«Le Challat de Tunis»: ni menteur, ni moqueur, vrai

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Le Challat de Tunis de Kaouther Ben Hania, avec Kaouther Ben Hania, Jallel Dridi, Moufida Dridi. Durée: 1h30. Sortie le 1er avril.

Terrifiant, d’abord, ce personnage de motard inconnu qui hante les rues de Tunis, un rasoir à la main, et taillade sauvagement les fesses des femmes par lesquelles il se sent provoqué.

Intense, l’enquête menée à l’écran par la réalisatrice pour reconstituer, dans les archives et sur le terrain, cette histoire qui défraya la chronique médiatique et judiciaire 10 ans plus tôt –soit avant la révolution tunisienne de 2011.

Insensés, les délires en tous genres suscités par cette figure mystérieuse, à la fois incarnation de fantasmes et de phobies multiples, chez les hommes et chez les femmes, et point de départ de petits bizness malsains et saugrenus, où bigoterie, machisme et mercantilisme se donnent aisément la main.

Vertigineux, bientôt, l’entrelacement des représentations, des récits, des types d’image (y compris celles du jeu vidéo inspiré par le Challat –«le balafreur»), la plongée dans le quotidien du quartier où vit celui qui fut finalement emprisonné, la rencontre avec sa famille et avec lui. Innocent? Coupable? Simulateur, mais de quoi?

La langue française pas plus que la langue anglaise ne rendent justice à ce qui peu à peu se révèle être le domaine où œuvre, avec une maestria peu commune,  la jeune réalisatrice tunisienne. On dit ici «documenteur», là «mockumentary». Mais il ne s’agit ni de mentir, ni de se moquer.

Il s’agit, à partir des codes du documentaire et de ceux de la fiction, en une série d’opérations pas moins exigeantes de rigueur que dans l’un ou l’autre genre, de construire une recherche, une compréhension, d’une façon à la fois ludique et éclairante, à laquelle ni la fiction seule ni le documentaire seul ne pouvaient parvenir. S’il y avait un rapprochement à faire, ce serait plutôt avec les serious games, ces dispositifs de jeu qui aident à mieux déplier les complexités d’une situation réelles.

Semé de personnalités (personnes? personnages?) intrigantes, inquiétantes, farfelues ou attachantes, Le Challat de Tunis est donc composé d’une multitude d’artifices. Certains voulus par la réalisatrice, certains tramés par d’autres, y compris pour la tromper, mais acceptés par elle dans son film. Si celui-ci est à ce point réussi, c’est qu’il ne repose nullement sur la révélation de ce qui était «vrai» ou «faux», mais sur la démultiplication des tensions entre les composants d’une galaxie de faits, d’affects, d’usages des corps, des mots, des références de toutes sortes. (…)

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«Révolution Zendj», immense poème hanté par la révolte

1394297471_2Révolution Zendj de Tariq Teguia. Avec Fethi Gares, Diana Sabri, Ahmed Hafez. Durée: 2h13 | Sortie le 11 mars.

Dans le blanc de l’écran, une silhouette court. Cela pourrait être celle du personnage du précédent film du réalisateur, Inland, laissé dans l’éblouissement du soleil, du Sud, de l’Afrique intérieure. Ce peut être un fantôme, revenant inlassable des révoltes contre l’injustice et l’oppression, malgré toutes les défaites à travers la chaine des siècles. Ce peut être le street fighting man que chantèrent les Stones, un intifada man des innombrables affrontements à armes éperdument, absurdement, grotesquement inégales, ou un lampiste, un biffin toujours-déjà sacrifié de tous les conflits modernes, dans les gaz de mort, entre l’Argonne, le Mékong et Halabja.

C’est quoi, Zendj? Le nom d’une rébellion oubliée, celle des esclaves noirs contre le pouvoir des Abbassides à la fin du 9e siècle de l’ère chrétienne, écrasée en 879 dans les marais de Bassorah en Irak. Là où eut lieu une autre révolte à peine moins oubliée, en 1991, écrasée par Saddam Hussein avec le soutien des Américains qui venaient de le vaincre; les alliés de la région ne voulaient surtout pas de l’exemple d’un tel soulèvement.

Les marais de Bassorah, le delta du Tigre et de l’Euphrate, terre magnifique, mémoire de trente civilisations pas toutes éteintes encore –là où se terminera ce film au terme d’une odyssée dont l’Ulysse porte le nom du plus célèbre explorateur issu du monde arabo-musulman, le Berbère Ibn Battuta, à qui on doit parmi les plus beaux et les plus vastes récits de voyages jamais contés.

Ce Battuta-là, celui du film, est journaliste aujourd’hui à Alger. Il part enquêter sur les affrontements communautaires dans le Sud du pays. Ce qu’il voit et raconte lui vaut d’être sèchement rappelé par sa direction, menacé par les autorités.

Sous prétexte de poursuivre autrement son enquête, prétexte qui dit sa vérité muette –il cherche bien en effet la même chose, ailleurs, autrement qu’au contact des jeunes chômeurs de l’arrière pays algérien– Battuta s’en va.

Il s’en va de par le monde arabe à la recherche des forces actives, celles qui viennent de l’histoire multiséculaire, celles qui ont surgi dans les luttes du panarabisme, des mouvements progressistes et marxistes, du séisme aux mille répliques de l’occupation de la Palestine, ou au cours des printemps arabes. Cela se passe aujourd’hui, dans ce monde. Un monde qui n’est évidemment pas circonscrit au contexte arabe. D’autres élans, d’autres espoirs, d’autres utopies et d’autres répressions interfèrent, font écho, en Grèce par exemple d’où part une jeune femme, Nahla la fille de Palestiniens exilés, dont la route croisera celle de Battuta à Beyrouth. (…)

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Bejaïa, oasis d’images et de paroles dans le désert du cinéma algérien

5-28-14-bloody-beans-featured-pic Loubia Hamra de Narimane Mari

 Rarement une manifestation cinématographique aura aussi bien porté son appellation de « Rencontres ». Dans la salle de la Cinémathèque de Bejaïa dominant le port de la cité kabyle comme dans les bistrots environnants ou au Café-ciné installé dans le foyer du théâtre voisin, les conversations, débats parfois vifs aussi bien qu’échanges érudits ou mise en commun de projets ou de carnets d’adresse semblent ne jamais devoir s’interrompre. Cette circulation de paroles est bien au cœur du projet tel que l’a conçu l’initiateur des Rencontres Cinématographiques de Bejaïa il y a 12 ans, Abdenour Hochiche : « à partir du début des années 2000, au sortir de la période la plus sombre, il est devenu possible de relancer des activités publiques, directement issues de la mobilisation démocratique en même temps que des enjeux artistiques concernés (la ville accueille également un festival de théâtre très actif). Dès le début, nous avons voulu créer un lieu d’échanges sans exclusive, les RCD ne sont ni un festival – il n’y a pas de compétition – ni une vitrine de quoi que ce soit. Chaque année on nous reproche l’absence de tel ou tel film algérien, mais ce n’est pas notre vocation. Il y a en Algérie de nombreuses manifestations copiées sur des modèles extérieurs, et qui tendent à privilégier le côté événementiel, l’effet d’annonce. Nous sommes différents. »

Natif de cette ville au cœur d’une Kabylie toujours rebelle, vigoureusement laïque, et où la culture est depuis longtemps un enjeu politique revendiqué, militant associatif autant que cinéphile activiste, Hochiche insiste sur la relation indispensable entre le temps fort que sont les RCB et le travail au long cours que mène l’association organisatrice, Project’heurts, grâce notamment à un ciné-club bimensuel, mais aussi à l’organisation d’ateliers d’initiation à l’image avec les enfants et les adolescents. Apparues dans le sillage d’une autre manifestation cinématographique consacrée au documentaire, Bejaïa Doc, en tandem avec le travail d’une association basée en France, Kaina Cinema, les RCB  organisent également des ateliers d’écriture de courts métrages destinés à de jeunes réalisateur maghrébins.

D’un dynamisme et d’une indépendance d’esprit dont on chercherait en vain l’équivalent dans le paysage actuel du cinéma algérien sinistré par l’asthénie générale qui plombe le pays depuis les années noires, l’incurie officielle et le poids des anciennes baronnies de ce qui porta jadis les espoirs d’un cinéma du tiers-monde dont il ne reste que les fantômes, les Rencontres ont pourtant failli ne pas avoir lieu en 2014. La ministre de la culture d’alors avait coupé les vivres fin 2013, et un cruel paradoxe a voulu que les violentes réactions qui ont marqué, en Kabylie, le coup de force du président Bouteflika violant la constitution pour se faire élire à un quatrième mandat en avril dernier ait entrainé des destructions de bâtiments officiels… dont la Maison de la culture, lieu habituel de la manifestation. D’ordinaire organisée en juin, celle-ci a finalement pu avoir lieu grâce à l’arrivée d’une nouvelle ministre, Nadia Labidi, elle-même productrice de films, qui a rétabli le soutien de l’Etat, indispensable complément de l’apport de la ville et de la contribution de l’Institut français. De quoi rendre in extremis possible une manifestation frugale (100 000 euros de budget total), qui doit ses conditions d’existence à l’engagement de nombreux bénévoles.

P1070573L’universitaire Olivier Hadouchi, les critiques Saïdou Barry et Saad Chakhali lors du débat consacré à Serge Daney, animé par Samir Ardjoum, critique et directeur artistique des RCD

Du 7 au 13 septembre, la programmation explicitement conçue pour susciter le débat a donc mobilisé invités et public, dont de nombreux jeunes réalisateurs algériens venus de tout le pays. Conçue par le directeur artistique des RCD, le critique Samir Ardjoum, cette programmation cherche un équilibre entre courts et longs, œuvres artistiquement ambitieuses et sujets de société (dont le très polémique At(h)ome d’Elisabeth Leuvrey sur les essais nucléaires français et leurs séquelles mais aussi l’utilisation du site comme camp d’emprisonnement-mouroir pour des militants islamistes), films algériens, arabes et internationaux. Ardjoum a également animé deux rencontres consacrées à Serge Daney, le plus grand critique de sa génération, qui s’était rendu à de nombreuses reprises en Algérie. Il s’agissait là moins de célébrer une grande figure de la pensée sur le cinéma que de tenter de mettre à jour comment la pratique et la réflexion développées par Daney dans les années 70 et 80 peuvent servir dans le contexte actuel. Des jeunes critiques (le Français Saad Chakhali, le Burkinabé Saïdou Barry) et universitaires (l’historien Olivier Hadouchi) auront ainsi contribué à cette recherche, en écho aux témoignages de participants plus chevronnés (le réalisateur franco-vietnamien Lâm Lê, la productrice de radio Catherine Ruelle  – et l’auteur de ces lignes).

Parmi les quelques 36 titres de tous formats présentés aux 12èmes RCD, ce sont surtout des films signés par des Algériens qui ont attiré l’attention – à l’exception du magnifique 1000 Soleils de Mati Diop  et d’un beau court métrage cambodgien de Davy Chou. Heureux effet d’un problème technique comme les Rencontres, qui se tiennent dans des conditions qui restent précaires, ne cessent d’en affronter, le documentaire El Oued El Oued d’Abdenour Zahza s’est retrouvé en projection d’ouverture, à la satisfaction générale. Le très beau H’na Barra (Nous, dehors) de Bahia Bencheikh El Fegoun et Meriem Achour Bouakaz, exemplaire transformation par ses deux réalisatrices d’un sujet à thèse (le voile dans la société contemporaine) en épanouissement d’une écoute, d’une attention aux visages, aux voix, aux silences, débordant de toute part un énoncé qui, à Bejaïa, ne fait pas polémique. Ainsi également le très prometteur moyen métrage de Karim Moussaoui, Les Jours d’avant, évoquant le télescopage d’une adolescence et de la violence terroriste au début des années 90. Avec Loubia Hamra, la cinéaste Narimane Mari propose une sorte d’incantation visuelle aussi stylée que complexe autour de la présence contemporaine de la mémoire des luttes anti-coloniales, grâce à une sidérante bande de gosses débordant de vie. Sur les deux rives de la Méditerranée, Nazim Djemaï déploie les ressources d’un regard très personnel : le court métrage La Parade de Taos est un vif poème noir et blanc hanté par la violence subie par les femmes dans l’espace public, quand A peine ombre, tourné à la clinique psychiatrique de La Borde, construit une très belle attention aux êtres humains qui y vivent, sans préjuger du statut qui leur est affecté.
Chaque séance a donné lieu à des discussions inhabituellement denses, et parfois enflammées, grâce à un public qui souvent ne s’embarrasse pas de diplomatie. Quitte à surprendre les invités, comme lorsque le réalisateur tunisien Mehdi Ben Attia s’est félicité de pouvoir pour le première fois montrer Je ne suis pas mort dans un pays arabe, pour s’entendre rétorquer vigoureusement, et collectivement : « ici, ce n’est pas un pays arabe ». Dans cette Algérie qui ne produit plus que 2 ou 3 longs métrages par an, dont les salles vieillottes sont fermées ou désertées, où le travail critique est en jachère et la formation professionnelle aux métiers du cinéma en demi-sommeil, les RCB ne peuvent assurer seules une renaissance d’un cinéma qui est pourtant étonnamment riches de talents susceptibles de rejoindre les grands cinéastes algériens d’aujourd’hui, comme Tariq Teguia ou Malek Ben Smail. Dans l’attente d’une hypothétique nouvelle politique, les Rencontres de Bejaïa entretiennent tout du moins une dynamique dont on sent clairement, sur place, qu’elle ne demande qu’à prendre son essor.

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404, la fureur du revenant

C’est eux les chiens de Hisham Lasri. Maroc. 1h25. Sortie le 5 février.

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C’est commence plutôt inquiétant. Une équipe de téléréalité croise le chemin d’un clochard dans les rues de Casablanca. Autour, c’est l’ébullition du printemps arabe, et de son onde de choc au Maroc. Le clodo est bourré, les types de la télé sont des crétins vaguement hystériques. Pas la fréquentation la plus plaisante a priori. Mais il y a quelque chose. Un mouvement, une tension, une sorte d’humour qui vibre. Et puis une attention aussi, à ces gens-là. Ça vient peut-être de l’atmosphère de la rue à cette époque, ça vient sûrement d’une manière de filmer, cette caméra portée qui fait mine d’épouser l’excitation vaine des uns et l’ivresse bavarde de l’autre, mais au passage accroche des bribes de sens, ouvre sur des aperçus, laisse deviner des hors champs, accepte de l’imprévu.

Plan après plan, scène après scène, Hisham Lasri gagne en consistance, en empathie, tandis qu’émerge comme d’un atroce brouillard l’histoire de ce vieil olibrius qui se balade avec une bouteille de gros rouge dans une main et une roulette de vélo d’enfant dans l’autre. L’histoire de l’oppression d’un pays où notre précédent ami le roi envoya croupir sans fin dans ses geôles des milliers d’opposants, de démocrates, de syndicalistes, ou de braves types qui se sont juste trouvés au mauvais endroit au mauvais moment. C’est arrivé souvent, en en particulier durant les « émeutes de la faim » de Casablanca en 1981.

Normalement, notre précédent ami le roi ou le nouveau les ont libérés au cours des années 1990, après 10-15 ans de cul de basse-fosse et de solides rations de torture. Mais pas celui-là, le matricule 404. Raflé par erreur en 1981, oublié par inadvertance en 1990 et en 1999. Un pauvre type, ce 404, qui autrefois s’est appelé Majhoul. Il a certes un coup dans le nez et pas de chaussures, 404, mais il a du bagout, et ce qu’il raconte, qui semblait délirant, est en fait… délirant. Délirant et terriblement réaliste.

Il a du bagout, et une idée fixe, retrouver sa famille, retourner là d’où on l’a extrait de force plus de 30 ans auparavant. L’Ithaque de cette Ulysse-là est quelque part dans les quartiers pauvres de Casa, on y va. On va y aller, en étapes étonnantes, cocasses, violentes, absurdes. Les types de la télé en mal de sujet accrocheur ont cru qu’ils avaient trouvé un petit truc folklo-racoleur, le temps qu’ils réalisent où l’autre les entraine, ils sont comme nous, spectateurs, débordés par cette folie qui n’est pas celle de Majhoul mais celle de leur monde, le monde de 1981, le monde de 2012. Sur les écrans, la Lybie est en flammes.

Que nous, spectateurs, soyons comme eux, les crétins prétentieux de la télé, n’est pas la moindre qualité du film, qui se sauve de tout surplomb envers qui que ce soit. C’est Hisham Lasri qui fait le film, bien sûr, mais c’est 404 qui le conduit. Par brusques embardées et cercles improbables, ça fonce, ca s’illumine jusqu’à la surexposition, ça tergiverse, ça bascule et ça pile net. Lasri invente le filmage exact de ce corps-là et de cet esprit-là, son influx, sa colère, sa souffrance et sa pulsion de sortir la tête du néant. Et dans le sillage halluciné de 404, c’est un voyage à travers la mégapole électrisée par la misère, l’énergie vitale, les échos du printemps arabe, et une sorte de gouaille ancestrale qui existe partout mais chaque fois d’une manière unique.

Comédie hyper-noire, tragédie hyper-vivante, C’est eux les chiens, deuxième long métrage d’un jeune réalisateur (dont le premier, The End, reste inédit), est aussi la deuxième vraie bonne nouvelle en provenance du cinéma marocain, exactement deux ans après Sur la planche de Leïla Kilani – là non plus, il ne faut pas être pressé…

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La rêveuse de bicyclette

Wadjda de Haifaa Al Mansour

Il s’agit, nul ne peut l’ignorer, du premier film réalisé par une Saoudienne – et d’ailleurs le premier long métrage de cette origine jamais distribué. Mais le film mérite mieux que ces labellisation pour Livre des records : racontant les tribulations d’une collégienne de Riyad décidée à tout faire pour pouvoir s’acheter un vélo, Wadjda, entièrement filmé sur place avec des acteurs locaux, donne à voir nombre d’aspects intrigant du monde dont il est issu, du rapport compliqué au Coran dans les établissements publics à la difficulté pour les femmes d’aller travailler en étant interdites de conduire, de la description d’un intérieur de classe moyenne à l’omniprésence du contrôle des mœurs et à la violence de l’abandon des épouses par les maris selon les exigences de la famille.

Que le film soit construit sur un schéma narratif convenu permet à la fois de mesurer la délicatesse avec laquelle la réalisatrice emploie ces procédés connus, et de prêter davantage attention au contexte, pas du tout connu quand à lui, dans laquelle l’histoire prend place. Les maisons, ce qui décore les murs, les voitures, les habits, les chaussures, le maquillage, les coiffures, tout devient intéressant dans le film. Pas seulement parce qu’on y découvre une société pratiquement jamais montrée à l’écran, et pour cause, mais parce que pour les habitants eux mêmes, tout fait puissamment signe quand tout peut faire l’objet d’un contrôle et d’un interdit. Clairement voulu comme un jalon dans une évolution vers une société moins archaïque, Wadjda est aussi un dispositif volontairement simple, mais attentif et respectueux de ce qu’il montre, l’enregistrement d’un présent d’autant plus intéressant qu’il ne fait aucune place à l’exotisme.

(Cet article reprend la critique publiée lors de la présentation du film au Festival de Venise 2012).

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Sous le vent de la révolution

Après la bataille de Yousri Nasrallah

Premier film de fiction né des révolutions arabes de 2011, Après la bataille ne se contente pas d’en évoquer l’élan, ou d’en décrire telle ou telle péripétie. Avec un rare sens des enjeux politiques, Yousri Nasrallah réussit à prendre en compte à la fois le moment, dans son originalité, sa vitesse, sa confusion et ses promesses, et la réinscription de l’instant révolutionnaire dans une perspective plus vaste. Il s’agit en effet, autour des suite d’une « journée particulière » des événements de la Place Tahrir, très exactement le 2 février, celle qu’on a appelé la Bataille des Chameaux, d’interroger à la fois la place du mouvement contestataire dans l’ensemble de la société égyptienne, et les possibles développements de ce même mouvement, après la chute de Moubarak et jusqu’aux élections – donc aussi au-delà de celles-ci.

En accompagnant la rencontre entre des activistes du changement démocratique et des habitants d’un quartier misérable d’abord utilisés par le régime contre les révolutionnaires, en introduisant une pluralité de points de vue, où des motivations extrêmement variées, et qui sont loin d’être toutes « politiques » au sens restreint du mot – le désir pas politique ? la fierté pas politique ? la transmission entre génération pas politique ? l’image de soi, pour soi-même et pour les autres, pas politique ? – Après la bataille compose un étonnant dispositif de réflexion, entièrement construit sur la présence humaine de ses personnages.

Il le fait en choisissant un style singulier, et qui a pu dérouter lors de la présentation à Cannes devant un public qui se fait une idée terriblement réductrice de ce que désigne le mot « style ». A la fois libre et sophistiqué, celui d’Après la bataille s’inspire explicitement du cinéma populaire égyptien, avec ses personnages fermement dessinés et ses situations codifiées. Selon une démarche directement héritée du meilleur du cinéma de Youssef Chahine (dont Nasrallah a été proche), le film réinvente une sorte d’aventure du spectateur à partir de repères dramatiques préétablis, dont il utilise les ressources tout en les déstabilisant, que ce soit en introduisant des situations documentaires, parfois d’une extrême tension comme lors de la manifestation attaquée par les intégristes, ou symétriquement par une distanciation, et même une théâtralisation, qui remet en question le statut des corps et de la parole.

Cette invention a lieu de concert avec les habitants du “quartier des cavaliers” que le cinéaste connaît bien (il y a avait filmé en 1995 le remarquable A propos des garçons, des filles et du voile), et avec lesquels il construit jour après jour la mise en forme de cette histoire qui parvient à accompagner des événements qui échappent plus ou moins à tous, et dont nul ne peut prévoir l’issue. Il est rarissime que le cinéma soit ainsi capable cheminer avec l’histoire en train de se faire, et en cherchant à construire par les moyens du romanesque une compréhension qui va au-delà de la seule description des faits –c’est-à-dire, toujours, de certains faits. Grâce aussi à ses interprètes, Bassem Samra depuis longtemps complice du cinéaste mais surtout les actrices, remarquables, Menna Chalaby et Nahed El Sebaï, Après la bataille élabore le premier «grand récit» de la révolution égyptienne, avec sa part de mythologie et sa part de critique de cette mythologie, tout en prenant acte au présent de ce qui était, de ce qui est toujours en train de se jouer en Egypte (et, dans une certaine mesure, ailleurs). Il rend sensible la puissance du désir de changement et la peur de l’inconnu, la joie du saut dans l’action collective et les complexité des rapports sociaux, familiaux, claniques, religieux, qui travaillent une société dont le film, sous ses airs de conte, réussit à prendre en compte les contradictions et les impasses.

Elaboré dans des conditions très particulières (lire l’entretien ci-dessous), directement commandées à la fois par la relation du réalisateur à ceux qu’ils filment et par le côté extraordinairement mouvant de la situation, le nouveau film de Yousri Nasrallah, histoire d’une aventure politique encore en cours, est aussi une passionnante aventure de cinéma.

ENTRETIEN AVEC YOUSRY NASRALLAH

Comment est né Après la bataille?

En janvier 2011, j’avais un scénario que je devais tourner, que j’aime beaucoup, et pour lequel j’avais signé avec un producteur égyptien, Walid El-Kordy de la société New Century. Et voilà que la révolution a éclaté. Il était impossible de continuer comme si de rien n’était. J’allais sur les tournages de mes amis réalisateurs, je voyais qu’ils s’intéressaient bien plus à ce qui se passait dans la rue qu’à leur propre film. Il fallait s’emparer de l’état d’esprit qui soudain était apparu. Jérôme Clément et Georges-Marc Benamou m’ont proposé de superviser une série de documentaires sur les printemps arabes, mais le documentaire ne me semblait pas approprié. Je voulais réaliser une fiction.

Pourquoi?

C’était évident. La référence pour moi ce sont les premiers films de Rossellini, sa manière de raconter des faits historiques au présent, grâce à la fiction. Rome ville ouverte, Paisa, Allemagne année zéro savent penser la dimension de la grande histoire et la dimension personnelle en même temps, dans le temps même de l’événement, grâce à la fiction. Europe 51 arrive à parler de l’âme meurtrie d’un pays, un pays qui a été du mauvais côté de l’histoire, qui a perdu sa dignité. Or moi, ce qui m’avait bouleversé dans notre révolution c’était ce slogan: «pain, liberté, dignité», qu’on a entendu chaque jour. Comment on fait pour avoir tout ça, comment on retrouve une dignité perdue? Y compris pour ceux qui ont, eux aussi, été du mauvais côté à un moment.

Juste après la chute de Moubarak, vous avez participé au film collectif 18 jours. Comment aviez-vous conçu Intérieur/extérieur, votre court métrage?

C’était la réponse à chaud, dans l’immédiat, qui reprenait un thème essentiel, celui de la relation entre le collectif et l’individu. D’une manière ou d’une autre, c’est le thème de tous mes films, depuis Vols d’été. Plus exactement –et je ne m’en suis rendu compte qu’avec Femmes du Caire–, tous mes films tournent autour d’une peur, que je dois affronter et conjurer. Peur de la famille dans Vols d’été, de la femme dans Mercedes, des islamistes dans A propos des garçons, des filles et du voile, de la ville dans La Ville, du problème palestinien comme moyen de répression et de chantage auquel nous sommes soumis dans La Porte du soleil… Peur de la peur elle-même dans Aquarium. Femmes du Caire, c’était… la peur du public, je crois, la peur de l’obligation de caresser dans le sens du poil. Et dans ce nouveau film, c’est la révolution. La grande histoire fait peur, elle peut t’écraser.

Y a-t-il un lien entre le court métrage et le long?

Il est l’autre source de Après la bataille. Le court métrage se passe juste après l’attaque des chameaux et des chevaux place Tahrir, le 2 février.

J’avais vu 150 fois la charge des chameaux à la télé, et j’étais à 100% convaincu que ceux qui les montaient étaient armés. Au moment d’utiliser ces séquences dans mon court métrage, je découvre stupéfait qu’ils n’ont pas d’armes, et que ceux qui se sont le plus fait rosser, ce sont les cavaliers. Et en outre, ces gens, je les connaissais: c’est avec eux que j’ai tourné A propos des garçons, des filles et du voile, chez eux, à Nazlet El Samman. Cela devenait étrange que ces gens que j’avais aimés soient devenus les salauds de l’histoire. Et c’est là que j’ai compris qu’ils avaient été utilisés, et même manipulés deux fois: en étant envoyés attaquer la place, et en étant utilisés par les médias pour détourner l’attention des faits infiniment plus graves survenus juste après, avec des jets de cocktails Molotov et des tirs de snipers contre les manifestants, dont on n’a pratiquement pas parlé. Toute l’attention était sur les chevaux et les chameaux. Je me suis dit qu’il fallait faire un film qui partirait de là. Je suis allé voir mon producteur égyptien, il m’a demandé où était le scénario: il n’y avait pas de scénario. Je savais seulement que je voulais partir du référendum sur la constitution, le 19 mars, et aller jusqu’aux élections, qui étaient alors prévues en septembre. Et, miracle, le producteur égyptien et les producteurs français ont été d’accord. Ils m’ont dit: vas-y, et on verra bien à l’arrivée. Ça ne m’était jamais arrivé.

Combien de temps avez-vous mis à tourner le film finalement?

Il y a 46 jours de tournage répartis sur 8 mois. Les acteurs et les techniciens ont accepté de rester disponibles durant toute cette période, sans rien faire d’autre, alors qu’on restait parfois longtemps sans rien filmer.

Vous êtes beaucoup allé place Tahrir durant les événements. Qu’avez-vous vu?

D’abord l’euphorie des gens qui étaient là, une force joyeuse inoubliable. Et en même temps, je percevais ce qui me semblait un leurre: la croyance en la jonction du peuple et de l’armée. C’est l’armée qui possède ce pays, c’est elle qui le gère, et qui le gère mal, depuis Nasser. Je me demandais si les gens y croyaient, ou s’ils faisaient semblant. Je voyais aussi se dessiner le piège du projet constitutionnel, tel qu’il s’est concrétisé avec le référendum du 19 mars, avec un rafistolage qui ne règle rien, et qui fonctionne comme un chantage, imposé par les islamistes. Peu avant, le 8 mars, pour la Journée internationale de la femme, on a vu les femmes agressées et violemment battues par les islamistes qui affirment que la voix de la femme est une obscénité. C’est devenu le début du film.

Avez-vous beaucoup regardé les images sur les sites de partage vidéo et les chaînes de télévision?

Pas tellement. C’est quand j’ai commencé le film que j’ai réuni une énorme quantité de documentation visuelle, c’est là que j’ai vraiment découvert ces images. Mais elles n’ont pas joué un grand rôle pour le film, l’essentiel a été le travail dans le quartier de Nazlet El Samman, les discussions, les situations rencontrées avec les habitants et les acteurs, à partir desquelles le coscénariste Omar Shama et moi écrivions les scènes. Jamais dans la continuité, mais par fragments. Les comédiens me disaient: «Où est-ce qu’on va? –Je ne sais pas…» Et je ne savais pas, en effet, jusqu’aux événements du quartier de Maspero au Caire, le 9 octobre.

Que s’est-il passé?

Il y a eu une grande manifestation après que deux églises coptes ont été brûlées dans le nord du pays. C’était une manifestation pacifique, à laquelle de nombreux musulmans laïcs s’étaient joints. L’armée a attaqué la foule, elle a tiré, et volontairement écrasé des gens avec des blindés. Il y a eu 30 morts devant le bâtiment de la télévision, pendant que la télé officielle incitait à attaquer les chrétiens. Le sens de cette journée était très clair, il détruisait les dernières illusions sur l’armée. J’ai compris que cela marquait le point d’aboutissement de ce que raconterait mon film.

Même en l’absence d’un scénario, vous aviez un point de départ narratif?

Oui, Phaedra, qui joue Dina, et qui s’occupe vraiment d’une association de protection des animaux, et Bassem Samra, qui joue Mahmoud et qui est lui-même cavalier, m’ont raconté qu’à Nazlet El Samman les animaux mouraient. Que les chameliers étaient en train d’envoyer leurs chameaux aux abattoirs, ne pouvant plus les nourrir à cause de la disparition des touristes du fait de la révolution. J’y suis allé et j’ai vu ces animaux en train de crever. L’intrigue est partie de là. D’autres thèmes sont apparus ensuite, par exemple le parallèle entre dresser un animal et «apporter le conscience aux masses».

Qui sont les acteurs?

J’ai rencontré Bassem Samra sur Le Caire raconté par Youssef Chahine en 1991, il a joué depuis dans plusieurs de mes films, notamment A propos des garçons, des filles et du voile et La Ville où il tient le rôle principal. Il est aujourd’hui une grande vedette du cinéma égyptien, comme Menna Chalaby, qui joue Rim, et Salah Abdallah, qui joue Hadj Abdallah, et qui est une star, aussi au théâtre et dans les séries télé. Nahed El-Sebaï, qui joue Fatma, est également une actrice confirmée, elle jouait un des principaux personnages de Femmes du Caire. Tous ces gens ont accepté une sorte de travail d’atelier, où on ne savait ni ce qui allait se passer ni combien de temps ça durerait.

Pourquoi ce mur a-t-il été construit?

Pour les faire partir. Pour leur barrer l’accès aux pyramides, là où ils travaillaient, et ainsi, en le privant de ressources, les forcer à s’en aller afin de récupérer les terrains où ils vivent, et qui valent de l’or. Mais ils ne partent pas. Sadate leur a donné les terrains, ils sont dans leur droit, on ne peut pas les expulser, il faut qu’ils s’en aillent. Depuis que l’Unesco s’est intéressée à ces terrains, où il y aurait aussi des fouilles à faire, on estime que le m2 vaut 5.000 dollars. Le gouvernement leur en offre 500 livres égyptiennes, 80 dollars…

Comment va-t-on filmer à Nazlet El Samman?

Les habitants me connaissent depuis près de vingt ans. Et ils connaissent Bassem. Nous avons été très bien accueillis par les habitants. Ils sont dans le film, il n’y a pas de figurants ou de seconds rôles venus de l’extérieur, tous ceux qui discutent avec les personnages principaux, ceux qui participent aux réunions, ceux avec qui Bassem fait la course, etc. sont les habitants de Nazlet El Samman. La fête qu’on voit au début a été entièrement organisée par eux, selon leurs coutumes.

Fatma fait référence à l’habitude d’épouser une étrangère, même en étant déjà marié…

Il arrive assez fréquemment qu’une étrangère s’entiche d’un homme du village, elle l’épouse, elle dépense, un jour elle s’en ira. Et d’ailleurs, souvent elle revient à plusieurs reprises, en ayant en général de bons rapports avec la première épouse. C’est un business. Dans le film, la réplique vient de ce qu’ont raconté les femmes de Nazlet El Samman à Nahed, l’actrice qui joue Fatma et qui a passé beaucoup de temps avec elles. Une femme s’était disputée avec son mari parce qu’il fréquentait d’autres femmes, elle avait dit: «Si ça avait été une étrangère, je n’aurais rien dit, ça aurait juste été du travail. Mais pas avec des Egyptiennes.»

Le tournage s’est fait en relation avec les événements qui agitaient l’Egypte durant cette période?

Nous avons travaillé sous l’influence des événements réels, en réagissant à ce qui se passait, mais aussi en faisant naître des situations, en mettant en place des ateliers de discussions entre l’équipe du film et les habitants de Nazlet El Samman, voire en organisant de véritables meetings au cours desquels des idées, et des paroles, émergeaient. Les habitants ont beaucoup contribué à ce que raconte le film, et à la manière dont il le raconte. Ils avaient des choses à exprimer, et il fallait qu’ils puissent le faire. La mise en scène se réglait sur place. Tous les dialogues sont écrits, mais parfois la veille du tournage, ou même seulement une heure avant.

Que se passe-t-il à partir du moment où vous décidez que le film s’achèverait avec les événements de Maspero?

J’ai composé le film pour qu’il accomplisse ce trajet, du 9 mars au 9 octobre. Cela signifie que j’ai supprimé beaucoup de scènes tournées, j’ai littéralement sculpté dans la matière filmée, qui était considérable, sans trop me préoccuper de raccords ou de chronologie. On a couvert un mur de post-it, chacun correspondant à une scène tournée, et on organisé ce qui semblait le meilleur enchainement de situations. Il y a des moments où le personnage a changé de t-shirt d’une séquence à l’autre d’une manière pas très crédible, peu importe! Il y a une logique du récit, bien plus impérative. Après avoir achevé ce travail, j’ai vu qu’il manquait quelques scènes pour faire tenir le tout. Nous les avons tournées en janvier.

Il y a dans le film à la fois une dimension documentaire, en prise avec la réalité, et une dimension très construite, où il est clair que les personnages principaux sont joués par des acteurs dans le cadre d’une mise en scène.

C’est essentiel pour moi. Même A propos de garçons, de filles et du voile, qui est un documentaire, était très éclairé, avec une image manifestement composée. Pour Après la bataille, je ne voulais surtout pas mimer l’effet documentaire. C’est une fiction, je le revendique. Je crois que dans les situations de confusion, c’est-à-dire tout le temps en fait mais a fortiori en pleine révolution, seule la fiction permet d’y voir un peu clair, de comprendre quelque chose. Elle oblige à réfléchir, et à aller dans la complexité des personnages, au-delà de ce que chacun déclame. Y compris si on accueille des éléments de réalité: nous avons filmé durant les véritables manifestations, les images à la télé sont vraiment celles qui ont été diffusées, etc. J’avais des comédiens formidables, un chef opérateur formidable, Samir Bahsan, et un quartier entier prêt à travailler avec moi: au boulot! Il aurait été inacceptable de ne pas construire à partir de ça.

Quelle caméra avez-vous utilisé?

L’Arriflex Alexa, une très bonne caméra numérique haute définition. Un tel film aurait été impossible en 35mm, sinon je l’aurais fait. Les manifestations ont été tournées avec une Canon 5D. Et il y a aussi des plans avec une toute petite caméra. J’aime bien ce mélange des qualités d’image.

Y a-t-il des choses que vous auriez voulu filmer et qui se sont avérées impossibles?

Oui. Place Tahrir, on s’est fait bastonner, on a dû arrêter. C’était le 8 juillet, à la suite de ce qu’on a appelé «l’incident du Théâtre du Ballon», où les familles des martyrs de la révolution s’étaient réunies, et qui ont été agressées par des provocateurs, des flics en civil, après quoi ce sont les parents qui ont été arrêtés par l’armée et jugés par des tribunaux militaires. Cette manifestation du 8 était confuse, parce qu’à l’origine elle était prévue pour protester contre cette Constitution bidon, les Frères Musulmans ont dit qu’ils voulaient bien manifester en soutien aux familles des martyrs mais qu’ils interdisaient qu’on parle de la Constitution.

Nous y étions pour tourner la scène où Fatma rejoint Rim sur la Place Tahrir, il y avait ces tensions multiples, avec la police, les flics en civil, entre manifestants, et on s’est fait agresser. Ils ont surtout attaqué les femmes, ils ont insulté Menna en la traitant de pute, en lui reprochant les films dans lesquels elle a joué. Je ne sais pas qui étaient ces gens. On a dû partir, je ne voulais pas mettre les actrices en danger. Cela s’est reproduit une autre fois, plus tard, aussi à proximité de la Place. Et on ne peut pas non plus tourner dans les mosquées, ce n’était pas comme ça avant. Et il y a aussi la censure officielle. Au printemps 2011, elle était soudain devenue très souple, mais depuis ça se resserre. La révolution n’est pas finie…

Est-elle véritablement commencée?

Non, pas encore. Mais ce qui a commencé c’est le sentiment révolutionnaire. La possibilité d’exister d’une autre manière. C’est de ça que parle le film.

Propos recueillis par Jean-Michel Frodon

Cet entretien a déjà été publié sur Slate lors de la présentation du film au Festival de Cannes. Une version raccourcie de cet entretien a été publiée dans le dossier de presse du film.

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Festival de Venise, prise N° 5

Moyen-Orient, passé, présent, futur (mais toujours le présent)

(Lullaby to my Father d’Amos Gitai, Winter of Discontent d’Ibrahim El Batout, Wadjda de Haifaa Al Mansour)

Plusieurs films originaires du Moyen Orient attirent l’attention dans cette Mostra. Ainsi d’abord, le très beau, très émouvant et passablement déroutant Lullaby to My Father d’Amos Gitai. Il s’agit ici d’invoquer, au sens le plus fort, médiumnique, un absent, un disparu. La solution trouvée par le cinéaste consiste à faire le choix d’une extrême hétérogénéité de moyens, chacun d’entre eux, dans sa singularité, étant appelé à contribuer à cette magie blanche. Témoignages, archives, scènes jouées, explications, morceaux de musiques, s’assemblent peu à peu pour retrouver la présence d’un homme qui s’appelait Munio Weinraub, qui est le père du réalisateur, juif polonais qui fut architecte, membre du Bauhaus à Dessau jusqu’à sa fermeture par le régime hitlérien, emprisonné et battu par les nazis, expulsé en Suisse d’où il rejoindra la Palestine, et deviendra, à Tel-Aviv et dans des kibboutz, un des importants bâtisseurs d’Israël.

Mettre à jour les traces de son père, c’est pour Gitai aussi bien parler d’histoire, d’architecture, du travail, de l’art, de sa mère et de ses enfants à lui, et bien sûr de lui-même. La grande beauté du film tient à sa capacité, en approchant ainsi d’une double intimité, celle du père, celle du fils, de ne cesser des échos amplement plus vastes et différenciés. Faisant pendant à Carmel consacré à sa mère, ce récit par touches, ou plutôt ce collage cubiste en X dimensions se déploie à travers la voix de Jeanne Moreau, une brechtienne reconstitution d’un procès nazi, la beauté rayonnante de Yael Abecassis, des accords et désaccords de violon, des plans d’architecte et des souvenirs de moments noirs et de gestes clairs deviennent les matériaux d’une quête à la fois très personnelle et entièrement ouverte. Par cet enchantement délicat, Amos Gitai donne au passé une manière de faire partie de l’existence, de l’actuel, du vivant, qui n’en nie pas du tout la nature révolue, et inscite dans sa propre histoire, mais le transforme en une force active et touchante.

Le rapport entre passé et présent est aussi au centre de Winter of Discontent de l’Egyptien Ibrahim El Batout. Le long passé de l’état policier selon Moubarak et le présent de la révolution de janvier 2011, mais aussi déjà le bref passé de la Place Tahrir et l’incertain présent de ses suites. Construit sur des allers et retour entre  2009, quand régnait l’arbitraire et la corruption, et les journées de janvier-février 2011, et centré sur trois personnages, un ancien activiste, torturé et brisé, qui va reprendre du service, un responsable zélé des services de sécurité et une présentatrice de la télévision officielle qui cessera de (se) mentir, le film a les avantages et les limites d’une réalisation tournée dans l’énergie d’un moment de bouleversement. Comme souvent en pareil cas, beaucoup de ce qui dynamise le film vient de ses limites matérielles – les mouvements populaires confinés sur la bande son, les comités citoyens de défense des quartiers incarnés par trois figurants, le recours pas forcément choisi, mais efficace à une distanciation qui donne au film son caractère sec, lorsque le risque du pathos était omniprésent.

C’est vers le futur qu’est tourné Wadjda de Haifaa Al Mansour, logiquement fort remarqué à la Mostra, pour être le premier film réalisé par une Saoudienne – et d’ailleurs le premier long métrage de cette origine présenté par un festival international. Le film mérite mieux que ces labellisation pour Livre des records : racontant les tribulations d’une collégienne de Riyad décidée à tout faire pour pouvoir s’acheter un vélo, Wadjda, entièrement filmé sur place avec des acteurs locaux, donne à voir nombre d’aspects intrigant du monde dont il est issu, du rapport compliqué au Coran dans les établissements publics à la difficulté pour les femmes d’aller travailler en étant interdites de conduire, de la description d’un intérieur de classe moyenne à l’omniprésence du contrôle des mœurs et à la violence de l’abandon des épouses par les maris selon les exigences de la famille. Les maisons, ce qui décore les murs, les voitures, les habits, les chaussures, le maquillage, les coiffures, tout devient intéressant dans le film. Pas seulement parce qu’on y découvre un société pratiquement jamais montrée à l’écran, et pour cause, mais parce que pour les habitants eux mêmes, tout fait puissamment signe quand tout peut faire l’objet d’un contrôle et d’un interdit. Clairement voulu comme un jalon dans une évolution vers une société moins archaïque, Wadjda est aussi un dispositif volontairement simple, mais attentif et respectueux de ce qu’il montre, d’enregistrement d’un présent d’autant plus intéressant qu’il ne fait aucune place à l’exotisme.

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Cannes Jour 5: violences en terres arabes et histoires de cinéma

Le Repenti, de Merzak Allouache (Quinzaine des réalisateurs)

Les Chevaux de Dieu de Nabil Ayouch (Un certain regard)

Après la bataille, de Yousry Nasrallah (compétition officielle)

En quelques jours, trois films présentés dans trois sections différentes du Festival entreprennent de traiter par la fiction certains des aspects les plus dramatiques qui marquent le monde arabe aujourd’hui. Il faut à la fois saluer ces tentatives, la volonté d’affronter les abîmes qui travaillent la réalité de ces pays aujourd’hui de manière à la fois directe et construite, et en constater les difficultés.

Les Chevaux de Dieu du Marocain Nabil Ayouch raconte l’embrigadement de jeunes gens d’un bidonville de Casablanca, qui commettront un des cinq attentas qui ont ensanglanté la ville le 16 mai 2003. Figure reconnue d’une nouvelle génération de réalisateurs dans son pays depuis le succès d’Ali Zaoua en 2000, Ayouch confirme les qualités de sa manière de filmer –une indéniable énergie et une attention aux problèmes contemporains– comme ses défauts –une imagerie droit venue de la pub et du clip, particulièrement gênante lorsqu’il s’agit de montrer l’extrême pauvreté.

Décrivant d’abord l’enfance de ses protagonistes à grand renfort de clichés misérabilistes, le film adopte ensuite un parti pris à la fois intéressant et limité: sans renoncer à l’artifice du filmage, il met celui-ci au service d’une description aussi neutre que possible du processus d’enrégimentement des jeunes gens par des «frères» barbus.Avec un effet paradoxal: on ne cesse d’être reconnaissant au réalisateur de nous épargner les prêches contre (ou, bien sûr, pour) les islamistes. Et on lui sait gré de la mise en évidence d’un processus où des jeunes gens, pour le pire, retrouvent des formes de respect d’eux-mêmes et de solidarité.

La contrepartie de cette mise à distance…

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De filles et de femmes

 

Elles de Malgorzata Szumowska, Sur la planche de Leïla Kilani

 

La semaine dernière, le bien nommé Sport de filles vibrait de l’élan porté ensemble par trois femmes, la cinéaste Patricia Mazuy, l’actrice Marina Hands et le personnage, Gracieuse. Cette semaine, ce sont deux bataillons féminins qui prennent d’assaut les écrans, avec d’autres armes et d’autres énergies.

Juliette Binoche et Anaïs Demoustier dans Elles de Malgorzata Szumowska

Une réalisatrice polonaise, Malgorzata Szumowska, accompagnée d’une scénariste anglaise, Tyne Birckel, et d’une productrice danoise, Marianne Slot, mettent en scène trois actrices remarquables dans Elles. Au départ, il y a un « sujet » (aïe !) et une situation (re-aïe !). Le sujet, c’est la prostitution « amateur » pratiquée par des étudiantes pour payer leurs études, en France où se passe le film comme à peu près partout dans le monde (et plutôt davantage ailleurs, où les études sont nettement plus chères, en attendant que nos diafoirus aux manettes des éducations nationale et supérieure nous alignent sur les tarifs de la mondialisation marchande). La situation, c’est la rencontre entre une grande bourgeoise parisienne, par ailleurs journaliste d’un magazine féminin chic, et deux de ces demoiselles auxquelles elle veut consacrer un article, avec comme astuce de scénario que les deux jeunes putes, la paisible fille de prolos provinciaux et la survoltée immigrée de l’Est, vivent plutôt bien leur situation alors que celle qui a tout et ne demande qu’à compatir est névrosée et en pleine cata côté couple et enfants. Grosse machine socio-psycho-mélo, donc, heureusement en grande partie déjouée, ou surjouée, par les trois actrices précédemment citées.

Il faut finalement porter au crédit de Malgorzata Szumowska d’avoir laissé se déployer les vastes et profondes houles de Juliette Binoche, les précises et délicates risées d’Anaïs Demoustier, les éclats tranchants de Joanna Kulig. Les interprètes font ce que prévoit le scénario, jouent la contradiction portée à l’extrême entre la relation prévue et ce qui se déploie de trouble et de complexe dans les rapports aux corps, à l’argent, à l’image de soi chez les deux jeunes filles, achevant de détraquer la petite mécanique aliénante de la vie bourgeoise de celle qui prétendait les ausculter et, qui sans le dire, les avait jugées.  On ne peut pas dire que le scénario brille par la finesse dans la caractérisation des personnages, les interprètes ne finassent pas avec ça, au contraire, elles se jettent dessus avec appétit, en remettent, la réalisation suit comme elle peut, descend dans la rue, dans le lit, dans le silence enfin. Sur son canevas schématique, le film se sature de présences, présences féminines sans aucun doute, mais où le pluriel souligne que cela ne saurait se résumer à aucune définition, bien au contraire.

Sur la planche de Leïla Kilmani

On change complètement  de registre avec Sur la planche, sans hésiter le film le plus fort qui nous soit venu du Maroc depuis très longtemps, ou même du Maghreb depuis la découverte du cinéma de Tariq Teguia. Pas de sociologie appliquée ni d’horlogerie psychologique ici, mais une détonation d’énergie, une déflagration d’humanité, une fureur de filmer qui répond d’une fureur de vivre.

Une fille, deux filles, quatre filles, quatre femmes redoublées (les actrices, les personnages), et celle avec qui, grâce à qui toutes celles-là adviennent, la cinéaste Leïla Kilmani. Badia (Soufia Ismani, présence renversante) et sa copine Imane (Mounia Bahmad) travaillent, quasi-esclaves d’une conserverie de crevettes à Tanger. Dans la ville, étrillées à fond pour se défaire de l’odeur et du reste, relookées à l’arrache, elles se bagarrent et se marrent, arnaquent et trafiquent, se laissent draguer pour piquer tout ce qu’elles peuvent chez des plus riches, ou des moins pauvres qu’elles. Leur chemin croise celui de deux autres filles (Nouzha Akel et Sara Betioui), semblables et différentes, alliées et rivales, avec lesquelles elles tentent des coups plus audacieux, plus dangereux. Personnages et péripéties abondent dans Sur la planche, ils aspirés par le tonus vital de Badia et des autres, ce sont les brindilles et les buches de ce film-brasier, qui éclaire et brule, pétille et hurle. Leïla Kilani filme des guerrières dans un monde en guerre, en guerre contre les humains, contre le respect de soi, contre le droit de vivre. Badia, Imane, Nawal et Asma sont des héroïnes, pas au sens où elles seraient très gentilles et feraient tout bien, oh non !, au sens où elles sont l’incarnation d’une force qui ne rompt pas, qu’elles sont les visages et les corps d’un combat contre ce qu’on appela autrefois un destin, mais qui est bien clairement aujourd’hui, dans ce film d’aujourd’hui – l’aujourd’hui du Maroc et de pratiquement partout, sous des formes différentes – ce qu’il faut bien nommer la réalité. Quand la réalité est intolérable, les héros et les héroïnes se battent, à fond, à perdre le souffle et davantage.

Qu’y a-t-il à dire de plus au fait que ces films soient « des films de femmes » ? Je ne sais pas. Simplement en prendre acte.

 

 

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«Or noir», les mille et une nights

Le nouveau film de Jean-Jacques Annaud, une production issue du monde arabe contemporain avec un casting international, vise un public mondial et joue selon les règles hollywoodiennes.

l y a quelque chose d’un peu pitoyable dans la proclamation qui accompagne les affiches de L’Or noir, sur le mode «cette fois, Jean-Jacques Annaud renoue avec l’épopée» — sous-entendu: oubliez le désastreux Sa majesté Minor, et, peut-être, les peu mémorables Deux frères, Stalingrad ou Sept ans au Tibet. Comme s’il fallait proclamer haut et fort la promesse d’un grand spectacle qui, de fait, advient dans les combats de la dernière demi-heure, après près de deux heures où la formule «traversée du désert» prend tout son sens.

L’épopée c’est autre chose, comme on le sait au moins depuis Homère –la colère d’Achille seul dans sa tente est plus épique que la charge en plan large de centaines de figurants, même juchés sur autant de chameaux.

Il y a quelque chose d’un peu pitoyable dans la proclamation qui accompagne les affiches de L’Or noir, sur le mode «cette fois, Jean-Jacques Annaud renoue avec l’épopée» — sous-entendu: oubliez le désastreux Sa majesté Minor, et, peut-être, les peu mémorables Deux frères, Stalingrad ou Sept ans au Tibet. Comme s’il fallait proclamer haut et fort la promesse d’un grand spectacle qui, de fait, advient dans les combats de la dernière demi-heure, après près de deux heures où la formule «traversée du désert» prend tout son sens.

L’épopée c’est autre chose, comme on le sait au moins depuis Homère –la colère d’Achille seul dans sa tente est plus épique que la charge en plan large de centaines de figurants, même juchés sur autant de chameaux.

Resucée de Lawrence d’Arabie mâtinée de plusieurs autres grandes références, Or noir n’a cinématographiquement guère d’intérêt. Ce qui en a plus, et fournit de quoi s’occuper en attendant le climax, ce sont les conditions de fabrication du film, et en particulier sa gestion au trébuchet de la construction de héros arabes et musulmans dans une production visant le grand public international.

Dans ce type de films, d’habitude, il est rares que des Arabes soient des héros —cherchez, vous verrez, il n’y a que de rares cas de fantasmagories dans un orient sans âge, multiples versions du Voleur de Bagdad ou Aladin selon Disney.

La singularité d’Or noir est d’être une production cette fois issue du monde arabe contemporain.

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