Trois en chemin

Casa Nostra de Nathan Nicholovitch

Céline Farmachi dans Casa Nostra

C’est délicat, avec des ruptures de ton. C’est en noir et blanc, très beau, un peu trop même parfois. Il y a une famille assemblée d’abord, dans une grande maison dirait-on, et puis une jeune femme chez elle, qui se dispute avec son mari en Italie, à Lyon un garçon très amoureux d’une jeune fille qui n’a pas l’air de vouloir rester dans son lit et puis si, il y a une autre jeune femme, à Marseille. C’est carré, l’image est carrée. Ça bouge ça parle ça vibre. Il y a un vieil homme torse nu qui empile des parpaings sur une scène de théâtre devant des fauteuils vides. Une vieille femme qui se maquille, qui passe l’aspirateur. Il y a des tensions, du mouvement, des lignes de fuite. La femme en Italie part de chez elle.

Gilles Kazazian

Le garçon écrit, une pièce de théâtre. Celle de Marseille écoute les confidences d’autres gens. On dirait une composition musicale, du jazz plutôt free. On ne connaît personne, ni le réalisateur ni les interprètes ; c’est bien. Bientôt il semble que le point commun de ces éclats qui ne raccordent ni ne s’excluent soit un mot, une idée : l’intimité. L’intimité des sentiments, des émotions, des pulsions, de ce qui travaillent des êtres humains au secret d’eux-mêmes, au point d’instabilité entre eux, entre elle et lui, entre elle et elle. Des amants, des parents, des sœurs et frère, des fantasmes. Le curieux format carré devient une réponse formelle vite acceptée, et même assez gracieuse en même temps que déstabilisante, pour évoquer le trou de serrure, l’accès possible à ce qui d’habitude est caché. C’est impudique, oui, et pourtant jamais obscène. Les chemins convergent. L’ « argument dramatique » comme on dit, devient de plus en plus clair, ce n’est pas grave. Ce sont deux sœurs et un frère, leur père est en train de mourir, ils se mettent en chemin pour aller le voir mais  font un détour pour que le garçon essaie de remettre la main sur celle qu’il aime et qui, elle, ne l’aime pas. La mère est seule à la maison, on n’est pas sûr qu’elle attende ses enfants. On est dans des appartements, chez des gens qui disent un peu de leur histoire à eux, à elles surtout, on est sur des routes, à la montagne, dans un village, dans des cafés, des endroits avec de la musique tard. Noir  désir. Il y a des lits de rencontre, des étreintes de passage, des rêves, des cuites sévères. Avec le format carré, ils ne sont presque jamais tous les trois ensemble dans le cadre.

Clo Mercier

Pourquoi on dit « fratrie » quand il y a deux sœurs fortes et un frère faible ? La nuit ressemble à la nuit, les tasses de café au petit matin. On pourrait songer à Adieu Philippine, à cause de la liberté de filmer et du trio en vadrouille un homme deux femmes. Hélène, Ben, Mathilde, et ces acteurs qui rayonnent : Céline Farmachi, Gilles Kazazian, Clo Mercier. Malgré la grande différence de « sujet » ( ?), au moins en apparence, on pense surtout à Husbands de Cassavetes, à Passe-montagne de Stevenin. Quand ce qui fait mal touche juste, quand les instants sont des notes qui vibrent. La mort est un moment du vivant, ce n’est pas particulièrement gai, ni le contraire. Il y a un monde alentour. Il y a un film.

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De la fortune des vedettes en particulier et des perversions d’un bon système en général

 

Parue dans Le Monde du 28 décembre,  une vigoureuse déclaration du producteur, distributeur et exportateur Vincent Maraval suscite de nombreuses réactions, dans le milieu du cinéma français et au-delà. L’auteur est une des personnalités les plus en vue dudit milieu, à la fois homme d’affaires très avisé et véritable amateur de films, aux goûts plutôt éclectiques et aux engagements souvent courageux – un profil pas si fréquent dans la profession. Intitulée « Les acteurs français sont trop payés ! », la missive (le missile) s’appuie sur le « scandale Depardieu », donne des noms et des chiffres, et fournit une description globalement exacte, mais par moment biaisée ou incorrecte, de la situation économique du cinéma français.

Commençons par les réserves qu’inspire la polémique telle que formulée par Vincent Maraval. Non, l’année du cinéma français n’est pas un désastre, contrairement à ce qu’affirme la punchline qui ouvre le texte – quels que soient les critères retenus, beaucoup d’argent finira par avoir circulé dans le cinéma français c’est à dire chez ceux qui à un titre ou à un autre le font. Le Marsupilami et La vérité si je mens 3 ne se sont pas « plantés » – mais Astérix, Pamela Rose et Stars 80 oui. Non, le marché de la salle ne stagne pas, même si la fréquentation en 2012 sera en recul sur l’exceptionnelle année précédente, la tendance depuis 2000 est au contraire à une constante augmentation. Et même, contrairement à ce qui était admis (et à ce qu’affirme Maraval), on assiste plutôt à une remontée de la présence, et de l’audience des films à la télévision.

Et surtout, non, les acteurs – il faudrait plutôt dire : les vedettes – ne sont pas riches de l’argent public. Hormis quelques mécanismes, importants mais pas au centre du problème (les régions, le crédit d’impôt, les Sofica), ce n’est pas sur le budget de la collectivité que sont financés les productions, même si c’est bien un système de lois et de réglementation publiques qui définit les conditions de leur financement. Connu aussi pour son exceptionnel bagout – et encore le lecteur est privé de l’accent du Sud-Ouest – Maraval en fait un peu trop dans les affirmations à l’emporte-pièce. C’est dangereux, car ce sont elles qui risquent d’être le plus reprises, par ceux qui voudront utiliser le texte pour attaquer un système qui a aussi, qui a d’abord des vertus décisives,  comme par ceux qui en profiteront, en les réfutant, pour éviter l’essentiel de ce qui est dit, et qui est très juste, même si incomplet.

Ce qui arrive avec les acteurs est le plus visible, et le plus choquant. C’est la part la plus spectaculaire d’une dérive générale, une dérive fondée sur l’augmentation continue des sources de financement du cinéma en France. Mais il n’y a pas que les acteurs. Lisez bien la phrase qui suit, elle contient une révélation bouleversante. Lorsqu’un film coûte 30 millions d’euros, cela veut dire que des gens ont touché ces 30 millions. Qui ? Pour l’essentiel, les professionnels du cinéma. Les acteurs gagnent la plus grosse cagnotte, dans des conditions et selon des mécanismes qu’explique très bien Maraval. Mais les producteurs, les réalisateurs, les chefs de postes techniques aussi. Pourquoi ? Parce que l’essentiel de la stratégie des pouvoirs publics depuis le milieu des années 90 (remplacement de Dominique Wallon par Marc Tessier, d’un militant culturel par un gestionnaire d’entreprise, à la tête du CNC en 1995), a fait de l’augmentation des financements son objectif central. A nouveau : pourquoi ? Parce que le nécessaire équilibre de pouvoir entre professionnels et politiques a été rompus au profit des premiers. Avec succès, il faut le reconnaître, au sens où de fait les investissements dans la production de films français n’a cessé d’augmenter, grâce encore une fois à des dispositifs réglementaires toujours plus nombreux, récemment la taxation des Fournisseurs d’Accès à Internet (FAI), et pas grâce à des ponctions sur le budget de l’Etat.

Une des pires conséquences de ce phénomène aura été l’explosion du nombre de films, qui a plus que doublé en 15 ans. Car une autre manière de gagner de l’argent, outre de se faire payer des cachets de plus en plus élevés, est de multiplier les productions. Ce sont quelques 100 films en plus, films inutiles, fictions qui auraient mieux fait de se diriger d’emblée vers la télévision, qui sont venus engorger la machine, et d’abord les écrans. Aujourd’hui, c’est pour faire encore plus de place à ces mêmes produits que les nouveaux détracteurs de la « chronologie des médias » veulent exclure de la salle les films les plus ambitieux mais rarement les mieux exposés, en les reléguant d’emblée sur Internet – autant dire, en les assassinant sans bruit.

D’ores et déjà, dans les salles, à la télé, dans les médias, cette masse informe de surproduction, qui rapporte à beaucoup de monde grâce aux mécanismes décrits par Maraval, y compris à sa propre société, a en effet pour résultat de marginaliser sans cesse davantage ceux pour lesquels étaient à l’origine conçus l’ensemble des dispositifs.

Car il faut ici rappeler que tout cela vient d’un système vertueux dans ses principes. Un système qui a fonctionné – notamment dans les années 60, puis dans les années 80 jusqu’au milieu des années 90. Il s’agit d’un système fondé sur la péréquation, sur l’échange de bons procédés. Il n’opposait pas le commerce à l’art mais organisait des effets de soutiens financiers aux films les plus audacieux par les films les plus profitables au nom de la valeur symbolique, culturelle, que les premiers confèrent aussi aux seconds, tant que l’ensemble est traité comme un tout.

C’est au nom de cette grande idée que Malraux et ses collaborateurs ont réclamé que le CNC cesse de dépendre du Ministère de l’industrie pour relever de celui de la culture. Système efficace à condition de maintenir d’une main de fer l’équilibre entre les bénéfices culturels et les bénéfices financiers, contre les ténors de la profession, qui sont toujours d’abord les puissances économiques.

Comme tous les professionnels du cinéma, Vincent Maraval défend surtout ses propres intérêts lorsqu’il prend la parole en public au nom de l’intérêt collectif et de la justice sociale. Lui aussi a besoin de ces acteurs incontestablement surpayés pour financer ses films auprès des télévisions. Le seuil de rémunération qu’il propose est une idée aussi saine qu’assez improbable, tant qu’à faire élargissons-la à l’ensemble du milieu. Elle permettrait par exemple une réorientation massive des crédits au profit des lieux d’action culturelle, en particulier de l’éducation au cinéma, ou mieux avec le cinéma… Ce n’est pas vraiment à l’ordre du jour.

Mais attention. La diatribe de Maraval est aussi de nature à alimenter l’argumentaire de ceux qui veulent une destruction de l’ensemble du système au nom d’une logique gestionnaire ultralibérale (cf. les actuelles pressions de Bruxelles) ou ultra-centralisatrice (cf. les pressions de Bercy relayées par certains élus). La belle année du cinéma artistique du cinéma français, celle de Holy Motors, d’Après Mai, des Adieux à la Reine, de Camille redouble, des Chants de Mandrin, de Sport de filles, Adieu Berthe, La Vierge, les Coptes et moi, Nana, Vous n’avez encore rien vu, Dans la maison, 38 Témoins, La Terre outragée, Les Lignes de Wellington, L’Age atomique, Bovines, Augustine, Louise Wimmer, Voie rapide, Alyah…  (chacun pourra bien sûr ajouter ou retrancher des titres, c’est le nombre et la diversité qui importent), cette efflorescence-là est aussi due à l’existence de ce système, en même temps qu’elle est menacée par ses dérives inflationnistes. C’est pourquoi il est essentiel de combattre les effets pervers sans détruire les principes fondateurs, plus nécessaires que jamais.

 

 

 

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Rencontres de La fémis: «Qui voit quoi. A la recherche des publics des films»

Les 29 et 30 octobre se sont tenues les 4e Rencontres de La fémis, intitulées «Qui voit quoi. A la recherche des publics des films». En présence des élèves de l’école, toutes promotions et toutes disciplines confondues, ainsi que de nombreux auditeurs venus d’autres lieux d’enseignement, ces rencontres ont permis de multiplier les éclairages autour d’un enjeu à la fois essentiel et difficile à cerner.

Ces rencontres, organisées par Jean-Michel Frodon avec l’équipe dirigeante de La fémis (Raoul Peck, Marc Nicolas, Frédéric Papon, Isabelle Pragier, Emmanuel Papillon, Laurence Berreur) ont réuni cinéastes (Mia Hansen-Love, Emmanuel Finkiel, Gérard Krawczyk, Bruno Rolland), responsables publics (Audrey Azoulay, Benoit Danard), professionnels de la production (Manuel Alduy, Caroline Benjo,  Marc Missonier), de la distribution (Jean-Labadie, Jean-Michel Rey, Sonia Mariaulle), de l’exploitation (Dominique Erenfried, Solenn Rousseau) et de la diffusion en ligne (Frédéric Krebs), chercheurs et observateurs (Olivier Donnat, Emmanuel Wallon).

En partenariat avec La fémis, Slate.fr met en ligne les principaux moments de ces deux jours de travaux. Cette restitution est organisée en 5 parties correspondant au déroulement chronologique des rencontres.

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Le cinéma français a fait sa guerre d’Algérie

Contrairement aux idées reçues, les réalisateurs ont tourné tôt des oeuvres de fiction et documentaires. Néanmoins, on peut se demander où sont les “Apocalypse Now”, les “Full Metal Jacket” ou même les “Rambo” français.

 

Une idée reçue, et largement partagée, veut que le cinéma français ait ignoré la guerre d’Algérie. Ce reproche se double généralement d’un parallèle peu flatteur avec le cinéma américain qui lui, aurait pris en charge un grand conflit à peine postérieur, la guerre du Vietnam.

Ce reproche est injuste et ce parallèle ne tient pas. Ce qui ne résout pas pour autant le problème, bien réel, des difficultés du cinéma français face à la question algérienne.

A propos du cinéma américain et du Vietnam, il faut rappeler qu’Hollywood n’a rien fait durant le conflit, à l’exception d’un seul film de propagande en faveur de l’US Army et de l’intervention, Les Bérets verts de John Wayne en 1968. S’y ajoute un documentaire indépendant, Vietnam année du cochon d’Emile de Antonio, également en 1968, à la diffusion confidentielle.

Les grands films américains consacrés à la guerre du Vietnam sont tous postérieurs de plusieurs années à la fin du conflit (1975), à commencer par Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino (1978) et Apocalypse Now de Francis Ford Coppola (1979). La réelle prise en charge en images de leur guerre, y compris de manière critique, par les Américains, c’est la télévision qui l’a accomplie dans la temporalité de l’événement, au travers des infos, pas le cinéma.

Bien au contraire, il y a des Français avec des caméras très tôt en Algérie, pour faire du cinéma. Ces films-là ne seront pas vus, la censure bloquant systématiquement toutes ces réalisations, notamment celle du militant anticolonialiste René Vautier dont Une nation, l’Algérie, réalisé juste après le début de l’insurrection, est détruit, et L’Algérie en flammes resté invisible, tout comme sont rigoureusement interdits les documentaires de Yann et Olga Le Masson, de Cécile Decugis, de Guy Chalon, de Philippe Durand, et bien sûr Octobre à Paris de Jacques Panijel sur le massacre du 17 octobre à Paris, qui vient seulement d’être rendu accessible normalement, en salle et en DVD.

Début 1962, le jeune réalisateur américain installé en France James Blue tourne un film tout à fait français, et resté longtemps tout à fait invisible, l’admirable Les Oliviers de la justice, fiction inscrite dans la réalité de la Mitidja et de Bab-El-Oued aux dernières heures de présence coloniale française.

Jean-Luc Godard avait réalisé en 1961 Le Petit Soldat, réflexion complexe et douloureuse sur l’engagement se référant explicitement à la torture, film lui aussi interdit (après une interpellation à la chambre du député Jean-Marie Le Pen). Lui aussi hanté par la torture en Algérie, Muriel ou le temps d’un retour d’Alain Resnais est initié avant les Accords d’Evian, mais sort en 1963.

Lui aussi hanté par la torture en Algérie, Muriel ou le temps d’un retour d’Alain Resnais est initié avant les Accords d’Evian, mais sort en 1963. En 1961, Le Combat dans l’île d’Alain Cavalier se référait clairement à l’OAS et à ses menées terroristes; deux ans plus tard le cinéaste fait du conflit algérien le cadre explicite de L’Insoumis. Dès l’indépendance, Marceline Loridan et Jean-Pierre Sergent tournent Algérie année zéro; la même année 1962, le conflit est très présent, hors champ, dans Le Joli Mai de Chris Marker et Pierre Lhomme comme dans Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda et Adieu Philippine de Jacques Rozier.

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Feux de la misère, éclairs de la rage

Les Eclats (Ma gueule, ma révolte, mon nom)

L’Impossible – pages arrachées (Songs from the Protests)

Deux films de Sylvain George

De la jungle des villes à celle de Calais, dans les lueurs de l’aube et les flamboyances des affrontements nocturnes avec la police, Sylvain George arpente, regarde, s’arrête. Il guette. Quoi ? Des moments, des états. Etats des corps harassés, maltraités, dignes quand même. Etats des lieux, dépeuplés, cadenassés, encerclés. Etats des lumières et des ombres. Chasse et moisson d’images et de sons, qu’il rapporte et assemble. Du même labeur il a fait deux propositions, les matériaux pour partie se ressemblent, pas les films. Les Eclats, entièrement tourné à Calais et dans ses environs, harmonica endiablé et violon poignant, le beffroi et la neige, les clôtures et les terrains vagues. Peu à peu ce désert innommé se peuple, d’hommes qui semblent sortir de nulle part pour se laver à la pompe, d’hommes en uniformes qui traquent sans relâche, dans les rues et les bois, d’autres hommes qui portent eux aussi une manière d’uniforme, celui des proscrits, des exilés.  Pas de regret, pas de complaisance, « Migration, it’s good but it’s hard » dit l’homme noir qui a survécu à la mer meurtrière.

Est-ce lui ?, Est-ce un autre, qui chaque jour, chaque jour, se meurtrit les doigts sur un métal brûlant, pour effacer ses empreintes, esquiver la traque insensée et infinie. Mais on peut rire aussi, rire de plonger dans le canal, rire de se moquer un peu du sous-préfet qui fait manœuvrer ses escouades de CRS. Rire va avec pleurer, va avec frissonner, va avec la folie des maladies disparues et qui reviennent, avec la souffrance et l’incompréhension, et la compréhension quand même quand ce jeune homme longuement s’adresse à nous en dari.

Comme il l’avait déjà fait avec Qu’ils reposent en révolte, Sylvain George regarde et écoute, il marche et il court, il voit. Il voit la violence et la crasse, il voit la beauté aussi. La beauté ? Est-elle là ? Est-ce lui qui l’ajoute, la construit ? Formes et contrastes, chorégraphie des corps et des flammes, délicatesse d’une ombre, d’une plaque de neige, d’une branche ou d’un rire, justesse du cadre et élégance de l’objectif. Il y a une vilaine formule pour ça : esthétiser la misère. Mais ce n’est pas la misère qui est rendue belle, c’est le regard sur les hommes qui se battent contre la misère, c’est l’ambition un peu folle et très émouvante de ne pas les abandonner, de ne pas abandonner le monde tout entier à sa brutale et omniprésente laideur.

Aller là-bas, y rester longtemps, filmer, exige aussi de filmer avec respect, avec recherche, avec exigence. Dans ce film au sous-titre emprunté à Aimé Césaire, chaque plan tourné par Sylvain George venge de cette autre laideur, la laideur vulgaire des images des reportages télé, qui sont un autre aspect de la même horreur qui traque les hommes sombres dans les rues et les futaies du Pas de Calais.

Le bateau part. Nul de ceux qui en rêvent à en crever n’y est monté. C’est horrible, et le navire est beau.

Terminé deux ans plus tôt, L’Impossible est organisé en cinq parties dont les deux premières étaient composées, différemment, de plans vus dans Les Eclats, ou très proches. Moins montées, plus incantatoires, ces images s’accompagnent de morceaux d’Archie Shepp, de cartons informatifs sur plusieurs événements particulièrement atroces. Sylvain George poursuit avec des plans de foules en colère dans les rues de Paris, d’affrontements violents avec la police au terme de manifestations. Dans la nuit où dansent reflets de casques et éclats de jeunes yeux, la qualité du regard qui filme est la même, elle cherche à unifier ce qui ne se ressemble pas. Les mots incantatoires et dérisoires des jeunes gens révoltés ne font écho ni au silence ni aux paroles des déshérités de Calais. Leur seul écho est celui que renvoie le vide d’une époque qui n’est pas celle que réclament leurs formules datées, ni leur sincérité à vif.

Sylvain George filme sans ironie aucune, en toute empathie avec ce tremblement de révolte, les fantômes nocturnes de ce spectre d’émeute. Il peut en dénoncer les fossoyeurs en convoquant archives de mouvements populaires passés et imprécations contre la trahison d’une génération qui fut celle de 68. Il ne peut pas ne pas en montrer l’impuissance, que soulignent les grands plans à la Eisenstein des bronzes titanesques de la fresque sociale, géants figés éclairant un avenir à jamais révolu. Rimbaud, les Clash ni Lautréamont n’en peuvent Mai, le cuirassé Potemkine ne remonte pas le Canal Saint-Martin, et nul croiseur Aurore n’éclaire du feu de ses canons anarchistes les fins d’échauffourées sur une Place de la Nation devenue décidément trop grande.

 

 

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Voyage à travers la nuit

L’Age atomique de Héléna Klotz

Dominik Wojcik et Eliott Paquet dans L’Age atomique

Encore un mercredi déferlante, pas moins de 19 nouveaux titres à l’affiche. Au milieu de cette cacophonie, comment faire un peu entendre la musique singulière de L’Age atomique, premier film de Héléna Klotz ? Invoquant les spectres du romantisme façon 19e siècle et la poésie cinématographique qui hante les films de Jean Eustache et de Philippe Garrel, cette sombre traversée de la nuit de deux jeunes gens très actuels a la fragilité d’un pari sans réserve sur chacun de ses composants.

Oui, « composants », tant c’est à une expérience de physique des particules que le film donne l’impression d’assister : les visages, les corps, les lumières, les musiques, les voix, les mots, les habits, les gestes y sont traités comme autant de matériaux réduits au rayonnement qu’ils sont capables d’émettre, au tremblement  qu’ils sont susceptibles de susciter. La narration, sans être absente (il y a bien une manière d’intrigue) n’est au mieux qu’un ressort utilitaire, un principe permettant de rapprocher un instant ces éléments devant la caméra-spectrographe. Victor et Rainer, les deux garçons dont le film accompagne la trajectoire, du RER à une boite de nuit, aux quais de la Seine avant le retour en banlieue et l’entrée dans une forêt rilkienne,  sont des atomes errant dans le vide contemporain avant de se découvrir voués à former ensemble un molécule amoureuse. Victor et Rainer, ils sont comme Jules et Jim, mais sans Catherine. Il faudra qu’ils se débrouillent l’un avec l’autre. Malgré les apparences, leur traversée de la nuit n’a rien d’un parcours initiatique, ils n’apprennent rien en se heurtant à des obstacles (refus de jeunes filles draguées, affrontement avec un videur ou d’autres jeunes gens), obstacles qui ne sont pas vraiment des épreuves, juste des butées déviant leur parcours. Davantage que la citation de la chanson pop acidulé no future d’Elli et Jacno, le seul sens identifiable du titre pourrait d’ailleurs bien se trouver dans ce côté « élémentaire », au sens de la table de Mendeleïev. Age atomisé plus encore qu’atomique.

Héléna Klotz rivée aux côtés de ses deux personnages, de ses deux interprètes, sera parvenue à filmer à la fois deux choses – ce qui est tout même pas mal. Elle aura, avec attention et affection, capté les infimes modulations qui montrent ces deux jeunes gens, même quand ils sont horripilants ou sans intérêt, imparablement vivants. Et elle aura, avec une sorte de vertige accepté, pris en charge un état de solitude infini, de mort sans sépulture ni épitaphe du social, de perte sans reste du commun qui ne laisse place qu’à un onirisme mélancolique et dépeuplé. Alors, bien sûr,  comme le jour se levait, les amoureux sortirent de la forêt. Mais ils n’avaient nulle part où aller, ni rien à faire.

 

 

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Le Renoi et les 40 frangins

Rengaine de Rachid Djaidani

Slimane Dazi dans Rengaine

Il faut regarder l’affiche. Elle indique que Rengaine est « un conte de Rachid Djaidani ». Le mot « conte » est décisif. Il pourrait s’intituler Le Renoi et les 40 frangins. Ce conte, c’est une histoire d’amour, une variante dans le Paris d’aujourd’hui de Romeo et Juliette, une chronique de la vie du mauvais côté des rambardes du pouvoir, de l’argent et de l’adaptation sociale, une fantasmagorie contemporaine. Il était une fois Dorcy et Sabrina, ils étaient jeunes et beaux, ils s’aimaient, ils voulaient se marier. Lui est, ou essaye d’être acteur. Elle est chanteuse. Mais voilà, Dorcy est noir (et issu d’une famille chrétienne), Sabrina est arabe (et issue d’une famille musulmane). Sous l’impulsion du grand frère de Sabrina, son innombrable fratrie se mobilise pour empêcher une mésalliance qui ne sied d’ailleurs pas davantage à la famille de Dorcy. Ça c’est le point de départ de l’intrigue, le film, lui, fait autre chose – plein d’autres choses.

Il fonce, à toute vitesse, dans les rue de la ville, les lumières du jour, de la nuit, des cafés, des boites et des gares. Il écoute la parole inventive et inspirée de ses multiples protagonistes, cette camarilla de « frères » prenant au pied de la lettre le vocable communautaire. Il se colle à tous et à chacune, sature l’écran de très gros plans instables, surchargeant d’énergie une réalisation qui ne peut compter que sur le magnétisme de ses interprètes, et la tension qui ne cesse de renaître entre leur visage et la caméra. Il débloque, ajoute des rebondissements beaux et improbables comme des coups de Jarnac trouvés in extremis par Shéhérazade pour sauver sa peau avant l’aube, mélange la fiction avec de la fiction dans la fiction pour être plus proche du réel, regarde aussi avec une affection sans limite ces deux visages qui polarisent la projection, Sabrina Hamida et Slimane Dazi,la petite sœur et le grand frère, le vrai couple du film, quoique prétende le scénario.

Remarqué à la Quinzaine des réalisateurs lors du Festival de Cannes 2012, Rengaine a aussitôt couru le risque d’être submergé par les histoires qui l’accompagnent, son label de petit film qui a gagné son ticket dans la cour des grands, l’odyssée de son réalisateur pulvérisant les obstacles matériels et institutionnels pour faire exister un long métrage en dehors des pistes balisées du cinéma français. Cela est vrai, et pas sans intérêt. Mais l’essentiel, c’est ce film brûlot, parfois sentimental et parfois gouailleur, emporté par des musiques nocturnes vibrantes et des sarabandes de paroles instables, sans doute souvent improvisées, en tout cas marquées d’une vigueur qui claque et qui résonne. Une façon de fabriquer une légende d’aujourd’hui avec les moyens du documentaire le plus radical (et le plus fauché), qui à l’exact croisement de la nécessité et de l’inventivité fait l’exactitude d’un style.

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En envol

Très vite, Après Mai d’Olivier Assayas émet quelque chose de singulier. Une manière d’être au présent, son présent. Au tout début des années 70, dans un lycée d’une banlieue plutôt chic, un élève et ses copains participent de l’élan qui porta une grande partie de la jeunesse de ces années-là. Activisme politique, violence et rhétorique, transgressions diverses colorent en profondeur ce qui est l’aventure de toute adolescence, confrontation au désir, à la construction de soi et de ses relations aux autres, famille, amis, amoureux/ses…

Et très vite il saute aux yeux combien cette époque-là, qui n’est pas Mai 68 mais son onde de choc dans la société française durant un peu moins de dix ans, aura été si peu et si mal filmée. Phénomène d’autant plus étonnant que la période a été marquante, sinon décisive, pour plusieurs générations notamment de gens de cinéma (et de médias): disons, ceux qui avaient alors 15-18 ans, comme Assayas (et l’auteur de ces lignes), mais aussi ceux qui en avaient dix ou vingt de plus.

Il est sidérant qu’une période si particulière ait été si peu prise en charge par le cinéma français. Et qu’elle l’ait été si mal, lorsque cela a été le cas. Loin de l’antipathique ironie de Cédric Klapisch (Le Péril jeune) et de l’embarrassante maladresse de Ducastel et Martineau (Nés en 68), Assayas trouve d’emblée comment être avec ceux qu’il montre pour raconter une histoire dont on voit bien qu’elle est aussi la sienne, quoiqu’on sache de l’exacte biographie du cinéaste, et de la proximité avec son bref essai Une adolescence dans l’après-mai. Lettre à Alice Debord (Editions Cahiers du cinéma). Ici est gagné l’essentiel, qui tient tout entier à une certaine manière de faire du cinéma.

Au fond, cette manière-là n’a que faire de la distance avec la date à laquelle se situe le récit. Sans l’ombre d’une nostalgie, ni bien sûr la moindre idéalisation de l’époque, elle s’accomplit dans le temps de ce qu’elle montre, elle est avec ses personnages, leurs mots, leurs corps, leurs choix, jamais en avance ni au-dessus. Olivier Assayas, cinéaste résolument contemporain, en avait déjà donné l’exemple dans L’Eau froide, qui se passait à peu près au même moment qu’Après Mai, mais aussi dans Les Destinées sentimentales et Carlos, malgré tout ce qui par ailleurs distingue ces quatre films.

Dès lors, donc, il est possible d’entrer dans un flux toujours en mouvement, parfois rapide comme un torrent, parfois flâneur et disponible au farniente. Ce mouvement et ses variations ne sont pas «imprimés» au film, comme on dit, ils y naissent naturellement, comme le souffle s’accélère dans la course, la peur ou l’émotion, s’apaise dans l’attente ou la rêverie. Après Mai respire avec Gilles (Clément Métayer), son personnage principal, et c’est cette relation organique qui rend possible le naturel avec lequel peuvent être énoncées (et entendues) les formules coulées dans le plomb du militantisme de l’époque, l’évidence d’accoutrements et d’attitudes d’ordinaire frappés d’une sorte d’exotisme incompréhensible.

En voyant Après Mai, on réalise combien ce qui ont été les codes et les imaginaires d’une génération a été depuis frappé d’irrecevabilité. (…)

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“A.L.F.” de Jérôme Lescure

 

Ce premier long métrage tente une opération de grande envergure, qui à certains égards ressemble à celle mise en œuvre par ses protagonistes. Même détermination fondée sur des convictions qui inspirent le respect, même approximation sur le choix des moyens, même résultat ni entièrement réussi ni entièrement raté. A.L.F., dont le titre reprend le signe d’une organisation internationale d’activistes mobilisés par le combat contre les mauvais traitements, tortures et tueries infligées aux animaux, raconte en parallèle la préparation d’une action menée par un groupe de ces militants et le face-à-face entre le chef de ce groupe et les policiers qui l’ont interpellés suite à cette action. Thriller politique, A.L.F. utilise des ressorts psychologiques aussi dépourvus de subtilité que le fusil à pompe employé par les activistes pour mener leur mission. Et sa manière de surligner les tensions émotionnelles des protagonistes à grand renfort de gros plans lourds de sens ne rend pas justice aux qualités pourtant perceptibles des interprètes. En revanche, l’utilisation sur le mode d’hallucinations récurrentes d’archives témoignant de certaines des atrocités infligées à des animaux, notamment dans les laboratoires médicaux et les industries cosmétiques, renforcent le propos clairement militant du film tout en lui donnant une dimension onirique qui est une de ses qualités. Là, et seulement là, prend consistance l’interrogation sur la légitimité du recours à des moyens illégaux quand la loi protège la cruauté et l’indifférence aux effets de la recherche du profit. Entre action, fantastique et message, R.A.S. a un côté série B un peu bricolée qui par moment redonne une respiration et du tonus à ce film trop écrit, mais habitée d’une véritable colère.

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Les habits neufs des vieux Enfants

Briqué à neuf par sa restauration numérique 4K, entouré des honneurs d’une grande expo à la Cinémathèque française, soutenu par un effort promotionnel exceptionnel pour un «film du patrimoine» (honni soit qui dira «vieux film») par la société Pathé, plus habituée des Ch’tis et d’Astérix, revoilà Les Enfants du paradis.

Le film réalisé par Marcel Carné en 1945 n’avait pas disparu, loin s’en faut. Labellisé fleuron du classicisme à la française, il n’a au contraire cessé d’être montré et encensé. La vaste opération aujourd’hui en cours avec les sorties salles et DVD, la parution d’ouvrages et la manifestation à la Cinémathèque, qui célèbre aussi le rapatriement des archives Carné après un long exil aux Etats-Unis, vise un double objectif.

Il s’agit de hisser le film sur un nouveau socle, d’en faire l’irréfutable archétype d’une excellence artistique, une sorte de référence dominante, quelque chose comme l’équivalent cinématographique des Misérables ou de la Joconde. Et il s’agit en même temps d’en faire l’exemple princeps de la vaste stratégie de restauration des films d’un patrimoine qui comprend d’ailleurs des films très récents.

La quatrième édition d’une manifestation entièrement dédiée à cette idée, le Festival Lumière, vient de se tenir à Lyon du 15 au 21 octobre, avec un impressionnant succès public. Le CNC a mis en place une importante stratégie de restaurations-numérisations, puisqu’il semble que les deux opérations soient obligatoirement liées, ce qui mériterait débat –le 4K des Enfants du paradis est une norme numérique de haute qualité.

Cette passion restauratrice, relayée par de nombreux festivals dans le monde, a son prophète mondial, Martin Scorsese, fondateur de la World Cinema Foundation, très active surtout pour les films des cinématographies en difficultés. Elle a sa Mecque et son grand officiant, le laboratoire l’Immagine Ritrovata de Bologne et son directeur Gianluca Farinelli, qui organise aussi le festival Cinema ritrovato, le plus connu sinon le plus ancien.

Elle a son réseau de temples, les cinémathèques du monde entier, répercutant beaucoup mieux qu’autrefois les efforts des uns et des autres. Doctes chercheurs et cinéphiles érudits y contribuent, dans un environnement dont le dynamisme s’explique par le nouvel épanouissement d’un marché du film du patrimoine auquel les grands détenteurs de catalogues portent de plus en plus intérêt.

Et le film, dans tout ça? Revoir, sur grand écran, Les Enfants du paradis remis à neuf et éclairé de nouveaux feux souligne ses qualités comme ses limites.

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