“El Club”, l’ombre de la maison sur la falaise

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El Club de Pablo Larrain. Avec Alfredo Castro, Roberto Farias, Antonia Zegers, Jaime Vadell, Alejandro Goic, Alejandro Sieveking, Marcelo Alonso, José Soza, Francisco Reyes. Durée : 1h37. Sortie le 18 novembre.

A la création du monde, Dieu a séparé la lumière des ténèbres, comme le rappelle un carton au début de la projection. Depuis, ça c’est compliqué.

Très peu de lumière, pas complètement l’obscurité pourtant, aux premières images d’El Club, film où le clair-obscur sera bien davantage qu’un effet visuel. Le cinquième long métrage de l’auteur de Tony Manero et de No est un film d’horreur, une horreur à la fois très réelle, factuelle, et ouverte sur des gouffres insondables.

Les faits, ce sont ces maisons, parfois luxueuses parfois non (celle-là ne l’est pas), où l’Eglise met à l’écart du monde les prêtres convaincus d’avoir commis des crimes – abus sexuels sur des mineurs le plus souvent.

Ces messieurs parfois très âgés, parfois encore verts se retrouvent entre eux parfois pour des années ou des dizaines d’années, assignés à une sorte de réclusion protectrice, qui leur fait échapper à la loi des hommes, mais les contraint à un jeu complexe de silence, d’évitement, de connivence, d’arrangements avec le fil des jours. C’est « le Club », sur une falaise de la côté chilienne, un peu à l’écart d’un bourg de pêcheurs, sous la surveillance d’une nonne.

Cette société fermée, crispée, est perturbée l’irruption de trois personnages et d’un séisme. Débarque un nouveau curé relégué, suivi à la trace par un illuminé qui parcourt le village en clamant avoir été victime des agissements du nouveau venu, surgit une mort violente et sacrilège, apparait un inspecteur envoyé par le Vatican, dont dépend cette étrange institution.

Dans le secret des chambres de chacun des habitants de la maison, dans les rues d’une petite cité dont la habitants, pour la plupart croyants et pieux, ne savent trop que faire de ces types en si curieuse villégiature, sur la lande ouverte aux grands vents et au souffle de passions profanes qu’incarnent de manière très cinématographique les courses de lévriers, un jeu complexe et troublant se met en place.

Tout l’art de Larrain, qui ne cesse de s’affiner de film en film, consiste à ne rien céder sur l’essentiel, à ne sombrer dans aucun relativisme, tout en accueillant la complexité des situations, et en ne laissant jamais le spectateur dans le simplisme d’une condamnation où il serait certain de tenir le beau rôle.

Le réalisateur invente notamment pour cela une matière d’image trouble elle aussi, comme si une brume d’inquiétude et d’incertitude baignait en permanence un monde hanté de forces d’autant plus inquiétantes que niées, ou enfouies.

L’interprétation presque toujours intériorisée, comme à l’affut de ce qui est en train de leur advenir malgré l’épaisseur des barrières psychiques, politiques, religieuses construites par les personnages, contribue à maintenir une tension qu’aucune lumière franche ne viendra lever. Le réalisateur a indiqué n’avoir pas informé ses interprètes de ce qui allait arriver, ce choix de direction d’acteur engendre un effet très puissant d’avancée dans des ténèbres à mesure que les padre doivent affronter de nouveaux conflits, qui remettent en cause la quiétude confinée du Club comme les certitudes que les uns et les autres sont forgées.

El Club, loin de se contenter de pointer du doigt les horreurs commises par les hommes d’Eglise et l’arrogante hypocrisie de l’institution elle-même, ne cesse de mobiliser une multiplicité de registres, de déplacer la distance à un « problème » qu’il ne considère jamais comme réglé d’avance. Un problème où le besoin d’appartenance, voire de soumission, les élans de domination et l’inversion toujours menaçante des vertus affichées et des innocences revendiquées aussi bien que les arrangements de la real politique ou du moindre mal quotidien tissent une toile inextricable, dont la maison sur la falaise devient un épicentre.

Il le fait de manière à la fois très concrète (avec des aspects propres au Chili et à sa mémoire de la dictature, à l’Amérique latine et à son rapport au catholicisme) et habitée d’une inquiétude qui concerne à la fois un gigantesque et toujours très puissant appareil de pouvoir dont les réformes initiées par son chef sont loin d’avoir transformé la structure, un machisme qui au-delà de ses formes locales et « professionnelles » concerne le monde entier, et les mouvements enfouis des pulsions et des ombres de chacun.

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Journal de la Berlinale 5 : variations sur la fin du monde

The Valley de Ghassan Salhab (Forum), Under the Electric Cloud d’Alxeï Guerman Jr. (Compétition), Le Club de Pablo Larrain (Compétition)

CaptureCarlos Chahine dans The Valley

Qui est cet homme apparu sur une route de montagne, ensanglanté, mutique, et qui dit ne se souvenir de rien ? Recueilli par quatre voyageurs aux louches activités dont il a miraculeusement réparé la voiture, il se trouve au centre d’une circulation de trafics, de dangers, de séductions aux enjeux incertains, que le spectateur ne cesse d’interpréter de multiples manières. Un quidam victime d’un grave accident et tombé en mauvaise compagnie, un ange, un espion, un flic, un gangster ? L’énigme du personnage se réfracte dans les activités de ceux qui l’ont accueilli, et désormais l’empêchent de partir, dans leurs relations au sein de la petite collectivité isolées et puissamment gardées, dans l’évolution dangereuse du monde environnant cette grande propriété de la plaine de la Bekaa, monde dont la radio transmet les évolutions inquiétantes, avant que de bien plus matériels manifestations apparaissent.

Envoutant et sensuel, La Vallée relève du conte de science fiction, de la parabole mystique, du film noir et de la méditation politique, avec un charme qui ne se dément pas, quand bien même le récit et ses protagonistes subiront des rebondissements majeurs, qu’on ne dévoilera pas ici. Présenté au Forum, le nouveau film de Ghassan Salhab, cinéaste libanais à l’œuvre trop rare, prouve avec éclat les puissances d’un cinéma qui, en stimulant les émotions et les capacités d’extrapolation de ses spectateurs, construit un propos d’une grande richesse, quand bien même les moyens matériels mobilisés sont très modestes.

201507331_5Le contraste n’en est que plus saisissant avec un film qui vise à se situer lui aussi sur le terrain de la parabole aux multiples interprétations, avec un puissant ancrage dans la réalité politique et historique de son pays. Under the Electric Cloud du réalisateur russe Alexeï Guerman Jr. se présente comme une fable futuriste hantée par la mémoire de la révolution d’Octobre, l’effondrement de l’URSS, le pouvoir brutal et malhonnête des oligarques et, comme il se doit, la profonde mélancolie et les tendances aux excès supposées caractéristiques d’une tout aussi supposée âme slave.

Dans des environnements proches de l’abstraction où se reconnaît l’influence du Tarkovski de Stalker, influence aussi calamiteuse sur le cinéma russe que le film lui-même était magnifique,  des personnages-archétypes débitent à l’infini des considérations sur la condition humaine, l’impossibilité de l’espoir, la fausseté des sentiments au fil d’une chorégraphie qui semble inspirée durant 20 minutes, et interminablement pompeuse et vaine durant les 118 minutes suivantes. Alors que sort en France Il est difficile d’être un dieu de Guerman père, qui pratique la même stratégie de saturation permanente des images, des idées et des symboles (l’un côté moyen âge mythique, l’autre côté lendemains qui ne cessent de toujours plus déchanter), l’épuisante continuité de style familiale est une curiosité, dont on ne peut pas faire grand chose au-delà du constat.  Moins stupides et moins laids que son avatar californien version Terrence Malick, les collages en incessante surenchère et redondance de Guerman fils, surtout comparés au films de Ghassan Salhab, témoignent de la pertinence intacte d’une maxime de celui dont la stature enneigée est une des nombreuses figures obsessionnelles sous son nuage électrique, un certain Vladimir Illich Oulianov dit Lénine : « Mieux vaut moins mais mieux ».

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Obsessionnel, métaphorique, à nouveau hanté par la fin du monde mais ancré dans un réalisme beaucoup plus littéral, même si ni le mysticisme ni la fantastique n’en sont absents, le film du Chilien Pablo Larain Le Club aura offert une des meilleures propositions de la compétition officielle, comme toujours à Berlin d’une qualité incroyablement inégale. Dans un port perdu loin de Santiago, une maison sur la falaise abrite des prêtres auxquels l’église a retiré leur sacerdoce suite à des actes répréhensibles, mais sans les exclure de son sein. L’irruption d’un personnage d’imprécateur violent et trouble, un suicide maquillé, l’arrivée d’un jésuite enquêteur et des courses de lévriers offriront dès lors les lignes de force d’un récit douloureux, violent, dérangeant, pourtant respectueux des humains jusque dans leurs pires excès. Après la belle surprise d’Ixcanul (Volcano), le nouveau film du cinéaste de Tony Manero et de No confirme que, en compétition, c’est l’Amérique latine qui  aura dominé la première moitié du Festival.

Sur quoi s’interrompt ce “Journal de la Berlinale”.

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Non de non

No de Pablo Larrain

 

« Non » ou « Oui ». Rien de plus tranché que la question posée à un référendum. Cette fois, ce sera « Non ». Le 5 octobre 1988, les électeurs chiliens répondaient par la négative au maintien de Pinochet à la tête du pays, mettant un terme à 15 ans de dictature. « Non », sans même véritablement d’alternative : faire un film aujourd’hui sur la dictature chilienne n’ouvre pas d’espace à un équilibre même apparent des termes entre un régime d’oppression stigmatisé de manière en apparence universelle – au risque de faire oublier qu’il eut de nombreux défenseurs, notamment dans son pays et parmi les dirigeants de la « plus grande démocratie du monde », les Etats-Unis, qui ne se sont jamais gênés pour installer au pouvoir les pires tortionnaires lorsque ça servait leurs intérêts quelque part dans le monde. No, donc, s’intitule ce film qui semble raconter à la fois un affrontement simple entre deux forces politiques antagonistes et s’appuyer sur le sentiment incontestable de nécessité du « non », et du soulagement qu’engendrera sa victoire.

La très grande réussite du quatrième film de Pablo Larrain est de parvenir à faire exactement cela, et simultanément son exact opposé : la mise en jeu complexe d’interrogations, de doutes, de troubles, sur le sens des faits, des actes et des idées, face au contexte de l’époque et face à la situation actuelle, au Chili mais pas seulement.

Construit autour de la figure authentique, même si le rôle n’est pas une reconstitution historique, de René Saavedra, jeune chilien ayant vécu en exil l’essentiel de la dictature avant de rentrer faire carrière avec succès dans la publicité,  No raconte la mise en œuvre de stratégies publicitaires opposées aux idéaux et aux idéologies de la gauche pour lui donner la victoire.

En embauchant Saavedra, interprété avec séduction, ambivalence et fougue par Gael Garcia Bernal dans ce qui s’impose de loin comme son meilleur rôle,  les responsables de la gauche chilienne ouvraient la porte à un rapport au monde marqué par les puissances de la marchandise. Exact. Pourtant, ce serait à nouveau réducteur de réintroduire ici l’opposition frontale entre idées progressistes et soumission au marché. Le film joue bien sa partie « binaire » face aux forces de droite incarnées par le patron du jeune publicitaire – Pablo Castro l’acteur révélé par Tony Manero et Santiago 73 Post Mortem, les deux précédents films de Larrain, qui achève ainsi avec celui-ci sa trilogie de la dictature. Mais il met aussi en évidence à la fois la diversité des forces d’opposition, progressistes, révolutionnaires, démocrates, etc. Et il montre également les scléroses et les pesanteurs du passé, y compris du fait des souffrances endurées, auxquelles sont soumises ces mêmes forces.

Dès lors, le monolithisme du « Non » se défait en une multitude de facettes, qui interrogent courageusement les enjeux et les contradictions de la radicalité, cette radicalité si aisément portée au cinéma, où elle ne comporte pas grands risques, et hors du cinéma, où sa rhétorique par nature réfute les interrogations.

Cette complexité revendiquée, ce trouble dans les repères est remarquablement pris en charge par l’ambiguïté du personnage principal,  on l’a dit, mais aussi par un traitement singulier des images. Larrain a tourné son film avec une caméra vidéo analogique, celle même qu’utilisaient les télévisions et les publicitaires à la fin des années 80. Ce qui lui permet de monter ensemble sans rupture visible des archives d’époque et des plans de fiction filmés aujourd’hui, et ainsi de brouiller aussi la frontière temporelle. Mais cette raison « officielle » de l’emploi d’une caméra à tube n’est pas la seule, ni finalement la plus importante : le problème de la diversité des techniques de prise de vue aurait pu trouver d’autres solutions, plus simples et plus confortables sur le plan visuel. Le choix de cette vidéo analogique « grossière », datée, produit au contraire une matière d’image singulière, à la fois réaliste et distanciée, informative et stylisée, qui participe de l’intelligente déstabilisation que réussit No, à l’intérieur d’une dramaturgie qui semblait si fatalement balisée vers la victoire du bien et du beau.

 

Post-scriptum : il y a deux semaines sortait en France un excellent film argentin, Elefante blanco de Pablo Trapero. Avec No se confirme la vitalité de la création latino-américaine, phénomène qui, sans « créer l’événement », comme diraient les publicitaires, ne cesse de se confirmer – et que viendront renforcer prochainement, sur les écrans français, des titres comme El Premio et Los Salvajes.

 

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