enfants, au fait que la rupture entre l’homme et la femme n’a pas impliqué de cassure avec la petite fille.

 

Le film est co-écrit par Caroline Deruas, Arlette Langmann, Marc Cholodenko et vous. Quatre scénaristes, c’est beaucoup, non ?

Oui, c’est la première fois que j’y arrive, je trouve que c’est intéressant. Deux hommes et deux femmes. En fait on a écrit la première version en trois mois, à toute vitesse. Ensuite il ne s’est agit que de petits ajustements.

 

La présence d’Arlette Langmann  au scénario, de Yann Dedet au montage, et même de Willy Kurant suggère la référence à Maurice Pialat[1].

Exactement. Moi je n’ai jamais eu de problème à me référer à des maîtres, au sens des peintres qui étudiaient dans les musées. Il ne s’agit pas d’imiter, mais on est mieux armé si on sait s’appuyer sur ce qu’ont trouvé de grands artistes avant nous. Je suis un disciple de Bresson, de Godard et de Truffaut. Et il y a aussi d’autres références.

 

Cette multiplicité d’inspiration se retrouve dans le fait d’écrire à plusieurs ?

Pour moi il est important que le script résulte d’apports très différents. Le scénario final est un collage d’apport des quatre participants. On part d’un canevas très simple, et à partir de là, chacun choisit des scènes et les écrit de son côté, ensuite on les met ensemble et on regarde ce que ça donne, si on a assez pour que l’ensemble de l’histoire soit compréhensible. Après, la véritable unité de narration vient de l’écriture à la caméra, sur le tournage. Quelquefois deux personnes écrivent la même scène, chacune de son côté, on essaie ensuite de décider quelle version convient mieux.

 

Par exemple un ou une scénariste prend en charge les scènes au théâtre, un ou une autre celle avec l’enfant…

Non, pas du tout. Tout le monde prend des scènes partout dans le récit. C’est vraiment très libre, il faut juste qu’à un moment on ait, à nous quatre, parcouru l’ensemble du récit. A l’intérieur de ce déroulement, le fait de passer d’une scène écrite par un homme à une scène écrite par une femme apporte une diversité de sensibilité, de rapport au monde, qui est ce que je cherche. Une écriture masculine est souvent différente d’une écriture féminine.

 

Outre la différence des sexes il y a aussi la différence de génération, par exemple entre Arlette Langmann et Caroline Deruas.

Oui, ça compte aussi, même si je n’y accorde pas la même importance.

 

Le collage qui constitue le scénario est-il très proche de ce qu’on verra dans le film, ou reste-t-il de la place pour des changements ?

C’est vraiment l’histoire que nous avons écrite, telle que nous l’avons écrite, et pourtant il reste beaucoup de latitude sur le plateau. Il y a des parties improvisées, ce qu’on écrit n’est pas forcément dialogué, c’est souvent la situation en tant que telle qui m’intéresse. Quand la scène est écrite en privilégiant la situation sur les dialogues ou le déroulement dramatique, les acteurs ont de l’espace pour improviser.

 

Dans quelle mesure Louis intervient-il au scénario ? Vous savez dès le début qu’il jouera le rôle, vous travaillez avec lui depuis quatre films, c’est votre fils… Il est difficile d’imaginer qu’il n’influence pas la conception du personnage, qui d’ailleurs porte son prénom.

Il ne s’en mêle pas directement mais bien sûr nous, les scénaristes, savons qu’il jouera le rôle. Son personnage est écrit en pensant aux ramifications personnelles qu’il a avec telle et telle situation, le Louis du film lui ressemble évidemment. J’ai la chance d’avoir pu l’étudier, comme acteur, sur une longue durée, de même que, plus jeune, je l’avais fait avec mon père. Cela me sert beaucoup. De plus Louis improvise très bien, je sais qu’à l’intérieur du cadre qu’on lui a dessiné il saura inventer, qu’il évoluera bien, en apportant des choses qui viennent de lui.

 

Ce qui suppose de laisser malgré tout beaucoup d’espace aux acteurs.

Oui, Louis dit qu’il ne faut pas que les scènes soient soudées, il a raison. Cette ouverture permet que ce qui est écrit et ce qui est improvisé atteigne à une forme d’unité, et de vérité. Faire le film, pour moi, signifie en grande partie faire en sorte qu’il arrive. Comme si je le déposais. Quand je fais un film, je ne suis pas dans la volonté, ou dans l’accomplissement d’un projet qui l’aurait précédé. Il n’y a pas un fantasme du film suivi de sa réalisation, il n’y a que la pratique. En écrivant, en filmant, quelque chose se dessine, quelque chose apparaît dans l’acte de faire. C’est aussi ce que dit la chanson à la fin : laisse ici ton fardeau.

 

Quand vous parlez d’improvisation, d’apparition du film dans le moment où il se fait, cela veut dire que vous tournez sans savoir ce qui va se produire ?

Non non, pas du tout, on travaille énormément chaque scène. D’abord en répétition, puis sur le décor, puis après avoir choisi les positions de caméras, puis après que la lumière a été mise en place, avec la perche, etc. A ce moment-là, on n’a toujours rien tourné, c’est vraiment quand tout le monde a trouvé ses marques que je dis « moteur ». Et en principe on ne fait qu’une seule prise. Il faut qu’il se produise un incident important pour qu’on fasse une deuxième prise.

 

Pourquoi avoir tourné en format scope. Il vous aide pour votre manière de travailler ?

C’est le seul luxe de l’image auquel j’ai accès. J’utilise le vrai scope anamorphosé, en 35mm bien sûr. Il donne de très beaux résultats, en particulier, paradoxalement, dans les lieux exigus. Le système de prise de vue fait que la caméra attrape des choses qui sont à l’extrémité des deux côtés de l’image, et qui donne une ampleur que n’ont pas les autres méthodes. Mais pour cela il faut un cadreur exceptionnel comme est Jean-Paul Meurisse, capable de tourner en scope à l’épaule avec une précision parfaite. C’est ainsi que sont filmés la plupart des plans.

 

Il y a des choix de cadre très forts, très émouvants, d’autant plus qu’ils ne correspondent pas à une nécessité de narration. En particulier des gros plans, qui arrivent souvent alors que ce qui devait être dit l’a déjà été, et qui fonctionnent d’une autre manière.

Cela vient du cinéma muet. J’ai fait des films muets, j’adore le cinéma muet, j’en garde la trace même si je sais bien qu’aujourd’hui je ne trouverai plus la possibilité de réaliser un film muet. Pourtant j’adorerais, je sais que saurais le faire. Pour certains gros plans, j’utilise des objectifs particuliers, des optiques conçues pour filmer de très près et qui permettent de donner une expressivité incroyable aux visages.

 

Travailler avec Willy Kurant comme chef opérateur est se placer dans la continuité de votre longue collaboration avec William Lubtchansky ?

… et Raoul Coutard. Tout à fait. Eux trois sont porteurs d’une histoire exceptionnelle, ils ont fait les films les plus rapides du monde. Ça vient des années 60 mais ça ne s’oublie pas, Willy Kurant possède ça depuis Masculin féminin, ou Le Départ de Skolimowski. Ces trois-là sont des créateurs de la Nouvelle Vague, comme les réalisateurs ou les acteurs, ce sont des autodidactes qui ont fabriqués leur propre savoir, leur propre capacité de réponse à des situations.

 

Vous avez demandé quelque chose de particulier pour l’image ?

Pour le précédent film, Un été brûlant, qui était en couleur, j’avais demandé à Willy Kurant que les images ressemblent à des gouaches, et pas des peintures à l’huile comme pratiquement toutes les images couleur au cinéma. Et là, en noir et blanc, je lui ai dit que je voulais que cela soit comme du fusain. Pas du crayon noir. Et il a bien fait ça. Lui, comme Coutard ou Lubtchansky, comprennent quand on demande ça, ils ne se disent pas que c’est le réalisateur qui est en train de faire le poète, qui a des lubies. Ils travaillent la photo, la lumière, la pellicule qui n’était pas faite pour ça en principe. Et puis, et c’est le plus important, avec Willy, comme c’était aussi avec Raoul ou William, dès qu’il pose un projecteur il sait où le mettre pour que les gens soient beaux. Du premier coup ! Et pour tous les plans, sans jamais se répéter. C’est exceptionnel, surtout quand on doit tourner à toute vitesse comme c’était notre cas, je n’avais que 21 jours de tournage.

venezia-2013-la-jalousie-trailer-poster-e-nuove-foto-del-film-di-philippe-garrel-5-620x350Anna Mouglalis dans La Jalousie

Vous avez filmé Anna Mouglalis, et en particulier son visage, comme on ne l’avait jamais vue.

Il n’y a pas d’artifice particulier, je ne lui ai rien demandé de spécial sur son apparence, cela passe par des voies plus obscures. La relation entre notre vie et ce qu’on filme nous apparait, un film tombe toujours dans votre jardin. C’est ce qui a du arriver. Là aussi, il ne faut surtout pas être dans la réalisation de ce qui a été prévu en avance. C’est pour cela que le cinéma est un art collectif, il peut accueillir ce qui vient de tous ceux qui y participent, à condition qu’on leur en laisse la possibilité.

 

Par rapport à la plupart des cinéastes, vous cherchez de manière plus précise, plus directe, ce rapport à la vie. La Jalousie est un film sur les relations de couple et parents-enfants, co-écrit avec Caroline Deruas, interprété par votre fils et votre fille…

Oui, c’est un peu comme une opération chimique, j’associe des éléments qui la rendent plus visible et plus rapide, mais avec l’idée que cela concerne tout le monde. Que ce que je fais apparaître est comme un pigment qui d’une certaine manière colore toutes les vies. Le titre La Jalousie désigne ce phénomène, et il me semble que tout le monde voit tout de suite de quoi il s’agit, tout le monde a connu ça dans sa vie, depuis l’enfance, sous de multiples formes.

 

Esther Garrel est une actrice, c’est aussi votre fille et la sœur de Louis. Que recherchez-vous en la choisissant pour ce rôle ?

 C’est la part documentaire du film. Esther est la sœur de Louis et joue sa sœur, et moi je dessine mes enfants.

 

Avez-vous eu des difficultés particulières à diriger Olga Milshtein, la petite fille qui joue Charlotte, la fille de Louis ?

Non. C’est la fille de quelqu’un que je connais, qui travaille dans le cinéma. J’avais remarqué qu’elle était très drôle, avec beaucoup de présence. Mais je m’inquiétais, je n’ai jamais vraiment dirigé un enfant. Arlette et Caroline avaient écrit les scènes de Charlotte, et moi je me demandais comment j’allais m’y prendre. Et puis il se trouve que Jacques Doillon, qui est beaucoup plus fort que moi avec les enfants, avait aussi repéré Olga, et il a tourné Un enfant de toi avec elle. Du coup il lui a appris à être devant une caméra, et moi j’en ai profité. Je n’ai rien fait de spécial, je lui ai fait travailler ses scènes avec les autres comédiens, elle aimait ça. C’était proche de ma relation avec les autres acteurs, que j’ai pour beaucoup eu comme élèves au Conservatoire – y compris Louis, mais pas Anna, qui était aussi au Conservatoire, mais pas dans ma classe. Olga, elle, était une « ancienne élève » de Jacques Doillon.

 

D’où vient la scène inattendue où Anna Mouglalis lave les pieds du vieil écrivain ?

D’un désir d’image. A l’origine, il était écrit dans le scénario qu’elle lui faisait un massage. J’ai pensé que ce serait plus beau. Des idées visuelles, dans ce cas clairement des références à la peinture et à l’histoire sainte, prennent place dans la construction de la scène au moment du tournage, et transforment la scène. Une jeune femme qui lave les pieds d’un vieil homme, c’est une figure classique qui, à un moment, trouve sa place. Là aussi cette manière d’employer une figure visuelle forte, chargée d’histoire, vient du cinéma muet.

 

Un des aspects majeurs du film concerne les pères, le père absent, mort, de Louis et Esther, et les pères de substitution que se sont trouvé Louis et Claudia, avec le vieux professeur et le vieil écrivain. Les pères de substitution sont apparus comme un dessin émerge du tapis ?

Oui. Ce sont les femmes. Arlette Langmann et Caroline Deruas ont chacune écrit une scène avec un vieil homme. Comme je trouvais bien les deux scènes, je les ai gardées toutes les deux. J’avais envie de filmer des acteurs âgés, des gens qui ont beaucoup joué mais dont on ne connaît pas le visage. C’est mon père qui m’avait fait connaître notamment les deux acteurs du film, Robert Bazil et Jean Pommier. L’un était déjà dans Sauvage innocence, et l’autre dans Les Amants réguliers.

 

Comment avez-vous choisi Jean-Louis Aubert pour la musique ?

Il y a très longtemps, il m’avait fait passer le message qu’il aimerait travailler avec moi pour un clip. A l’époque je ne pouvais pas, mais l’idée était restée. Lorsqu’est sorti son dernier disque, Roc’éclair, je l’ai entendu dire dans une interview que le disque  était lié à la mort de son père. Peu après, mon père est mort. Caroline m’a offert Roc’éclair, et je trouvais très belle la manière dont il évoquait sans le dire ce qu’il avait éprouvé. Ensuite, pendant que je tournais La Jalousie, je cherchais une idée pour une musique très simple. Et voilà que Serge Catoire, le directeur de production, me propose de contacter Jean-Louis Aubert. Là aussi les éléments trouvaient leur place. J’ai fait une projection pour Aubert, il a aimé le film, et hop il a fait la musique tout de suite. Tout le film s’est fait ainsi, dans un mouvement rapide mais assez simple.

 

Vous ne lui avez rien demandé de spécial ?

Non, je lui ai juste dit que pour moi il fallait que ce soit comme des chansons, mais sans paroles. C’est ce qu’il a fait, il savait très bien.

 

Il y a une certaine continuité dans les musiques de vos films.

Oui, ce que je préfère sont les musiques écrites par des rockers, mais qui sont des balades. C’est ce qu’a beaucoup fait John Cale sur d’autres de mes films, cela me correspond bien. Il y a sûrement un côté générationnel dans le rapport à cette musique-là, depuis mes premiers films, depuis Les Enfants désaccordés en 1964 et Marie pour mémoire en 1967. Mais ce sont toujours des rencontres, on fait les films avec ce qu’on trouve sur son chemin.

 

Ouvre ton cœur, la chanson du générique de fin, n’a pas été composée pour le film ?

Non, c’est ce que Jean-Louis Aubert venait juste d’écrire quand on s’est rencontrés. Du coup il m’a dit : je fais ça, et il me l’a chantée à la sortie de la projection où je lui montrais le film. Lui et moi avons été d’accord que ça irait très bien.

 

NB : Une autre version de cet entretien figure dans le dossier de presse du film.

 

 



[1] Arlette Langmann a notamment été la scénariste de L’Enfance nue, Loulou et A nos amours et la monteuse de Nous ne vieillirons pas ensemble et de La Gueule ouverte, Yann Dedet a monté pratiquement tous les autres films de Maurice Pialat, Willy Kurant a été le chef opérateur de Sous le soleil de Satan.

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La «Marche» de l’histoire contemporaine

La Marche de Nabil Ben Yadir

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C’est une si belle histoire que manifestement, personne ne s’est demandé s’il était souhaitable de se poser à son sujet la moindre question de cinéma. Des gens (le réalisateur, le producteur, les comédiens, mais aussi l’éditeur du livre de Christian Delorme, le «curé des Minguettes», paru aussi sous le titre La Marche chez Bayard le mois dernier) se sont avisés qu’il convenait de commémorer ce geste effectivement digne de mémoire que fut la Marche pour l’égalité et contre le racisme, du 15 octobre au 3 décembre 1983, de la banlieue lyonnaise à Marseille, de Marseille à Dreux et de Dreux à Paris.Ils ont eu raison. Ceux qui ont entrepris d’en faire un film n’y ont vu qu’un moyen de donner de la visibilité à l’événement. Dont acte.

La composition du groupe de marcheurs, les péripéties de leur odyssée, les manœuvres de ceux qui cherchèrent à les bloquer ou à les récupérer fournissaient une trame narrative imparable. Avec de surcroît une solide interprétation, le film emporte une adhésion et une émotion au service d’une cause qu’ici, on ne songe pas une seconde à remettre en question.

Solide docu-fiction usant quand elle le peut de quelques archives, la reconstitution de Nabil Ben Yadir construit un monument mémoriel et sentimental qui pourrait n’être qu’un hommage à une initiative remarquable d’un petit groupe de Français du début des années 80. Emmenés par Olivier Gourmet en prêtre des banlieues, Hafsia Herzi en lumineuse égérie et le très tonique Vincent Rottiers, avec le soutien de Philippe Nahon en bougon compagnon de route et de Jamel Debbouze, ludion solidaire et farfelu, les marcheurs du film tracent un parcours rectiligne à travers la France pluvieuse de l’automne 83 vers la reconnaissance émue de tous les démocrates dignes de ce nom.

Hélas pour nous mais, du moins, heureusement pour le film, celui-ci trouve pourtant, chemin faisant, une autre dimension, plus complexe, plus troublante, plus travaillée d’incertitude. (…)

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Cinéma français: trois victoires et un chantier

cinemafrancaisSur la signature de la convention collective comme sur les négociations transatlantiques et les systèmes d’aide nationaux à la production, le secteur a remporté en 2013 des succès qui ne doivent pas masquer le problème auquel il est confronté: celui du «toujours plus».

L’année 2013 aura été marquée par trois grands combats qui ont animé le cinéma français: un combat en interne et deux vis-à-vis d’adversaires extérieurs.

Le premier concerne la signature de la convention collective, les deux autres le refus d’inclure la culture et l’audiovisuel dans les négociations transatlantiques dites TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership) et la tentative de Bruxelles de remettre en cause les systèmes d’aide nationaux à la production lors de la rédaction de sa nouvelle réglementation (que la Commission européenne nomme «communication»).

Ces trois combats ont donné lieu à une intense mobilisation et se terminent par ce qu’on peut considérer comme des victoires. D’importants aménagements au projet initial de convention collective ont éliminé une grande partie des inquiétudes suscitées par la formulation initiale; grâce à l’engagement au plus haut niveau des autorités françaises, le périmètre des négociations TTIP a été modifié; l’UE vient finalement de publier sa «communication» dans des termes d’où a disparu l’essentiel de ce qui inquiétait les professionnels et les responsables du ministère de la culture et du CNC —ainsi que les parties concernées dans le reste de l’Europe, mais il est clair que c’est l’activisme français qui a été décisif pour infléchir le projet idéologique ultralibéral des commissaires européens.

Dans chaque cas, une étude fine montrerait que ces constats de victoire mériteraient d’être nuancés, mais ils n’en sont pas moins exacts pour l’essentiel. Et ils attestent à nouveau de l’impressionnant pouvoir de mobilisation de la communauté cinématographique, qui comprend à la fois les différents secteur professionnels et les pouvoirs publics directement concernés, même s’ils ne jouent pas exactement selon les mêmes règles —à cet égard, le fait que les techniciens, seuls bénéficiaires de la première convention collective, se soient retrouvés de fait en opposition avec le reste de la profession est un grave «dommage collatéral» qui ne restera pas sans effet.

Mais surtout, ce triple heureux résultat ne doit pas masquer l’existence d’un véritable problème de fond à l’intérieur même de ce cinéma français si prompt et si adroit à se mobiliser contre des dangers immédiats.

Cette même année s’est ouverte sur une polémique déclenchée par le producteur et distributeur Vincent Maraval, polémique dont le retentissement inattendu aura tenu à ce qu’il cristallisait des inquiétudes, des blocages et des dérives qui n’ont, eux, pas disparu.

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Lautner avant Lautner

monoclenoirlautnerPaul Meurisse dans Le Monocle Noir de Georges Lautner (1961).

Georges Lautner est mort le 22 novembre. Il était âgé de 87 ans. Il est le réalisateur de 40 films entre 1958 et 1992, dont un grand nombre, comédies et polars, ont été de grands succès. S’il entre dans l’histoire du cinéma, ce sera surtout comme signataire d’une comédie policière devenue «culte», Les Tontons flingueurs, dont le véritable auteur est son scénariste-dialoguiste Michel Audiard, fabriquant de répliques devenues des bons mots répétées à l’envi dans les diners ou devant les zincs.

Lautner aura incarné à la perfection cette idée de l’exécutant fiable, capable de s’adapter au terrain, aux difficultés de tournage et aux états d’âme des vedettes: une «garantie de bonne fin» (comme on dit dans les assurances) pour les producteurs. Pourtant, au tout début de sa carrière, il aura entrebâillé brièvement la possibilité de propositions un peu plus personnelles.

C’est le cas avec le méconnu Arrêtez les tambours, son troisième film en 1960, chronique d’une petite française durant l’Occupation cherchant à tenir un discours non-manichéen à une époque où ce n’était guère de mise. La même année, un autre film dans le même esprit, Les Honneurs de la guerre de Jean Dewever connaitra la même obscurité. Ensuite, la trilogie des Monocle avec Paul Meurisse (Le Monocle noir, 1961, L’œil du monocle, 1962, Le Monocle rit jaune, 1964) fait preuve d’une originalité loufoque, prête à quelques audaces de stylisation, de celles qu’on préfère d’ordinaire admirer chez les comiques anglo-saxons alors qu’il s’agit d’une production très franco-française. Le Monocle est sans doute un des seuls ancêtres locaux des OSS 117 du tandem Hazavanicius-Dujardin. Sous la houlette du patron de Gaumont, Alain Poiré, le réalisateur avait déjà commencé sa longue carrière d’exécutant modèle dont il ne sortira presque plus.

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