Quelques DVD pour attendre le printemps

 

La trilogie de Pékin de Ning Ying (Tamasa)

Zhao Le, jouer pour le plaisir (1993), Ronde de flics à Pékin (1995) et I Love Beijin (2001) constituent ensemble un des meilleurs témoignages des extraordinaires mutations qu’a connues la capitale chinoise durant la dernière décennie du 20e siècle. Ces trois fictions aux tonalités différentes, comédie sentimentale pour le premier, parabole cruelle nourrie d’un impressionnant travail documentaire pour le deuxième, chronique en forme de romance pour le troisième, construisent une véritable exploration des mutations de la ville et des comportements. Des vieux chanteurs d’opéra traditionnel dans le Pékin des hutongs de Zhao Le aux jeunes entrepreneurs dynamiques et désorientés dans un désert de shopping malls de I Love Beijin (également connu sous le titre Un taxi à Pékin) en passant par le télescopage burlesque et violent des règles étatiques et de l’émergence d’une classe moyenne, la cinéaste démontrait alors l’étendue de ses talents dans de multiples styles, et la capacité de son cinéma à vibrer de toutes les tensions et bouleversements en train d’affecter son pays.

L’Epine dans le cœur de Michel Gondry (Editions Montparnasse)

Le documentaire construit par Michel Gondry autour de sa tante, et de sa famille, est un objet troublant, et d’une grande complexité sous son extrême simplicité apparente. Accompagnant le parcours de cette institutrice de campagne, à travers les villages des Cévennes, les témoignages de proches et les films de famille en super-8, Gondry ne raconte pas une histoire, mais en évoque plusieurs, en un jeu instable de moments saillants, de petites plages souriantes, de méandres brusques. Affleurent ainsi, parfois comme de dangereux récifs et parfois comme des caresses, une histoire alternative de la France d’après guerre, une évocation de tensions familiales décuplées par la maladie et la perception de l’homosexualité, la présence des harkis « importés » en masse dans un paysage de la France profonde, les cadres et changements de l’éducation nationale, quelques aspects de la place du cinéma dans les imaginaires. Dépassant l’opposition entre pudeur et impudeur avec une innocence parfois perverse, jamais malhonnête, le réalisateur compose une sorte de bricolage affectif et attentif, qui ne cesse de surprendre et de se reprendre pour mieux multiplier ses échos.

Gebo et l’ombre de Manoel de Oliveira (Epicentre Films)

Sorti dans une injuste discrétion, ce fut pourtant l’un des plus beaux films de 2012. Le plus récent ouvrage du cinéaste portugais installe une situation qui semble théâtrale (décor unique à l’artifice visible, stylisation du jeu, frontalité du filmage) pour au contraire laisser se déployer les ressources profondément cinématographiques de la mise en scène de cette parabole cruelle et farouche. Grâce aussi à la subtilité et à la sensibilité de l’interprétation de ses acteurs, au premier rang desquels un Michael Lonsdale carrément génial, le drame du comptable honnête cerné par l’amour éperdu des femmes et la ruse avide de son fils devient une fable mythologique, d’une beauté foudroyante.

La Commissaire d’Alexandre Askoldov (Editions Montparnasse)

Réalisé à la fin des années 60, le film n’a été montré qu’à partir de 1988, après 20 ans d’interdiction. Il est devenu l’emblème de ces œuvres « mises sur l’étagère » par la censure soviétique, et libérées par la Perestroïka.  Unique réalisation d’un cinéaste broyé par le système, La Commissaire réussit à composer ensemble l’héritage du grand style du cinéma russe, volontiers lyrique, et une dimension plus intimiste, émouvante et légère, en racontant la rencontre entre une commissaire politique aux armées et les membres d’une modeste famille d’artisans juifs, auxquels elle se lie et à qui elle confiera son bébé.

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Juliette Claudel et les Chinois

63e Berlinale, J7

En principe, un compte-rendu quotidien d’un grand festival de cinéma consiste chaque jour à composer un ensemble aussi significatif que possible à partir de quelques uns des films vus dans la journée. Sauf que là, à peine arrivé, bing ! la grande baffe. Dès la première séance, dans l’immense Friedrischstad Palace bondé, un choc comme on en éprouve pas souvent – au cinéma ou ailleurs.

Qui connaissait le projet de Bruno Dumont de filmer une évocation de Camille Claudel après son internement dans un asile près d’Avignon, avec Juliette Binoche dans le rôle principal, pouvait légitimement s’interroger sur les enjeux d’un tel choix, les effets de la rencontre avec une vedette d’un réalisateur qui a toujours préféré les acteurs non-professionnels, l’étrangeté de sa part à se lancer dans un film d’époque, ou la possibilité pour l’actrice de succéder à la mémorable interprétation d’Isabelle Adjani dans le film de Bruno Nuytten. Interrogations et éventuelles préventions sont balayées par Camille Claudel 1915.

Oh, pas immédiatement. Le film met quelques séquences à imposer son rythme et sa distance, à accoutumer ses spectateurs à la présence infiniment troublante de Juliette Binoche comme jamais vue, à instaurer cette égalité de traitement des mots, des paysages, des visages, qui permet la mise en œuvre d’un programme minimal et bouleversant : regarder la souffrance en face. A mille lieux de tout pathétique, avec une totale dignité dans la manière de montrer chacune et chacun, dans sa folie, son orgueil, ses défenses scientifiques et religieuses, sa générosité ou son égoïsme, ou les deux, le film de Bruno Dumont et Juliette Binoche (il est juste de les associer tant ce qu’elle fait participe de la création même de l’œuvre) envoute et transporte, suscitant en chacun vibrations inédites et interrogations mystérieuses. Sous le soleil froid de Provence, celui-là même qu’avait peint le pauvre Vincent, nait un grand film exigeant, il tarde déjà d’y revenir.

Pas très envie de mêler cette rencontre-là à celle d’autres films. Mais dans les grands festivals, il n’y a pas que les films. Il y a notamment l’occasion d’informations variées. Par exemple la découverte en piles imposantes un peu partout dans tous les lieux de la Berlinale d’un nouveau magazine intitulé The Chinese Film Market, avec le visage énigmatique de Wong Kar-wai en couverture. La seule existence d’une publication de ce titre est significative, les informations qu’elle recèle, notamment sur les modalités de la croissance de la fréquentation en Chine (+30% l’an dernier), la multiplication vertigineuse des multiplexes, ou le secteur émergent des acteurs sino-américains visant clairement une carrière des deux côtés du Pacifique en font, même sur le mode corporate, une assez excitante plongée dans un univers en expansion.

L’étude de cas du premier film chinois à dépasser le milliard de yuans de box-office, la comédie Lost in Thailand, est tout aussi riche d’indications sur l’évolution d’une production commerciale qui avait jusqu’à présent misé sur l’imitation des blockbusters hollywoodiens avec débauche d’effets spéciaux, « sinisés » par la référence au passé légendaire du pays et par les arts martiaux.

L’introduction en bourse des deux géants de la production chinoise, China Film Group et Shanghai Film Group, jusqu’à présent entreprises d’Etat, est aussi de nature à faire évoluer les stratégies de ce qui est devenu, sur le plan financier, la deuxième cinématographie du monde, sans dissimuler son objectif d’atteindre un jour le premier rang.

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Locarno 3 : tutti frutti tessinois

Après avoir souligné les faiblesses de beaucoup de films présentés lors de la première moitié du Festival, il convient de continuer de relever les quelques propositions remarquables qui auront émaillé la manifestation depuis son ouverture le 1er août. Outre donc le grand œuvre de Naomi Kawase et les films de Damien Odoul et d’Antoine Barraud, la programmation aura été aussi marquée par quelques découvertes. Voici donc un film indépendant états-unien, une comédie farfelue israélienne, un premier film indonésien, un projet militant nord-américain, un premier film chinois, une grande incantation sino-portugaise.

Sur la Piazza grande, Ruby Sparks de Jonathan Dayton et Valerie Faris possède les qualités et les limites typiques du film newyorkais où une jolie idée (un jeune écrivain coincé donne existence physique à la fille idéale inventée dans son manuscrit, et doit l’affronter), servi par une réelle qualité d’interprétation (Paul Dano, Zoe Kazan également auteure du scénario) et une sorte de tonicité organic, typique du meilleur des produits de ce genre lancés chaque année par le festival de Sundance. Inventive variation sur la fiction comme élément de la vie réelle, et en particulier de la vie amoureuse, Ruby Sparks trouve sa limite dans son côté « propre sur lui », son incapacité à déstabiliser un peu sa propre relation au romanesque.

C’est exactement ce que ne craint pas de faire ce coquin de Nony Geffen, auteur réalisateur interprète d’un Not in Tel-Aviv dont la première et ultime raison d’être pourrait bien de passer son temps entouré de deux extrêmement charmantes jeunes femmes, Romy Aboulafia et Yaara Pelzig. Dans un noir et blanc très « nouvelle vague » et sur un motif qui évoquerai vaguement les situations de Jules et Jim et de Adieu Philippine, Geffen joue et déjoue sans cesse les logiques dramatiques, comiques et thématiques. Avec un mélange d’irascibilité et d’irrationalité qui lorgne plutôt vers les premiers Moretti voire, au mieux,  vers l’infantilisation poétique selon Joao Cesar Monteiro, il interprète un prof d’histoire qui kidnappe sa plus jolie élève, laquelle tombe illico amoureuse de lui, qui enpince pour la marchande pizza d’à côté, ce qui ne l’empêchera pas de tuer sa mère lor d’une des rares sorties de l’appartement triste où il fait, très chastement d’abord, ménage à trois. Et puis ça se déplace, par embardée et cabrioles, il y a un peu trop d’habileté dans cette mobilité, mais assurément une réelle verve comique, un sens de la scène dont attend avec appétit les futurs développements.

Road-movie dont le prétexte est la livraison d’un canapé véhiculé à travers tout le pays par deux employés d’un magasin de meuble (?!), Peculiar Vacation and Other Illnesses de Yosep Anggi Noen est aussi singulier que ce prétexte. L’homme et la femme (par ailleurs tous deux d’une beauté assez sidérante) ne se connaissent pas, leur cohabitation dans l’habitacle de la fourgonnette, ce qui se dessine entre eux, la relation aux paysages, à la lumière, aux mots et au silence, avec en contrepoint les tribulations misérables du mari de la femme, et des événements aussi imprévisibles qu’hétérogènes, composent une sorte de tapisserie déroutante et envoutante. La seule certitude de ce film qui ne cesse de surprendre, y compris par des ruptures brusques ou au contraire de longues plages de temps suspendu, est que son réalisateur, sait faire des plans de cinéma, possède cet instinct très sûr et inexplicable qui peut saturer de promesse et de suggestion la situation la plus triviale comme la plus incongrue.

S’inspirant clairement de Loin du Vietnam, le film collectif initié par Chris Marker en 1967, Far from Afghanistan est un projet mis en œuvre par le cinéaste et activiste américain John Gianvito. Outre la collaboration de quatre autres réalisateurs d’Amérique du Nord, Jon Jost, Minda Martin, Soon-Mi Yoo et Travis Wilkerson, il a sollicité la participation d’un collectif de jeunes vidéastes afghans, Afghan Voices, qui ont tourné sur place des images qui viennent en contrepoint des contributions réalisées aux Etats Unis par les co-auteurs. L’entreprise est passionnante, y compris par sa manière d’affronter des difficultés auxquelles échappait le film sur le Vietnam : à l’époque, aucun doute quand au choix du « bon camp », contre l’impérialisme américain,  pour les combattants vietnamiens. Ici, il s’agit tout à la fois de dénoncer les manipulations et mensonges de l’administration américaine et une manière de conduire une guerre qui ignore et méprise le pays, sans aucune complaisance pour les adversaires directs des troupes de la coalition, les Talibans, et en réinscrivant les événements de 2001-2011 dans la longue, complexe et douloureuse séquence commencée à la fin des années 70 avec l’invasion soviétique. Dans Loin du Vietnam, les épisodes les plus riches, ceux réalisés par Alain Resnais et Jean-Luc Godard, concernaient moins le théâtre des opérations que les possibilités et impasses de l’action, y compris de l’action par le cinéma, ici et maintenant. C’est également ce qui fait le cœur des propositions de Gianvito et de ses compagnons, l’aspect le plus fécond concernant les Etats-Unis – ce que cette guerre fait au pays, à ses habitants, à ses principes – bien davantage que l’Afghanistan.

Song Fang jouait la jeune et discrète baby-sitter du fils de l’éruptive Juliette Binoche dans Le Voyage du ballon rouge de Hou Hsiao-hsien. On la retrouve, toujours aussi effacée, devant et derrière la caméra de son premier long métrage, Au milieu des souvenirs. Elle y adopte un parti pris radical : filmer uniquement le quotidien des relations avec ses parents, lors d’une visite qu’elle leur rend à Nankin durant l’été 2011. Petits moments affectueux, échanges sur la situation matérielle des uns et des autres, conversations et rencontres liées au fil d’affaires familiales où la présence de la maladie et de la mort s’avèrent occuper une place peu à peu envahissante – plusieurs proches sont malades, d’autres viennent de mourir, le père de Song Fang était médecin et chirurgien… Dans l’espace confiné de l’appartement où se passe l’essentiel du film, au fil de rencontres qu’aucune péripétie ne vient perturber, par la seule vertu de plans fixes qui croient dans les puissances du cinéma à susciter des harmoniques et des suggestions, et qui sait comment les mettre en mouvement, la jeune cinéaste réussit à faire percevoir tout un monde de travail, d’affection, de drames, qui sont à la fois très précisément ceux des personnes qu’on voit à l’écran, et d’une portée bien plus vaste, dépassant y compris l’histoire d’une génération ou d’une population (les Chinois), tout en prenant en compte les singularités de l’une et l’autre de ces dimensions.

Aucun des films mentionnés jusqu’à présent n’est présenté dans la compétition officielle, qui apparaissait comme particulièrement faible, et plombée par deux participations suisses singulièrement calamiteuses. Image Problem de Simon Baumann et Andreas Pfiffner, est un horrible documentaire conçu pour stigmatiser une communauté (les Suisses alémaniques), un des pires projets que puisse se donner le cinéma, et The End of Time est hallucinant amoncellement de cartes postales lestées d’un invraisemblable fatras de clichés sur le thème de temps, sujet sur lequel le réalisateur Peter Mettler n’a rien à dire, ce qui ne l’empêche pas de saturer la bande son de son commentaire. Enfin vint La Dernière fois que j’ai vu Macau, de Joao Rui Guerra de Mata et Joao Pedro Rodrigues.

La Dernière fois que j’ai vu Macau est un très beau film, mais dans pareil environnement il a littéralement explosé, grâce à l’évidence de sa délicatesse, de son élégance joueuse et grave, de sa capacité à raconter le réel par les cheminements de la poésie et de la fiction. Un personnage qu’on ne verra jamais, et qui porte le nom d’un des deux réalisateurs, revient à Macau, sa ville natale, à l’appel d’une ancienne amie, travesti chanteur dans une boite de la ville qui lui dit seulement qu’il s’y passe « des choses bizarres et inquiétantes ». Au côté de ce personnage de roman noir destroy et avec l’aide sa voix off en portugais, le film voyage dans les rues de l’ancienne colonie, dans les arcanes des effets de sa restitution à la Chine populaire, dans les méandres d’un récit qui joue avec des fantasmes de BD fantastique, la présence bien réelle des chats et des chiens dans les rues de la villes, les lumières du jour, de la nuit, des néons et des légendes qui l’illuminent et l’obscurcissent en un miroitement sans fin. C’est beau, c’est drôle, c’est angoissant. Ils sont là : les humains et les murs, les bêtes et les souvenirs, la musique et le souvenir de la révolution. La voix de Jane Russel chante Your Killing Me ressuscité du Macau de Sternberg, est-ce la fin du monde ou la fin d’un monde ? Et lequel ? Ou juste une belle et triste histoire d’amitié trahie. Un film, assurément, et sans que cela ait pu être voulu, sans doute le meilleur salut qui se pouvait adresser à l’auteur de La Jetée et de Sans soleil.

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Autant en emporte la scène

Poussière dans le vent de Hou Hsiao-hsien (1986) ressort ce 1er août

Comme beaucoup de films de ce réalisateur, Poussière dans le vent s’ouvre par un long trajet. Ce trajet, en train, visualise le déplacement entre les deux lieux principaux de l’action, le village natal des deux jeunes gens au centre du récit et la capitale, Taipei. Il établit surtout la manière dont l’histoire sera racontée, les passages par des tunnels successifs qui scandent le voyage de moments obscurs annonçant le déroulement de l’histoire en une série de scènes entrecoupées de fondus au noir, eux-mêmes ponctués chaque fois d’un accord de guitare. C’est dire combien le cinéaste est alors conscient de son écriture cinématographique, et de la cohérence entre celle-ci et ce qu’il raconte.

Ce qu’il raconte ? La plus commune des histoires, un récit d’adolescence, de passage à l’âge adulte. Ici celle d’un garçon né d’une famille de paysans, dont le père n’ayant pas réussi à sortir de sa condition travaille dans des conditions pénibles à la mine voisine. Lui, Wan, et sa copine d’enfance Huen, travaillent à la ville, petits boulots en attente d’une vie différente, construisant patiemment une idylle supposée les mener au mariage, avec en embuscade les trois années de service militaire qui menaçait tous les jeunes taïwanais à cette époque, les années 60. Poussière dans le vent raconte une histoire d’amour, des histoires d’amitiés, de famille, de travail. Les repas, les incidents au boulot, le petit frère qui a bouffé le dentifrice, la fois où papa a offert sa montre, un film avec les copains, le jour où Wan a été malade et Huen est venue le soigner… Il raconte « la vie », en même temps qu’il suit une trajectoire très particulière.

Cette trajectoire personnelle est celle du coscénariste du film, Wu Nien-jen, figure majeure de la Nouvelle Vague taïwanaise, scénariste, réalisateur et acteur (notamment du rôle principale de Yiyi d’Edward Yang). Après ses deux premiers films autobiographiques consacrés à son adolescence (Les Garçons de Fenkuei, 1983) et à son enfance (Un Temps pour vivre, un temps pour mourir, 1985) et celui consacré à l’enfance de son autre coscénariste, la grande écrivain Chu Tien-wen (Un été chez grand-père, 1984), HHH complète cette tétralogie « personnelle » avant d’entreprendre le cycle consacré à l’histoire collective de l’île (La Cité des douleurs, 1989, Le Maître de marionnettes, 1993, Good Men, Good Women, 1995)[1]. Une des singularités de Poussière dans le vent (brièvement distribué en France à la fin des années 80, à l’époque « Poussière » était au pluriel) est d’avoir donné lieu à un remake réalisé par celui dont il évoque le passé, Wu Nien-jen lui-même (A Borrowed Life, 1994), pour donner un  – bon – film, complètement différent.

Revoir (ou découvrir) aujourd’hui Poussière dans le vent est un choc, qui nait du télescopage de deux forces contradictoires : l’éloignement dans le temps et l’espace  de ce qui advient (Taiwan au début des années 60) et l’incroyable proximité des présences humaines, des émotions, des infimes et complexes vibrations que suscitent des situations qui paraissaient promises soit à la banalité soit à l’exotisme. Tout tient à ce qui n’a jamais mieux mérité l’appellation de mise en scène, plutôt de mise en scènes. Tels les moments lumineux du voyage entrecoupé par le noir des tunnels, le film est donc composé de petits blocs d’espace-temps, chacun d’une richesse, d’une profondeur, incroyable. Le mot « scène » renvoie indument au théâtre, seul le cinéma, le cinéma à son meilleur, est capable de composer ce type de scènes, où le rapport à la réalité des détails contingents mais si sensibles, la variation des lumières notamment des lumières naturelles, l’organisation de l’espace par des obstacles, des circulations, des zones de netteté différente, des mouvements secondaires dans la profondeur, le recul de la prise de vue dans de nombreux cas, bref toute une grammaire incroyablement riche mais toujours légitime de la réalisation confère à chaque situation une valeur extrême, qui absorbe et dépasse ce que la peinture, la musique, la littérature et le théâtre auraient pu offrir.

Plusieurs scènes se passent dans une pièce attenante à une salle de quartier, où un copain est peintre d’affiches pour les prochaines sorties de film. Et c’est come la coulisse artisanale de la fabrique de cinéma qui devient une grotte magique et ordinaire où naissent moments affectueux, espoirs, conflits et trahisons. En apparence, Poussière dans le vent est si modeste, si vibrant d’une vie quotidienne et de sentiments communs à chacun, qu’il serait ridicule d’employer le mot « chef d’œuvre » à son propos. Quoi alors ? La beauté, sans doute. La beauté éperdue du cinéma à son meilleur, d’un cinéma à hauteur d’humain et à la dimension du monde.  


[1] Entre ces deux cycles s’intercale l’inclassable La Fille du Nil (1987).

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Le cinéma chinois face à l’envahisseur venu de Hollywood

Alors même qu’il connait une expansion exceptionnelle, le cinéma chinois se sent menacé par l’ouverture aux produits hollywoodiens.

Le Festival de Shanghai qui s’est tenu en juin a été l’occasion d’une étrange levée de boucliers. Etrange parce qu’elle a réuni des gens qui d’ordinaire s’ignorent, quand ils ne se méprisent pas ouvertement. On a en effet entendu s’exprimer d’une même voix les ténors du cinéma commercial chinois et les principaux représentants du cinéma d’auteur.

Dans un pays où, alors que la production et la diffusion des films connaît une explosion foudroyante, la séparation est radicale entre une approche commerciale et une approche artistique, il était singulier de retrouver à la même table Jia Zhang-ke, Lou Ye et Wang Xiaoshuai, figures de proue de la création et de la recherche célébrés par tous les festivals du monde, et Feng Xiaogang, signataire de blockbusters officiels, Guan Hu, représentant d’une génération venue du clip, de la pub et de l’esthétique du jeu vidéo, ou Lu Chuan, en train de conquérir sa place parmi les jeunes loups de l’industrie. Un seul mot d’ordre, qui semblait venu d’une époque révolue: halte à l’invasion américaine.

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Portrait de l’artiste en stratège

Entretien avec Jia Zhang-ke

Figure essentielle du cinéma contemporain, « plus grand cinéaste chinois de tous les temps » (dixit Jacques Mandelbaum, Le Monde de 2 mai 2007), animateur d’une génération de réalisateurs qui accompagne les immenses mutations du pays tout en conquérant peu à peu une des espaces d’expression dans le système cadenassé qui y prévaut toujours, Jia Zhang-ke est une figure essentielle à plus d’un titre. Depuis ses débuts (Xiao-wu, artisan Pickpocket, 1997) il a articulé son activité créative propre avec des pratiques collectives, notamment en promouvant énergiquement ses collègues. Mais alors que le cinéma connaît un tournant en Chine avec l’explosion de la production commerciale, la multiplication fulgurante du nombre de salles  et désormais une ouverture sur les films étrangers pour l’instant presqu’uniquement dédiée à Hollywood, l’auteur de Plaisirs inconnus et de Still Life met en place un véritable dispositif alternatif pour ne pas être noyé par la déferlante commerciale qui balaie la Chine.

 

Vous aviez une société de production, XStream Pictures, dirigée par votre associé Chow Keung, qui produisait vos films ? Pourquoi venez-vous de créer – toujours avec Chow Keung – une autre société ?

C’est venu petit à petit, ce n’était pas prémédité. J’avais déjà produit le premier film de Han Jie, Walking on the Wild Side, qui a eu des prix dans les festivals, quand il est venu me voir pour son deuxième projet, Hello Mister Tree, j’ai cherché comment l’accompagner. Mais surtout, j’ai voulu pouvoir faire davantage pour aider des jeunes réalisateurs. Au même moment, la marque Johnny Walker m’a proposé de me sponsoriser pour la réalisation d’un film documentaire sur le thème « keep walking » (continuer d’avancer). Je leur ai proposé de transformer ce projet en un film collectif, où cinq jeunes cinéastes choisis par moi feraient chacun un court métrage sur ce thème. Nous nous sommes mis d’accord sur un projet où chacun raconte comment une personnalité connue a affronté un problème grave et l’a dépassé. Je regarde beaucoup de travaux de jeunes réalisateurs, j’en ai choisi cinq dont j’aimais le style, et j’ai travaillé avec eux. C’est un peu comme une école. Nous avons passé beaucoup de temps ensemble,  à discuter, à échanger collectivement sur les approches et les choix de chacun.

 

Dans quelle condition ont-ils travaillé ?

J’ai tenu à ce que jeunes réalisateurs disposent de bons moyens techniques, et surtout de collaborateurs de haut niveau. Ils ont pu travailler avec d’excellents chefs opérateurs, sound designers, monteurs, musiciens, etc. A l’image, on trouve ainsi  les deux directeurs de la photo avec qui je travaille Yu Lik-wai et Wang Yu, et Wang Xi-ming, collaborateur habituel de Wong Kar-wai, à la musique Mingang, compositeur taïwanais très célèbre, au son Zhang Yang, mon ingé-son depuis très longtemps. Cela participe du côté « école » de ce projet : il y a beaucoup de personnes en situation de formateur, de mentor dans ce projet. Et bien sûr les conversations ne portent pas seulement sur la réalisation des courts métrages, mais sur les projets personnels de chacun. Ce documentaire collectif a dans une certaine mesure servi de pépinière pour la mise en route d’autres films.

 

Il y a donc une suite…

Deux de ces réalisateurs, Song Fang  et Chen Tao, qui se trouvent d’ailleurs être l’une et l’autre des lauréats de la Cinéfondation du Festival de Cannes, préparaient leur premier long métrage. Song Fang était une des actrices du Ballon rouge de Hou Hsiao-hsien, elle jouait la babysitter, et j’avais découvert Chen Tao lorsque j’étais au jury de la Cinéfondation à Cannes, son court métrage m’avait beaucoup plu. J’ai décidé de construire les conditions permettant de produire leurs films, j’ai fait des recherches auprès de financiers, et j’ai fini par trouver un groupe d’investisseurs pour travailler avec moi. Nous avons donc créé une nouvelle société de production destinée à accompagner ces projets. Mes partenaires ne sont pas des gens qui viennent du milieu cinématographique, certains travaillent dans l’immobilier, d’autres dans le secteur de l’énergie. A l’origine, ils voulaient investir dans mon prochain film, mais je les ai convaincu de financer plutôt des premiers films.

 

Quel est le sens de cette démarche de votre part ?

Aujourd’hui, les investisseurs ne s’intéressent spontanément qu’aux projets très commerciaux. C’est très dangereux – aussi pour moi et les films que je fais. Il est très important que des jeunes auteurs puissent continuer d’apparaître et de progresser, de ne pas laisser la conception purement industrielle submerger la totalité du cinéma chinois. A fortiori quand l’ensemble du cinéma est désormais menacé par la montée en puissance des grandes productions hollywoodiennes, du fait de l’assouplissement des quotas. Pour avoir un avenir, le cinéma chinois a besoin de force commerciale mais aussi de force artistique, avec l’apport de nouveaux venus.

 

Comment s’appelle cette nouvelle société ?

Nous n’avons pas encore trouvé le nom anglais mais le nom chinois, Yi Hui, signifie « la confluence des idées ».  Le premier long métrage né dans ce cadre sera Memories Look At Me de Song Fang, dont on termine la post-production, il est au mixage. Tout comme un autre film, qui a un peu surgi de manière inattendue. Le film s’appelle Fidai, son réalisateur est un Français, Damien Ounouri, et l’action du film se passe en Algérie. C’est un film à propos des suites de la guerre d’Algérie, et de la guerre civile des années 90. Au début, j’ai eu seulement des échanges sur le plan artistique avec son réalisateur, qui habite Pékin. Ensuite, et alors qu’il avait commencé à travailler avec un chef opérateur et un ingénieurs du son eux aussi Français habitant Pékin, nous avons eu l’idée que la production pourrait également être basée ici en Chine. Et Fidai est devenu le deuxième projet de Yi Hui Media. Son titre en chinois sera : « Il faut pardonner à la révolution », une phrase que prononce le personnage principal.

 

Où en sont les autres films ?

Le film de Chen Tao est en cours de finitions. Il s’agit d’un film qui allie road movie et thriller dans un contexte très particulier, l’immédiat après-Tienanmen et les Jeux Pan-asiatiques à Pékin en 1990. Nous allons bientôt commencer le tournage du premier film d’une jeune romancière, Shan Li.  C’est l’histoire d’un couple, dont les membres seront interprétés par des acteurs connus en Chine, ce qui devrait aider à attirer l’attention lors de la sortie. Enfin nous préparons la production du nouveau de Tan Chui-mui, qui est une jeune réalisatrice malaisienne très brillante[1]. C’est un film d’époque intitulé Imperial Exam, situé sous la dynastie Ming (1368-1644). Le scénario est signé par un grand écrivain taïwanais contemporain.

 

Comment ces films seront-ils distribués ?

Pour la distribution en Chine, nous avons l’habitude de travailler avec deux sociétés privées, Shanghai Films et Bona, qui ont de l’expérience et de bons contacts au plus haut niveau. C’est essentiel parce que le plus gros problème reste l’accès aux salles. Et nous avons de nombreux interlocuteurs pour la distribution internationale, comme MK2 ou Fortissimo.

 

Pour la sortie en Chine, il n’y aurait pas de sens à créer votre propre société de distribution ?

On pourrait le faire mais nous serions en position encore plus défavorable pour négocier avec les salles, qui ne veulent que des blockbusters. Il vaut mieux passer par une société qui a les moyens de nous ouvrir les portes de ces salles, même dans des conditions très limitées. L’accès aux écrans est à présent le problème numéro 1 : plus de 550 films sont produits en Chine l’an dernier mais moins de la moitié sortent en salles. C’est pourquoi je travaille à l’ouverture d’une salle de cinéma. Mes partenaires financiers sont d’accord pour m’accompagner aussi sur ce projet.

 

Où se trouvera ce cinéma ?

Nous avons trouvé un lieu très bien situé, à Pékin, à l’intérieur d’un complexe d’équipements culturels dans un nouveau quartier en plein essor, et surtout tout proche de plusieurs grandes universités. Ce sera une petite salle d’une centaine de fauteuils, mais il y aura aussi un café et une librairie, l’idée est d’en faire un lieu d’accueil et d’échange autour du cinéma. C’est un peu un galop d’essai, si ça se passe bien l’idée serait d’ouvrir des lieux similaires dans d’autres villes, sans doute Shanghai et Canton pour commencer.

 

Ce sera un cinéma « normal », avec les mêmes règles de fonctionnement que les salles commerciales ?

Oui. Il existe déjà des lieux « alternatifs », ou underground, et c’est très bien. Mais là il s’agit de donner accès aux films artistiquement ambitieux dans le cadre d’une exploitation normale. Nous ne montrerons que des films qui auront un visa d’exploitation, qui auront passé la censure. Mais bien sûr, dans le cadre de rétrospectives ou de programmes thématiques, nous pourrons montrer des films qui ne font pas partie de la distribution ordinaire, notamment des films étrangers hors quotas ou des films qui n’ont pas été acceptés par la censure. Il s’agit d’exposer le mieux possible les films d’auteur chinois et étrangers, en profitant de notre capacité à mobiliser au moins une partie des médias.

 

Il y aura donc plusieurs logiques de programmation.

En effet, au sens où il y a à la fois une logique d’accès commercial ordinaire pour des films d’auteur qui en sont pour l’instant privés, et une dimension plus patrimoniale ou d’éducation, avec des programmes à thème. En ce qui concerne les films étrangers, il est clair que les quotas  officiels vont s’assouplir : on s’attend à ce que le nombre de titres autorisés augmente chaque année de 10 unités. C’est très bien à condition que ce nouvel espace ne soit pas entièrement occupé par des grosses productions hollywoodiennes, ou internationales. D’où l’importance de créer des lieux pour d’autres formes de cinéma. Aujourd’hui, seules deux sociétés d’Etat peuvent importer des films, mais dans un proche avenir, des sociétés privées vont pouvoir le faire aussi. A ce moment, nous pourrions devenir aussi importateurs.

 

Outre l’accès aux salles, vous occupez-vous aussi des autres modes de diffusion ?

Bien sûr, la diffusion sur Internet est devenue très importante. Nous avons des accords avec plusieurs plateformes qui achètent les droits. Cela représente un revenu plus stable pour les films, y compris pour des films comme ceux produits par Yi Hui Media.

 

Vous travaillez également à accompagner la naissance d’une critique de qualité.

Oui, nous avons créé un fonds destiné à aider de jeunes critiques chinois. Pour l’instant, il est affecté à deux usages. D’abord, soutenir la publication de livres écrits par des critiques. Nous venons de financer l’édition d’un ouvrage composé d’entretiens avec 30 documentaristes chinois.  D’autre part, nous distribuons des bourses pour aider des critiques indépendants à aller dans les festivals internationaux. C’est souvent beaucoup trop cher pour eux, et c’est grave. Si les critiques sont déconnectés de la création contemporaine et des lieux d’échange autour de l’art du cinéma, ils deviennent conservateurs, leur goût devient rétrograde. Nous, les cinéastes, avons besoin de leur ouverture sur le monde.

 

Au milieu de tout ça, que devient votre propre projet de film, comme réalisateur ?

Il s’agit d’un film d’arts martiaux situé à la fin du 19e siècle, c’est un film cher qui a demandé une longue préparation, d’autant qu’il nécessite un tournage sur plusieurs saisons. Et comme il doit être interprété par des vedettes, cela prend aussi du temps afin de tout mettre en place. Le tournage commencera à la fin de l’année.

 

Le film sera-t-il produit, ou coproduit par Yi Hui ?

Non. Ce film, dont le titre chinois signifie « A l’époque des Qing[2] », est produit par Milky Way, la société de Johnnie To, en coproduction avec ma société XStream Pictures. C’est un projet qui date d’avant Yi Hui Media, et qui de toute façon serait trop lourd pour la nouvelle société. Mais il n’est pas exclu qu’elle puisse financer d’autres de mes films dans le futur.

 

Avez-vous encore d’autres projets ?

J’ai écrit deux autres scénarios, une fiction sur la Chine contemporaine, et un film semi-documentaire, dont j’ai commencé le tournage il y a 10 ans : le sujet exige les deux tournages séparés par cette longue période, il me reste à filmer la deuxième partie. J’espère avancer rapidement, si possible terminer mes trois prochains films dans les trois prochaines années. »

 

Propos recueillis par Jean-Michel Frodon à Shanghai le 21 juin 2012.

 

 

 


[1] Réalisatrice de Love Conquers All (2006) et Une année sans été (2010), tous deux remarqués dans de nombreux festivals, Tan Chui-mui est une figure de proue de la Nouvelle Vague malaisienne (https://blog.slate.fr/projection-publique/2009/12/20/la-vigueur-collective-dun-jeune-cinema-asiatique/), également comme cofondatrice de la société de production Da Huang.

 

[2] La dynastie Qing (1644-1911) est la dernière à avoir régné sur la Chine, avant l’avènement de la république.

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Que 11 fleurs s’épanouissent

11 fleurs de Wang Xiao-shuai

La voix off qui ouvre le film est celle du réalisateur. Il dit qu’il va raconter un moment de son enfance. Ce réalisateur, Wang Xiao-shuai, est une des figures importantes de la génération de cinéastes apparue en Chine durant les années 90, celle qu’on appelle parfois « la sixième génération ». Littéralement, ce n’est pas le réalisateur lui-même que représente Wang Han, le garçon de  11 ans héros du film, puisque Wang Xiao-shuai est né en 1966 et que l’histoire se situe en 1974. Mais le cinéaste est bien, comme son personnage, et comme des millions de Chinois de sa génération, le fils d’habitants des villes envoyés à la campagne durant les années 60. Il ne s’agit pas d’intellectuels expédiés aux champs pour se « réformer », comme cela arriva au même moment pour des raisons idéologiques durant la Révolution culturelle, mais d’ouvriers et d’employés « repliés », sans qu’on leur ait demandé leur avis, vers l’intérieur des terres du fait du risque de conflit avec l’URSS. Immense mouvement de populations et d’infrastructures, cette méconnue « Troisième ligne » fut un événement considérable, un gigantesque brassage déterminant pour définir le paysage humain et industriel de la Chine d’aujourd’hui. Les parents de Wang venaient de Shanghai et rêvaient d’y retourner, pour les gosses nés à la campagne cette grande ville sera un imaginaire à la fois un rêve désirable et redoutable, dont le même réalisateur a raconté les effets dans un précédent film situé, lui, à l’âge de l’adolescence, Shanghai Dreams.

La voix off de Wang Xiao-shuai ne parle pas de la situation en Chine, ne parle pas d’économie ni de diplomatie. Elle parle du monde d’un gamin de 11 ans. Et à sa suite, le film se consacrera d’abord aux rapports avec les copains, les parents, les filles, les profs, aux affrontements entre bandes, à a découverte de la nature environnante. Ce sera la réussite du film d’être surtout un récit d’enfance, dont les principaux ressorts pourraient jouer sous toutes les latitudes. Le décor et la langue sont chinois, et les conditions de vie bien sûr déterminées par la situation politique, notamment la propagande, la paranoïa et les violences de la Révolution culturelle. Ces aspects sont présents dans le film, mais se fondent dans une trajectoire enfantine où la question d’avoir une belle chemise pour se montrer à tous en classe ou la découverte des puissances du travail d’un pinceau sur une toile sont des événements aussi prégnants que le foulard rouge que tous les enfants portent autour du coup, ou le grand portrait de Mao qui trône au milieu du village.

De même est-ce autour d’un récit de violence, de peur et de fascination vis-à-vis d’un jeune homme caché dans la forêt que se joueront les choix et les avancées du personnage principal et de ses copains. Héros, assassin et victime tout à la fois, celui qui se cache et essaie de mettre le feu à l’usine est une figure de conte fondateur tout autant que le protagoniste d’une triste et banale histoire d’adolescente abusée par un petit chef autoritaire, qui est ici cadre du Parti comme il serait ailleurs hobereau ou fils de patron. Avec un grand sens des scènes composées une par une, chacune abordée pour elle-même plutôt qu’au nom d’un « programme » (idéologique ou autobiographique), Wang Xiao-shuai réussit la gageure d’être du côté des individus et d’abord de l’enfant, sans en faire ni un symbole, ni seulement son propre représentant. Incarnation du difficile problème du je/nous dans toute fiction, Wang Han est au meilleur sens du terme un personnage de cinéma, un être tissé de réalités factuelles et d’imaginaire abstrait, qui à son tour fait lien entre des situations individuelles (celle du réalisateur, celle de chaque spectateur, quelle que soit sa nationalité et son parcours) et une « situation », elle aussi définie par des paramètres très généraux (« l’enfance ») et d’autres plus singuliers (être fils d’employés urbains déplacés dans la campagne chinoise durant les années 70).

Deux éléments concourent à cette réussite. Le premier est la manière dont Wang Xiao-shuai filme les lieux – une constante chez lui, qui s’était déjà fait remarquer avec ses descriptions des villes, depuis son premier film, The Days (1993), et notamment avec Beijing Bicycle et Chongqing Blues. Ici, ce sont le fleuve, les bois, le pont, la petite cité ouvrière entre village et champs, qui donnent au récit entièrement centré sur l’enfant une ampleur et une profondeur décisives. Le deuxième élément est l’importance accordée au télescopage entre monde chinois et systèmes de représentation artistique occidental : à une époque où cela relève de la haute trahison, le père de Wang Han initie son fils aux beautés de la peinture impressionniste. Sur ce registre cette fois explicitement esthétique, se rejoue non pas l’affirmation de la supériorité d’un code visuel sur un autre – aucune ironie contre les éléments esthétiques chinois –  mais une forme d’ouverture, de disponibilité aux variations et aux contradictions qui est le pari souterrain du cinéma de Wang Xiao-shuai.

C’est, si on y songe, le problème de tous les cinéastes du monde ayant à affronter la remodélisation de codes culturels locaux par la mondialisation – sauf les cinéastes hollywoodiens, qui sont déjà et par construction au cœur de ce dépassement. En ce sens aussi, 11 fleurs est un film important, même s’il ne paye pas de mine.

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Entretien Wang Bing

La sortie des deux films de Wang Bing, Fengming, chronique d’une femme chinoise (le 7 mars) et Le Fossé (le 14 mars). Avec ce documentaire fleuve et ce film de fiction, le jeune cinéaste chinois rompt l’omerta qui entoure dans son pays le goulag chinois, et invente en deux temps les moyens d’évoquer les tragédies qui ont ravagé la Chine à la fin des années 50 grâce à des films d’une grande force.

La critique des films

 

« Quel est le sens de la « campagne anti-droitiers », ce vaste mouvement de répression qui a fait des centaines de milliers de victimes en 1957 ?

–       C’est un des tournants majeures de l’histoire de la Chine entre 1949, date de la prise du pouvoir par Mao, et 1980 et le début de la modernisation. Son but était de construire la base spécifique du pouvoir communiste et son hégémonie absolue. Auparavant, les activités combattantes puis la réforme agraires agrégeaient des forces diverses sous la direction communiste, le tournant de 1957 va éliminer ces composantes pour donner tout le pouvoir au PC, y compris aux niveaux intermédiaires, en imposant leurs méthodes et leur vision du monde. La stratégie a clairement été de susciter une rupture au sein de la population, et d’en sacrifier une partie pour unifier le reste autour du parti dirigeant.

–       Que représente cette période pour les Chinois d’aujourd’hui ?

–       Il y a une coupure générationnelle. Les gens de plus de 50 ans savent très bien ce qui s’est passé, et les souffrances endurées à cause de ce mouvement. Les plus jeunes en ont une perception beaucoup plus floue, et la plupart des moins de 30 ans ignorent jusqu’à l’existence de ces évènements. Ce qui est logique puisque l’histoire est sous le contrôle direct du pouvoir. On n’enseigne que la version officielle, ce n’est pas la faute des jeunes s’ils ne savent pas, tout est fait pour qu’ils restent dans l’ignorance.

–        Vu d’occident, la Révolution culturelle et les tragédies qui l’ont accompagnée recouvrent en grande partie les événements précédents, qui ont pu être aussi graves ou même encore plus dramatiques. Considérez-vous le Mouvement anti-droitiers et le Grand bond en avant comme d’une autre nature que la Révolution culturelle ?

–       Ce sont deux événements tout à fait distincts. Six ans les séparent, le premier couvrant les années 1957-1960 et le second 1966-1976. Leurs motivations sont complètement différentes : la révolution culturelle, pour simplifier, est l’expression de luttes internes au sommet du PC chinois, alors que le mouvement anti-droitiers est fondateur de la place du PC, contre des personnes, des groupes ou des couches sociales qui n’y adhéraient pas suffisamment, certains cadres intermédiaires, les intellectuels, et d’une manière générale les couches urbaines de la population. Le mouvement anti-droitiers reste beaucoup plus tabou en Chine que la Révolution culturelle, parce que pour cette dernière, la version officielle est que ses erreurs, ses excès et ses crimes sont entièrement imputables à Lin Biao et à la Bande des quatre, ce qui exonère le Parti et Mao. Alors que dénoncer ce qui s’est passé en 1957, c’est dénoncer le Parti lui-même. Deng Xiao-ping a reconnu en 1978 qu’il a pu y avoir des erreurs lors de la campagne anti-droitiers, mais en affirmant que ses prémisses étaient justes, que le mouvement en tant que tel était juste.

–       Vous avez moins de 50 ans, comment cette période est-elle devenue importante pour vous ?

–       Je suis extrêmement sensible au fait que nous soyons privés de notre propre histoire collective, que l’histoire ait été prise au piège de l’idéologie officielle et que la population n’ait aucun accès aux faits. Dans ce contexte général, il m’a semblé aberrant qu’on puisse maintenir dans l’ombre un événement qui a eu de tels effets. Il est inadmissible que des évènements de cette ampleur, à l’échelle d’un pays comme la Chine, risque de s’effacer dans l’oubli.

–       Votre projet de consacrer un film à ce sujet est né après avoir lu le livre de Yang Xian-hui, Adieu Jiabiangou, qui raconte sous forme de nouvelles ce qui s’est passé dans les camps de déportation du désert de Gobi. En quoi la rencontre He Feng-ming a-t-il modifié le projet de départ ?

–        J’avais commencé à écrire la fiction qui deviendrait Le Fossé, pour laquelle j’ai recueilli des dizaines de témoignages, auprès de survivants mais aussi des gardiens, ou des familles des déportés. J’ai interviewé beaucoup de gens, mais He Feng-ming avait la particularité de raconter de manière très évocatrice, et c’est pourquoi, à un moment où de la préparation du Fossé était bloquée – cela s’est produit à plusieurs reprises – j’ai décidé de réaliser le documentaire avec elle. Son témoignage est important pour la fiction, mais ce n’est pas la source principale.

–       Pouvez-vous expliquer pourquoi avoir choisi cette manière minimaliste de filmer He Feng-ming ?

–       C’était d’abord le plus simple, l’écoute frontale est la situation la plus directe. De toute façon il y a très peu, sinon pas du tout de documents visuels qui auraient pu illustrer de manière significative ce qu’elle dit. Mais surtout, et c’est la raison principale, je voulais lui consacrer un film, à elle. Ce n’était pas à moi de raconter son histoire, mon rôle était de lui donner la possibilité de le faire. C’est son film, je voulais lui offrir cet espace d’expression, de liberté, et lui permettre de s’adresser directement aux spectateurs.

–       Qui est la source principale pour le scénario ?

–       La figure la plus émouvante pour moi, en ce qui concerne la construction du scénario, est celle décrite par Yang Xian-hui dans la nouvelle La Femme de Shanghai. Cette femme, Gu Xiao-yun, vient de la ville la plus riche et la plus moderne, et contrairement à beaucoup d’autres elle n’abandonne pas son mari après qu’il a été déporté. Elle vient le voir tous les 3 mois, c’est à chaque fois un voyage d’une semaine dans chaque sens, dans ce lieu inaccessible, qui est là où depuis toujours les dirigeants chinois exilent ceux dont ils veulent se débarrasser. Elle incarne exactement ce qu’il me fallait pour le film, je n’avais pas besoin de transformer son personnage.

–       Il y a également dans le film un acteur qui a réellement été déporté durant le « Mouvement anti-droitiers », et qui joue le vieux qui collectionne les graines.

–       Li Xiang-nian est originaire de Tientsin, il avait fait des études de sport et il est parti travailler à Lanzhou, la capitale du Gansu. Pour avoir émis quelques commentaires critiques, il a été déporté à Jiabiangou, d’où il s’est évadé trois fois.  La première fois, il a réussi à rentrer dans sa ville natale, à l’autre bout du pays, mais là, il a été ramené au commissariat par sa mère et par sa sœur, et il a été renvoyé à Jiabiangou. La seconde fois, il est allé à Pékin, mais il ne connaissait personne, il dormait à la morgue parmi les cadavres, il s’est fait reprendre. Mais après sa troisième évasion, sa « chance » a été, à cause de ses évasions, de n’être plus considéré comme droitier mais comme délinquant de droit commun, ce qui lui a valu un sort bien moins pénible, et sans doute d’avoir survécu…

–       On vous connaît comme documentariste, comment s’est passé le passage à la fiction et en particulier l’aspect nouveau qu’est le travail avec des acteurs ?

–       C’est effectivement la dimension la plus significative, avec le choix du lieu de tournage, que j’avais repéré très en avance. Le tournage était difficile dans la mesure où il fallait tourner en cachette, dans des conditions physiques très dures, et avec le risque d’avoir des ennuis avec les autorités. Les quatre plus jeunes acteurs sont des diplômés de l’école d’art dramatique, mais qui n’avaient encore jamais joué. Il y a aussi des gens de Xi’an et Lanzhou, qui avaient travaillé pour les télévisions locales, et d’autres qui venaient de Shanghai, notamment des acteurs de théâtre. Enfin de nombreux interprètes ne sont pas du tout acteurs, surtout parmi les plus âgés. Je n’ai pas pu faire un casting en bonne et due forme, je n’en avais pas les moyens financiers et il fallait que tout se fasse en secret. Je me suis donc retrouvé avec une troupe très hétérogène, que ce soit par leur langage, leur gestuelle, leur arrière-plan professionnel et culturel… Le défi consistait à les faire participer au même projet, sans d’ailleurs les uniformiser : il y avait effectivement des gens très différents dans les camps, et les gardes et les prisonniers n’appartiennent pas au même monde.

–       Aviez-vous décidé à l’avance comment filmer ?

–       J’avais une approche très largement inspirée du documentaire, caméra portée, proximité avec les gens qu’on filme, et surtout capacité de s’adapter aux circonstances, d’être prêt à changer selon les obstacles rencontrés. Faire un film dans ces conditions exclut de prétendre décider beaucoup de choses à l’avance. Qu’il s’agisse de documentaire ou de fiction, la question est toujours de savoir ce qu’on veut mettre en avant, ce qui nous habite et nous pousse à faire le film. Dans le cas du Fossé, ma principale décision en amont, c’est le désert, le choix de cet espace vide, et la confrontation de ces quelques corps humains avec cet espace, à la fois immense et confiné lorsqu’ils sont dans les trous où ils habitent. J’ai délibérément éliminé au maximum les accessoires, les signes d’époque, les marqueurs régionaux, les objets qui servent aux reconstitutions historiques. Ce n’était pas là que ça se jouait, mais dans le fait de jeter ces êtres dans cette immensité hostile. Le film est fait de ça.

–       Les films sont évidemment interdits en Chine, mais on sait bien que les films interdits y circulent grâce au DVD pirates. Est-ce aussi le cas pour ces films-là ?

–       Oui, ils sont déjà sur le marché, dans des versions de très bonne qualité. Je ne sais pas d’où ils viennent, j’en ai été le premier surpris.

(Traduction : Pascale Wei Guinot)

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Les ombres et les lumières de la ville

The Terrorizers d’Edward Yang (1986)

C’est un film majeur qui sort cette semaine pour la première fois, 25 ans après sa réalisation. Troisième long métrage du cinéaste taïwanais Edward Yang, The Terrorizers est exemplaire de cette invention originale de la modernité du cinéma chinois, en phase avec les bouleversements de la société dont il est l’exact contemporain.  Edward Yang est considéré par ceux qui ont pu découvrir son oeuvre comme une figure majeure du changement de siècle, mais il demeure largement méconnu du fait de l’inccessibilité de ses films, à l’exception du dernier, Yiyi, venu trop tard affirmer l’importance du réalisateur que la mort devait emporter en 2007. Ayant publié l’an dernier, à l’occasion de l’intégrale présentée par la Cinémathèque française, “Le Cinéma d’Edward Yang” (Editions de l’éclat), je reproduis ici le début du chapitre consacré à ce film.

Il y a des gangsters dans The Terrorizers, et peut-être un meurtrier (qui n’est pas un gangster), mais pas de terroristes au sens qu’on donne ordinairement à ce mot. Le sens du titre, outre sa puissance d’évocation abstraite, se traduirait plus précisément par « les agents de la terreur ». Mais la terreur dont il est ici question est celle qui se trouve au principe de l’existence dans un monde anxiogène, plutôt que l’effet d’une stratégie délibérée d’individus particuliers. La terreur contemporaine dont le film tente la mise en évidence tient notamment à la perte de distinction entre réalité et fiction, entre réalité et images. The Terrorizers est un film sur ce que d’autres ont appelé « la société du spectacle » (Guy Debord) ou « le règne du simulacre » (Jean Baudrillard). « Film-cerveau » au sens donné à cette expression par Gilles Deleuze à propos des films d’Alain Resnais, The Terrorizers ne se contente pas de jouer sur le caractère aléatoire des connections mentales pour créer un vertige narratif. Il en fait clairement un dispositif critique sur la réalité sociale contemporaine.

L’une des originalités de l’approche d’Edward Yang est de prendre en compte explicitement qu’il est lui-même homme de spectacle, fabricant de fictions et d’images, et que donc son interrogation sur les processus d’aliénation, au sens strict de perte de soi, qu’il décrit, le concernent lui aussi. Dans le film, les personnages du photographe et de la femme écrivain sont deux figures du cinéaste, deux incarnations d’une inquiétude sur le sens et les conséquences de sa propre activité (…). Plus généralement, The Terrorizers instaure un doute sur la « réalité » de ce qu’on voit : le film contient en permanence l’hypothèse que ce qui se produit à l’écran n’est « que » ce qu’invente la romancière à mesure qu’elle réécrit sans fin son livre. Une telle déconstruction critique du dispositif cinématographique est une première dans le cinéma taïwanais, et un cas d’espèce dans le cinéma non-occidental.
Si depuis toujours Edward Yang aime construire des récits complexes, et qui font intervenir de multiples personnages en même temps qu’ils nouent plusieurs fils narratifs, The Terrorizers est le premier à être composé autour d’un nombre important de personnages principaux. Il y a le jeune photographe, qui cherche à réussir un scoop pour s’imposer professionnellement, malgré l’opposition de sa compagne, inquiète des risques qu’il prend. Il y a le médecin qui intrigue pour devenir chef de service à l’hôpital, et sa femme écrivain, malheureuse dans son couple depuis l’échec de sa maternité. Il y a la jeune arnaqueuse surnommée White Chick, et encore, un peu en retrait, le flic ami d’enfance du docteur, le jeune truand amant de White Chick avec qui elle dépouille les michetons, le rédacteur en chef ancien soupirant de la femme écrivain…
Mais l’essentiel est moins la multiplicité ou le nombre exact des protagonistes que la nature des relations que le film instaure entre eux. D’un point de vue formel, The Terrorizers peut être défini comme un film cubiste. Pas seulement parce que les formes géométriques carrées ou rectangulaires en sont un leitmotiv entêtant, mais parce que, comme la peinture cubiste, la construction du film cherche à rendre perceptible une autre représentation du monde, plus juste et plus profonde même si de prime abord moins descriptive. C’est ainsi qu’Edward Yang fait le pari d’un montage en aplats narratifs disjoints, montrant successivement des personnages et des situations que rien ne paraît relier. Le jeune photographe assiste à un échange de coups de feu entre gangsters puis avec la police, voit s’enfuir une jeune femme blessée, prend des photos qui provoqueront la rupture avec sa fiancée. Nous voici dans le bureau du directeur de l’hôpital où le jeune médecin ambitieux manigance l’élimination de ses rivaux, puis dans la salle de conférence du journal où le rédacteur en chef offre un emploi à la femme écrivain, puis chez la mère de White Chick qui séquestre sa fille rescapée de la fusillade.
L’arbitraire de ces assemblages est revendiqué explicitement par les mécanismes qui font que le photographe, parti de chez son amie, s’installera dans l’appartement où a eu lieu l’échange de coups de feu, que White Chick n’ayant d’autres contacts avec le monde que le téléphone s’en sert pour monter des canulars cruels où elle envoie ses victimes dans ce même appartement, que la femme écrivain sera ainsi amenée à croire que son mari la trompe, qu’elle tirera de cette mésaventure à la fois la solution pour écrire le roman sur lequel elle peine et l’énergie pour quitter son mari qu’elle n’aime plus, etc. Au lieu de se donner du mal pour rendre vraisemblables les chevilles narratives qui font avancer l’action, Edward Yang en explicite l’artifice en choisissant des déplacements ou des comportements arbitraires ou fortuits.
Arbitraire ne veut pas dire gratuit : en rendant ainsi visible son intervention de scénariste, Edward Yang « se mouille » dans sa propre histoire, dont les péripéties ne cessent  d’interroger les notions d’apparence et d’illusion. Notions auxquelles l’architecture ultramoderne du quartier d’affaires de Taipei, avec ses immeubles miroirs, ses bureaux design aux lignes géométriques épurées et ses perspectives urbaines offrent bien plus qu’un décor. L’utilisation «expressionniste» des clichés du jeune photographe – énormes agrandissements où les visages sont au bord de se dissoudre dans le grain de l’image photographique, portraits fractionnés en de multiples éléments ou déclinés vertigineusement – participe de cette déconstruction, en écho aux choix des architectures et des accessoires. (…)

The Terrorizers convoque avec brio les talents qu’Edward Yang manifesta dès l’enfance, comme peintre et comme musicien. Il s’agit en effet ici de composition, au sens que possède ce mot dans ces deux arts, tant la capacité à maintenir l’attention, à stimuler l’intérêt, tient à la force des assemblages et des rythmes plutôt qu’au suspens classiquement construit par un déroulement romanesque. (…)

 

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Cinéma chinois à fleur de terre

Affiche du 4e First Film Festival qui s’est tenu dans toute la Chine du 26/10 au 9/11

Etrange situation dans laquelle je me retrouve à Pékin : expliquer à des Chinois l’œuvre d’un cinéaste chinois. Car chinois, Edward Yang l’était profondément, même si ce réalisateur taïwanais avait aussi étudié l’informatique aux Etats-Unis, où il vécut les années 70, découvrant avec passion le cinéma moderne européen. En Chine continentale, son œuvre singulière, marquée par ses racines et son cosmopolitisme, restait jusqu’à présent inaccessible. Quatre ans après sa mort, une conspiration de bonnes volontés permet enfin l’organisation dans la capitale d’une première rétrospective, hélas incomplète : seuls les quatre premiers films, In Our Time, That Day on the Beach, Taipeh Story et Terrorizers ont pu être montrés. Pas la faute des autorités chinoises, mais de problèmes avec les ayant-droits. En même temps, mon livre Le Cinéma d’Edward Yang publié l’an dernier à l’occasion de l’intégrale à la Cinémathèque française est traduit en chinois. Oui, oui, ça fait plaisir.

Me voici donc, devant un défilé de journalistes (presse écrite, télés, médias en ligne surtout) en train de détailler l’œuvre d’un cinéaste dont je suis persuadé que son œuvre n’a pas seulement admirablement décrit ce qui se passait alors dans sa ville, Taipei basculant à toute vitesse d’une société archaïque et dictatoriale aux violences ultramoderne d’une modernisation capitaliste à outrance, mais que cette œuvre a aussi  décrit à l’avance beaucoup de ce qui se joue en ce moment en Chine – et ailleurs. La bonne surprise est l’impressionnante curiosité bienveillante dont l’homme et les films semblent jouir, impression décuplée par l’accueil enthousiaste lors des projections où j’interviens à l’Académie du Cinéma, devant une immense salle comble.

La salle de l’Académie du cinéma de Pékin lors de la projection de Taipei Story d’Edward Yang

Même l’intense pratique du piratage n’a pourtant pu permettre à ces étudiants et à leurs enseignants de se familiariser avec l’œuvre de celui qu’on nomme ici de son nom chinois, Yang Dechang, les films étant très difficiles à trouver en DVD pirates ou sur Internet, sauf tronçonnés et en infecte définition sur Youtube. Encore faut-il avoir envie d’aller les chercher…

Cette rétrospective est organisée dans le cadre du FFF, festival qui a pour vocation essentielle de montrer des premiers films, chinois et étrangers, principalement à un public d’étudiants : son infatigable organisateur, le réalisateur, producteur, distributeur, éditeur et activiste Wen Wu, a mis en place un réseau de projections dans pas moins de 53 campus du pays. Le double avantage de ce choix est de toucher un public jeune, peu exposé aux propositions autres que le cinéma commercial dominant, et d’être dispensé d’avoir à passer sous les fourches caudines de la censure. Dix longs métrages chinois, autant d’étrangers et une vingtaine de courts ont ainsi circulé du 26 octobre au 9 novembre à travers le pays, ainsi que des éléments des quatre rétrospectives, consacrées, outre E.Yang, à la Nouvelle Vague hongkongaise des années 80, à l’œuvre de Joris Ivens et à Jeanne Moreau, figure de proue d’une importante présence française.

Il se trouve en effet que Wen Wu a étudié le cinéma à Paris, sa francophilie et sa cinéphilie ont d’ailleurs trouvé un écho important du côté d’une manifestation elle aussi dédiée aux premières œuvres, le Festival Premiers Plans d’Angers, depuis un quart de siècle place forte de la défense de la diversité et du renouvellement des talents cinématographiques. Une solide escouade angevine a d’ailleurs fait le déplacement de Pékin, pour stabiliser un partenariat bien nécessaire au développement de l’ambitieuse mais fragile manifestation chinoise.

Claude-Eric Poiroux, directeur du Festival Premiers Plans d’Angers à Pékin avec Wen Wu, directeur du FFF

Celle-ci participe d’une effervescence aussi réelle que paradoxale en faveur de la créativité du cinéma actuelle dans le pays. En même temps que le FFF se tenait à Nankin le 7e Festival du Film indépendant, animé notamment par le producteur et prof à l’Université du cinéma de Pékin (et autre francophone émérite) Zhang Xian-ming. Juste avant avait eu lieu le 6e BIFF (Beijin Independant Film Festival), autre temps fort de l’effort permanent de faire vivre, et de rendre visibles les réalisations tournées hors système, ou refusées par lui. Paradoxale, puisqu’alors que le cinéma commercial connaît un boum spectaculaire en Chine, où on inaugure chaque jour plusieurs salles quelque part dans le pays, et où la production commerciale ne cesse d’augmenter, la fracture s’élargit de plus en plus entre le « centre » et les marges. A la notable exception de la salle MOMA à Pékin, havre cinéphile (mais arty et bobo en diable) flanqué d’une bonne librairie, ni les films du FFF, ni ceux de Nankin ni ceux du BIFF n’auront été montrés dans des salles de cinéma. Amphithéâtres, galeries, cafés, lieux de fortune (et un tout petit peu la Cinémathèque) ont accueilli les projections, parfois dans des conditions précaires.

Le BIFF, qui accueillait certains des films qui auraient dû être montrés en avril lors du Festival du documentaire indépendant, interdit à la dernière minute pas les autorités, aura ouvert sous surveillance policière. Grâce à un secret bien gardé, les organisateurs auront pourtant réussi à montrer le sulfureux Le Fossé, magnifique réalisation de Wang Bing consacré au « goulag » chinois, sujet ultra-tabou.

Rencontrés peu après la clôture, des réalisateurs indépendants confiaient ne même plus essayer de trouver un distributeur, le double obstacle de la censure politique et de la recherche immédiate du profit chez les entrepreneurs rendant l’exercice aussi épuisant que pratiquement sans espoir. Outre les festivals qui essaiment dans le pays, ce sont donc dans des galeries d’art, ou grâce à un réseau de circulation de DVD (plutôt que par Internet, où il reste difficile de faire transiter des films, le web servant essentiellement à transmettre des informations), que s’entretient une vitalité créative qu’on nomme en Chine Underground. Pas véritablement souterraine pourtant, plutôt à fleur de terre, prolifération ni secrète ni officielle d’énergies, de talents, de paroles (le cinéma fait beaucoup parler et écrire) dont on ne sait s’il faut se réjouir de son tonus ou s’affliger de la marginalité dans laquelle le maintiennent ensemble la violence économique et la brutalité politique qui régissent la Chine actuelle.

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