Deux cercueils étrangers

Katia Golubeva dans L’Intrus de Claire Denis

En quatre jours, cela fait deux fois que je me trouve devant un cercueil. Samedi 20 à l’inhumation de Katerina Golubeva, au Père-Lachaise. Ce mardi à la cérémonie en mémoire de Raoul Ruiz, avant que son corps ne parte au Chili pour être inhumé. Ni elle ni lui n’était des amis proches, elle comme lui incarnait pourtant quelque chose d’infiniment cher. Une liberté de créer, une liberté d’être qui se matérialisait en une présence. L’attestation d’une force qui travaille de l’intérieur, qui ne laisse pas en paix, qui fait avancer celui qui la porte, et ceux qui croisent son chemin.
Leur « carrière », comme on dit, ne sont pas comparables, Ruiz est une sorte de recordman de la réalisation, avec quelque 110 films, quand Katia fut si rare sur les écrans. Il était cinéaste et écrivain, elle était actrice. A 70 ans, il était gravement malade depuis longtemps, elle n’avait pas 45 ans. Il était immensément cultivé, savant polyglotte, homme des Lumières autant que des Lumière, lointain neveu de Pic de la Mirandole, elle n’aura en public existé que par sa présence physique et son aura, quelque chose de magnétique qui avait partie liée avec les astres et les légendes. N’empêche. C’est autre chose. Ils vivaient et travaillaient en France tous les deux, ils y étaient venus. Ruiz obligé de quitter le Chili après le coup d’Etat de Pinochet, Katia partie d’une Russie déchirée par la violence du changement d’époque, durant les années 1990 : la voyageuse comme tombée du ciel de Few of Us de Sharunas Bartas, l’errante dans les bois sombres de Pola X de Leos Carax, et plus encore l’immigrée sauvage de J’ai pas sommeil de Claire Denis, sans doute son plus juste portrait.
Je mesure l’absurdité de l’expression « cercueils étrangers », c’est exprès. Les cercueils n’ont pas de patrie, n’ont pas de papier. Les morts ? Marchant au grand soleil derrière le corbillard de Katia, écoutant le prêtre de l’église Saint Paul demander la prière pour Raoul à une assistance majoritairement athée, il vibrait l’écho de ce qui se joue dans l’exil des artistes. Chez lui, dans son pays, sa région, sa maison, un artiste est de toute façon déjà en exil. Alors ce redoublement, dans l’espace et l’histoire, fait résonner cet ailleurs intérieur, comme vibre la corde d’un instrument frottée par cette circonstance. Et en même temps, il est si troublant que la plus belle réponse de cinéma au défi de l’écriture de Proust, ce soit ce Chilien qui l’ait inventée. Sans doute cette sorte d’étrangeté était-elle utile sinon nécessaire, sans doute est-ce logique, finalement, mais cette logique-là n’a rien d’évident.
Comme il n’est pas évident, mais tout de même vrai, que ce qu’ils auront pu, un peu (elle), beaucoup (lui) donner de leur art a trouvé, jamais facilement, jamais sans se battre, des espaces de possible dans ce pays-là. Dans certains aspects de ce que permet le cinéma en France, son organisation – la générosité qui, à certains moments, a participé à son organisation. Nulle part ailleurs Ruiz n’aurait été Ruiz 40 ans durant, de L’Hypothèse du tableau volé aux Mystères de Lisbonne, des œuvres qu’on montrera encore dans cinquante ans, comme Les Trois couronnes du matelot, L’Eveillé du Pont de l’Alma ou Généalogies d’un crime. C’est encore plus vrai de ce que cela soit pour beaucoup dû à la complicité avec un artiste portugais, le producteur Paulo Branco. Et au loin de son pays où il
n’y avait nulle place pour elle, Katia Golubeva aura été naturellement celle que regardent des poètes cinéastes actuels, ici : Leos Carax, Claire Denis, Bruno Dumont.
Après leur départ, à elle Katia, à lui Raoul, départs que rien ne rapproche sinon la proximité des dates, nous voilà si tristes. Et puis plus pauvres.

lire le billet

Dans la chaleur de sa nuit

Anne Azoulay est Léa dans Léa de Bruno Rolland

C’est qui, c’est quoi ? Surgies d’un anonymat un peu gris, quartier sans âme d’une ville de province, Léa et Léa, la fille et le film, s’insinuent de biais, prennent de bizarres détours, conquièrent une présence et un charme. Et il y a une belle justesse à ce que le film et celle qui en est le centre et la force portante parcourent ainsi cette même trajectoire, sinueuse mais ascendante. Elle, Léa, ne ressemble pourtant pas à une héroïne de film, cette jeune femme à cloche-pied entre vie terne dans une cité de province, galère de boulots, tentatives d’études supérieures, ratages et volonté, colère, déprime, pulsion de vie. De vie en miettes, en morceaux, parce que la grand mère qui perd peu à peu la boule et prend bien la tête, parce que le père qui trahit, parce que pas d’argent et pas de projet, encore moins de programme. Mais quelque chose pourtant.

Ça passera par le corps, surtout, pas sur le mode romantique de l’épanouissement genre danse qui révèle la grâce du papillon, non, plutôt sur le mode crade, boite de striptease et plus si…, besoin de fric contre vulgarité agressive et humiliations, mais pas seulement – jamais « seulement ». Léa, le film, bouge tout le temps, décale ses lignes, comme Léa, le personnage, se reformule sans cesse, en se déplaçant, en se découvrant, en se prenant de vitesse (ou de lenteur).

Elle a grugé, a réussi son coup – faire partie de ces étudiants « issus des milieux défavorisés » auxquelles Sciences Po réserve des place. Mais son affirmative action, outre un bon pain au prof d’économie libérale façon commedia dell’arte, bouffi d’arrogance, elle la mènera dans les tempos binaires des musiques de boite, sous les éclairages outrés où elle se dénude, à poil seule avec une barre de métal poli sous les regards des mâles. Où est-elle, là ? On ne sait pas, c’est pas dit dans la chanson, dans le film. Puisque celui-ci a l’exigence et l’intelligence de ne pas combler l’abime ouvert, de ne pas répondre à ses propres questions, de faire de ce trouble béant la chambre de compression d’un moteur qui ne cesse de prendre de l’énergie et de l’ampleur.

Léa se joue dans un triangle dessiné par l’immeuble triste puis la maison de retraite du Havre où se défait sa grand-mère, Sciences-Po dans le 6e arrondissement de Paris, et la boite de striptease. Mais ce triangle n’est pas le Triangle des Bermudes, Léa n’y disparaît pas. Bien au contraire, elle y construit son image, même si, surtout si cette image n’est pas d’un seul tenant, si entre déréliction d’un monde qui se défait, paroles du pouvoir et jeu conquérant même si douloureux avec sa propre puissance d’attraction, l’être auquel elle donne naissance a quelque chose de la grâce des monstres. 

Léa, Léa, Anne A. L’émouvant processus d’alchimie entre le film et son héroïne (oui, Léa est une belle et forte héroïne de cinéma) n’est évidemment possible que grâce au phénomène similaire de fusion/réaction entre le personnage et son interprète. Anne Azoulay est comme un instrument à la sonorité inouïe, elle fait exister à l’écran en même temps des sensations antinomiques, elle pourrait jouer dix personnages différentes, et concentre en Léa ces possibilités (ou leurres de possibilités), ces élans et fêlures qui en font un être de fiction d’une intense réalité. On ne sera pas étonné de découvrir qu’Anne Azoulay est aussi coscénariste du film, tant est intime la fusion entre actrice, personnage et film. On ne sera que plus étonné, et admiratif, de découvrir combien un réalisateur inconnu au bataillon du jeune cinéma français, Bruno Rolland, parvient dans ce premier long métrage à capter et à amplifier cette circulation d’énergies complexes, où les basses intensités ne sont pas moins émouvantes que les paroxysmes.

Anne Azoulay avec Eric Elmosnino, un des excellents seconds rôles du film (il faudrait aussi citer Ginette Garcin, Thibault de Montalembert, Claude Dauphin, Magali Muxart…)

Léa fut l’une des très bonnes surprises du Festival de Cannes 2011, où il figurait dans la sélection de l’ACID. Il était curieux, et très instructif, de le découvrir pratiquement en même temps qu’un autre film qui se trouvait avoir quasiment le même scénario, Sleeping Beauty de Julia Leigh (en compétition officielle) : là aussi une jeune femme faisant commerce de son corps pour payer ses études et prise dans un attirance au-delà de l’utilitaire, là aussi une liaison sans amour avec le serveur du bar où elle trouve un complément de revenu, là aussi un environnement social d’une froideur qui confine à un volontaire aveuglement collectif. La comparaison entre les deux films n’en soulignaient que mieux combien celui de Bruno Rolland est du côté de l’incarnation, de la sensibilité – au sens de pellicule sensible – aux radiations qu’émet un être qui est, contradictoirement mais inséparablement, un corps et autre chose qu’un corps.

 

Post-scriptum. Aujourd’hui 6 juillet sortent sur les écrans deux films français, deux histoires de jeunes femmes réalisés par de jeunes cinéastes, l’admirable Un amour de jeunesse de Mia Hansen-Løve et Léa de Bruno Rolland. Ces films ne se ressemblent en rien. Cela fait trois bonnes nouvelles d’un coup.

 

lire le billet

Autant en emporte le fleuve

 

Camille et Sullivan, d’abord, on les connaît. C’est un jeune couple, comme on en fréquente, dans la vie, et au cinéma – un cinéma proche de la vie, où les frissons du petit matin, un geste tendre ou une décision du quotidien peuvent très bien tenir lieu d’aventure romanesque.

Un carton a indiqué «Paris, février 1999», mais ces deux-là, et la manière dont ils sont présentés, pourraient être Antoine et Antoinette au début du film de Becker des années 1940, ou Antoine et Christine au milieu des années 1960 chez Truffaut, ou Suzanne et Jean-Pierre chez Pialat au début des années 1980.

Non que leur relation soit filmée de manière intemporelle ou abstraite, mais au contraire parce que, comme dans ces films (et d’autres, mais pas tant que ça), l’inscription juste dans une manière d’être là, de se déplacer, de se parler, dans des inclinaisons du visage et des intonations de la voix plutôt que dans des accessoires, assure du même mouvement naturel la reconnaissance et la singularité de ceux qu’ainsi on rencontre.

Sullivan va partir, laisser Camille…

Lire la suite

lire le billet

Marie-France Pisier, comme une trainée de foudre

Dans les travées de la salle Pleyel, sans rien faire d’autre que de rajuster sa jupe, elle séduit et intimide le jeune Antoine Doinel. A ce concert des Jeunesses Musicales de France, temps fort du court métrage de François Truffaut pour le film collectif L’Amour à 20 ans, c’est toute une génération qui en 1961 tombe sous le charme de Marie-France Pisier. Et plusieurs autres générations ensuite.
Elle a la beauté de Gene Tierney et le magnétisme de ses 17 ans. Corps, visage, gestuelle, voix, en un fraction de seconde elle impose une présence totale et inaccessible. Tout est joué. Ce coup de foudre…
lire le billet

Deuxièmes films: attention, danger de formatage

– «La Permission de minuit», de Delphine Gleize, avec Vincent Lindon et Emmanuelle Devos / REZO FILMS –
Comment le financement du cinéma par la télévision enferme les films en principe conçus pour le grand écran dans une norme et formate les jeunes réalisateurs prometteurs.
Mois après mois, l’histoire se répète. On signale l’arrivée sur nos écrans du nouveau film de jeunes réalisateurs «prometteurs» — c’est à dire dont les premiers longs métrages avaient inspiré engouement pour l’œuvre et espoirs pour l’avenir de leur auteur. Et mois après mois, le même scénario déprimant se répète. Passée l’épreuve du passage à l’acte du premier film, ces réalisateurs se révèlent pris dans une machine qui les écrase, ou au moins les limitent sévèrement. On appelle ça le «formatage», expression un peu abstraite qui trouve avec ces films une illustration particulièrement claire, et cruelle.

Les outils de ce formatage sont systématiques, c’est la grande idée des producteurs (ou parfois des réalisateurs eux-mêmes) pour «valoriser» un talent créateur sous forme de produit finançable et consommable. La recette n’a rien de très original: vous aviez un œil, un ton, un style ? On va rentabiliser ça avec les deux piliers de la mise en circulation selon les exigences d’un système dominé par les diffuseurs télé: c’est tout bête, il faut faire un film de genre, avec une vedette.

Pour ne prendre que des films sortis depuis le début de cette année, voilà comment on se retrouve avec L’Avocat de Cedric Anger, polar avec Benoit Magimel, Avant l’aube de Raphaël Jacoulot, thriller avec Jean-Pierre Bacri, La Permission de minuit de Delphine Gleize, mélo avec Vincent Lindon, le plus récent du lot sorti le 2 mars, en attendant Coup d’éclat de José Alcala, polar avec Catherine Frot (annoncé pour le 27 avril).

Ces quatre cinéastes (on en aurait cité d’autres en prenant une autre période de référence) avaient fait preuve d’originalité et d’audace dans leurs premiers films – Le Tueur pour Anger, Barrage pour Jacoulot, Alex pour Alcala, Carnages pour Delphine Gleize.

En regardant leurs nouveaux films, surtout si on a en tête les premières réalisations des auteurs, les effets de ce formatage sautent aux yeux. Ce sont les automatismes du scénario, même si celui-ci possédait au départ une certaines singularité dans le thème (La Permission de minuit : la relation entre un enfant atteint d’une maladie orpheline et son médecin) ou l’approche narrative (l’écart à géométrie variable entre le patron d’hôtel et son employé dans Avant l’aube). (Lire la suite)

lire le billet

Le cinéma, ça marche fort. Mais quel cinéma?

Les entrées en salles montrent la vitalité du secteur. Mais les pratiques changent vite: l’absence de réelle politique culturelle risque de renforcer la seule logique de la concentration selon les lois du marché.

Le Centre national du cinéma vient de publier les chiffres de fréquentation des salles de cinéma pour octobre. Les mois se suivent et se ressemblent : ils ne cessent d’enregistrer une hausse de la fréquentation. +17% sur les 10 premiers mois de l’année par rapport à octobre 2009, +9% au cours des 12 derniers mois par rapport au 12 mois précédents, et la certitude de faire beaucoup mieux que 2009, déjà année record où, pour la première fois depuis le début des années 80, les cinémas français avaient accueilli plus de 200 millions de spectateurs. Ces résultats sont d’autant plus significatifs qu’en 2010 ils ne s’appuient pas seulement sur un phénomène exceptionnel, contrairement aux années précédentes marquées par Bienvenue chez les Ch’tis ou Avatar.

Cette hausse, tendance lourde des années 2000, contredit frontalement un déclin sans cesse annoncé au cours des 20 dernières années du XXe siècle.
lire le billet

Potiche: Deneuve sirène d’Ozon

deneuveviardgodrecheJudith Godrèche, Catherine Deneuve et Karine Viard

L’actrice est l’enjeu même d’une comédie loufoque qui multiplie les artifices pour approcher la vérité.

Dans la rue, on regarde les affiches, les têtes des six acteurs principaux, avec les post it. On songe peut-être au jeu mortel sur ce principe, qui est la scène centrale d’Inglourious Basterds. Chez Tarantino était brutalement posée la question: mourir de correspondre, ou pas, à une identité assignée, visible seulement par les autres. On se doute qu’avec Potiche ça ne meurt pas, la tonalité est toute autre. Mais l’enjeu n’est pas moindre, ni très différent. Sans avoir vu le film, on peut jouer à rétablir le bon agencement, associer chaque personnage à son étiquette, c’est aussi facile que les identités fabriquées pour une partie de Cluedo. Mais il y en un qui ne marche pas, une plutôt: Catherine Deneuve. Par élimination, il faudra bien qu’elle se retrouve avec le label «femme au foyer»,  mais ça ne colle pas. Tout est là.

Quand le film commence, on la découvre en train de faire un jogging en pleine campagne, vêtue d’un improbable survêtement rouge. Les couleurs, les mouvements, jusqu’aux animaux de la forêt filmés trop mignons comme des personnages de Walt Disney, puis aussitôt s’enfilant avec ardeur, établissent le drôle de monde où se passe Potiche. On sourit, on est un peu gêné, on est pris au dépourvu. Catherine Deneuve écrit dans son petit carnet.

Lire la suite de l’article

lire le billet

Semaine d’enfer

honore604Omar Ben Sellem dans Homme au bain de Christophe Honoré

Pas moins de treize nouveautés sont sorties sur les écrans ce mercredi 22 septembre. Et parmi elles un nombre conséquent de films vraiment intéressants, qui auraient dû pouvoir bénéficier de plus d’attention.

Ainsi des retrouvailles poétiques et vigoureuses avec le toujours rebelle Otar Iosseliani, dont le plus ou moins autobiographique Chantrapas réserve des joies singulières. Ainsi de l’intéressant projet de raconter la relation entre Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé, sous les signes convergents de leur amour l’un pour l’autre et de leur amour pour l’art, dans L’Amour fou de Pierre Thoretton. Ainsi, surtout, de la découverte de l’émouvant Miel du réalisateur turc Semih Kaplanoglu, véritable révélation d’un univers à la fois onirique et naturel, où un enfant taiseux habite intensément un monde très quotidien et qui pourtant parait habité de puissances mythologiques. Ce film est le troisième d’une trilogie dont on avait découvert le très beau Yumurta (« Œuf »), complétée par le nettement moins réussi Milk, qui vient également de sortir.

Il y a aussi une intrigante variation autour d’Alfred Hitchcock, Double Take de Johan Grimonprez, Tilda Swinton toujours étonnante dans Amore de Luca Guadagnino, et le cas déjà évoqué lors de sa présentation à Cannes de Hors-la-loi de Rachid Bouchareb.

Au milieu de cet embouteillage, l’envie vient de revenir sur la proposition selon moi la plus réjouissante du moment, Homme au bain de Christophe Honoré. En six films, ce garçon-là s’était installé au premier rang de ceux qui comptent dans le cinéma français. Il a principalement inventé, avec sa trilogie parisienne (Dans Paris, Les Chansons d’amour, La Belle Personne), un style qui prend en charge l’histoire moderne de ce cinéma, clairement depuis Truffaut et Demy, mais aussi Rohmer et Eustache – des gens très différents entre eux, quoiqu’en disent les paresseux.

Christophe Honoré a accompli cela sans rien qui ressemble à de la nostalgie ou à de la soumission à des modèles, mais au contraire en manifestant combien une énergie novatrice peut rester active, au-delà des modes et des changements d’époque. Difficile équation résolue d’ailleurs plus ou moins complètement, mais qui a connu de magnifiques moments, notamment grâce à la connivence avec des interprètes qu’il a contribué à révéler (Louis Garrel, Chiara Mastroianni, Léa Seydoux, Grégoire Leprince-Ringuet…), corps, visages, manières de parler et de bouger qui, sans naturalisme aucun, sont d’ici et de maintenant, et incarnent au présent cette énergie.

Honoré s’est aussi livré à des expériences plus déroutantes, avec son intrigant premier film, Dix-sept fois Cécile Cassard (un film à redécouvrir) et l’audacieux même si peu convaincant Ma Mère. Pourtant, rien ne préparait dans l’œuvre de cinéaste-écrivain, chez lequel on perçoit toujours une conscience claire de son projet et un contrôle de l’exécution, à la liberté décapante de Homme au bain. Répondant à une commande du Théâtre de Gennevilliers et de son directeur, Pascal Rambert, il y bricole une histoire d’amour pleine de joie et de tristesse, d’imprévu, de brutalité et de douceur, dont chaque plan surprend, suscitant un sentiment de mobilité qu’alimentent de multiples sources.

b0dd8dc4ac8d

Histoire de rupture amoureuse entre deux garçons, l’un qui reste dans l’appartement blême d’une cité de banlieue parisienne, l’autre qui part jouir des débuts de sa réussite de cinéaste à New York, en compagnie de sa vedette (Chiara M., généreuse) et à l’aventure d’autres rencontres. Histoires, surtout, de nos attentes et de nos reflexes conditionnés, dans l’ordre sexuel, dans l’ordre de l’utilisation des mots, de l’attribution sociale des rôles, de la cohérence des styles d’image, de la codification des représentations de la nudité. De plans très composés en captures dvd à la décrochez-moi ça, d’embardée littéraire en installation hard, de notes prises à l’arrache sur les architectures urbaines à la disponibilité aux lumières nocturnes et aux pâleurs du matin, tout y passe et rien ne pèse. Physique, théorique, ludique, érotique, sentimental – et retour.

Le film doit une bonne part de cette réussite à la présence étonnante François Sagat, athlète culturiste venu du porno gay jouant l’amoureux transi qui se console par de multiples passades, mais aussi à son contrepoint complet, Omar Ben Sellem, vibratile anti-star, figure inattendue d’un réalisateur auquel s’ouvre une voie purement imaginaire reliant les Hauts-de-Seine à Manhattan.

Le film en a énervé plus d’un, normal. Mais il procure une joie d’être spectateur de cinéma au sens où « être spectateur de cinéma » définirait un statut actif, comme pas beaucoup d’autres réalisations récentes. Et aucune, je crois, par des moyens aussi inattendus. Ainsi le cinéma de Christophe Honoré déjoue ses propres repères – ou ceux qu’on avait cru pouvoir identifier auparavant. C’est intéressant parce que cette nouveauté ne démode pas les précédents film : contrairement à une idée simpliste, la véritable modernité ne devient pas l’académisme de l’ère suivante, ce qui était moderne, innovant, force vive travaillant de l’intérieur un moyen d’expression pour lui ouvrir de nouveaux accès à la réalité et à l’imaginaire, le reste. Cézanne n’a pas été moderne, il l’est. Ou Godard, celui de Vivre sa vie et celui de Film : socialisme. Et Christophe Honoré n’est pas plus ou moins moderne avec La Belle Personne (son plus beau film à ce jour) qu’avec Homme au bain. Il l’est différemment, et c’est tout à son honneur.

lire le billet

DVD d’été, santé !

Image 2Tonie Marshall dans La Campagne de Cicéron de Jacques Davila

Parmi les récentes éditions DVD, deux retrouvailles réjouissantes, avec des films qui ont marqué en leur temps, pas si lointain, un renouveau du cinéma en France. Deux auteurs, deux tons très différents, mais une comparable énergie, et une joie d’inventer qui est à jamais au présent.

Avec La Campagne de Cicéron en 1989, Jacques Davila inventait une tragi-comédie burlesque et fantasmagorique, où se croisent des personnages à la fois excentriques et formidablement proches. Autour de Tonie Marshall en musicienne recluse plus ou moins volontaire dans sa maison des Corbières, et de Jacques Bonnaffé en lunatique haut fonctionnaire culturel, deux des figures les plus drôles du cinéma français, c’est un étrange ballet qui se met en place. D’une résidence d’été à l’autre, sur laquelle règne l’inquiétante Judith Magre, Davila construit un récit où les croquis sur le vif , singulièrement acérés, des comportement d’une micro-société, les dialogues loufoques, une gestuelle chorégraphiée comme chez Keaton, la splendeur des paysages et la maladresse du quotidien tissent une trame d’une matière unique.

Image 4Jacques Bonnaffé, Michel Gautier, Tonie Marshall

Eric Rohmer avait salué à l’époque avec enthousiaste un film qui n’est pas du tout « rohmerien » au sens superficiel (celui qui trahit Rohmer en le réduisant à quelques signes extérieurs de style), un film qui ne ressemble d’ailleurs à rien. A rien sinon peut-être aux films des amis proches avec lesquels Davila travailla, comme Gérard Frot-Coutaz, dont Davila a signé le scénario de Beau temps mais orageux en fin de journée et de Après après-demain, Jean-Claude Guiguet, les premiers films de Tonie Marshall. Elle est ici actrice d’une impressionnante présence, capable de changer de registre et quasiment de corps d’une scène à l’autre. On retrouve également avec plaisir Sabine Haudepin dans un rôle de croqueuse d’hommes où l’ironie n’enlève rien à la sensualité. Le bonheur étrange de découvrir, ou de revisiter La Campagne de Cicéron, se double aujourd’hui de la sensation d’une belle promesse, qui n’a pas eu de suite.

Image 5Sabine Haudepin en pleine action

La Campagne de Cicéron incarne en effet ce qui aurait pu, ce qui aurait du devenir une veine singulière du cinéma français. Mais Davila, découvert 10 ans plus tôt grâce à un des meilleurs films évoquant la guerre d’Algérie, Certaines nouvelles, est mort en 1992 sans avoir pu réaliser de nouveau film. Et La Campagne de Cicéron, produit par une structure régionale disparue aussitôt après, était un film perdu, dont les copies s’étaient irrémédiablement détériorées, dont le négatif était lui aussi endommagé. On ne sait pas assez qu’en France, aujourd’hui, des films disparaissent ou sont en danger de disparaître, pas seulement des incunables ni des réalisations ultra-marginales mais des films qui ont eu une vie commerciale, ont été salués par la critique et sélectionnés dans des festivals. C’était le sort funeste de celui-ci, jusqu’à ce que la Cinémathèque de Toulouse entreprenne de ressusciter le film, avec l’aide de la Fondation Groupama Gan pour le cinéma, grâce leur soit rendue à l’une et l’autre.

Image 10Mireille Perrier dans Boy Meets Girl de Leos Carax

Les deux autres films édités en DVD cet été semblaient eux aussi disparus. Ce ne sont pas les copies de Boy Meets Girl et de Mauvais Sang, les deux premiers Leos Carax, qui étaient perdues, mais plutôt la disponibilité de ceux qui rendent possible la rencontre des films et des publics. Ceux-là, éditeurs et programmateurs, avaient choisi de ne pas (ré)ouvrir l’accès à l’œuvre d’un des cinéastes français les plus talentueux. Depuis que la production sinistrée des Amants du Pont-neuf a fait de Carax l’exutoire de la haine que l’industrie voue aux artistes, non seulement la capacité de tourner de nouveaux films lui est devenue une gageure (il n’a pu réaliser de nouveau long métrage depuis Pola X en 1998), mais son nom semble devenu tabou dans les bureaux où se décide ce qui sera  vu et ce qui ne le sera pas. D’où la grande rareté des possibilités de revoir les premiers films, jusqu’à l’heureuse initiative de cette édition.

Image 7Denis Lavant dans Boy Meets Girl

Boy Meets Girl, premier film d’un inconnu, fut l’événement du Festival de Cannes 1984.  Révélant Denis Lavant, qui serait son interprète de prédilection dans la plupart des films suivants, jusqu’au court métrage Merde ! qui fait partie du film collectif Tokyo (2008), le film impressionnait par l’élégance et la sincérité avec laquelle il réempruntait à toute l’histoire du cinéma, des grands classiques muets à l’irrévérence inventive de la Nouvelle Vague, pour raconter une histoire entièrement au présent. Dans le Paris de Jean Cocteau, un présent qui est celui des rêves autant que celui du quotidien, un présent inscrit dans une époque et portant d’une troublante intemporalité. La beauté, par moment presque surnaturelle, de Mireille Perrier, ballerine marquée du saut de la fatalité, mémoire vive de Paulette Goddard, de Falconetti et de Jean Seberg transfigurée par l’électricité punk, emporte au bout de cette nuit du désir et de la survie, à la rencontre de fantômes beaux et tristes.

Image 6

Rapide et désespéré, dansant comme rarement caméra et acteurs ont su danser à l’unisson, enfantin et érudit, révolté et affamé d’avenir, Boy Meets Girl rayonne d’une lumière intacte. Au tout début, il y a ces étoiles qui semblent briller alors qu’elles sont collées à un mur, surgit la métaphore de la lumière fossile nous atteignant bien que sa source soit éteinte. Mais l’étoile Carax n’est pas éteinte. Retrouver Boy Meets Girl, et à sa suite le lyrisme fiévreux de Mauvais sang porté par Juliette Binoche dans un de ses premiers grands rôles, entourée de Denis Lavant inspiré et de Michel Piccoli au meilleur de lui-même, c’est un bonheur, mais aussi une vive incitation. Celle de pouvoir voir un jour, bientôt, le nouveau film de Leos Carax.

La Campagne de Cicéron est édité chez Carlotta. Boy Meets Girl et Mauvais Sang sont édités par France Télévisions Distribution.

lire le billet

Entretien avec Olivier Assayas: «Carlos», une épopée pour comprendre

carlos

C’est une œuvre de cinéma à tous égards exceptionnelle qui sera présentée au Festival de Cannes le 19 mai. Fresque de 5h30, Carlos raconte l’itinéraire du terroriste le plus connu du XXe siècle, et à travers lui, l’extraordinaire enchainement d’événements qui ont marqué le monde au cours des années 70 et 80. Récit épique émaillé de scènes d’action, Carlos réussit à retracer l’enchevêtrement de multiples parties politiques jouées en Europe et au Moyen-Orient durant deux décennies, sans en gommer la complexité ni les innombrables contradictions.

Fruit d’un projet de télévision, porté par Canal Plus, et d’un désir de cinéma, dès lors que c’est Olivier Assayas qui se l’est approprié, ce film hors norme autour d’un personnage à la fois célèbre et obscur est aussi une réflexion sur les capacités de représenter l’histoire contemporaine, et, autant que possible, de la comprendre.

Dans l’entretien qu’il m’a accordé en exclusivité, il met également vigoureusement en question les critères qui, en France, séparent cinéma de télévision (et non cette distinction elle-même), et leurs effets sur la qualité générale de la production.

JM Frodon

A l’origine « A l’origine, il y a eu la proposition faite à Canal + par le producteur Daniel Leconte d’un projet de téléfilm autour de l’arrestation de Carlos, qui selon lui aurait été échangé contre un soutien stratégique de la France au Soudan dans sa guerre contre les populations du Sud. C’était un synopsis de quatre pages. Dès que j’ai été sollicité, j’ai dit que je ne voyais pas quoi faire de ça, d’autant qu’il s’est avéré que cette explication était sans doute fausse.

Mais le sujet Carlos intéressait Canal +. Et avec ce projet très succinct, il y avait une enquête au contraire très élaborée, faite par le journaliste Stephen Smith, et complant l’ensemble de ce qu’on savait de la vie et des activités de Carlos. Ce document est la base du projet pour moi, afin de raconter l’ensemble du parcours de Carlos, et à travers lui l’histoire du terrorisme de son temps. Mais d’emblée il est clair pour moi que ça ne tient pas en un film, qu’il faut en faire deux. Canal a été d’accord, grâce essentiellement au soutien de Fabrice de La Patellière, le directeur de la fiction de la chaine.

Ecriture. L’écrivain Dan Franck était associé au projet, nous avons discuté de possibilités de construction du récit. Je me suis lancé dans un immense travail de recherche et de documentation. En commençant à rédiger le scénario, je me rends compte que ça ne tiendra jamais en deux films non plus. J’ai donné à lire ce que j’avais écrit à mes producteurs, qui redoutent que Canal refusent : de nouveau Fabrice de La Patellière partage mon approche, comprend mes raisons, il convainc sa hiérarchie et revient en me disant : «d’accord pour trois films… mais pas quatre, hein!» (rires). Il avait raison, à ce moment je pensais quatre…

Déjà un film en trois parties pose énormément de problèmes, pour la diffusion autant que pour la production. Mais ce format inhabituel était à la mesure du projet, et de l’énergie qu’il pouvait susciter. Les premiers interlocuteurs étrangers, notamment américains, ont été très favorablement impressionnés justement par ce côté hors normes en même temps que par le sujet.

OA CE

Olivier Assayas (au centre) pendant le tournage d’une scène à Paris

Cinéma et télévision. J’ai compris que j’avais la possibilité de faire quelque chose d’invraisemblable, en tout cas en France : un film de 5 heures et demi, avec énormément de personnages, de situations et de décors, sans vedettes, avec des acteurs qui auraient vraiment la nationalité de leurs personnages, parlant dans leur véritable langue. Soit une liberté que seuls les réalisateurs les plus cotés d’Hollywood peuvent obtenir lorsqu’ils sont en position d’imposer leurs conditions aux studios.

En France, c’est impossible. Aujourd’hui, ça me fait ricaner que des gens, parmi les professionnels du cinéma français, essaient d’empêcher la projection du film au Festival de Cannes en disant que c’est de la télévision et pas du cinéma. J’ai envie de leur dire : en effet ce n’est pas le cinéma formaté et asservi que vous faites. C’est une forme de cinéma que vous m’interdiriez de faire, et qui est infiniment plus cinématographique que les trois quarts des merdes que vous produisez. Jamais ca ne m’a traversé l’esprit de faire de la télé.

Pour moi, les films sont faits pour être montrés sur grand écran. Le paradoxe est qu’alors que ce film-là n’aurait jamais été financé par le cinéma tel qu’il fonctionne en France, à la télévision, qui est pourtant le lieu de la non liberté dramaturgique et esthétique, il existe des espaces de véritable liberté.

Construction. Le film est construit sur deux principes complémentaires : une trame composée uniquement d’éléments factuels, avérés, et, à partir de ce squelette, de nombreux éléments de fiction, sur le plan de la psychologie, des rapports amoureux, de la sexualité. L’écriture a toujours circulé entre documentaire et romanesque. Ce qui permet de faire un film qui construit un rapport très particulier à la politique, à l’histoire contemporaine. C’est le personnage qui permet ça.

Bien sûr il y a des zones grises, et même des zones parfaitement obscures, dans l’histoire de Carlos. Mais il y a énormément de faits établis, et j’ai fait le pari qu’ils sont suffisants pour dessiner une trajectoire personnelle qui permet de comprendre une époque. Par exemple on sait énormément de choses sur ces faits marquants que sont les meurtres de la rue Toullier, la prise d’otage à l’ambassade à La Haye, la prise d’otage de la conférence l’Opep à Vienne… jusqu’à l’arrestation de Carlos au Soudan.

Il y a suffisamment de documents pour pouvoir, après, recourir à des techniques narratives lorsqu’il faut faire passer cinq ans en deux scènes, ou conter des faits qu’il serait impossible de décrire littéralement. Entre la libération des ministres de l’Opep à l’aéroport d’Alger (décembre 1975) jusqu’à la préparation de l’attentat contre Al Watan Al Arabi rue Marbœuf  (février-mars 1982) il s’écoule plus de 6 ans avec des dizaines d’évènements, loin d’être tous connus, mais la logique du comportement de Carlos permet d’en dessiner les principaux éléments, de comprendre son évolution. Il fallait qu’on comprenne qu’il devient successivement l’agent de plusieurs puissances, l’Irak, la Syrie, puis qu’il se transforme en chef d’une PME de mercenaires, sous la protection et le contrôle des services Est européens.

On a la transcription de ses échanges avec la Stasi, avec la police politique hongroise, les séquences correspondantes sont entièrement construites à partir de documents factuels, d’enregistrements, de rapports détaillés. A quoi s’ajoute la seule interview qu’il ait jamais donnée, au journaliste libanais Assem Al-Joundi. Carlos clame aujourd’hui que c’est un faux mais dont je suis persuadé qu’au contraire tout ce qu’il a dit est parfaitement exact.

91772_carlos_img

La prise d’otage des ministres du pétrole lors de la conférence de l’Opep à Vienne, le 21 décembre 1975

Le personnage. C’est une question essentielle. Mon point de départ est de considérer le public comme adulte, comme capable de se faire sa propre opinion sur quelqu’un qui tue des gens, qui pose des bombes, etc. Chacun a son propre compas moral, et moi ce n’est pas mon boulot de faire la morale aux gens. Carlos est le seul activiste de cette mouvance qui puisse devenir ainsi un personnage romanesque. S’il est aussi connu, s’il est présenté comme une sorte de Croquemitaine, notamment en France, c’est pour avoir souvent agi sur le territoire français, et surtout pour avoir tué deux flics français désarmés rue Toullier.

Je pense que chacun peut prendre en considération le fait qu’il a été, à l’origine, un combattant pour la cause du tiers monde ayant recouru aux méthodes terroristes, et qui ensuite va suivre un itinéraire particulier. Carlos a une culture occidentale, à la différence de la plupart des autres protagonistes notamment moyen-orientaux de cette histoire, et c’est en cela qu’il est plus directement intéressant. Moi, j’essaie d’aborder cette situation avec suffisamment de recul pour essayer de comprendre ce qui s’est produit, sans diaboliser personne. Après chacun portera le jugement qu’il veut, y compris sur le mode de la diabolisation. Moi j’ai voulu comprendre ce qui s’est passé dans sa vie. Pas dans sa tête : dans sa vie.

Quel est l’enchainement qui produit un tel résultat, qui conduit de l’engagement tiers-mondiste au terrorisme puis au mercenariat ? Et est-ce qu’il y a eu une porte de sortie à un moment ? S’il n’avait pas tué les deux policiers rue Toullier, il serait un autre personnage, auréolé de l’extraordinaire opération de la réunion de l’Opep à Vienne. Il y a eu des terroristes pires que lui, qui ont commis davantage de crimes, à commencer par Anis Naccache, qui vit tranquillement entre Beyrouth et Téhéran : au cours de mon enquête, je l’ai rencontré, on a pris un verre chez Lina’s Sandwiches à Beyrouth, il est consultant en géopolitique pour les chaînes de télés islamistes. Alors qu’il a assurément plus de sang sur les mains que Carlos…

Je n’excuse en rien Carlos ni ne partage son approche, mais, en tant que cinéaste, en tant que narrateur mon travail est de donner de l’intelligibilité. Et si on fait ça on comprend qu’il ne s’agit pas d’un monstre, mais de quelqu’un qui a des convictions, à partir desquelles se produisent des dérives. Et on sort des stéréotypes médiatiques dans lesquels il baigne… et dont il joue lui-même. Dont il continue de jouer, écrivant chaque jour des horreurs sur Internet.

Combattre les simplifications. J’ai voulu tourner sur les lieux mêmes où les faits avaient eu lieu, tout comme j’ai voulu que les Libanais soient joués par des Libanais, les Irakiens par des Irakiens, les Syriens par des Syriens, etc. Les ministres du pétrole de l’Opep sont joués par des acteurs chacun du pays correspondant : il ne s’agit pas d’une masse de figurants, chacun a été choisi par rapport à son personnage. Je tenais à restituer la vérité d’une histoire dont la scène est le monde. Mais pas un monde mondialisé, un monde composé de singularités locales.

Pour moi, en politique, la catastrophe contemporaine c’est l’approximation. Nous vivons sous l’empire de l’injonction permanente de simplifier. Mais simplifier, c’est perdre l’intelligibilité, au profit des quelques généralisations morales. Sous prétexte de ne pas ennuyer le spectateur, c’est à dire d’abord le spectateur du Journal télévisé, on lui raconte des approximations infantiles. Aujourd’hui l’immense majorité des gens considère qu’en trois lignes on sait ce qu’il y a à savoir – surtout si on est bien confirmé dans ses préjugés politiques, moraux, etc. Ce rapport à la réalité terriblement appauvri, et qui fait qu’on  vit dans un monde qu’on ne comprend plus, est lié à l’effacement de la lecture, de la concentration, etc.

La grande majorité des citoyens vit dans un rapport fictionnel à la réalité, à partir des simplifications médiatiques. A l’opposé de ça, Carlos n’est pas un film politique, au sens de la défense d’une opinion, mais un film sur la politique. Sur la complexité de la politique, qui comporte du visible et de l’invisible. C’est ce que j’ai cherché à montrer dans le film, notamment par sa construction dramatique. Je pourrais résumer l’organisation du récit par la volonté de montrer tout ce par quoi Carlos est maître de son destin, et tout ce qui fait qu’il ne l’est pas, et comment ces deux forces s’équilibrent.

Du scénario au film. Le film ressemble ni plus ni moins à son scénario que mes autres films. J’écris toujours des squelettes. La structure n’a pratiquement pas variée. L’écriture a été simple dans son principe même si les composants sont inhabituellement nombreux, et s’il faut accepter de découvrir sans cesse de nouvelles situations. Dans ce cas, on ne peut pas établir dans un prologue la définition des principaux personnages et le cadre dans lequel ils vont agir. L’écriture reste très sèche, très factuelle, il n’y a aucun dialogue explicatif ou psychologique, les personnages sont uniquement dans l’action. C’est la présence des acteurs qui donnent une épaisseur charnelle à ces figures dramatiques.Avec parfois de véritables surprises. Par exemple, ce n’est qu’au montage que je comprends qui est Weinrich (Johannes Weinrich, membre d’un groupuscule terroriste ouest allemand, proche de la Stasi, compagnon de Magdalena Kopp qui deviendra la femme de Carlos, relais de Carlos avec les services est-européens).

Un tournage, c’est une sorte de chaudière qu’il faut alimenter avec tout ce qu’on trouve, qui dévore tout ce qui se présente, dans laquelle, comme on balancerait ses meubles, on ne cesse d’enfourner tout ce qui se trouve, y compris plein de choses qui n’étaient pas dans le scénario mais qui sont là au moment de tourner : des corps, des paysages, des lumières, des réminiscences visuelles et sonores, etc.

Souvenirs personnels. Je me souviens de cette histoire pour l’avoir suivi dans les journaux, surtout. Ce qui frappe avec le recul c’est combien il s’agissait alors d’un âge artisanal du terrorisme, c’est la préhistoire de l’époque que nous vivons aujourd’hui, en terme de pratiques de combat.

19431707

Edgar Ramirez et Olivier Assayas

Acteur. Je voulais un acteur latino-américain, je ne tenais pas à une vedette. Des grands acteurs comme Benicio Del Toro ou Javier Bardem sont trop âgés pour le rôle, c’est important que Carlos soit très jeune. Il fête son 30e anniversaire au milieu de la troisième partie. Avec Edgar Ramirez, j’ai rencontré un acteur qui a l’âge, l’apparence physique et la présence du personnage. J’ai senti l’adéquation entre le personnage historique et l’acteur. Il est Vénézuélien comme Carlos, il a fait des études pour être diplomate, il parle plusieurs langues comme Carlos. Il a d’abord été connu dans son pays, puis il a commencé une carrière internationale, avec notamment La Vengeance dans la peau de Paul Greengrass et Che de Steven Soderbergh. Il est aujourd’hui un acteur latino connu à Hollywood, mais qui n’avait pas encore trouvé le rôle qui le définisse. Ce sera Carlos. Dès que je l’ai rencontré j’ai été enthousiasmé par la finesse de sa compréhension de l’histoire politique de cette époque. J’ai su qu’on serait en phase, et c’est ce qui est arrivé.

Le tournage. Il s’est passé un phénomène très inhabituel : le sujet a passionné l’équipe. Il y a eu en permanence des discussions sur les enjeux du récit et la manière de la raconter, pas seulement sur des problèmes techniques comme c’est généralement le cas. J’ai eu le sentiment de vivre quelque chose que je n’avais jamais connu et comme cela ne m’arriverait peut-être plus, mais je n’étais pas le seul : cette impression était partagée par les techniciens, jamais je ne les avais vu se bagarrer comme ça, pas pour leur propre secteur mais pour trouver ensemble les meilleures réponses pour le film.

Problèmes juridiques. Il m’est arrivé d’aller trop loin dans la fiction pour le goût des avocats, j’ai du supprimer certains apports romanesques qui auraient pu faire l’objet d’attaques de la part de Carlos ou d’autres. Cela m’a handicapé parce que j’ai besoin de faire comprendre ce que je considère comme certains traits du personnage, en particulier son rapport à la violence et à la sexualité, mais qui relèvent de la vie privée, que je ne peux pas prouver. Les problèmes sont dans la fiction, il n’y a aucune retenue quant à ce qui relève des faits. Carlos avait demandé à voir le film, il souhaitait intervenir dessus, très logiquement la justice le lui a refusé.

lire le billet