Qu’Allah bénisse la France d’Abd El Malik, avec Marc Zonga, Larouci Didi, Mickaël Nagenraft, Matteo Falkone, Sabrina Ouazani, Mireille Perrier. Durée : 1h36. Sortie le 10 décembre.
Dès les premiers plans, noir et blanc soigneusement travaillé captant comme à la volée des scènes dans une cité de banlieue, l’affaire semble entendue. Le film d’Abd Al Malik prend modèle sur La Haine de Mathieu Kassovitz. Plus tard, on lira dans le dossier de presse que le réalisateur revendique cette référence, rendant un hommage appuyé à son ainé. Or, apparemment sans le savoir, Qu’Allah bénisse la France fait exactement le contraire du film de Kassovitz.
A l’opposé de la machine efficace et malhonnête qui, d’emblée, décidait de l’issue de l’enchainement d’événements agencés pour produire un maximum d’effets, au mépris de la réalité des quartiers et de ses propres personnages, le nouveau film ne cesse de suivre les méandres possibles, les embranchements ouverts d’un écheveau de relations autour de son personnage principal.
Non que le réalisateur ignore ce qu’il doit advenir à celui-ci, puisqu’il s’agit de nul autre que de lui-même. Non même qu’il doive dissimuler à tout prix au spectateur ce qui va arriver puisque le jeune homme issu du Neuhoff, quartier « difficile » de Strasbourg et devenu un rappeur reconnu, a raconté sa trajectoire dans un livre déjà intitulé Qu’Allah bénisse la France ! (Editions Albin Michel). Pour passer à la mise en scène, il semble qu’il lui a été utile de se référer au « film de banlieue » le plus connu – et ses producteurs ont voulu qu’il recoure au même chef opérateur, Pierre Aïm. Dont acte. Son film est pourtant une réussite pour des raisons qui ne tiennent qu’à lui-même, et qui se situent aux antipodes de son réputé modèle.
Abd Al Malik a trouvé en Marc Zinga un alter ego impressionnant de présence et de tonus, mais aussi, qualité indispensable, d’opacité. Il a trouvé ou retrouvé entre les barres de son quartier natal un sens de l’espace et de la vitesse qui vient peut-être d’une longue pratique des lieux, mais il y montre une capacité à jouer de l’organisation visuelle de ces espaces qui dénotent un authentique cinéaste, tandis l’usage rythmique des vitesses vient possiblement de sa pratique de musicien.
Surtout, brossant avec un mélange de précision documentaire, de liberté stylistique et de lyrisme l’image complexe d’un espace social composite, où cohabitent, s’allient et s’affrontent des personnalités, des pratiques, des visions du monde très différentes, bref rompant avec cette uniformisation mi-terrifiante mi-fascinante de « la » banlieue » et de ceux qui y vivent (le péché capital de La Haine), il a réussi un film remarquablement ouvert.
Le lycéen Régis devenu Abd Al Malik est lui-même à l’intersection de multiples voies, et il ne choisira pas toujours le même type de solutions, études sérieuses, musique, diverses formes de délinquance, attachements à des amitiés de jeunesse qu’il est aussi nécessaire de ne pas trahir que de ne pas s’y laisser enfermer, rapports à l’islam, aux attachements culturels, communautaires, religieux, mariage. Qu’Allah bénisse la France regorge de scènes fortes, certaines s’inscrivent avec talent dans les passages obligés du genre, d’autres y dérogent totalement.
Sa construction ne cesse de déjouer tout fatalisme (cette horrible petite machine scandée chez Kassovitz par le gadget « jusque là tout va bien », qui a déjà décidé, pour les spectateurs et pour les personnages, de la fatalité du destin). Sans doute parce qu’il l’a vécue (sans en faire une règle : des cinéastes ont su approcher de manière ouverte des situations qui n’ont pas été les leurs, et Abd Al Malik a bien raison de citer comme autre référence Rocco et ses frères), sa manière d’aborder cette histoire reste en permanence, pour les protagonistes comme pour ceux qui y assistent, une expérience des possibles – dans ce qu’ils ont de plus angoissants comme de plus prometteurs.
Avec une verve réjouissante dans la caractérisation des personnages qui entourent le jeune homme, et le recours à de multiples régimes de langage loin de s’exclure entre eux, ce qui a l’avantage de les « défolkloriser », le cinéaste compositeur-interprète de Gibraltar trouve également des ressources dramatiques sans doute inspirées du rap, de ses usages de la répétition, de la variation, de la bifurcation dans les mots, de glissements de sens qui affirment et interrogent à la fois.
Spectacle prenant et très beau refus des assignations à résidences (y compris dans les cages de la fiction), Qu’Allah bénisse la France est un exemple lumineux de la manière dont la mise en scène peut participer de représentations de gens qui, contre les clichés, peuvent écrire leur propre histoire, individuellement et collectivement.
lire le billetMateo Falcone d’Eric Vuillard, avec Hugo de Lipowski, Florian Cadiou, Thierry Levaret, Pierre Moure. 1h05. Sortie le 26 novembre 2014.
Il arrive qu’un bon écrivain tourne aussi des films –et qu’un bon cinéaste publie des livres. Il est sans exemple que sortent à la même saison un des meilleurs romans de l’année et un film tout à fait remarquable, portant la même signature, celle d’Eric Vuillard. Quoi qu’en aient décidé les jurys des prix littéraires, Tristesse de la terre (Actes Sud) est assurément un des plus beaux livres parus cet automne. Et Mateo Falcone est une des seules propositions de cinéma véritablement mémorables en ce dernier trimestre surpeuplé de films prévisibles et oubliables.
Vuillard n’a pas les deux pieds dans le même sabot. L’an dernier, il se signalait en publiant simultanément deux ouvrages aussi remarquables l’un que l’autre, Congo et La Bataille d’Occident (également chez Actes Sud). Le doublé de cette année est lui seulement apparent, Mateo Falcone ayant été tourné en 2008. Mais le film (1h05) partage avec les livres leur concision et une ambition comparable, même s’il semble que ce soit par un biais artistique différent.
Alors que les trois ouvrages sont des créations constituées d’éléments factuels très précis centrés autour d’un événement politique de première magnitude (la colonisation, la Première Guerre mondiale, le génocide des Amérindiens), le film est une adaptation de la nouvelle éponyme de Prosper Mérimée et s’inscrit immédiatement sur un horizon mythologique, dégagé de tout ancrage temporel ou géographique particulier.
C’est pourtant bien la même quête, esthétique et politique, qui les anime: (…)
Mercuriales de Virgil Vernier, avec Ana Neborac, Philippine Stindel. 1h44. Sortie le 26 novembre.
Elles sont deux tours, Levant et Ponant, les usagers du périphérique parisien connaissent bien leur faux air de World Trade Center. « Les Mercuriales » est écrit sur chacune. Elles sont deux filles, Lisa et Joane. Une vient d’Europe centrale, l’autre de la banlieue. Travaillant dans les tours comme hôtesses d’accueil, les deux filles deviennent amies. On voit un peu de l’organisation intérieure des tours, la sécurité, les coins cachés et essentiels. On voit un peu le fonctionnement intime des filles, leurs angoisses, leurs pulsions, les angles secrets de deux sœurs d’élection, si semblables et si différentes.
« Mercuriales », ce mot qui veut dire plein de choses (une assemblée, une mauvaise herbe, une réprimande), s’inscrit sur le ciel de Bagnolet, et sur celui de l’Olympe, invocation mythologique abstraite qui, comme tous les choix de mise en scène, n’affirme rien, n’énonce rien, mais suscite une sorte vibration intérieure à la captation de réalités triviales.
Virgil Vernier semble déambuler presqu’au hasard, il suit un jeune vigile, se laisse attirer par cette jeune femme qui exhibe ses seins refaits, suit une trajectoire, en croise une autre. D’autres figures apparaissent autour de Lisa et Joana, la colloc black et sa petite fille dont les deux amies s’occupent, un fiancé pour la colloc, un Gaulois passé musulman rigoriste… D’autres lieux (boite de nuit, maison abandonnée, cour de HLM, échangeur, mairie…), d’autres états (euphorie, fureur, déprime, espoir…). Où a lieu cette scène de bacchanale grotesque, archaïque, filmée avec une vieille caméra vidéo ? Quel est le site de ces scènes de spectacle pornographie ? Dans quelle contrée ces soldats armés de mitraillette patrouillent-ils parmi les enfants et les ménagères ? La réponse est la même, évidente : dans Mercuriales.
Extrêmement réaliste mais porté par une sorte de légèreté poétique, de fluidité sensible qui dérive de scène en scène, Mercuriales construit un univers, à la fois microcosme entre ces deux filles élancées comme des tours, impeccablement design elles aussi, et monde immense, monde d’aujourd’hui approché dans la tonalité d’un conte sans âge. «Cette histoire se passe en des temps reculés, des temps de violence. Partout à travers l’Europe une sorte de guerre se propageait. Dans une ville il y avait 2 filles qui vivaient…» entend-on à plusieurs reprises.
La violence et le territoire comme longitude et latitude de cette humanité, de cette féminité, de cet assemblage de joie, de vide et frayeur.
Virgil Vernier, dont c’est le sixième long métrage, devient de plus en plus visible dans le paysage du jeune cinéma français. Après le documentaire Commissariat (2009) et le moyen métrage Orléans (2012). Révélé grâce à la sélection ACID au dernier Festival de Cannes, Mercuriales impose la singularité de son regard, de son approche d’un monde réel considéré comme seule question qui vaille, d’autant mieux qu’il est perçu grâce aux puissances de fantastique qu’il recèle.
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Bande de filles de Céline Sciamma, avec Karidja Touré, Assa Sylla, Lindsay Karamoh, Mariétou Touré. Sortie le 22 octobre 2014 | Durée: 1h52min
Grand 1 petit 2: ça s’envole! Il y a eu un petit 1, bref et nécessaire, de présentation de Marieme, sa vie, son enfermement, et puis la rencontre avec Lady, Adiatou, Fily. La vie de Marieme, adolescente noire d’une banlieue de Paris, c’était plutôt la non-vie, un labyrinthe d’interdits et de blocages, les contraintes de la famille, du collège, du sexisme, du racisme, d’une pauvreté qui pour n’être pas la misère n’en est pas moins misérable. Entrelacs sinistre. Et puis, comme une ouverture, une trouée, la rencontre des trois autres, jeunes filles noires comme elles, habitantes de la cité comme elle, mais en groupe, en force, en rage et en joie. Des lascardes qui flanquent le souk dans le métro mais pas que. Et l’évidence, la nécessité presque, qu’elle complète ce qui va devenir ce quatuor infernal.
Infernal d’énergie, de vitalité, d’affirmation de son corps, de ses désirs, de ses ressources qui, quand Marieme était seule, semblaient presque inexistantes, et se révèlent considérables: cela s’appelle la jeunesse, cela s’appelle la beauté, cela s’appelle la fierté. Il y a de la joie et de la colère mêlées, et dans une sorte de symbiose assez miraculeuse, Céline Sciamma et ses quatre interprètes embrasent cela, de jeux enfantins en bagarres à la dure, de danses en dérives. Et à l’occasion en se fabriquant des parenthèses rien qu’à elles, une chambre d’hôtel comme un trou du continuum espace-temps, une chanson de Rihanna comme une extase.
Ce sont les corps, ce sont les mots, ce sont les visages et le bagou et les mimiques, Bande de filles devient une sorte d’ode endiablée à un principe vital qui participe de tout ce qui définit ses protagonistes –jeunes, filles, noires, de banlieue– et ne cesse d’échapper à ces définitions, de les excéder sans les renier. Et c’est ce très heureux parti-pris, qui défait la sociologie appliquée, d’élire uniquement des personnages noirs, choix esthétique au meilleur sens du mot, en ce qu’il construit une grand nombre de possibilités visuelles, sensitives, tout en révoquant toute question ethnique ou communautaire.
Alors bien sûr il y aura un grand 2, lorsque Marieme rompt avec la bande, part se construire différemment, sous un nouveau nom. (…)
Casse de Nadège Trebal. Durée : 1h27. Sortie le 1er octobre.
Il y a des hommes – des femmes aussi, mais très peu. Il y a ces voitures sans nombre, parfois sans forme. C’est la casse. La casse est la métaphore de tout ce que voulez – je veux dire qu’elle renvoie vraiment à une infinité de sens, et plus encore le mot qui la nomme, surtout sans article.
Il y aura bientôt un demi-siècle, avec le plus long travelling de l’histoire du cinéma, le Week-end de Jean-Luc Godard faisait de l’accumulation des voitures brisées l’image même d’une catastrophe de civilisation, catastrophe toujours déjà advenue et grosse d’un probable pire jusqu’à l’extrême. Les hectares de carcasses du film de Nadège Trebal accueillent cette vision apocalyptique, mais presque comme en passant. Parce qu’il y a des hommes.
Des hommes qui… travaillent ? Pas forcément, pas tous, ou alors il faudrait revoir sérieusement le sens du mot « travail ». Mais des hommes qui agissent, assurément. Ils démontent, ils dévissent, ils tirent et ils poussent, ils s’activent avec énergie, savoir-faire, maladresse, inventivité, audace, perplexité, humour. Et on se prend à se demander pourquoi le cinéma ne montre jamais ça : le travail mécanique.
C’est formidable, le travail mécanique, ce sont des efforts inouïs, des réflexions subtiles, des erreurs monumentales, des gags fulgurants et des drames terribles – il n’y a que le burlesque muet, génial enfant cinématographique de l’âge des machines, qui aura su bien utiliser cette pratique.
La réalisatrice et sa caméra regardent ces hommes en action, elles observent les gestes, les vêtements, les outils, les visages, les corps. Elles regardent bien, c’est à dire qu’elles voient – et font voir – plein de choses à la fois. Ceux qui s’y connaissent à fond et les amateurs essayant de récupérer une pièce bon marché, les rusés, les costauds, les maladroits, les « l’union-fait-la-force ».
La cinéaste et sa caméra voient aussi que la plupart sont d’origine étrangère, c’est comme ça, on saura ou pas s’ils sont nés ailleurs ou descendants plus ou moins lointains d’immigrés arabes, africains, asiatiques, est-européens, roms…
Elles voient, et font voir cela, qui n’était carrément pas prévu : ces hommes sont beaux. Tous. Chacun à sa manière. On ne sait pas où la réalisatrice trouve cette capacité à filmer avec autant de dignité et, oui, de grandeur, ces garagistes de banlieue, ces adolescents de cités, ces employés bricoleurs, ces retraités venus pour rendre service à un pote. On sait qu’il y a un réel plaisir à les regarder, et à les écouter.
Parce que voilà : Casse est aussi, peut-être surtout, un film de paroles, même si ces paroles ne pourraient pas exister sans les gestes, et les images. En même temps qu’ils s’activent sur les mâchoires de freins rétives, sur le delco coincé, le joint de pare-brise réfractaire ou les jantes rétives, tous ces messieurs parlent. Ils disent… ce qu’ils ont à dire, là, à ce moment, dans ce contexte deux fois particulier : démonter des pièces de voiture dans une casse, être filmé par une caméra de cinéma.
Certains parlent mécanique, certains échangent des blagues, d’autres racontent leur vie. Et c’est non pas la même chose, pas plus que leurs histoires ne se ressemblent, oh non !, mais c’est en légitime continuité, en contiguïté de fait, comme le côte à côte des Mercedes et des Lada, des carrosseries encore rutilantes et des épaves rouillées.
Et là, exactement là, il se passe un truc un peu miraculeux. A l’intersection des gestes de mécaniques et des récits, d’abord imperceptiblement puis de manière plus en plus manifeste, c’est un monde immense qui se déploie imaginairement – un monde infiniment plus vaste que la pourtant gigantesque casse au Sud de Paris, et peuplé d’êtres encore plus fantastiques que les improbables sculptures que deviennent les voitures usées ou accidentées, et les monstrueux bulldozers qui les manipulent avec une nonchalance distante, qu’on dirait méprisante.
En quoi l’usage de clés à molettes et de marteaux s’associe-t-il de manière si féconde à des récits de voyages au pays, d’accompagnement d’une fille qui fait des études, de souvenirs d’une arrivée en France comme esclaves briseurs de grève dans les années 70, de tragique traversée des mers ou de voyages d’affaires tropicaux chargés de pièces ici sans valeur et ailleurs convoitées ? On ne sait pas. Et on appelle « cinéma » cette absence de savoir.
lire le billetSaint Laurent de Bertrand Bonello, avec Gaspard Ulliel, Louis Garrel, Jérémie Renier, Léa Seydoux, Amira Casar, Aymeline Valade, Micha Lescot et Helmut Berger. Durée: 2h30. Sortie le 24 septembre 2014.
Bien malgré lui, le nouveau film de Bertrand Bonello s’est retrouvé, dès avant sa présentation en compétition officielle à Cannes ou même son achèvement, dans une situation complexe, à la fois périlleuse et faussée. Il s’est en effet trouvé au cœur d’une guerre comme le cinéma n’en a jamais connu: s’il est arrivé par le passé qu’un homme riche et puissant tente d’empêcher l’existence d’un film le concernant, et parfois y parvienne, on ne connaît pas d’exemple de potentat ayant adoubé un autre film pour torpiller le projet qui lui déplaît, comme l’a fait Pierre Bergé avec l’inintéressant biopic réalisé par Jalil Lespert. Fort heureusement, il faut moins de dix minutes au cinéaste de L’Apollonide pour balayer ce qui bourdonnait et papillonnait autour de son nouveau film et imposer sa rigueur, sa beauté et sa liberté.
Les grandes dates qui scandent, pas dans l’ordre, le surgissement de moments décisifs, inscrivent le cadre temporel, de 1967 à 1977, avec une brève incursion à la fin des années 80, une encore plus brève au début des années 60. Saint Laurent n’est pas une biographie filmée, c’est l’histoire d’une époque bien particulière racontée sous un angle bien particulier. Et c’est la mise en jeu infiniment précise et riche de suggestions autour d’une idée.
Dès la première séquence, située dans l’atelier de haute couture et où se combinent travail collectif, exigence extrême, hiérarchie rigide, rapport très concret à des matières et à des gestes, et tension vers une idée sinon un idéal, il vient naturellement à l’esprit qu’on assiste aussi à un film sur le cinéma, un film où un cinéaste met en scène, de manière détournée, la manière dont on fait un film.
C’est le cas en effet, mais pas seulement: accompagnant les embardées autodestructrices, les vertiges hédonistes et les lubies exhibitionnistes de son héros, sans oublier aussi de prendre en compte les stratégies capitalistiques et commerciales menées d’une main de fer par Pierre Bergé créant les conditions matérielles de l’essor foudroyant du style Yves Saint Laurent, de la marque Yves Saint Laurent, finalement de la star Yves Saint Laurent, le film s’approche comme rarement du mystère même de la création artistique. Ce mystère n’élimine nullement la mythologique romantique de l’artiste démiurge torturé par ses pulsions créatrices, approche qui n’est trompeuse que si elle prétend résumer et définir des situations autrement complexes. (…)
3 Cœurs de Benoit Jacquot, avec Benoît Poelvoorde, Charlotte Gainsbourg, Chiara Mastroianni, Catherine Deneuve, André Marcon. 1h46. Sortie le 17 septembre.
Un quart d’heure après le début du film, Marc, le personnage de Poelvoorde, passe un scanner. On voit un cœur, le sien, un organe tel que le montre l’imagerie médicale. Ce n’est pas ce que montrera 3 Cœurs, film entièrement construit sur les possibles et impossibles accords entre les battements des sentiments de ses trois protagonistes. Par sa manière de rendre visible ce qui ne l’est pas grâce à des représentations codées, il y a pourtant bien quelque chose de l’imagerie médicale dans la manière de Benoît Jacquot de raconter la double histoire d’amour de Marc avec Sylvie et Sophie (Charlotte Gainsbourg et Chiara Mastroianni), les deux sœurs, les deux filles de la reine mère de cette petite ville de province que joue Catherine Deneuve.
On entend donc déjà l’héritage du conte, celui du théâtre du quiproquo amoureux –du Songe d’une nuit d’été à Feydaux en passant par Marivaux. Et en même temps la chronique d’une ville de la province française d’aujourd’hui, et le jeu avec un certain état du cinéma français dont ces trois actrices sont l’incarnation, chacune d’une manière très particulière. Comment agencer tout cela en un mouvement inévitablement composite, paradoxal, contradictoire? C’est tout le suspens de ce film, porté par les variations d’accords entre les mouvements de ce qu’on appelle, faute de mieux, la vie.
Le cœur de Marc est malade. Dans les situations de tension il s’affole, le film est ainsi, diastole de la passion et systole du quotidien, singularité des tempi affectifs de chacun. La vie est en crise (cardiaque), mais il y a quoi d’autre? Entre celle rencontrée par hasard une nuit et avec qui, au fil des pas des mots et des gestes et des lumières s’était établi un miraculeux unisson privé de lendemain et celle rencontrée dans le scénario d’un ménage, d’une famille, d’une inscription sociale, entre la relation avec la sœur S1 et la sœur S2 (il y a une équation, plutôt de chimie que de maths, au principe du film), mais aussi entre Paris et la province, entre le temps long de la vie de couple et le temps fulgurant de l’embrasement amoureux, entre l’impératif de vérité face à la tricherie d’un politicien et la terreur de la vérité qui va détruire l’être aimé, s’enclenchent un infini agencement des exigences légitimes et des contraintes asphyxiantes qui seraient comme le battement même de nos existences humaines.
Le chiffre «3» du titre désigne les trois personnages entre lesquels s’instaure le récit, bien sûr. Il dit surtout l’excès ou le dévoiement du chiffre «2» comme principe organisateur de toute vie sociale, sentimentale, psychique, etc. Ce «3» là ce n’est pas 2+1, c’est 2+ (ou -) l’infini, l’autre chose, le différent. L’infarctus du désordre dans les battements binaires est une réelle menace, mais l’absence de ce désordre étouffe et anéantit l’humain, le vivant.
Il y a un scénario au film de Benoit Jacquot, bien sûr, un scénario apparemment très classique mais en fait assez bizarrement construit, avec des moments qui semblent ne jamais devoir finir, des ruptures de ton, des sauts dans le temps, dans l’espace, dans les types d’image, dans les systèmes de récit, qui sont autant de demi-silences, de crescendos, d’andante et de pizzicati, etc. On matérialiserait plus exactement ce film-là, signé du réalisateur de Tosca devenu depuis metteur en scène d’opéra, avec une partition musicale qu’avec un script dans sa forme classique. Y compris les nouvelles syncopes que permettent, ou imposent, Skype et les SMS.
Changeant de registre comme on change de clé, le film s’offre des embardées qui sont comme des commotions, d’une maison bourgeoise à un paysage (enfantin, forcément) de grottes et de cabanes et de désert à l’aube, parfois avec la mémoire des usages les plus beaux qu’avait fait François Truffaut de la voix-off, comme lorsque la voix de Jacquot énonce «Il était… heureux». Bien que cela soit vrai, parce que cela est vrai, un abîme est passé dans ces points de suspension. Et presque tout ce que le film prend en charge, ce qu’il «raconte», comme on dit, se construit dans des affaires de rythmes, qui ne sont évidemment pas seulement des affaires de vitesse ou de lenteur –même si ça aussi. (…)
Métamorphoses de Christophe Honoré, avec Amira Akili, Sébastien Hirel, Mélodie Richard, Damien Chapelle, George Babluani. 1h42. Sortie: 3 septembre.
Sur la photo ci-dessus, vous voyez deux jeunes gens d’aujourd’hui, qui s’appellent Sébastien Hirel et Mélodie Richard. Et vous voyez Jupiter et Junon, dieux du panthéon romain. Pas possible ? Pourquoi moins possible que d’accepter d’identifier Batman ou Captain America à partir d’une imagerie fabriquée autour de Californiens bodybuildés ? C’est quoi la formule magique de la croyance, le célèbre « je sais bien mais quand même » qui construit, au cinéma mais pas seulement (en politique aussi, par exemple), la transformation de quidams en figures mythiques ? Adaptant avec une liberté et une légèreté réjouissantes les Métamorphoses d’Ovide, Christophe Honoré ne cesse de télescoper le quotidien actuel, quelque part dans le Sud de la France, entre cités et campagne, et imaginaire reliant sans solution de continuité les figures antiques et les héros d’aujourd’hui.
Le résultat est d’abord un grand plaisir pour le spectateur, si tant est qu’il accepte de laisser filer les amarres des habituels pactes de vraisemblance auxquels sacrifie le cinéma formaté, celui qui ne craint pas de raconter les histoires les plus improbables mais à condition de respecter les lois d’airain de la fiction. Rien de tel ici, où le dispositif de passage au magique, au « surnaturel » (comme s’il y avait autre chose que la nature), au jeu entre idée, image et présence, ici donc où ce dispositif est aussi nu que le sont souvent les corps – charmants – de ceux qui viennent à l’image donner chair à ces variations d’apparences, toujours en accord avec une pensée, une question, une tension bien réelles, et très humaines, puisqu’il ne s’agit évidemment que cela.
Ce processus, dans sa simplicité revendiquée, est le ressort d’une évolution interne du film qui, respectant très fidèlement les pages d’Ovide qui ont inspiré les différentes séquences, offrent surtout l’oxygène assez enivrant d’un « tout peut arriver » de chaque instant. Sensation renforcée par la générosité de convier ainsi, et d’élever d’emblée au rang de divinité, des jeunes visages inconnus.
Europe (Amira Akili) et Sébastien Hirel (Jupiter)
Dans un état global du cinéma (et pas que du cinéma) où on a le sentiment de ne connaître que trop bien la séquence à venir, « l’image d’après », cette pure disponibilité à l’irruption d’un visage, d’une apparence, d’un événement, disponibilité que l’éventuelle connaissance du texte d’origine ou des mythes antiques correspondant ne réduisent nullement, est d’autant plus heureuse qu’elle n’est jamais arbitraire, jamais un coup de force du réalisateur-démiurge contre ses personnages et ses spectateurs, toujours la conséquence aussi inattendue que possible du cours des événements.
L’enlèvement très consenti de la jeune Europe par Jupiter au volant de son 15 tonnes, Atalante détournée de sa course par les pommes d’or, les vengeances de Diane et de Vénus, la générosité de Philémon et Baucis trouvent ici des traductions qui ne cessent de relancer le jeu des possibilités, des influx poétiques qui à la fois irrigueraient et éclaireraient un monde non clivé (entre réel et imaginaire, humain et surhumain, etc.). Cette unité dont le dieu Pan est le vert symbole qui n’exclue nullement les violences et les impasses qui accompagnent aussi les formes de croyance instituées : si les sœurs Mynias incarnent (dans un cinéma désert) la tristesse butée du désenchantement du monde, les dérives sectaires autour du culte d’Orphée et l’irruption sanglantes de bacchantes vengeresses détournent de tout angélisme ce rappel de grandes machines de mise en image du monde – l’Olympe comme version primitive du cinéma, mais d’abord comme appareil politique.
En quoi Métamorphoses est assurément une utopie de cinéma (puisque personne ne fait des films comme ça), mais finalement sans doute une plus exacte prise en compte du monde tel qu’il est que 1000 films reproduisant le découpage en rondelles séparant fiction, science, réalité, romanesque, etc. – qui est la forme spectaculaire de la misère de ne pas savoir exister dans le monde.
lire le billetParty Girl de Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Theis, avec Angélique Litzenburger, Joseph Bour. Durée: 1h35. Sortie: 27 août 2014.
Comme poussé dans le courant, il était, le spectateur découvrant ce film (au Festival de Cannes, en ouverture de la section Un certain regard), sans repère ni carte de visite. C’était quoi, ce tourbillon d’énergie, de fragments de vies cassées mais pas mortes, ces corps chargés d’histoire, de désirs, d’illusions, dans les rues pas folichonnes d’une ville de Lorraine en hiver, avec la fermeture des mines en arrière-plan, jamais visible, jamais absente? C’était du réaliste ou du délirant, du documentaire ou de la fiction, du pour rire ou pour pleurer?
Evidemment, quelques mois, une Caméra d’or et pas mal d’attention plus tard, l’incertitude est moindre. On saura même vaguement que ces gens-là, étonnants personnages de cinéma, sont aussi peu ou prou comme ça dans leur existence de tous les jours, à commencer par la party girl du titre, cette Angélique du tonnerre qui est aussi la mère d’un des trois jeunes réalisateurs, Samuel Theis –également à l’écran, comme ses frères et sœur, dans des rôles qui leur ressemblent.
Angélique a 60 ans, et il serait parfaitement malhonnête de prétendre qu’elle ne les fait pas. Elle vit depuis toujours de ses charmes, entraîneuse aimant cette vie d’ivresses diverses, de rencontres le plus souvent sans lendemain avec de nombreux hommes. Mais il y en a un qui en pince pour Angélique, comme on disait dans les chansons réalistes. Un gars qui s’appelle Michel et qui est tout de suite une sorte de héros, disons comme ce qu’aurait dû jouer Gabin après guerre s’il était resté fidèle au Gabin du Jour se lève, de La Grande Illusion et de La Bête humaine au lieu de devenir, à la ville comme à l’écran, un notable bedonnant, arrogant et madré.
Car quelque chose de Party Girl vient de là, de cette mémoire d’un cinéma qui croyait que les pauvres étaient intéressants –pas les pauvres folklo qui font des choses bizarres, juste les gens dans le RER et le bistrot du coin. C’est lui, Michel, qui porte cet aspect, elle, Angélique, ses copines du dancing et sa famille explosée/fusionnelle, viendraient plutôt de du côté de la Magnani de Mamma Roma ou de la Gena Rowlands des Cassavetes les plus chauds (et de Husbands, même si seulement côté masculin).
Il y a sans doute une injustice à placer ainsi Party Girl sous toutes ces références de cinéma, alors que d’une part le film se tient très bien tout seul, d‘autre part il naît à l’évidence de ce que, faute de mieux, on appellera la réalité –les histoires de boulot et de fête et de sentiments et de rupture et de tristesse et de vie de ces gens-là, précisément ceux qu’on voit sur l’écran.
Sils Maria d’Olivier Assayas, avec Juliette Binoche, Kristen Stewart et Chloë Grace Moretz. Durée: 2h03. Sortie: 20 août 2014.
«Quand soudain, amie, un fut deux»… écrit Nietzsche dans le poème qui porte le même titre, Sils Maria, nom de ce village de l’Engadine suisse, près de la frontière italienne, où il eut l’intuition du mythe de l’éternel retour et connut ses derniers jours de paix avant la folie à Turin. «Nous nous sommes aimés dans un village perdu d’Engadine au nom deux fois doux: le rêve des sonorités allemandes s’y mourait dans la volupté́ des syllabes italiennes», ajoutera Proust dans Les Plaisirs et les jours.
Ne craignons pas d’invoquer des ombres, imposantes ou pas: Sils Maria est en vérité un lieu hanté, et où se produisent d’étranges phénomènes. Certains sont météorologiques, tel cet impressionnant «serpent de Maloja», qui est aussi le titre d’une pièce de théâtre et d’un film. Il existe néanmoins réellement, ce dragon de nuages qui monte du Piémont –il a d’ailleurs été filmé par le réalisateur allemand Arnold Fanck, en 1924. On le voit dans le film d’Olivier Assayas, jadis et aujourd’hui. Il revient, comme l’araignée du vieux Friedrich.
«Présence réelle», s’intitule le chapitre du recueil de Proust où il est question de s’aimer à Sils Maria. Tout est réel dans Sils Maria d’Assayas. Les vivants et les morts, les images et les pierres, le présent et le passé, le passage du temps, la fierté et le désir, les ragots sur Internet, la neige sur la route, les textes des grands auteurs authentiques ou inventés, la jalousie, la brume maléfique et peut-être numérique. Réels, les fantômes littéraires et ceux du web, réelles les femmes, les héroïnes, les personnages.
La question du passage du temps, qui est à la fois la revendication d’une inscription dans un âge, l’angoisse de vieillir et l’appartenance plus ou moins assumée à une époque à laquelle une énorme pression assigne tout un chacun, et toute une chacune sans doute encore davantage, cette question multiple à laquelle le mythe de l’éternel retour avait voulu échapper, est comme le code générique du film, elle le met en forme de l’intérieur. Mais «vivre avec son temps», c’est quoi?
Parvenir ainsi à un film qui, comme le fleuve de nuages, semble lui aussi avancer d’une seule coulée, d’un seul ample et sinueux mouvement malgré la richesse et la diversité de ses composants, est le sidérant accomplissement d’une œuvre pourtant d’un abord extrêmement aisé.
Maria Anders est une star, c’est une Française mais une star internationale, demandée sur trois continents, jouant le plus souvent en anglais –qui est aussi la langue du film. Elle est entrée dans la lumière des projecteurs, ceux du théâtre et presqu’aussitôt du cinéma, grâce à une pièce devenue un film, Le Serpent de Maloja. Elle y incarnait Sigrid, une jeune femme séductrice et conquérante qui prenait l’ascendant sur une autre de vingt ans son aînée, riche et considérée, Hélène. Aujourd’hui, le Destin, les impresarios, un Méphisto artiste, le goût du défi poussent Maria à accepter de jouer Hélène, cette femme mûre dont elle a désormais l’âge, face à Jo-Ann, une jeune vedette de Hollywood qui partage sa vie publique entre rôle de superbimbo en combinaison spatiale et scandales de mœurs en ligne.
Chloë Grace Moretz, Jo-Ann dans Sils Maria
Maria s’installe à Sils Maria, où vivait l’auteur du Serpent, qui fut son mentor, en compagnie de Val, son assistante, pour répéter. C’est donc Val, qui a dix ans de plus que Jo-Ann et dix de moins que Maria, qui dit les répliques de Sigrid. Mais «dire les répliques», «répéter», «être l’assistante de», ce sont des rôles, des fonctions, un travail. Dès qu’on fait ça, qu’elles font ce travail, il s’en passe des choses! Des mouvements comme des flux, des pulsions, des désirs, des frayeurs, des prises d’ascendants, des vertiges…
Le spectacle n’est pas la vie, la préparation du spectacle n’est pas le spectacle, oh non, ce serait bien trop bête. Entre vie quotidienne, spectacle, répétitions, solitude, pouvoir, joie enfantine, show-business, intimité, qui sont tous dans le monde, il n’y a ni équivalence ni étanchéité.
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