Cette année comme chaque année, mais cette année plus qu’une autre, les nominations pour les Césars [PDF] racontent un état du cinéma en France. Le «portrait de groupe» composé par les nommés est significatif par sa composition, comme du fait de ceux qui en sont exclus. Et dans sa composition, il faut considérer aussi bien ceux qui dominent que ceux qui sont marginalisés.
2011 aura été une année remarquable, du fait de la fréquentation record des salles, et avec au moins quatre films phénomènes: le triomphe commercial d’Intouchables qui vogue vers les 20 millions d’entrées, le triomphe médiatique et international (c’est-à-dire surtout aux Etats-Unis) de The Artist, et le succès considérable de deux jeunes réalisatrices, Maiwenn avec Polisse et Valérie Donzelli avec La guerre est déclarée.
Grâce à des modifications récentes du règlement, ayant porté de 5 à 7 le nombre de nommés comme meilleur film et meilleur réalisateur, la liste des candidats en lice pour la distribution de statuettes du 24 février reflète à peu près ces aspects saillants. Avec ce correctif que la comédie de Nakache et Toledano n’est pas représentée proportionnellement à son succès.
Comme toujours, il ne manquera pas de faux naïfs pour s’étonner que la fréquentation ne se traduise pas mécaniquement dans la distribution des prix, comme si ceux-ci n’étaient pas précisément destinés à faire prévaloir d’autres logiques. Comme toujours, il faudra répondre que s’il s’agissait de distinguer ceux qui ont eu le plus de succès, il n’y aurait nul besoin d’organiser un vote, il suffirait de regarder le box-office. Ceux-là, les faux naïfs, sont les mêmes qui pensent toujours que le marché devrait seul décider de tout.
Parmi les choix des 4.199 professionnels du cinéma électeurs des Césars, on peut noter le nombre particulièrement élevé de nominations (13) pour un film aussi racoleur que Polisse, qui déballe les ficelles les plus éculées de la sitcom en les pimentant de la souffrance des enfants, utilisée ici comme faire-valoir de manière particulièrement obscène.
C’est certainement le versant le plus antipathique du résultat d’un vote par ailleurs assez diversifié…
Sport de filles de Patricia Mazuy
La chevalerie, un roman de chevalerie. On croirait un jeu de mot, puisqu’il est question de chevaux dans Sport de filles, mais pas du tout. Que le cheval participe de cette relation à un genre et un esprit, celui qui galope de Lancelot à Don Quichotte, est une évidence, mais qui ne dit pas grand chose de l’énergie et du panache du film de Patricia Mazuy, très loin s’en faut. Ce qui frappe tout de suite, et ne se démentira jamais au fil des tribulations de la jeune femme passionnée de dressage, fille de paysan cherchant à s’imposer dans le monde hautain et vulgaire de la compétition équestre, se résume en deux mots, qui conviennent à une cavalière de haut niveau : du souffle et de la tenue. Mais cela vaudrait aussi pour une danseuse étoile, ou une cinéaste de grande classe (comme Patricia Mazuy), cela vaut pour chacun dans son existence, de diverses manières.
La manière de Gracieuse, le personnage interprété à la perfection par Marina Hands, est brusque et laconique. Elle veut ce qu’elle veut, elle ne plie pas même si elle est capable d’intrigue autant que de coups de force pour frayer son chemin au travers de l’infernal taillis qui l’entoure. Un taillis d’intérêts mélangés, qui tous s’expriment avec une violence sans fard : appétit de pouvoir, volonté de domination (ce qui n’est pas pareil), goût du lucre, orgueil et préjugés, mais orgueil d’abord. Le scénario enchevêtre notations sociales – certaines archaïques mais toujours d’actualité et pas seulement dans le milieu ultra-codé de l’élevage de champions d’équitation, certaines plus modernes (le rapport au spectacle) – et portrait d’hommes et de femmes aux prises d’innombrables démons, dont les moins affreux ne sont pas ceux de l’acceptation du quotidien, du repli sur une vie sans histoire. La vie de Gracieuse ne sera pas sans histoire, elle ne veut pas, toutes ses fibres tendent vers autre chose. Là est, d’abord, la tension chevaleresque qui porte le film, et en fait un grand film d’aventure, avec un héroïne comme dans les grandes fresques hollywoodiennes avec Errol Flynn ou Clark Gable. Lorsqu’un des rebondissements qui jalonnent sa quête la mènera à se nouer un bandeau sur l’œil, ce sera comme une évidence : l’accession au personnage qu’elle était déjà, et qui trouve soudain sa juste forme de fiction, avec cette apparence de pirate qui donne du relief à son maintien et affermit sa course.
On a dit, ici et là, que Bruno Ganz en maître dresseur désabusé retrouvant un sens à sa vie au contact de la passion de Gracieuse, ou Josiane Balasko en intraitable grande propriétaire de haras, étaient remarquables dans le film. C’est vrai. Ce sont de très bons acteurs, qui donnent ici la mesure de leur talent, des nuances et de la puissance qu’ils peuvent apporter à leur personnage. Mais ce que fait Marina Hands est d’une autre trempe, d’une ambition plus élevée, d’une force plus inexplicable. Comme la cavalière qu’elle interprète, la comédienne fait preuve d’une immense virtuosité (y compris, pour autant qu’un ignorant en la matière puisse en juger, lors des nombreuses scènes de monte), mais elle est bien davantage. Une présence, une lumière, une énergie, quelque chose qui n’a pas de nom mais dont la présence se ressent d’emblée.
Avec son air perpétuellement furieux (au temps pour les nuances), mais où vibre une inquiétude et un désir qui sont indistinctement charnels, politiques, enfantins, artistiques et « quelque chose d’autre encore », elle habite le film et l’emporte, de la Normandie à l’Allemagne, du conte d’initiation à l’épopée.
Tout ce qui vient d’être dit de l’actrice et de son personnage s’applique point par point à la réalisatrice, et à sa mise en scène. Quelque chose d’habité, de furieux et de précis à la fois, emballé par un souffle où se mêlent plusieurs souffles, voilà comment Patricia Mazuy filme. Huit ans après Basse Normandie, inoubliable saut d’obstacle documentaire en duo avec Simon Reggiani, cavalier émérite qui est ici scénariste et sûrement davantage, Mazuy retrouve le rythme d’un grand récit accessible à chacun, et pourtant habité d’une exigence – celle du personnage, celle du film – qui ne se compromet avec rien. Et je trouve ça beau.
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Les Chants de Mandrin de Rabah Ameur-Zaïmèche
Cela se passe d’abord dans la lumière. Elle éclaire un paysage sans âge, cette histoire se déroulera ici, je veux dire sur notre terre. Aujourd’hui comme hier, comme il y a 250 ans ou à l’aube de l’humanité. Mais la lumière vibre, et avec elle la nature, et c’est un souffle qui sera celui de l’épopée. Avant de prendre d’autres sens, les « Chants » du titre font d’abord écho à ceux des grandes sagas, à l’esprit homérique.
Et puis presque tout de suite, cela se passe aussi dans la matière. La terre, le bois, le tissu, les végétaux. Et la chair des hommes est une matière parmi les autres. Et toutes les matières pèsent leur poids, résistent de leur dureté ou de leur souplesse.
C’est de là, de la lumière et de la matière, que nait le film, beaucoup plus que de la reconstitution d’une aventure historique plus ou moins légendaire. Sans doute le contrebandier Louis Mandrin a bien été roué vif le 26 mai 1755, après avoir défié les Fermiers généraux et les soldats de Louis XIV. Peut-être ses compagnons, ceux qu’il est sensé avoir vus « à l’ombre d’un buisson » au moment de mourir, ont-ils continué d’affronter le fisc royal et ses sbires. Qu’ils deviennent alors comme les visages et les corps, les gestes et les voix de tous les rebelles à travers l’Histoire, que, de coups d’escopette en barricades, leurs escarmouches avec la maréchaussée se transforment en affrontement immémorial des combattants de la liberté contre les forces d’oppression, cela adviendra comme naturellement, comme le fruit germe et s’épanouit.
Puisqu’autour des feux de camps ou dans le moulin à papier où s’impriment les pensées de la révolte, une même énergie court de regards en murmures et en cris. Les Mandrins ont composé les quatre « Chants » attribués à leur chef disparu, celui qui les mène désormais a inscrit son nom sur la couverture des libelles que le colporteur diffuse dans les villages comme il a inscrit son nom à l’affiche de son film : RAZ. Dans cette lumière, la même qui faisait vibrer les toiles de la grande peinture européenne du 18e siècle, il est comme la figure même du résistant qu’aurait peint un Francisco Goya seigneur et citoyen d’honneur du maquis.
Bien avant qu’on entende, scandée, psalmodiée, comme réinventée, la fameuse Complainte, qui n’a dès lors plus rien d’une plainte et plutôt quelque chose d’un péan, antique chant de combat, ou d’un poème free, autre chant de combat, Les Chants de Mandrin auront construit un étrange et puissant agencement d’évidence frontale et d’invocation mystérieuse. Frontale la manière de filmer les hommes, la nature, l’effort, dans un cinéma qui ne cille pas, appelle un chat un chat et par son nom l’injustice et le malheur que les hommes infligent aux hommes. Récit droit, gestes simples portés par une raison sûre, courage qui ne vacille pas, force du collectif et fermeté de chacun : oui le film dessine une utopie, se pose en éloge d’une idée-force sur laquelle il n’y a pas à transiger.
Sa vigueur et sa rectitude sont comme les montants solides par lesquels serait tendu l’écran imaginaire où se projettent toutes les colères et toutes les souffrances, toutes les mémoires et tous les espoirs de l’infinie saga de l’oppression, et de la résistance à l’oppression. Parce que ce qu’on voit et ce qu’on entend est clair et net, mais les échos ainsi suscités sont infinis et complexes, mouvants comme les mille chants des mille autres histoires, aventures, tragédies, élégies, des mille autres envols de l’affirmation d’un refus devant la fatalité du droit du plus fort, du plus riche et du plus puissant.
Le soldat blessé à rejoint les rangs des hors la loi, les chevaux ont semblé s’envoler dans un mouvement à la fois naturel et mythique, l’imprimeur à multiplié les paroles du bandit bien-aimé où le marquis libre penseur discerne les prémisses de la République. Péripéties et tribulations d’un film d’aventures, où la lumière et la matière font courir comme un animal aux multiples apparences, comme un esprit aux multiples incarnation, une idée rouge et ample, qui agite les arbres et fait trembler les voix.
Les Chants de Mandrin est une histoire sans âge inscrite dans une époque bien précise, c’est un conte mythique pour aujourd’hui. Et aujourd’hui lui répond, ouvrez votre journal, il est ici, et là, et encore là.
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Cela aurait dû être un mercredi de rêve pour cinéphiles. Ce sera plutôt un jour noir. Ce même 25 janvier sortent en effet au moins quatre films qui figurent, à bon droit, parmi les plus attendus par quiconque s’intéresse à l’art du cinéma contemporain.
Soit trois figures principales de trois générations de ce que le cinéma français a créé de meilleur depuis 40 ans, le nouveau film de Chantal Akerman, La Folie Almayer (photo), le nouveau film de Patricia Mazuy Un sport de filles et le nouveau film de Rabah Ameur-Zaïmèche Les Chants de Mandrin. A quoi il faut ajouter la découverte d’un film aussi remarquable sur le plan de ses choix de mise en scène que pour ses relations à l’actualité, Tahrir, Place de la Libération de Stefano Savona.
Et ce ne sont que les quatre œuvres à nos yeux les plus dignes d’intérêt parmi les 13 nouveautés, où figurent aussi une machine de guerre hollywoodienne (Sherlock Holmes 2), une –épouvantable– machine pseudo-auteuriste tout aussi formatée par Hollywood (The Descendants), deux autres mélos familialistes (Café de Flore et Les Papas du dimanche), une comédie familialiste (Jack et Julie), un autre film d’auteur français (L’Oiseau d’Yves Caumon, prometteur mais pas encore vu)… Et, en plus de ces 13-là, la ressortie de The Artist auréolé de son succès américain.
L’inévitable résultat de cette situation est une boucherie…
La guerre est déclarée de Valérie Donzelli, une des belles surprises de la cuvée 2011
e commençons pas tout de suite par parler d’argent. 2011 a été une belle et bonne année pour le cinéma, c’est à dire pour la créativité artistique dans ce domaine. Sans trop chercher, j’ai retrouvé 46 titres de films sortis en salle cette année et qui, selon moi, contribuent à cette réussite.
En détaillant cette offre conséquente, plusieurs traits s’imposent. D’abord la petite forme du cinéma américain: deux très beaux films, œuvres majeures de leur auteurs, un de studio, Hugo Cabret de Martin Scorsese, l’autre indépendant, Road to Nowhere de Monte Hellman. Et de belles réussites des frères Coen (True Grit), de Woody Allen (Minuit à Paris) ou Gus van Sant (Restless), mais qui n’ajoutent pas grand chose à la gloire de leurs signataires.
Hugo Cabret de Martin Scorsese. DR
Mentionnons aussi Meek’s Cutoff de Kelly Richards, cinéaste qui reste prometteuse sans vraiment s’imposer, et c’est tout. Ni côté grand spectacle ni côté expériences les Etats-Unis englués dans les calculs d’apothicaires qui mènent à la reproduction des franchises et maltraitent encore plus les indépendants se sont révélés anormalement peu féconds.
Aucun film important n’a pour l’heure accompagné les printemps arabes, l’Afrique est muette, et si l’Amérique latine ne cesse de monter en puissance, aucun titre ni aucun réalisateur n’a pour l’instant incarné de manière incontestable cette évolution.
Du monde asiatique, on retiendra le beau Detective Dee de Tsui Hark et les réussites signées par les Coréens Hong Sang-soo et Jeon Soo-il, et l’admirable I Wish I Knew de Jia Zhang-ke. C’est terriblement peu.
Detective Dee de Tsui Hark. DR
Le Moyen-Orient aura été relativement plus prolixe, avec un chef d’œuvre turc, Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Celan, le passionnant Ceci n’est pas un film des Iraniens Jafar Panahi et Mojtaba Mirtahmasb et Au revoir de leur collègue Mohammad Rassoulof (mais pas le complaisant Une séparation), et la très belle trilogie de Nurith Aviv consacrée à l’hébreu.
Autant dire que c’est l’Europe qui, la chose n’est pas courante, aura dominé les débats.
Ce n’est pas la soirée des Césars, mais une réunion à la préfecture d’un département de banlieue –le 9-9– où est intronisée une nouvelle promotion de flics. Tous blancs-gaulois. Donc quand même un peu comme dans les films français.
Djamel Bensallah continue son salutaire travail de modification de ce que les écrans français réfractent de la société actuelle, y compris des publics qui s’assoient devant eux. La discrimination positive, le réalisateur de Le Ciel, les oiseaux et… ta mère! y est passé depuis plus de dix ans. Ce qui ne l’empêche pas d’en voir aussi les travers et les ridicules. Avec Beur sur la Ville, son sixième film en douze ans (si on compte le mémorable Neuilly ta mère, qu’il n’a pas réalisé mais écrit et produit), il poursuit sans faiblir la mise à jour du cinéma français.
Du cinéma français, pas du cinéma beur, ni du cinéma des banlieues.
Joyeuse et gonflée, cette idée de raconter sans paroles le triomphe du cinéma parlant. Avec comme ambition à peine cachée de rappeler à une (ou deux, ou trois) génération(s) que le cinéma peut être fort plaisant, même autrement qu’aux standards du grand spectacle d’aujourd’hui. Puisqu’à n’en pas douter ce film est conçu pour un très large public, ce dont il y a tout lieu de se réjouir.
La première heure de The Artist, sur le mode Rise and Fall, chute de la star du muet campée par Jean Dujardin et ascension de l’actrice devenue vedette du parlant impeccablement incarnée par Bérénice Béjo en décalquant les archétypes à jamais gravés dans le celluloïd par Chantons sous la pluie, est une réussite à peu près parfaite: drôle, vive, gracieuse, inventive. Hollywood plus vrai, donc plus faux que nature, chauffeur de maître en direct hommage du majordome Max von Stroheim de Sunset Bvd, plus un clébard clown qui vaut le petit singe du Cameraman.
On sait ce qui va arriver? Précisément! Sans une fausse note, scénario, réalisation, interprétation, costumes, lumières jouent avec ce savoir, en font non la limite mais la planche d’appel d’une histoire, une bonne histoire bien racontée, heureusement filmée.
Avec les OSS117, Hazanavicius et Dujardin avaient montré leurs talents pour recycler sur un mode ironique les codes d’un genre désuet. Ce qu’ils font ici, avec une énorme affection pour les modèles dont ils s’inspirent sans manquer d’en rire de bon cœur, est d’une autre trempe.
Donc voici le pauvre Dujardin au fond du trou, et la belle BB au sommet de sa gloire et en couverture de Variety. C’est là qu’on retrouve l’autre tendance du duo Hazanavicius-Dujardin, perceptible dès le premier OSS, et devenu l’essentiel du second: le penchant bizarre pour l’insistance, la quadruple couche. Quelque chose qui affolait et faisait grincer la belle mécanique parodique, usant et abusant du comique de répétition jusqu’à un état second, carrément troublant.
Donc voici le pauvre Dujardin au fond du trou, et la belle BB au sommet de sa gloire et en couverture de Variety. C’est là qu’on retrouve l’autre tendance du duo Hazanavicius-Dujardin, perceptible dès le premier OSS, et devenu l’essentiel du second: le penchant bizarre pour l’insistance, la quadruple couche. Quelque chose qui affolait et faisait grincer la belle mécanique parodique, usant et abusant du comique de répétition jusqu’à un état second, carrément troublant.
Dans The Artist, qui n’est pas principalement sur le mode ironique, cette insistance, cette manière d’enfoncer le clou (les étapes de la déchéance du héros, les stigmates de son orgueil et de son incapacité à prendre la main tendue) fabriquent à nouveau un autre rapport au film, creusent une sorte de gouffre.
On ne croit pas une seconde que cette insistance soit une maladresse involontaire. Sa manière d’investir excessivement dans chaque scène pour elle-même, comme si elle pouvait se suffire absolument alors qu’au bout d’un moment ces scènes travaillent contre l’élan du film souligne ce qu’il y a de délirant dans le fétichisme à l’égard de ce cinéma daté, de cet univers mythifié. Et sans doute, aussi, y a-t-il le désir que tout ça ne file pas comme sur des roulettes, du début à la fin.
Hazanavicius et Dujardin (on n’a pas envie de les dissocier tant, avec leurs trois films, se devine une connivence qui fait littéralement ce qu’on voit sur l’écran), H&D, donc, savent faire du spectacle bien huilé et efficace, et ils le prouvent. Mais ils ne veulent pas en rester là. Et si la «morale» et la chute paraissent donner raison à l’horrible et imparable diktat The Show Must Go On, c’est l’essoufflement et la fatigue des êtres de lumière qui touche soudain lors du «et bien, dansez maintenant!». Comme si l’absence de paroles avait eu pour but secret de faire entendre ce difficile filet d’air exhalé par les poumons de la star (comme si une étoile avait des poumons).
Il y a un plan, très bref, où Jean Dujardin a exactement le regard de Chaplin dans Limelight, ce grand film désespéré. Signe fugace de la noirceur nichée dans la comédie enjouée, gracieuse et sentimentale, mais qui ne dit pas encore tout de ce film aux multiples facettes. Des enjeux de la parole, et de l’incapacité de (se) parler, comme de la multiplicité des possibles rapports au réel évoqués par l’irruption ou non de tel ou tel type de son (musiques, bruits…), il aura au passage effleuré bien des aspects.
Mais bien sûr, il s’agit aussi d’un film travaillé non par la nostalgie du passé, mais par des questions bien actuelles : la capacité ou non à comprendre comment se transforme sa propre époque, y compris sur le plan des technologies – le numérique, la 3D étant grosso modo les manifestations actuelles de ce que représentait le son à la fin des années 20. On a même, de 29 à 09, la symétrie des krachs. Largement de quoi donner à The Artist, à l’intérieur de l’indéniable plaisir pris à le regarder, matière à une déclaration d’amour au cinéma, mais au cinéma comme dynamique compliquée, qui ne marche pas droit. Le monde change, ça fait des dégâts, faites en autre chose. Et si vous ne savez pas le dire, dansez-le ! Bien sûr, ça ne vaut pas que pour le cinéma.
NB: Ce texte a été mis en ligne lors de la présentation du film au Festival de Cannes
Il se tourne chaque année plus de 200 films français. C’est énorme. Parmi cette masse, il y a plein de mauvais films, et aussi un nombre toujours remarquable de bons films – je veux dire de films singuliers, qui cherchent quelque chose, inventent de nouvelles manières de raconter, de montrer, de faire ressentir et réfléchir. Certains sont ce qu’on appelle des films d’auteur, d’autres ce qu’on nomme des films de genre. Et puis il y a… un tas. Un gros tas. Ou une flaque, une grande flaque. Il s’agit de la masse de transpositions sur grand écran des péripéties de la vie d’une famille bien de chez nous, d’un groupe de copains bien de chez nous, d’un mélange de familles qui font copains, sur un mode qui mélange moments pour faire rire et moments pour s’émouvoir. A la maison, à la campagne, à la plage, en camping, pour les anniversaires, les mariages et les enterrements – et, en regardant bien, Les Petits Mouchoirs n’était pas le pire.
L’auteur de ces lignes confesse s’être toujours copieusement ennuyé aux réunions de sa propre famille, aussi l’idée d’aller assister à celle des autres, et éventuellement d’avoir à payer sa place pour ça, relève du gag absurde, sinon de la cruauté caractérisée.
Les réunions de famille des autres ? Des autres qui n’existent pas, jamais n’existèrent ni n’existeront. Une des caractéristiques du genre est en effet de ne jamais montrer personne qui ressemble de près ou de loin à des êtres humains, mais d’écraser tous les protagonistes sous une double chape de plomb. Celle de caractérisations simplistes, où la sociologie de comptoir (mais on connaît des comptoirs de meilleur aloi) se mêle à la psychologie de bazar, et celle d’une dramatisation des situations supposés fournir des rebondissements aussi prévisibles que misérables. La tantine était gouine, oncle Alfred le bigot a trompé son épouse, papy qu’on croyait gâteux écrit un traité de physique nucléaire, les gosses vont découvrir les choses de la vie sans slip, les parents qui avaient l’air de si bien s’entendre se haïssent en douce depuis 20 ans, ou l’inverse, on s’en fiche…
De ces déballages trafiqués et nombrilistes, nous avons une nouvelle illustration avec l’entrée dans l’atmosphère des salles obscures du Skylab mis sur orbite par Julie Delpy. Un amusant malentendu fait que cette énième variation sur un modèle aussi convenu que déprimant arrive paré d’une sorte d’auréole d’auteur(e), sans doute parce que sa réalisatrice fut, au siècle dernier, actrice chez Jean-Luc Godard. Skylab raconte une réunion de famille à la fin des années 70. Un des aspects les plus embarrassants de ce genre d’entreprise est la bassesse du regard posé sur les malheureuses silhouettes agitées sur l’écran (on ne saurait dans ce cas parler de personnages), et donc aussi sur les comédiens qui les interprètent. Dans le cas présent, on est triste de voir ainsi des « belles personnes de cinéma » comme Noémie Lvovsky, Eric Elmosnino, Sophie Quinton ou Aure Atika enlaidies de la sorte. Si vous avez la possibilité de vous livrer à cet exercice, regardez Lvovsky filmée par Bonello dans L’Apollonide et par Julie Delpy dans Le Skylab, et vous aurez une idée assez nette de ce qu’est la qualité d’un regard de cinéaste.Sans rien dire de la transformation des enfants en singes savants…
Ah du scénario il y en dans Le Skylab, du pitch, et des dialogues, et de la parlotte, et des vrais morceaux du passé brillants comme chez l’antiquaire de la place du marché. Mais du cinéma… Et tout cela pour ne dire absolument rien d’intéressant ni sur la France d’alors, ni sur celle d’aujourd’hui, ni sur quoique ce soit d’autre d’ailleurs.
Et alors ? Y a-t-il de quoi s’énerver pour autant ? Non, sans doute… mais oui, un peu, quand même, dès lors que le genre prolifère et envahit les écrans. La raison n’en est que trop évidente. Les comédies dramatiques familiales sont en fait des clones de téléfilms, ou de possibles pilotes de séries télé. Cette proximité leur vaut une double complaisance. Celle des financeurs eux-mêmes télévisuels, et qui sans doute apprécient des produits qui ressemblent tant aux leurs, en tout cas qui sont assurés de trouver place dans leurs grilles, auxquelles ils semblent naturellement destinés. Et, à l’évidence des statistiques du box-office, ces produits conviennent à un grand nombre de spectateurs, plus désireux de retrouver sur grand écran ce qu’ils pratiquent à la maison sur le petit que d’expérimenter les aventures singulières qui devraient être la caractéristique du film de cinéma. Résultat, ce type de films est devenu à la production française ce que les algues vertes sont aux côtes bretonnes : un phénomène qui se développe sans contrôle, et menace d’étouffer les autres espèces vivantes.
lire le billetC’est immense et sombre. On s’en serait douté, mais l’effet dépasse tout ce qui était prévisible. Gigantesque paquebot de béton évidé, entre ruine et splendeur, l’intérieur de la Samaritaine est, de nuit, plongé dans une obscurité presque complète, d’où émerge, magnifique, le grand escalier qui semble presqu’intact et dont les volées successives dessinent une sorte de vaisseau spatial rococo.
Tout là-haut, de puissants projecteurs envoient une lumière diffuse à travers la verrière, faisant doucement briller les fresques dorées de l’ancien décor art déco pseudo-égyptien. Mais cette lumière ne traverse pas jusqu’au niveau du sol. Là, dans la pénombre, se déplacent doucement les fantômes. Plusieurs peuples de fantômes qui semblent s’y être donnés rendez-vous.
Sous des suaires de plastiques transparents, des mannequins abandonnés figurent une escouade de spectres immobiles. D’autres, étalés au sol, démembrés, évoquent on ne sait quel massacre. Du fin fond du gigantesque open space qu’est devenu l’ancien grand magasin, à travers une obscurité rythmée de minuscules points lumineux, arrivent en procession trois silhouettes, un grand pompier noir et deux êtres beaucoup plus petits, qui semblent des vieillards.
NB: ce texte reprend la critique publiée lors de la présentation du film à Cannes. Depuis, La guerre est déclarée a reçu un accueil triomphal, d’ailleurs mérité. Il faut juste espérer que ce raz de marée de reconnaissance n’entrave pas la relation simple et intime que chaque spectateur peut entretenir avec ce film.
Valérie Donzelli et Jérémie Elkaïm dans La guerre est déclarée de Valérie Donzelli
C’est le deuxième film de , et c’est un pur régal en même temps qu’un drôle de bestiau dans la ménagerie cinématographique, et particulièrement du cinéma français. Son auteure s’était faite remarquer (pas assez!) avec son déjà très réussi premier film, La Reine des pommes, comédie musicale, sentimentale, intimiste, loufdingue et drôle, carrément drôle. Où on avait du même coup découvert une actrice à laquelle s’appliquent tous ces qualificatifs, agrémentés du fait qu’elle est extrêmement agréable à regarder : nulle autre que Valérie Donzelli.
Avec ce deuxième film, la réalisatrice ne se contente pas de confirmer les qualités du premier, elle s’aventure sur un terrain autrement difficile – disons, pour simplifier, le mélodrame – et prend le risque d’une construction narrative autrement complexe et nuancée. La guerre est déclarée est une histoire d’amour et le récit d’un combat. C’est une course poursuite sur le fil du rasoir: sur cette crête étroite qui sépare le drame de la tragédie. C’est un film qui regarde la mort en face, et qui ainsi devient incroyablement vivant.
Son interprète y fait à nouveau merveille, dans un rôle à peu près impossible de jeune fille/jeune femme/jeune mère/mère d’un enfant atteint d’une maladie mortelle. Le rôle est «impossible» à cause de trois cents manières connues de jouer ça, et ça, et ça. Elle, elle n’en fait rien. Elle, elle trouve plan par plan, réplique par réplique, geste par geste, une forme de justesse précise, émouvante et sans un milligramme de complaisance. Des tonnes de sentiments, comme chantait Léo Ferré, et pas une once de sentimentalisme. Durant un quart d’heure, cela relèverait du pur miracle, durant les 100 minutes du film, cela devient autre chose: la manifestation d’une intelligence cinématographique, la capacité à répondre, par la mise en scène et par le jeu, de tout ce qui est mobilisé par le film, et qui est à la fois compliqué, paradoxal et a priori pas folichon.
Ce qui précède est d’une injustice éhontée, paraissant oublier en chemin Jérémie Elkaïm, le partenaire de Valérie Donzelli, lui aussi pourtant digne de tous les éloges. Mais ce n’est pas la même chose. Et de même que, injustement, irrémédiablement, son rôle à elle, la femme, dans le film, ne sera pas symétrique de celui de l’homme, de même ce qui leur incombe pour que le film soit ce qu’il est n’est pas du tout comparable. Parce que s’ils ont tous les deux écrit le film (comme elle et lui ont fait l’enfant du film), c’est bien elle qui fait la mise en scène, dans le cadre en même temps qu’à sa place de réalisatrice.
A travers les mois et les années, à travers les lumières et les lieux, à travers les larmes, les coups, les rires et les silences, cette «odyssée» réussit un improbable tour de force : un film aussi ambitieux que bouleversant, et capable d’apparier avec bonheur (le bonheur du spectateur) les tonalités les plus opposées. Il y parvient grâce à une manière de faire qu’on ne saurait expliquer, mais qui peut se résumer à ceci: croire éperdument à chaque plan, filmer chaque scène comme si tout le film se jouait là – et pas du tout comme si c’était la seule. Deux maîtres mots: présence et mouvement. Valérie Donzelli appartient à cette famille de cinéastes qui savent puiser dans le simple déplacement une force de spectacle, une vibration essentielle – il y en a depuis les origines du muet, Vigo, Varda, Rozier, le jeune Milos Forman, Oliveira, les meilleurs réalisateurs africains savent faire ça.
Ça bouge beaucoup dans La guerre est déclarée, ça marche, ça cavale, ça fonce, et ce mouvement se charge d’une énergie qui semble celle même du plaisir du cinéma. Et en même temps (c’est là que c’est compliqué et mystérieux), ça se pose. Ça tient, ça occupe sa place. Les personnages sont terrifiés par ce qui leur arrive, ce malheur immense et incompréhensible, mais ils ne reculent pas. Ils se bagarrent, ils font face, ils tiennent bon. Ce sont… des héros. Oui, des vrais héros, comme dans les contes ou les grands films d’aventure. La guerre est déclarée est ça, un film d’aventure. La preuve que ce sont des héros : il s’appellent Juliette et Roméo.
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