«L’Économie du couple», règlements de comptes de la vie ordinaire

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L’Économie du couple de Joachim Lafosse. Avec Bérénice Béjo, Cédric Kahn, Marthe Keller, Jade et Margaux Soentjens. 
Durée: 1h40. Sortie le 10 août 2016.

Phénomène rare, toute l’intelligence du film est contenue dans le titre. Ce n’est pas dire que le titre est plus intelligent que le film, mais que la formule «l’économie du couple» en désigne avec finesse et complexité les enjeux.

C’est encore plus vrai si on se souvient qu’«économie» ne signifie pas seulement ce qui concerne l’argent, les richesses et leur circulation, mais a longtemps voulu dire «arrangement ordonné et harmonieux». Et que c’est un mot qui vient de oikos, la maison, la famille (1).

En regardant L’Économie du couple, on ne se rend compte que peu à peu de l’ampleur de sens que désigne le titre, et qui est à l’œuvre dans le film. Au début, on voit une situation qui est sans doute la plus ordinaire de la fiction dominante, une histoire de couple qui se sépare, se déchire sans avoir tout à fait cessé de s’aimer, en présence des enfants qui jouent comme ils peuvent (et ils peuvent!) leurs cartes dans ce combat douteux.

La particularité de la situation tient à quelques facteurs au sein de cette tragicomédie du couple contemporain. Marie, Boris et les jumelles habitent toujours le même domicile, appartement spacieux et agréable de plain-pied sur une cour au cœur de la ville. Marie vient d’une famille riche et la maison est à elle, Boris est d’une origine beaucoup plus modeste, et il n’a pas d’argent. Elle a un emploi qui fait vivre la famille, lui bricole et a des dettes.

À cette différence matérielle et sociale entre la femme et l’homme répondent des manières d’être différentes, des gestes, des intonations, des réflexes infimes, à quoi font aussi écho l’apparence physique de Marie et de Boris.

Ils sont en lutte. On pourra dire, non sans raison, la lutte des classes, la lutte des sexes aussi. On n’aura pas tort, on sera bien loin d’avoir tout dit.

C’est là, l’intelligence du film: cette façon d’être à le fois avec les conflits identifiables, crise du couple, opposition sociale, psychologie, et dans une dynamique qui redonne une autonomie, une singularité à cette situation là. Et à ces êtres là qui du coup deviennent à part entière des personnages de fiction avec à la fois leur individualité et leur potentiel d’exemplarité.

Marie se bat pour changer, elle voudrait de toutes ses forces que ce qui a été son histoire –heureuse d’abord, assurément– avec Boris puisse être laissée derrière. Boris se bat à la fois pour empêcher cette rupture qui n’est pas son choix, et pour obtenir une réparation financière à cette rupture dont il ne veut pas. Elle est droite et dure, elle fixe les règles de la cohabitation. Il est contradictoire et confus, ils sont malheureux. Ils sont beaux, aussi, l’une et l’autre. C’est important. (…)

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Rompre et ne pas rompre le cercle

Alabama Monroe de Felix Van Groeningen

Il est rare qu’un film sache faire d’une chanson populaire à la fois la rampe de lancement et le carburant d’un récit qui pourtant ne l’illustre en rien, voire le défie ouvertement. Véritable hymne de la musique country, Will the Circke Be Unbroken, chant religieux aux paroles plutôt niaises, devient comme tant d’autres chargé d’une puissance d’émotion surprenante grâce à de multiples interprétations inspirées, dont le sommet est celle qui donne son titre à l’album d’anthologie du Nitty Gritty Dirt Band dans la version enregistrée par Maybelle Carter, Earl Scruggs, Doc Watson, Merle Travis…, sorte de dreamteam de genre. Aux vertus musicales et de pures sensations se mêlent l’ambivalence des paroles du refrain, le « cercle » pouvant à la fois se référer à la famille, dont on déplore qu’elle soit rompue, à l’union dans la communauté religieuse et avec Dieu, dont espère au contraire qu’elle soit maintenue, à des formes d’enfermements qu’il s’agit de briser et à des formes de solidarité qu’il faudrait maintenir, la question devenant alors à la fois espoir et crainte. Et c’est exactement ce que fabrique le film de Felix Van Groeningen, film dont le titre original, The Broken Circle Breakdown, renvoyait directement à cette chanson qui ouvre la projection, et qui reviendra à plusieurs reprises, riche de son énergie émotionnelle et de la multiplicité de ses sens.

Elle est, au début, interprétée sur la scène d’un bistrot par une bande de belges barbus, en tête desquels une sorte de hippie flamand au banjo, leader d’un groupe de bluegrass de la région de Gand. Dans le public se trouve une créature on ne peut plus remarquables, ne serait-ce que par les multiples et spectaculaires tatouages qui ornent ses charmes aussi nombreux que naturels. Didier et Elise s’aimeront, chanteront ensemble, auront une petite fille, et puis la petite fille sera malade, très malade. Alabama Monroe est un film musical, Alabama est un mélodrame, Alabama Monroe est une méditation sur la fatalité et la croyance, Alabama Monroe est un pamphlet, contre les blocages réactionnaires qui empêchent de poser les questions dans les bons termes – part exemple sur la question, vitale pour tant de gens, des cellules souches –  contre aussi ce que le réalisateur appelait dans son précédent film La Merditude des choses, vaste programme en effet.

Programme oui, et c’est évidemment la limite d’un film dont on voit toujours fonctionner les mécanismes. Mais programme qui a le mérite d’une réelle complexité dans ses enjeux, et d’une belle énergie dans sa mise en œuvre. Celles-ci naissent de l’habileté dans l’organisation du récit, composé par glissements et déplacements dans le temps, et de la sensation de présence, essentiellement due aux deux acteurs principaux, Johan Heldenbergh (également auteur de la pièce dont le film est inspiré) et Veerle Baetens, et à la musique. Ce bluegrass ferme sur les principes, transposé avec naturel des Appalaches aux plaines d’une Belgique populaire, terrienne, elle aussi composite avec la présence très sensible de la nature, de la terre, en même temps que de misères ou d’inégalités pour certaines immémoriales et d’autres très contemporaines, comme l’est l’inscription dans le début du 21e siècle.

L’usage de la musique, de cette musique-là, immédiatement partageable et pourtant venue d’un autre temps et d’une autre partie du monde, est décisif pour donner une respiration au film. Qu’ils soient interprétés en scène, joués entre amis, utilisés comme commentaire ou employés comme « musique de film », les morceaux de Bluegrass ajoutent une étrangeté (à laquelle font écho, dans un registre tout différent, les tatouages d’Elise) qu’ils n’auraient pas si le film se passait aux Etats-Unis, et qui permettent à Alabama Monroe de rester en mouvement.

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