Il y a trop de films français à Cannes

festival-cannes-2015-trop-films-francaisThierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes, et Pierre Lescure, son président, annoncent le 16 avril 2015 les films en compétition pour sa 68e édition | REUTERS/Benoit Tessier

Soixante-dix-sept longs métrages sont présentés par les différentes sélections cannoises, c’est-à-dire dans la sélection officielle divisée entre «Compétition», «Un certain regard», «Hors Compétition», la «Quinzaine de réalisateurs» et la «Semaine de la critique» –on exclut de ce calcul la sixième sélection, l’Acid (l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion), qui présente cette année 9 films, dont 6 français. En effet, les choix de l’Acid répondent à des critères particuliers, militant plus particulièrement aux côtés des films français sans distributeurs, même si année après année elle confirme l’excellence de ses choix sur le plan artistique.

Sur les 77 films sélectionnés, le quart –exactement 19– sont français. Soulignons qu’on parle ici de films signés de réalisateurs français et qui apparaissent comme des films français aux yeux de leurs spectateurs, et non de la qualification juridique, fondée sur la part française dans la production, susceptible de comprendre des réalisations qui sont, quel que soit leur financement, perçues comme d’une autre origine. De manière particulièrement visible, la compétition officielle présente, en plus de son film d’ouverture, pas moins de 6 films français sur 19 titres en lice, soit quasiment le tiers de programme. Du jamais-vu à Cannes, où l’usage était d’avoir 3, exceptionnellement 4, films de cette origine.

La France –c’est-à-dire solidairement ses dispositifs publics de soutien au cinéma et ses acteurs économiques et artistiques– est présente dans de nombreuses autres réalisations du monde entier. C’est tout à son honneur: elle est un facteur de créativité dans des régions du monde fragiles ou aux choix de productions restrictifs, même si là aussi le danger existe de dérives orientant les choix vers certains types de films –l’idée qu’on se fait, en France, de ce que devrait être un film africain, chinois ou latino-américain. Malgré ce risque, il reste globalement souhaitable que des réalisateurs du monde entier trouvent en France des partenaires et des soutiens –et tout à fait légitime que Cannes, festival international installé en France, en porte témoignage.

Mais il est ici question d’un autre phénomène, récent, et qui tend à s’aggraver: le poids croissant de la présence de films franco-français dans les sélections. L’an dernier, on avait noté cette étrangeté que tous les films d’ouverture («Compétition», «Un certain regard», «Quinzaine» et «Semaine») soient français. Cette omniprésence est esquivée de justesse cette année grâce à Naomi Kawase en ouverture d’«Un certain regard» –mais il reste les trois autres, c’est encore beaucoup.

Surtout, jamais au grand jamais le nombre de film français n’avait été aussi élevé. Assurément, le cinéma français est un des plus créatifs du monde, et il mérite une place de choix. Mais qu’un festival français lui taille une telle part du lion est à la fois un symptôme et une menace.

Le phénomène est le symptôme d’une trop grande proximité des sélectionneurs avec l’industrie française du cinéma, industrie qui déploie toute sa puissance d’influence pour que ses produits soient sélectionnés, ce qui est tout à fait naturel. La menace est que les créateurs et producteurs du reste du monde en viennent à se détourner de ce rendez-vous cannois, aujourd’hui encore le plus prometteur en matière de reconnaissance artistique et de dynamique commerciale. (…)

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“Le Dos rouge”: des sourires et des monstres

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Le Dos rouge d’Antoine Barraud. Avec Bertrand Bonello, Jeanne Balibar, Géraldine Pailhas, Joana Preiss, Martha Hoskins. Durée : 2h07. Sortie le 22 avril.

C’était il y a longtemps, bien longtemps, la dernière fois qu’on a ri au cinéma d’aussi heureuse façon. Je veux dire dans l’élan de quelque chose qui élève, qui intrigue, qui déplace.

Il y a ce garçon pas si jeune mais avec beaucoup d’enfance, au visage toujours comme étonné, disponible à une surprise, sur un fil entre extrême sérieux, effroi et fou rire devant l’absurdité du monde. Il s’appelle Bertrand, il est réalisateur de films. Il est joué par le réalisateur de films Bertrand Bonello, qui s’amuse à l’évidence à interpréter un personnage qui n’est pas lui, mais lui ressemble à plus d’un titre.

Ce Bertrand veut faire un film, visiblement il ne sait pas bien lequel, il a une idée plutôt qu’un projet, a fortiori qu’un scénario. Ce serait quelque chose autour de la monstruosité en peinture… Enfin, c’est lui qui le dit, pas obligé de le croire, en tout cas pour ce qui serait de limiter la monstruosité à la peinture. Ne sachant trop comment l’accompagner dans cette quête opaque, son assistante lui dégote une spécialiste d’histoire de l’art, Célia. Bertrand et Célia, les voilà partis dans les musées, à la découverte de peintres et de tableaux, certains très célèbres, certains inconnus. Ils visitent, ils discutent, ils regardent. Elle parle des tableaux comme on parle en dormant, elle est savante et folle, troublante et fuyante. Ils se mentent et se jouent et se séduisent et se déçoivent.

Bacon, Caravage, Chassériau, un rayon de lumière, le mouvement d’un pinceau, le décor du musée Gustave Moreau, le sens même du mot «portrait» surgissent comme des petites aventures, des relances drôles ou effrayantes où rode la spirale du chignon de Madeline, la demi-héroïne du Vertigo d’Hitchcock, figure muséifiée par la cinéphilie et elle-même visiteuse fantôme d’un fantôme peint. Rien qui pèse ni pose ici pour qui se laissera entraîner dans cette gigue vraiment érudite mais pas du tout pédante, un sens du contre-pied, dont l’une des meilleures manifestations est le phrasé déroutant et suggestif de l’historienne d’art révélant le sens caché d’une toile et mentant éhontément dans son téléphone portable.

Elle, Célia, est si fluide, mutine et même mutinée, imprévisible, qu’étant toute entière Jeanne Balibar au meilleur de son talent comique si singulier et percutant, elle sera ensuite sans crier gare Géraldine Pailhas. Bizarre? Oui, sans doute, mais pas plus que la manière dont autour de cette trame sérieuse prolifèrent comme lianes de la jungle, comme traînées de poudre, les échanges affectueux, les étranges transformations physiques, les moments de transgression, sexe et image, visage et ombre. (…)

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«Histoire de Judas», fulgurant éloge de la parole libre

487838Histoire de Judas de Rabah Ameur-Zaïmèche. Avec Nabil Djedouani, Rabah Ameur-Zaïmèche. Mohamed Aroussi, Marie Loustalot, Patricia Malvoisin Durée: 1h39. Sortie le 8 avril 2015

D’abord les pierres. Le soleil dur, le jaune pâle de la poussière. Un souffle, difficile à cause de l’effort pour gravir la montagne, mais un élan aussi, une force. Et puis l’ombre. Une poignée de mots comme une poignée de mains, deux amis dans la pénombre, du respect. L’épuisement de celui là-haut dans la cahute obscure au milieu du désert, qui est allé au bout de son épreuve, de sa quête. L’autre, qui est venu le chercher, le portera pour redescendre, geste à la fois de fraternité et d’allégeance.

A elle seule la première séquence où le disciple Judas vient chercher Jésus au désert et le ramène parmi les vivants, suffit à témoigner de la puissance et de la complexité du cinéma de Rabah Ameur Zaïmèche –complexité qui n’a rien de difficile, qui est juste la prise en charge d’un très grand nombre d’élément fort simples.

Ainsi est d’emblée remise à zéro «la plus grande histoire jamais contée», comme la nomme Hollywood lorsque l’industrie lourde se mêle de reprendre le récit évangélique.

A zéro, c’est-à-dire au niveau des humains, au niveau du sol, au niveau du message originel –celui que nul ne connaît, puisque sa transcription est tardive et multiforme: les quatre évangiles officielles plus celles que l’Eglise n’a pas validées.

Avant même la singularité de la proposition du film dans sa manière de décrire l’histoire de Jésus le Nazaréen, singularité qu’annonce le titre, c’est bien la manière de filmer à la fois violente et tendre du cinéaste de Bled Number One qui fait naître sous les pas de ses personnages une vision inédite de la passion du Christ. Une vision toute entière tournée vers la matérialité des choses, l’humanité des êtres, la violence des enjeux de pouvoir et l’exigence des liens de fidélité, d’affection et de révolte contre l’oppression.

Coupant au travers des récits établis sans les attaquer ni offenser qui que ce soit, Rabah Ameur-Zaïmèche invente une diagonale de la compassion et de la souffrance qui, en deçà de tout rapport religieux ou dogmatique, et sans naïveté aucune, affirme une foi dans les hommes et dans ce qui vibre entre eux.

C’est au nom de cette approche où l’esprit et la matière ne font qu’un que le réalisateur met en place cette légende alternative où Judas, interprété avec une impressionnante intensité et une sorte d’humour décalé par le réalisateur lui-même, n’est plus le traître, mais le disciple fidèle parti exécuter un ordre urgent de son maître  spirituel, Jésus, au moment de l’arrestation de celui-ci. (…)

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L’entretien avec Rabah Ameur-Zaïmèche sur Projection publique

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“Journal d’une femme de chambre”: Célestine, Léa et Benoit s’en vont en guerre

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 Le Journal d’un efemme de chambre de Benoit Jacquot avec Léa Seydoux, Vincent Lindon, Clotilde Mollet, Hervé Pierre, Mélodie Valemberg, Patrick D’Assumçao. Durée 1h35 | Sortie le 1er avril.

Une lumière et un éclat, une vivacité en mouvement. C’est cela, d’abord. La présence assez sidérante et toute à fait réjouissante de cet être qui est du même élan Léa Seydoux et Célestine, le personnage qu’elle interprète. Elle existe et bouscule, séduit et rembarre. Filmée par Benoit Jacquot (d’une manière radicalement différente de leur précédente réussite commune, Les Adieux à la Reine), la jeune actrice qui ne disparaît nullement derrière son personnage et la femme de chambre inventée il y a 115 ans par Octave Mirbeau trouvent une alliance quasi-guerrière, conquérante, et qui bouleverse tout sur son passage. En cela, elle s’inscrit dans la lignée des héroïnes telle que les invente en les filmant le cinéaste de La Désenchantée, de La Fille seule, d’A tout de suite et de Villa Amalia.

Cette force de déplacement est tout à fait indispensable dans le cas d’une mise en scène ayant à affronter une double pesanteur: celle du film d’époque, et celle de l’adaptation littéraire ayant déjà donné naissance à deux réalisations majeures de l’histoire du cinéma, signées respectivement Jean Renoir et Luis Buñuel, excusez du peu.

De l’ombre des références cinéphiles, Benoit Jacquot choisit simplement de ne pas du tout se soucier: il y a des personnages, il y a une histoire, il y a une situation (maîtres et serviteurs dans la province française au temps de l’affaire Dreyfus), cela seul sera son matériau, sur la base d’une plutôt grande fidélité au livre, sans soumission.

De la première menace, en revanche, il se soucie vivement. Car il ne s’agit pas seulement d’un film d’époque, mais de l’époque d’un certain triomphe de la bourgeoisie, d’une domination arrogante se stabilisant au tournant du siècle (le roman est paru en 1900). Domination qui se traduit dans le langage, les vêtements, les meubles, et bien sûr ce qu’on appelle les mœurs, mélange de jouissance bâfreuse, de puritanisme, d’avarice, de bigoterie et d’hypocrisie.

On connaît de multiples exemples où un cinéma ambitieux cherche à nettoyer les films d’époque de leurs lourdeurs décoratives et de leurs affèteries d’antiquaires –de Bresson à Rivette et à Pialat les grands exemples abondent. Benoit Jacquot fait tout le contraire. Il en rajoute dans les dentelles des robes et la surcharge des chapeaux, le chantournement des mobiliers, l’abondance de détails des calèches. Mais c’est, aux côtés de sa guerrière étiquetée domestique, pour mieux filmer contre. Contre les décors bourgeois, les costumes bourgeois, les coutumes bourgeoises, en une charge d’autant plus furieuse qu’elle est, sous cette forme-là, inattendue. (…)

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«La Sapienza»: vers la lumière, par les sommets, et les sourires

4599856_3_eda5_ludovico-succio-et-fabrizio-rongione-dans-le_38de446c7ad0c4e21c76070da6c2199cLa Sapienza d’Eugène Green. Avec Fabrizio Rongione, Christelle Prot Landman, Ludovico Succio, Arianna Nastro. Durée: 1h44 | Sortie le 25 mars.

«Parler français me donne des forces» énonce la jeune fille italienne face à la femme française. Ami lecteur qui attend du cinéma pétarades et cabrioles, n’entre point ici. Le sieur Green, ex-citoyen états-unien exécrant assez son pays d’origine pour s’être voué, en même temps qu’à un accent sur son prénom, à l’usage passionné des langues latines, le français, dialecte du pays où il réside et exerce, et cette fois l’italien, invente surtout une manière de filmer qui cherche à rompre de manière extrême avec les modèles dominants de narration, de monstration, même de prononciation.

Cela surprend assurément, cela peut déranger, sans aucun doute. Si pourtant un spectateur, pas forcément averti, laisse ses sens et son esprit s’ouvrir à cette proposition, il y trouvera des trésors.

Le premier de ces trésors sera une gamme très étendue de rires et de sourires. Car cela prête en effet à sourire, et Alexandre cet architecte à la nuque raide, partagé entre orgueil de créateur et difficulté d’adaptation aux exigences du temps mercantile, qui s’en va en Italie, avec son épouse Alienor devenue distante, se ressourcer au contact de l’architecture baroque italienne, est un véritable personnage comique. La rencontre du couple avec deux jeunes gens de Stresa, Lavinia la sœur malade d’une langueur d’un autre âge et Goffredo le frère apprenti architecte, puis leurs voyages à deux, les deux hommes partis explorer les œuvres de Boromini et du Bernin à Milan et Rome, les deux femmes parcourant sans quitter les bords du lac Majeur un autre voyage initiatique, chaque adulte laissant finalement apparaître un fantôme, ces pérégrinations intimes autant qu’esthétiques et spatiales composent un cheminement dont les dimensions humoristiques sont omniprésentes, et décisives.

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Ce sont elles qui permettent d’entrer d’un pied à la fois sûr et léger dans les territoires de la douleur, ce sont elles qui ouvrent sans grincement pédant les portes d’une vertigineuse érudition, la revendication sans forfanterie de l’importance des arts, de la culture, de l’écoute des autres, de l’attention aux signes lointains dans le temps et l’espace.

Sous l’égide des architectures à la fois rigoureuses et aériennes, tournées toute entière vers la lumière, de Boromini, bâtisseur visionnaire du 17e siècle ici invoqué comme maître ès mise en scène, Eugène Green élabore lui aussi une composition à la fois au cordeau et ludique. Les mouvements de caméra y sont une forme du plan fixe, le champ contre-champ est la recherche d’une symétrie dynamique, avec un usage savant et rieur du changement de valeur de plan. (…)

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«Les jours venus»: Romain Goupil, même pas vieux

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Les Jours venus de Romain Goupil. Avec Romain Goupil. Et Sanda Charpentier, Emma, Clémence, Jules, Caroline et Odette Charpentier, Pierre et Sophie Goupil, Valeria Bruni-Tedeschi, Marina Hands, Noémie Lvovsky, Jackie Berroyer, Florence Ben Sadoun, Esther Garrel. Et aussi, brièvement, Daniel Cohn-Bendit, Arnaud Desplechin, Rémy Ourdan, Mathieu Amalric, André Glucksman, Alain Cyroulnik… Durée: 1h30. Sortie le 4 février.

Il y a le jour. Et les jours.

Le jour, c’est celui de sa propre mort, dans la formulation contournée du marchand de pompes funèbres, expliquant ce qu’il conviendra alors qu’il soit fait, et ce qu’il est même souhaitable de faire d’ores et déjà en vue de cette inéluctable et statistiquement de moins en moins lointaine occurrence.

Les jours, ce sont ceux qui sont advenus, depuis la naissance du petit Romain jusqu’à exactement aujourd’hui, maintenant. Ils sont venus, ces jours, ils ne sont pas entièrement partis. Ils ont laissé des traces, ils ont fabriqué quelque chose. Le Romain de maintenant, justement, celui qui se dirige vers «le» jour à venir, comme tous les vivants, et qui le sait, comme tous les humains.

Humain et vivant il l’est, ce Romain-là, grand corps un peu raide, grande gueule un peu de même, séducteur, naïf, filou, amoureux, batailleur. On le connaît un peu, il a fait des films, il vient de temps en temps à la radio, à la télé, dans les journaux. Il s’adresse à ses spectateurs comme si c’était ses potes, pour raconter un peu de son histoire, de ses angoisses, de ses espoirs, de ses doutes.

Un peu d’une existence pas comme les autres (aucune existence n’est comme les autres), et pourtant avec des bouts d’échos plus ou moins directs, plus ou moins audibles, avec celles de tant d’autres, mais très loin de la sociologie, de la statistique, de l’échantillon représentatif. A grandes embardées dans son parcours personnel, qui est aussi un bout de l’histoire du monde de ces cinquante dernières années, de Mai 68 à Sarajevo, de Hô Chi Minh à Daech.

Bande-annonce des Jours Venus

En France, une bonne part du dernier semestre de 2014 a été consacré à la promotion rétrospective du cinéma de Claude Sautet, réalisateur très estimable qui fut entre autres choses le chroniqueur affectueux et attentif du vieillissement de sa génération, celle qui était déjà vieille à 50 ans, en 1975. Goupil a l’air de faire la même chose, et fait le contraire. Il doit régler ses problèmes de points retraites et accompagner des vieux potes à l’hosto, ou dans la tombe, mais en 2015, à plus de 60 ans, il n’est pas encore vieux.(…)

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“Marussia”: une aventure à Paris

online-marussiaMarussia d’Eva Pervolovici, avec Dinara Drukarova, Marie-Isabelle Shteynman, George Babluani, Dounia Sichov, Aleksey Ageev, Madalina Constantin, Sharunas Bartas, Denis Lavant. Durée: 1h22. Sortie le 21 janvier.

 Il y a toujours quelque chose d’émouvant, de vivant, lorsqu’on éprouve une ressemblance entre un film et ses personnages, entre l’histoire racontée et la manière de la filmer. A fortiori si, comme c’est le cas avec ce premier film d’une jeune réalisatrice d’origine roumaine, cette ressemblance tient à une forme d’énergie à la fois ludique et essentielle, énergie qui semble commune à la cinéaste et à ses protagonistes.

Lucia (Dina Drukarova) est une jeune femme russe flanquée de sa fille de 6 ans, Marussia. Elles se sont retrouvées à Paris suite à des circonstances peu claires, et sur lesquelles les explications fournies à l’occasion par Lucia n’inspirent qu’une confiance limitée. Lucia et sa grosse valise jaune, Marussia et son sac à dos rose errent dans les rues de la capitale, d’église orthodoxe en foyers pour sans abri, de rencontres amicales mais sans lendemain et propositions de protection dont la jeune femme ne veut pas en cohabitations forcées avec les clochards sous les ponts de la capitale.

La situation des deux personnages a beau être très précaire, Lucia refuse mordicus d’entrer dans une logique d’assistanat, dans un scénario misérabiliste – pour sa fille, à qui elle ne renonce pas à offrir des moments d’enchantement, et pour elle-même, dans une sorte d’obstination butée à vouloir croire qu’il est possible d’exister autrement que selon les codes auxquels les circonstances, et les gens même les mieux intentionnés, semblent la condamner.

Racontant cette histoire qui semble-t-il s’inspire d’une expérience vécue par une proche,  Eva Pervolovici se conduit, comme réalisatrice, exactement comme Lucia : avec une sorte de vaillance indomptable et modeste, une tension joyeuse et intraitable malgré les obstacles « objectivement » insurmontables qui jalonnent sa route. Pratiquant une manière de collage sauvage entre moments réalistes et scènes oniriques, d’une fantasmagorie délibérément naïve qui peu à peu donne une présence à l’imaginaire de la petite fille, au point de déplacer vers elle le centre de gravité d’un film d’abord polarisé par sa mère, Marussia offre à ses deux héroïnes la ressource d’un optimisme sans niaiserie ni aveuglement. Et, sans rayer du paysage les “éléments de réel”, réel bien peu reluisant, ce film aussi cosmopolite par sa production que pour ses personnages est comme une revendication à la fois ludique jusqu’aux frontières du loufoque, et d’une grande dignité.

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“Les Règles du jeu”: le rôle de leur vie

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 Les Règles du jeu de Claudine Bories et Patrice Chagnard. Durée: 1h46. Sortie: 7 janvier 2015.

Ils s’appellent Lolita, Kevin, Hamid ou Thierry. Ils ont 20 ans. Ils habitent Roubaix. Ils cherchent du travail. Une société privée sous contrat avec l’Etat[1] les forme à cette tâche ardue : la recherche d’emploi dans la France d’aujourd’hui.

Tout de suite, il y a ces contrastes, sensibles, marquants, entre les corps des formateurs et ceux des candidats, entre les mots des uns et des autres, entre les habits, les postures, l’état des cheveux, des peaux, des intonations. Une vraie carte physiologique et sensible d’un état de la réalité. Accompagnant durant plusieurs mois le parcours singulier de quatre jeunes gens et leurs relations avec quelques formateurs, Claudine Bories et Patrice Chagnard filment cela.

Ils le filment vraiment. C’est à dire qu’ils regardent, qu’ils écoutent, qu’ils enregistrent, puis qu’ils organisent ce qu’ils ont tourné grâce au montage et à l’ajout d’intertitres. Ils accomplissent tous ces actes comme autant de dispositifs d’enquête, comme autant de gestes tournés vers une recherche. Mais cette recherche laisse les autres – ceux qu’ils filment – dans leur singularité, leur opacité, leurs contradictions, leurs secrets, tout en acceptant avec le plus de sensibilité possible l’infinie diversité des sens, des bribes d’explications qui émanent de cet assemblage de micro-situations.

Cette démarche prend en compte le « théâtre social », les codes dominants dont relèvent les protagonistes, consciemment ou pas. Les formateurs sont là pour enseigner les codes de l’entretien d’embauche, qu’ils explicitent, mais outre cette fonction et éventuellement à leur corps défendant ils sont aussi porteurs d’autres codes qui les singularisent. De leur côté, les candidats ne sont pas non plus dépourvus de « modes d’affichages », plus ou moins sincères, plus ou moins nécessaires à leur propre existence, plus ou moins dangereux pour eux-mêmes parfois.

Evidemment, le film met principalement en évidence les exigences du monde de l’entreprise telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, les systèmes de signes institués par les recruteurs et les DRH pour obtenir bien plus que la manifestation d’une compétence et d’un désir d’être employé, une allégeance, l’affichage d’une soumission, aux moins d’une acceptation par avance des règles qui leur seront imposées. Et il met évidence l’incompréhension des candidats par rapport à ces exigences, mais aussi la communauté des codes du groupe social et générationnel auquel ils appartiennent, et les singularités de chacun – piercing, bodybuilding, tchatche bravache…

A quoi s’ajoute encore la complexité des comportements des formateurs, astreints à transmettre un formatage donné comme inévitable pour atteindre le but, sans pour autant être eux-mêmes dépourvus d’affects, de capacité de fatigue, d’énervement, d’enthousiasme.

C’est évidemment, outre la qualité du regard et de l’écoute des réalisateurs, la durée, qui permet que se déploie de manière à la fois sensible, émouvante, souvent drôle et parfois terrifiante, cette irisation d’attitudes riches de sens, et parfois lourdes de conséquences. Cette durée, celle du tournage (huit mois), celle du film monté (1h46), construit l’épaisseur émotionnelle et nuancée qu’il offre littéralement à des personnes, Lolita, Kevin, Hamid, Thierry, qui deviennent aussi, au sens le plus complet du terme, des personnages de cinéma.

Dès lors peut s’accomplir l’essentiel, la mise en jeu du spectateur, la circulation – pendant le film et éventuellement aussi après – au sein de ses propres « règles du jeu », de ses propres conceptions du théâtre social, de ses propres attentes, pour lui-même et pour les autres, en matière d’attitude, de rapport au langage verbal et corporel.

Loin de se contenter de documenter une situation particulière, fut-elle assez massive et dramatique pour mériter une attention que ne permettent ni la rapidité forcément superficielle des reportages journalistiques ni l’aridité des enquêtes sociologiques, Les Règles du jeu, comme tout film digne de ce nom, mobilise une complexité intime, qui inclut le spectateur quel que soit son âge, sa situation sociale et son parcours.

Le film de Claudine Bories et Patrice Chagnard est bâti d’emblée sur un abime, celui creusé par l’exigence d’une rationalité économique et d’une définition des êtres comme assujettis à un pouvoir sans limite, abime résumé par le responsable de la boite de coaching sur le mode : « je comprends que ces contraintes qui n’ont rien à voir avec le travail proprement dit ne vous plaisent pas, mais si vous ne voulez pas vous y plier, c’est déjà fichu, laissez tomber ».

Un « laissez tomber » qui obtiendrait sans doute des réactions différentes de ses interlocuteurs si le dispositif en question ne s’accompagnait du versement mensuel de 300 euros à chaque candidat, à condition qu’il suive régulièrement la formation. Cet aspect n’a rien d’anecdotique, lui aussi fait partie de la complexité de ce qui se tisse entre un parcours en principe balisé mais qui ne peut exister que par ceux (les formateurs, surtout des formatrices) qui l’incarnent, et des jeunes gens qui sont eux-mêmes le produits de modèles sociaux, de langages formatés, d’autres « théâtres sociaux » que leur parcours familial et leurs pratiques d’adolescents ont construits.

Une chose est claire : si pour les formateurs il est évident qu’il ne saurait y avoir de doute à la nécessité absolue de trouver un emploi dans les normes reconnues (fut-ce des CDD pourris), cet objectif, poursuivi, par les candidats, est loin d’être à leurs yeux un impératif catégorique, à n’importe quel prix. A chaque spectateur d’estimer la part d’irresponsabilité et celle de manifestation d’une liberté dans une telle attitude.

Une des dimensions les plus passionnantes du film tient à la singularité d’expression de chacun des quatre jeunes gens dont on suit le parcours, en même temps qu’à la possibilité d’y repérer, y compris dans ce qui est vécu par eux comme des affirmations de liberté, les marques de discours institués, dans les cités, à la télé, etc.

Mais encore une fois la précision attentive d’un film très souvent en gros plan, au lieu de mettre le spectateur en position dominante de juge, ne cesse de l’interroger sur ses propres modes de réactions, ses propres attentes (tout aussi codées) et leur légitimité. Les Règles du jeu, ce sont bien sûr les règles du marché du travail à l’heure du chômage de masse et de la toute puissance du discours capitaliste. Mais ce sont aussi, et inséparablement, les règles qui régissent l’ensemble des comportements en société, les systèmes qui organisent, décrivent et interprètent nos relations d’une manière beaucoup plus générale. C’est la grande réussite du film de parvenir à tenir ensemble ces deux dimensions, de manière vivante et incarnée.

 



[1] Mis en place par Fadela Amara alors secrétaire d’État chargée de la politique de la ville du gouvernement Fillon, ce dispositif, le « Contrat d’autonomie », a été remplacé par le gouvernement Ayrault : ce sont désormais des organes publics, les Missions locales, qui assument la mise en place d’un processus rebaptisé « Emplois d’avenir ».

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La fréquentation des salles de cinéma est excellente. Mais pour quels films?

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Les responsables de la politique culturelle auraient tort de se satisfaire des seules statistiques, qui ne prennent pas en compte quels films ont été vus, et par qui.

A grand son de trompe est donc proclamé le résultat de la fréquentation des cinémas en France en 2014: 208 millions de spectateurs, soit le 2e meilleur résultat depuis 47 ans (211,5 millions d’entrées en 1967 et 217,2 millions en 2011). Ce score, et une augmentation de 7,7% par rapport à l’an dernier, sont en effet de très bons chiffres. Tout comme mérite d’être souligné le rééquilibrage entre les entrées des films français (44%) et américains (45%), alors qu’en 2013 le ratio était de 33 contre 54%.

Des films français occupent les trois premières places du classement, et 9 des 20 premières places (cf. tableau). Il est légitime de s’en réjouir. Mais cela ne devrait pas empêcher de considérer aussi ce que lesdits chiffres recèlent de plus complexe, et ce qu’ils dissimulent.

Fin du catastrophisme

D’abord les bons résultats de l’année contrastent avec ceux de l’année précédente, anormalement bas. Dans un environnement court-termiste prompt à la surenchère, volontiers relayé et amplifié par les médias, que n’avait-on alors entendu sur la catastrophe imminente, la nécessité de mesures d’urgence, etc.? D’habiles batteurs d’estrade en ont profité pour faire avancer quelques dossiers utiles à leurs intérêts. En fait la tendance moyenne sur la décennie est à une stabilisation à un très bon niveau, autour des 200 millions d’entrées par an, ou un peu moins.

Durant cette période, aucun des chiffres –au-dessus ou au-dessous– ne vient remettre en cause cet état de fait, qu’on peut d’ailleurs à bon droit considérer comme la traduction, dans le domaine particulier du volume de fréquentation en salle (qui n’est pas, loin s’en faut, la totalité de l’économie du cinéma) d’une action concertée efficace des pouvoirs publics et des professionnels.

 Au titre des effets de perspective, on peut ajouter le fait que Le Hobbit n’a pas fini sa carrière, et qu’il pourrait prendre pied sur le podium –à une moindre échelle, il est à prévoir que La Famille Bélier va aussi poursuivre sur sa lancée et monter dans le classement.

Par ailleurs, cette année voit aussi la part du reste du monde se réduire à 11% seulement du total. Pourtant le nombre de films ni français ni américains sortis au cours de l’année passée n’a pas baissé. La France s’honore, à bon droit, d’être le pays du monde qui accueille sur ses écrans la plus grande quantité et la plus grande diversité de films venus de toute la planète. Il est très inquiétant que ces films soient, à peine sortis, éjectés des écrans, souvent après n’avoir eu droit qu’à quelques séances.

L’éternel problème de la concentration

Ce phénomène, qui met en cause la diversité culturelle, concerne aussi les films français (et les «petits films» américains). Elle est la traduction d’un processus bien connu de l’économie de marché, la tendance à la concentration.

Car si 36 films français ont attiré plus d’un million de spectateurs au cours de l’année, la grande majorité des quelque 210 productions végètent très loin, avec un effet de paupérisation de ceux qui ne rentrent pas dans le moule du grand commerce immédiat, effet dénoncé sans relâche par les producteurs indépendants. (…)

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«Fidelio, l’odysée d’Alice» : le cinéma par vibrations

fidelio-l-odyssee-d-aliceFidelio ou l’Odyssée d’Alice de Lucie Borleteau, avec Ariane Labed, Melvil Poupaud et Anders Danielsen Lie. Sortie le 24 décembre | Durée: 1h37.

Où vogue-t-elle, la belle et frêle et forte Alice, à bord du Fidelio? Ce n’est pas une passagère, sur ce porte-container bleu et rouge qui semble parfois un monstre, et parfois un jouet. Mécanicienne douée, elle assure la maintenance des énormes machines qui font avancer le navire, répare les grosses avaries et bricoles les branchements quand le matériel ne suit pas. Elle assure, Alice.

Elle assure avec les turbines et les alternateurs, et aussi avec les gars du bord, société masculine des marins depuis la nuit des temps, machisme ordinaire, blagues de cul sans méchanceté, mais quand même elle est canon, et il fait chaud, et les trajets en mer sont si longs. Elle sait faire avec, et contre quand il faut.

C’est avec elle-même qu’elle est moins assurée. Les tuyauteries du désir, les câbles des émotions, l’inextricable machinerie des sentiments sont plus incertains, surtout lorsque, laissant à terre son amoureux dessinateur, elle retrouve à bord, sans d’abord l’avoir voulu, son ex-grand amour devenu capitaine de ce Fidelio bientôt bon pour la casse.

Pilotant d’une main très sûre la trajectoire de ce premier film, la réalisatrice Lucie Borleteau réussit à faire jouer ensemble les «matières» hétérogènes et les espaces sans commune mesure, la claustrophobie de la vie à bord et l’immensité des horizons de la marine marchande, la jungle technique, bruyante et sale, de la salle des machines, les espaces intimes, les codes à la fois factices et nécessaires de la famille réelle, à terre, et de la famille de facto, à bord, la menace d’un énorme bloc de ferraille et la tension de la pointe d’un sein tourmenté par la pulsion de vie elle-même. (…)

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