Le Fils de Joseph d’Eugène Green avec Victor Ezenfis, Natacha Régnier, Fabrizio Rongione, Mathieu Amalric. Durée : 1h55. Sortie le 20 avril.
Mékong Stories de Phan Dang Di, avec Do Thi Hai Yen, Le Cong Hoang, Truong Te Vinh, Nguyen Thi Than Truc, Thanh Tu, Nguyen Ha Phong. Durée : 1h42.
Granny’s Dancing on the Table de Hanna Sköld avec Blanca Engström et Lennart Jähkel. Durée : 1h26. Sortie le 20 avril.
Pendant les vacances scolaires, les embouteillages ne concernent pas que les autoroutes, mais aussi les salles de cinéma. Encore un mercredi noir sur l’échelle du bison futé de la distribution, avec 16 nouveaux longs métrages qui se disputent des écrans déjà saturés par les « gros départs » des semaines précédentes, Les Visiteurs et Le Livre de la jungle en tête.
Encore ne parle-t-on ici que des nouveaux films mais, et c’est heureux, la semaine accueille aussi son lot de classiques, dont un chef-d’œuvre essentiel de l’histoire du cinéma contemporain, Close-up d’Abbas Kiarostami, mais aussi l’éternel Les Raisins de la colère de John Ford, ou cette curiosité que demeure le road movie furieux Point Limite Zéro de Sarafian, et le bijou finement ouvragé Guêpier pour trois abeilles de Mankiewicz.
Parmi les nouveautés, place à trois films qui n’ont en commun que la modestie des moyens promotionnels dont ils disposent dans cette foire d’empoigne et… leur singularité.

Singulière, c’est toute l’œuvre d’Eugene Green qui l’est, depuis ses débuts avec Toutes les nuits en 1999, œuvre qui a atteint un sommet avec le précédent opus, La Sapienza. Le Fils de Joseph invente une étrange parabole, aux confins de la chronique comique et vacharde (sur le milieu de l’édition parisienne, que le réalisateur a fréquenté de près) et du mythe éternel renouvelé du Sacrifice d’Abraham.
Pour que, pas à pas, le film prenne son élan et finalement s’élance vers de réjouissantes hauteurs, il faut l’art obstiné et souriant du cinéaste, ses partis-pris concernant le jeu d’acteur, la prononciation, la rigueur des cadres.
La préciosité apparente de ces choix se révèle un puissant élixir comique et poétique, une sorte de filtre, et de philtre, qui enivre et radicalise à la fois cette fable sur le Bien et le Mal où la vie retrouve ses chemins de traverse, sans abdiquer l’exigence éthique.
Mékong Stories, deuxième long métrage du cinéaste vietnamien Phan Dang Di, après le déjà remarqué Bi, n’aie pas peur , est aux antipodes du film de Green, et pas moins séduisant. Le cinéaste accompagne les tribulations d’une bande de jeunes saïgonnais d’aujourd’hui. Amours, conflits familiaux, bagarres, débrouille et débine, doutes sur l’avenir et puissance de l’instant, le cinéma mondial a pris en charge ce moment de sortie de l’adolescence à peu près partout dans le monde depuis Monika de Bergman en 1953. Dans une veine qui évoque plutôt Les Garçons de Fengkuei de Hou Hsiao-hsien, Nos années sauvages de Wong Kar-wai et Les Rebelles du dieu Néon de Tsai Ming-liang, Di construit son film en une succession de scènes impressionnistes, dont la sensualité très physique est accentuée, parfois à l’excès, par la beauté physique de ses interprètes. Des boites de nuit au fleuve en pleine jungle, des moments de fusion mystique avec la nature à la recherche des plaisirs, ou d’un avenir, le réalisateur compose une fresque sensorielle qui, par des moyens différents, renvoie également au cinéma d’Apichatpong Weerasethakul.
Mais ce cinéma, s’il s’inscrit dans un genre (le film de fin d’adolescence) et dans des codes, s’inscrit avec force dans un environnement spécifique, où l’usage des lumières et des ombres, des sons et des silences, des musiques et des gestes engendre un univers cinématographique autonome, et très impressionnant.

Encore plus étrange, même si venu de moins loin, le deuxième film de la réalisatrice suédoise Hanna Sköld, Granny’s Dancing on the Table s’avance, lui, sans repère ni comparaison. Chronique frigorifique d’un enfermement, conte fantastique au fond des bois, face-à-face suspendu d’un père et de sa fille, récit mythique des dangers horribles qui rôdent dans le monde extérieur et justifient la réclusion de la fille contre imaginaire étrange et inventif de l’adolescente visualisés par des séquences de marionnettes : sous son apparence très retenue, GDOTT laisse affleurer la terreur, exploser la violence, s’épanouir l’onirisme, souffler des appels d’air libérateurs. Une grand’mère réelle ou fantasmée, des amours tristes et les ombres de la forêt, dans les limbes d’un intégrisme puritain et de la pulsion incestueuse, ce songe entre chien et loup déroute, mais attache par la beauté des plans et l’attention aux visages.
Imprévisible, porté par des images de nature hantée par les sombres motifs des frères Grimm comme par la mémoire de faits divers bien réels, le film de Hanna Sköld ne cesse de reformuler ses raisons d’être, de tracer différemment son chemin. Une manière d’aventure, risquée, mais où le risque n’est jamais artificiel.
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