“Eva ne dort pas” ou les pleins pouvoirs du fantôme

arton6488Eva ne dort pas de Pablo Agüero, avec Gael Garcia Bernal, Denis Lavant, Daniel Fanego, Imanol Arias. Durée : 1h27. Sortie le 6 avril.

Ce gars-là, on le reconnaît sans le connaître. Il est jeune, beau, tendu. Il est sûr de ses idées et de sa place sur terre. Il se sent fait pour dominer, et n’a aucun doute sur son bon droit de tuer et de torturer pour que règne en ce bas monde la loi des riches et le dogme d’une église inégalitaire. Parlant des langues différentes, portant des uniformes ou des insignes variés, il a existé, et dominé dans de nombreuses régions du monde. Il existe toujours.

L’histoire qu’il raconte, face à l’écran, avec la fougue de sa jeunesse et la force de ses convictions, est une période extraordinaire de l’histoire de son pays, l’Argentine.

Cette histoire que fut, pour des raisons complexes, parfois confuses sinon contradictoires, l’immense mouvement populaire du péronisme au lendemain de la seconde guerre mondiale, la levée en masse des hommes et des femmes pour plus de justice et moins de misère, mobilisés par une figure incroyable, cette jeune femme épouse du président, Eva Peron. Evita, pasionaria et idole.

Les archives qui défilent autant que les commentaires glacés de fureur du jeune officier qui les commente instaurent la puissance et la singularité du phénomène au sein de la longue histoire des mouvements sociaux.

Et puis Evita est morte, le 26 juillet 1952. Elle avait 33 ans. Ses obsèques durèrent 15 jours, des millions d’Argentins défilèrent devant son cercueil.

Eva ne dort pas ne raconte pas l’histoire d’Eva Peron. Il met en scène l’extraordinaire phénomène politique et mystique qui s’est construit autour de cette femme de son vivant, et plus encore après sa mort, autour de son corps et de sa mémoire. Mais surtout de son corps.

Embaumé par ses partisans, subtilisé par les militaires lorsqu’ils prennent le pouvoir en 1955 après avoir bombardé leur capitale (ils le planquent au Vatican !), retrouvé, utilisé, rapatrié, à nouveau enseveli au secret par la génération suivante de dictateurs et bourreaux de l’Argentine, à la fin des années 1970.

Le film de Pablo Agüero associe images (et sons) d’actualités, photos et documents, à des séquences jouées dans des décors qui affichent leur théâtralité. Autour de l’embaumement du corps d’Eva Peron, bien plus tard du transport de son cadavre par les militaires, puis du dialogue entre un chef de la junte et les guérilleros péronistes qui l’ont enlevé et exigent la restitution du corps, c’est la mise à jour d’un processus étrange et fascinant qui se met en place.

A partir du cas bien réel, et particulièrement spectaculaire, d’Eva Peron, Eva ne dort pas interroge les parts d’irrationnel dans la politique, les besoins et les effets du recours à des catégories, des procédures, des vocabulaires qui relèvent d’un autre mode d’existence, d’une autre type de rapport au monde, celui du religieux.

A cet égard les partisans d’Evita et ses ennemis sont à l’unisson, l’interdiction par décret de prononcer son nom, l’exil secret de son corps, finalement son enfouissement sous 6 mètres de béton sont symétriques de sa canonisation sauvage par des millions d’Argentins, et au rôle d’efficience politique attribuée à son corps et à son nom, à sa mémoire mythique, par les militants et syndicalistes.

Tourné dans des intérieurs cernés de nuit et d’abstraction, enchâssés dans des archives qui nourrissent cette magie noire, les trois grands moments de fiction définis chacun par un personnage central (l’Embaumeur, le Transporteur, le Dictateur) évoquent des faits précis. Surtout, avec des moyens qui s’apparentent au cinéma fantastique autant qu’à la dramaturgie brechtienne, ils mobilisent un imaginaire du pouvoir et de ses ressorts qui trouve, sous des formes variées, bien des échos ailleurs, et y compris aujourd’hui.

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“Jauja”: l’eldorado de l’espace-temps

tumblr_ndwi0z9Zfh1r1probo2_1280Jauja  de Lisandro Alonso avec Viggo Mortensen, Ghita Norby, Diego Rman, Mariano Arce. Durée : 1h50. Sortie le 22 avril.

Jauja raconte la quête obstinée, jusqu’à la folie, d’un officier danois ayant rejoint les troupes argentines en train de massacrer les habitants de la Patagonie, à la fin du XIXe siècle. L’homme est venu avec sa toute jeune fille, seule femme parmi de nombreux jeunes hommes dans un environnement de bout du monde, qui bientôt littéralement disparaît dans le paysage en compagnie d’un soldat qu’elle a trouvé à son goût.

L’officier se lance à sa recherche, dans un univers sauvage et quasi désert de steppes, de montagne ou de plateaux rocheux. Le réalisme le plus cru de ce qu’on nomme la nature et le fantastique le plus échevelé n’y connaissent pas de séparation. Recourant à un cadre inhabituel, presque carré, le cinéaste de La Libertad y trouve une manière d’inscrire son acteur, nul autre que Viggo Mortensen impressionnant de présence opaque, butée, dangereuse et vulnérable, éperdue et déterminée à la fois. Il évolue dans ce cadre aux dimensions qui devraient paraître limitées par la taille du cadre, et semblent infinies. Car ce que le film perd en surface, il le regagne au centuple en profondeur, dans une attention à l’esprit des lieux et des météores qui évoque le Tabou de Murnau et Flaherty.

Nombreux sont les films qui content une quête solitaire dans un univers désertique. D’ordinaire, il existe deux manières de filmer cette situation : la première est de s’identifier au voyageur, de regarder de son point de vue, la deuxième de l’observer de l’extérieur, comme vu par un témoin – que celui-ci soit personnifié ou pas par la fiction. Il est intéressant qu’un des plus bel exemple récent de cette manière de faire ait été un beau film lui aussi interprété par Mortensen (et Reda Kateb), Loin des hommes de David Oelhoffen. Mais Lisandro Alonso invente, lui, une troisième option, qui se révèle d’une grande richesse de sens et d’émotions[1].

La caméra ne s’identifie assurément pas au capitaine Gunnar Dinensen, étranger prédateur, et celui-ci ne circule pas latéralement devant le monde. Le personnage est aspiré par lui, il l’affronte et s’y fond à la fois, sur son cheval puis à pied, élan conquérant qui se retourne en dévoration de l’homme par ce dont il avait oublié faire partie, jusqu’à entrer dans l’épaisseur du temps à force de s’être aussi complètement immergé dans l’espace. Ce preeocessus est une variation dans l’œuvre d’un cinéaste qui a toujours filmé la relation étrange d’un homme à son environnement – le bucheron en symbiose avec la forêt de La Libertad, l’absorption du meurtrier par la jungle de Los Muertos (mais dans un milieu qui était le sien, et qu’il avait souillé du sang des siens), la perte et retrouvaille de soi du voyageur de Liverpool, ou même la plus théorique (quoique tout aussi sensuelle) immersion d’une personne/personnage dans le lieu même du passage de la personne au personnage, la salle de cinéma de Fantasma.

Dans le cas de Jauja, film sereinement cruel, le résultat est magnifique et mystérieux. La mise en scène engendre une grande œuvre en x dimensions qui, avec des moyens matériels dérisoires mais une puissance d’invocation exceptionnelle, invente un cinéma en relief qui ne doit rien aux trucages optiques et toute à l’intelligence sensible d’un art de l’espace-temps. « Jauja » désigne un territoire utopique, un eldorado légendaire à la recherche duquel ceux qui le cherchent se perdent sans retour. Le capitaine danois ne le trouvera évidemment pas, mais le cinéaste argentin, lui, l’a bel et bien trouvé. C’est un film porte le nom de ce territoire rêvé.



[1] Même si les films ne se ressemblent pas, on trouverait des similitudes dans l’esprit du rapport à l’espace et aux matières entre Jauja et Histoire de Judas de Rabah Ameur-Zaïmèche, récemment sorti.

 

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La forêt magique

Leones de Jazmin Lopez

Sortir le 7 août un premier film argentin signé d’une jeune cinéaste inconnue n’est pas exactement lui donner toutes ses chances de rencontrer le public. C’est fort dommage, pour le film, et plus encore peut-être pour tous ceux qui, à cause de ces conditions de distribution[1], seront privés d’une si belle rencontre. Que ces Leones gagnent à être connus, cela s’impose comme une évidence, dès les premiers plans. Cela s’impose en douceur mais avec une force qui ne se démentira pas.

Une jeune fille marche dans la forêt, elle est seule avec un petit sac à dos, et d’emblée nous sommes entièrement dans une chronique attentive à une personne filmée avec infiniment de sensibilité, et en même temps dans un conte, où magie, peur et images enfouies viennent à notre rencontre. Elle rejoint ses quatre compagnons, trois garçons et une autre fille, ils sont en… en quoi ? En randonnée, en pèlerinage, en quête. Ils marchent à travers bois, ils jouent avec leurs corps et avec les mots, ils se disputent, se draguent. Il y a un mystère, non, plusieurs. Quelque chose de tragique est arrivé, dont ils promènent la trace, sur un enregistreur. La forêt, les lacs, une maison qu’on ne trouve pas, la mer qui n’est pas où on croit, les cartes qui racontent des histoires, voilà qu’une balade champêtre de cinq jeunes gens prend des allures d’aventure initiatique, de plongée dans l’inconnu.

La caméra accompagne en longs plans séquences, laisse monter les vibrations, parfois joueuses et parfois chargées de terreur. On est sur un fil, mais lequel ? Leones est un film minimaliste, au sens où il livre fort peu d’informations et d’explications, mais c’est un film qui de ce fait est singulièrement riche, saturé de sens possibles, d’ouvertures. Le regarder met les sens en éveil, on approche de la tension d’un film d’horreur moins le carnaval toujours un peu crétin du grand guignol dégoulinant de sang. Le choix des jeunes interprètes vibre d’une fragilité qui celle des corps, des voix, de l’absence de soumission à des schémas préexistants, à quelque cliché que ce soit.

Les marches entre les arbres, un bain dans l’étang, la circulation autour de la grande maison fermée, la grosse voiture démolie sont comme des formes chorégraphiques, chacun chargée d’une signification impalpable. Et sans doute la partie de volley sans ballon est une citation de Blow-up d’Antonioni, avec qui l’élégance du filmage et le trouble du rapport à la réalité ont plus d’une affinité. C’est surtout une danse gracieuse, qui raconte à sa manière précise et délicate le passage d’un âge à l’autre, d’une manière d’exister à une autre manière d’exister (ou pas).

Leones raconte un naufrage, ses naufragés paraissent être ensemble mais chacun nage comme il peut, et pourrait bien faire couler un autre pour s’en sortir. Sortir de l’adolescence bien sûr, sortir aussi du sentiment d’un inexorable déjà là. Jazmin Lopez a beaucoup vu de films, et en a éprouvé les tensions propres, elle n’a pas sans raison fait appel au chef opérateur de Gus van Sant, Matias Mesa, l’homme d’Elephant, de Gerry et de Last Days, pour distiller ces plans vibrants et risqués. On songe à la magie noire des errances chez Garrel et à la complexité de ce qui se jouait, avec la vie et la mort, dans La Vie des morts. Mais la jeune réalisatrice argentine n’imite personne, si elle sait admirablement filmer une jeune femme seule dans un champ de fleurs, elle sait aussi amener au finale son personnage longuement au bord de lamer, non pour redire Les 400 Coups mais au contraire pour faire entendre sa propre voix, une voix qui parle avec les autres, y compris les autres films, mais n’en répète aucun. Jusqu’à l’extrême limite d’un geste de cinéma bien trop vivant.


[1] Il est clair qu’on ne fait ici aucun grief au distributeur, auquel on sait gré au contraire de rendre tout de même le film accessible, mais aux conditions du marché, qui le marginalisent à l’extrême.

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Dans la fureur du barrio

Elefante Blanco de Pablo Trapero

« L’Eléphant blanc » du titre désigne ce qui aurait dû être le plus grand hôpital du continent américain, immense construction au cœur du bidonville de Ciudad Occulta dans la banlieue de Buenos Aires, monstre inachevé devenu repère de trafics et concentré de misère. « L’éléphant blanc » pourrait aussi désigner le gigantisme et le poids des enjeux que prend en charge le septième long métrage de Pablo Trapero : la détresse des quartiers pauvres des grandes villes du tiers monde, les effets de l’action sociale, le rôle de l’église officielle et l’engagement des prêtres activistes dans l’esprit de la théologie de la libération, la violence militaire, policière, mafieuse… La grande réussite du film est d’échapper à cette pesanteur programmée, même par les meilleures intentions, sans les renier pour autant.

Aux côtés d’un jeune prêtre européen traumatisé par le massacre des paysans auprès desquels il travaillait et qui se replie dans le barrio chez son ami et mentor, le père Julian qui organise le combat quotidien contre la misère dans l’ombre du bâtiment inachevé, Elefante Blanco réussit à articuler au plus juste dramatisation et observation. Cette réussite tient pour beaucoup à l’association entre le réalisateur et ses interprètes. Le scénario pouvait donner dix films bien-pensants et simplificateurs, le jeu des acteurs – Jérémie Renier, Ricardo Darin et Martina Gusmàn – trouve le juste régime d’intériorité qui déplace la définition de leur personnage, le met en résonnance et à l’occasion en danger face aux autres protagonistes, et à l’ensemble de l’environnement. Cette réussite du jeu est à l’unisson de la capacité, qu’on connaissait bien chez le réalisateur de Mondo Grua et de El Buenaerense, mais qui s’était estompé depuis, de faire toute la place à la dimension documentaire de sa réalisation, comme matériau même de la mise en forme de sa fiction.

Dès lors, il importe peu qu’Elefante blanco, et notamment le personnage interprété par Darin, soit en partie inspirés de faits réels. L’essentiel est dans la manière dont le labyrinthe physique du bidonville, l’enchevêtrement politique des intérêts et la complexité inextricable des interactions entre engagement religieux, action sociale de terrain où travaillent côte à côté prêtres, militants de gauche et une partie des habitants construisent ensemble un chaos dynamique, mis en place sans complaisance, et aussi sans cynisme. La manière dont Trapero pervient, tout en suivant ses trois protagonistes, à faire toute sa place au collectif, est à cet égard riche de sens. Plus qu’un commentaire, l’épilogue en totale rupture de ton peut dès lors apparaître comme la juste coda d’une symphonie furiosa composée avec fougue et sensibilité.

 

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“Villegas” de Gonzalo Tobal

Premier film d’un réalisateur argentin de 30 ans dont les courts ont été largement remarqués dans les festivals, Villegas raconte deux jours dans la vie de deux cousins trentenaires. Esteban et Esteban dit Pipa quittent Buenos Aires pour retourner dans leur petite ville natale, le temps d’enterrer un grand père et de prendre acte que leur existence est à un tournant. Tout, absolument  tout ce que vous pouvez présupposer du film à partir de ce bref résumé, est exact. Ce n’est pas grave, au contraire. C’est même le meilleur du film : road movie générationnel, Villegas prend en charge les trajectoires et les circulations émotionnelles et psychologiques qui définissent ce genre. Moins il se mêle d’y jouter de l’originalité et de la singularité, mieux il réussit à faire entendre une mélodie subtile et complexe, entre ses deux protagonistes, celui qui est en train de se ranger et va se marier et celui qui glande sans parvenir à percer sur la scène rock, et les quelques personnages de rencontre, la serveuse de la station service, la cousine adolescente prolongée et amoureuse transie, le père qui raconte d’interminables histoires pas drôles durant les diners de famille. En revanche, dès que le film cherche à singulariser les situations ou à dramatiser les relations, il devient caricatural et maladroit. Gonzalo Tobal possède un réel sens de la mise en scène, particulièrement perceptible dans les scènes à basse intensité, et qui rend très plaisant le voyage en compagnie de ses deux Esteban tant qu’il ne se mêle pas d’y adjoindre de la dramatisation.

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Une femme, trois femmes, deux films

La femme qui aimait les hommes de Hagar Ben Asher

Trois Sœurs de Milagros Mumenthaler

Ce mercredi 11 juillet sortent sur les écrans deux films parfaitement différents, puisque parfaitement singuliers. Leur singularité est bien sûr plus importante que ce qui amène ici à les rapprocher, et qui ne tient pas qu’à la date de distribution. Ce sont l’un et l’autre des premiers films, l’un et l’autre réalisé par une femme, et l’un et l’autre consacré à des personnages féminins.  Venus de régions du monde fort différentes – Israël, l’Argentine – ce sont aussi deux films aux tonalités et aux thèmes éloignés. Ils ont pourtant encore ceci en commun : une confiance revendiquée dans les puissances du cinéma, un pari sur la construction d’une relation avec le spectateur qui ne passe ni par un discours, ni par des ruses de scénarios ou l’intimidation d’un « grand sujet ».

Disons que La femme qui aimait les hommes de Hagar Ben Asher et Trois Sœurs de Milagros Mumenthaler sont l’un et l’autre des films « atmosphériques », au sens où la mise en scène travaille dans l’un et l’autre cas à faire entrer dans un environnement qui ne se définit ni par le récit, ni par tel ou tel événement, ni par aucun composant principal, mais compose un ensemble, un univers si on veut, fut-ce l’univers d’une seule personne dans le cas du premier film, de trois dans le second. Et qu’il y a là, pour qui accepte d’entrer dans ce monde – nul autre effort que celui de renoncer aux mécanismes classiques de la fiction spectaculaire – une étonnante richesse de sensations, d’émotions, de compréhension.

Hagar Ben Asher dans le rôle titre de son film, La Femme qui aimait les hommes

Hagar Ben Asher est aussi l’actrice principale de son film, elle incarne avec une présence brûlante Tamar, cette jeune femme de la campagne, qui va d’homme en homme, entre désir et addiction, tout en s’occupant au mieux de ses travaux agricoles, et de ses deux petites filles. Le retour d’un ami d’enfance, la naissance d’un sentiment amoureux qui entre en conflit avec son habituel commerce des mâles du voisinage, la frustration de ceux-ci privés d’ébats avec la fermière « facile » et attirante, forme la trame d’une course vertigineuse.

Le projet de La femme qui aimait les hommes pourrait donner lieux à dix films calamiteux, il aurait pu être graveleux, complaisant, moralisateur, simplificateur y compris sur le versant du féminisme et de la revendication du droit à la liberté sexuelle. Le film de Hagar Ben Asher n’est rien de tout cela, il est intense et troublant, il avance par à-coups en une succession de plans secs, sur une ligne de crête que surélève la qualité des images – qu’il s’agisse des corps humains ou des paysages – définies par une absence complète de joliesse, et la force intérieure de l’interprétation. La femme qui aimait les hommes n’affirme rien, ne condamne ni ne proclame. Au point de fusion de l’élan vital et de la dépendance, le film prend acte de l’ambivalence des pulsions chez les humains, les accompagne avec une rare sensibilité et une forme de respect, auquel se mêle une certaine tristesse. Il laisse ouverte, palpitante, les questions du désir et du besoin, du rapport à l’autre comme personne ou comme fonction, de la violence intérieure et de la brutalité sociale.

Martina Juncadella, Ailin Salas et Maria Canale,

les Trois Soeurs du film de Milagros Mumenthaler

Les trois très jeunes femmes du film de Milagros Mumenthaler habitent une maison hantée. Hantée par la présence de sa propriétaire, leur grand’mère qui les a élevées, et qui vient de mourir. Hantée par cette absence, mais aussi par celle, jamais mentionnée, de leurs parents, dans un pays où ce genre de situation renvoie aux horreurs de la dictature, dont une des conséquences fut de laisser tant d’enfants à la responsabilité des grands parents, les adultes ayant disparus. S’y ajoute d’ailleurs un autre effet de cette époque noire, l’hypothèse d’une adoption, comme ce fut le cas dans des conditions opaques sous le régime militaire installé par les Etats-Unis.

Sans jamais sortir de la maison et de son petit jardin, le film met en place une sorte de géographie mentale, agençant des espaces aux couleurs des angoisses, des désirs et des rêveries des trois jeunes filles. Le titre original, Aprir portas y ventanas, « Ouvrir les portes et les fenêtres », suggérait bien mieux les enjeux de cette exploration que l’intitulé tchékhovien dont il est affublé en français. Accompagnant les amours, les secrets, les trahisons ou les silences de Marina, Sofia et Violeta, Milagros Mumenthaler circule dans les pièces sombres et les décors aménagés par les jeunes filles à l’intérieur de la maison d’une autre pour mieux laisser percevoir ce qui se joue d’intérieur, et souvent d’indicible, chez chacune.

Léopard d’or au dernier festival de Locarno, Trois sœurs est un film déroutant à partir d’une situation dramatique qui semblait conventionnelle. Il convainc lentement, par sa manière de chercher en permanence sous la surface, à côté des explications prévisibles, et de croire davantage aux ressources d’une mélodie, d’une lumière ou d’un mouvement du corps qu’à la psychologie ou à la sociologie. Le plus beau étant sans doute la manière dont l’univers apparent, matériel et humain du fil se défait, pour ouvrir davantage d’espace et de possible à chacune de ses héroïnes, et à chacun de ses spectateurs.

Rectificatif: un changement de dernière minute a repoussé au 18 juillet la sortie de Trois Soeurs.

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Avec les spectres de la campagne

El Campo de Hernan Belon

El Campo est un film d’horreur. Un film sans monstre, sans événements surnaturels ni flots d’hémoglobine, mais qui pourtant relève clairement de ce genre. Mieux, son intérêt consiste à jouer avec les codes du cinéma d’horreur, sans jamais basculer du côté du passage à l’acte.

Un couple aisé quitte la capitale pour s’installer dans une vieille maison isolée à la compagne avec sa petite fille d’un an. On ne sait pas très bien s’ils viennent y vivre, ou en faire un lieu de villégiature. Alentour, des champs, des bois, une petite ville, un lac, quelques familles de paysans. Dès l’arrivée, la nuit, la femme éprouve des mauvais pressentiments, a peur sans raison claires, réagit à des bruits ou des mouvements dont rien ne prouve qu’ils aient une origine inquiétante ou anormale. Au fil de péripéties anodines, les angoisses d’Elisa, les dysfonctionnements de son couple, le fossé qui sépare ces habitants de la ville de la nature, de voisins pauvres, deviennent plus perceptibles, sans jamais s’expliciter vraiment.

Un film d’horreur sans scène d’horreur pour rendre sensibles les névroses individuelles et collectives, ce n’est pas si nouveau – plusieurs films d’Ingmar Bergman, par exemple, relèvent de cette approche, rapprochement auquel incite l’actrice Dolores Fonzi, qui rappelle aussi parfois Catherine Deneuve dans Répulsion. La singularité d’El Campo tient à ce que son réalisateur appartient à notre époque, celle de la prolifération du cinéma d’horreur, un cinéma qu’il connaît et sans doute apprécie.  Le jeu avec ses codes est cette fois affiché, dans le hors champ ne rodent pas seulement les peurs et les fantasmes des protagonistes mais les situations désormais typiques d’un genre.

La difficulté est alors de faire cohabiter ces deux populations invisibles, qui menacent d’entrer en conflit parce qu’elles ne relèvent pas de la même distance à la fiction. Jouer avec les codes du film d’horreur entraine du côté du deuxième degré, de la complicité fabriquée avec le public, quand invoquer des angoisses susceptibles de hanter l’imaginaire de personnages se situe dans une plus grande immédiateté avec le spectateur. Pour son premier long métrage, Hernan Belon se tire plutôt bien de ce défi, malgré quelques outrances ou quelques préciosités.

Hernan Belon est argentin, son film est tourné en Argentine avec des acteurs et des décors de ce pays. Dans ce cas particulier, c’est lui faire éloge de remarquer qu’il pourrait se dérouler à peu près n’importe où dès lors qu’existe une classe moyenne et des espaces ruraux habités, mais sans que la nature – végétation, animaux, orages, zones lacustres… – ait été entièrement domestiquée. On peut d’ailleurs s’étonner que le titre, qui signifie “La Campagne”, n’ait pas été traduit. La langue, les corps, les arbres, les musiques sont bien de ce lieu, les enjeux que mobilise le film l’excèdent sans s’y attarder, et c’est très bien ainsi. Cela évite tout folklore, grâce également à un autre judicieux parti pris de mise en scène : la place importante accordée aux visages, surtout lorsqu’ils ne parlent pas. Si Leonardo Sbaraglia, qui joue le mari, recherche une expressivité parfois superflue, la belle opacité du visage de Dolores Fonzi est un des meilleurs atouts du film.

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