Pourquoi Amazon se lance dans la production de films par le cinéma indépendant

On s’est focalisé sur la façon dont l’entreprise de Jeff Bezos pouvait bouleverser la chronologie des médias, mais ce n’est pas là l’essentiel.

imagesLe producteur “indie” Ted Hope

Comme souvent, l’affaire aura été prise par le petit bout de la lorgnette. Quand le géant de la vente en ligne Amazon se lance dans la production de longs métrages de cinéma, l’attention se polarise sur une question qui, sans être anodine, n’en est pas moins secondaire: la trop fameuse «chronologie des médias».

Lundi 19 janvier, la firme de Jeff Bezos annonce la création de sa filiale Amazon Original Movies dans le cadre de l’entité de «production de contenus» Amazon Studios. Aussitôt, l’essentiel des commentaire interroge les possibles bouleversements dans l’écart qui est alors annoncé entre les sorties en salles et la mise en ligne: huit semaines. Cette durée est inférieure à l’usage établi aux Etats-Unis, à savoir trois mois pour les films de majors. Où on se souvient que, contrairement à ce qui est souvent suggéré, des règles de fait sinon toujours de droit s’imposent à la diffusion des œuvres en Amérique aussi. C’est un modus vivendi entre les grands circuits de salles et les majors hollywoodiennes qui fixe là-bas ce délai de 90 jours, et comme le souligne le média corporatif de Hollywood, Variety, la stratégie d’Amazon n’est pas de nature à le remettre en cause.

C’est d’autant moins le cas qu’Amazon, qui ne manque certes pas de moyens financiers ni de possibilité de lever des fonds, choisit une approche apparemment modeste pour passer à la production de cinéma. La firme fait appel à un producteur indépendant très reconnu, Ted Hope, dont le nom est associé au succès (dont il n’est que partiellement responsable) de Tigre et dragon, mais qui a initié avec son ancienne société Good Machine, de concert avec son complice d’alors James Schamus, de nombreux films d’auteur signés Ang Lee, Jim Jarmusch, Hal Hartley, Todd Solondz, Claire Denis, Alejandro Gonzales Iñarritu…

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Comment Netflix veut faire sortir les films des salles de cinéma

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L’idée même de film encerclée par les géants du Net

Peu après son arrivée en France, annoncée comme susceptible de ravager l’organisation de la diffusion des films telle qu’elle fonctionne ici, Netflix, seule grande puissance mondiale de la diffusion (légale) de films et de produits audiovisuels en ligne vient d’annoncer deux projets qui ont fait l’effet de coups de tonnerre à Hollywood.

Le premier, le plus médiatisé mais pas forcément le plus significatif, concerne la production par la firme de Los Gatos (Californie), associée au producteur le plus médiatique du cinéma américain, Harvey Weinstein, d’une suite à Tigre et dragon –en VO: Crouching Tiger Hidden Dragon 2: The Green Destiny. On y retrouvera Michelle Yeoh cette fois accompagnée de Harry Shum Jr. et Donnie Yen, et dirigés par Yuen Wo-ping, éminente figure des scènes d’arts martiaux, qui avait dirigé les combats dans le n°1 réalisé par Ang Lee.

Que Netflix devienne producteur de longs métrages n’est pas un scoop, ce qui l’est davantage est la décision de sortir le film directement en VOD et sur les écrans des salles IMAX, à l’exclusion de toutes les autres. Cette exclusion des salles classiques a déclenché une rare réaction commune des grands circuits de multiplexes aux Etats-Unis: les quatre principaux, AMC, Regal, Cinemark et Carmike, ont immédiatement fait savoir qu’ils n’accueilleraient pas le film dans leurs Imax, ce qui anéantit pratiquement la présence du film dans ce cadre.

Ces circuits possèdent également de nombreuses installations à l’étranger, où la même réponse sera sans doute apportée. En France la question ne se pose même pas, le film ne pouvant juridiquement pas être distribué dans les salles Imax. Quant à la Chine, enjeu commercial majeur pour Hollywood, il n’est pas certain que le film y soit même autorisé. La Chine (où le premier Tigre et dragon, qui n’y a guère eut de succès, est par ailleurs considéré comme un ersatz un peu lourd) est aussi un des grands pays où Netflix n’opère pas– ou pas encore.

Bref, à l’arrivée, c’est pratiquement sur Netflix seulement que The Green Destiny sera visible. L’affaire a suscité de très vigoureuses réactions à Hollywood, les Studios et les grands circuits de salles s’y opposant tandis qu’une partie des professionnels plaide pour cette mutation accompagnant les évolutions des pratiques de consommation, notamment des jeunes générations.

Les journées professionnelles du cinéma français, qui se tiennent du 16 au 18 octobre à Dijon à l’invitation de l’ARP (Société civile des Auteurs Réalisateurs Producteurs), ne vont pas manquer de rappeler qui si la «chronologie des médias», qui organise l’ordre et la durée de la diffusion des films sur les différents supports, a besoin d’être revue pour s’adapter aux technologies et aux usages, cela doit se faire de manière concertée et encadrée, et pas à l’aide de coups de force comme vient de le faire Netflix.

L’affaire mobilise en réalité deux enjeux distincts. Le premier est économique. La filière cinéma a vu son chiffre d’affaires global baisser régulièrement depuis l’arrivée des services en lignes. Légaux ou pas, ils taillent des croupières à ce qui avait été de 1985 à 2005 le secteur financièrement le plus dynamique, la vidéo physique– VHS puis DVD.

A l’échelle française, c’était la conclusion la plus évidente de l’étude concernant le cinéma présentée dans le cadre du séminaire «L’audiovisuel, enjeu économique» organisé par le CSA le 2 octobre.  (…)

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La chronologie des médias, combien de divisions?

Nuit #1 de la québécoise Anne Emond, sorti sur Dailymotion 48h avant la sortie en salles

Dimanche 18 novembre, le jury du Festival de Rome attribue son grand prix au film Marfa Girl de Larry Clark. Le film est immédiatement diffusé dans le monde entier. Son réalisateur, figure du cinéma indépendant états-unien, a en effet décidé de le rendre accessible directement sur Internet, pour la somme de 5,99 dollars (4,65 euros), expliquant son choix par la volonté de ne pas entrer dans un système, celui de la distribution en salles, dominé les grandes puissances industrielles, et résumé d’un retentissant «Fuck Hollywood». Mais il n’est pas certain que ce soit Hollywood le plus menacé dans l’affaire.

Dans l’esprit sinon dans le droit, la mise en ligne du film de Larry Clark est un nouvel accroc au tissu réglementaire qui, en France, organise l’accès des publics aux films. Ce qui suppose pour commencer qu’il existe quelque chose de particulier qu’on nomme «film». C’est le cas dans ce pays, où les productions audiovisuelles relevant du cinéma sont enregistrées séparément des autres par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), et font l’objet d’aides et de contraintes spécifiques. Ce qui est loin d’être le cas partout.

La «chronologie des médias», joli nom de ce dispositif réglementaire, dispose qu’un film de cinéma doit d’abord sortir dans une salle de cinéma. Les autres modes de diffusion sont ensuite échelonnées sur une échelle de temps qui doit permettre à chacun de bénéficier d’une fenêtre d’exploitation privilégiée avant de subir la concurrence de la suivante: 4 mois après la salle pour le DVD et la VOD, 10 mois pour une diffusion cryptée (Canal +), 22 mois pour une chaine en clair coproductrice, 30 mois pour les autres chaines en clair, 36 mois pour un service de vidéo en ligne par abonnement.

Ce système rigide, pilier de l’organisation de la vitalité du cinéma en France cogérée par les pouvoirs publics et les professionnels, est évidemment en danger d’être débordée par l’extrême fluidité de circulation des films que permet Internet. Le piratage n’aura sans doute été à cet égard que l’avant-garde sauvage d’effets encore plus massifs dont sont porteuses les technologies numériques.

Derrière les brèches ouvertes par de sympathiques marginaux, les puissants

Comme il est devenu fréquent, Internet fait converger les intérêts apparemment antagonistes des marginaux, qui de toute façon jouent en dehors des clous, et des acteurs les plus puissants, qui tirent toujours les plus gros marrons du feu des concentrations. Outre le coup de force de Larry Clark, on en a eu un nouvel exemple en France cet automne, avec la sortie les 31 octobre et 7 novembre par deux petites sociétés de distribution, Damned et Fondivina, de deux films d’auteur plutôt confidentiels, Les Paradis artificiels du Brésilien Marcos Bravo et Nuit #1 de la Québécoise Anne Emond.

48 heures avant chaque sortie, les films ont été mis en ligne sur Dailymotion par une société spécialisée dans la diffusion des films sur Internet, Eye on Films. Aussitôt après la première mise en ligne, la plupart des salles ayant prévu de montrer Les Paradis artificiels le déprogrammaient: les exploitants voient évidemment d’un très mauvais œil cette rupture dans la chronologie des médias, qui garantissait à la salle à la fois la primeur des films et sa valorisation symbolique comme lieu de définition même de ce qui caractérise un film.

Mais les exploitants ne sont pas seuls à dénoncer une tactique bien connue, qui surfe sur la sympathie éveillée par des films ne disposant pas de gros moyens promotionnels pour ouvrir des brèches dans lesquelles tous, mais d’abord les plus puissants, s’engouffreront.

L’initiative des deux petits distributeurs s’inscrit en effet dans un processus lourd. Dans le cadre de sa campagne ultra-libérale, l’Union européenne, qui ne cesse de chercher des noises aux systèmes d’aide au cinéma (pas seulement français), a impulsé en mars 2012 un programme d’expérimentation torpillant la chronologie des médias.

Une des plus puissantes organisations corporatistes du cinéma français, l’ARP (Société civile Auteurs-réalisateurs-producteurs) a pris fait et cause pour cette expérimentation, et mis en place un dispositif baptisé TIDE (Transversal International Distribution in Europe) afin de la mettre en pratique. Ce qui lui a valu la rondelette somme de 800.000€ offerts par Bruxelles.

Ghettoïser en excluant les petits des grands écrans

L’ARP a immédiatement soutenu l’opération Eye on Films, se faisant in petto l’attaché de presse des films et décidant de projeter Les Paradis artificiels dans sa propre salle, le Cinéma des cinéastes, après son éviction de nombreux écrans.

Aux côtés des exploitants, nombre d’autres organisations professionnelles (sociétés de réalisateurs, de producteurs, de distributeurs, associations de défense de la diversité du cinéma) se sont mobilisées pour déclarer leur opposition à une déstabilisation du système. Dans une réponse datée du 26 novembre adressé aux syndicats de producteurs, les Auteurs-Réalisateurs-Producteurs, pourtant bien connus pour avoir souvent défendu avec la dernière énergie les dispositifs réglementaires existants, se présentent en audacieux modernistes décidés cette fois à aller de l’avant aux côtés des nouvelles technologies.

Affirmant trouver «stimulant que la quasi-unanimité de la profession cherche à nous dissuader de persister dans cette voie», l’ARP affirme bravement que «c’est peut-être parce que nous sommes cinéastes que nous n’avons pas peur du mouvement». Sympa pour les autres…

Le reste de l’argumentaire est pourtant moins flamboyant: cet accroc à la chronologie, les gens de l’ARP veulent en faire bénéficier les «petits  films mal financés, mal armés pour la salle». C’est-à-dire les ghettoïser encore plus, en achevant de les exclure des grands écrans, leur seule chance d’exister à part entière dans l’univers du cinéma. Privés de l’accès à la salle, ces «œuvres  fragiles qui sortent en petite combinaison» selon la délicate formule de l’ARP, cesseront tout bonnement d’exister à court terme. Au même moment, voici qu’est fort à propos mise en circulation une étude de deux chercheurs, un Allemand et un Danois, tendant à démontrer que la fermeture de Megaupload le 19 janvier 2012 a eu des effets négatifs sur le box-office des petits films sans affecter les bénéfices des majors.

Une cassure inédite dans l’organisation de défense du cinéma en France

Quels films? Quel box-office et dans quels pays, lorsqu’on sait que pour l’essentiel, les mêmes «petits films» ne sortent plus du tout en salles dans le monde anglo-saxon? Simultanément, la disparition du principe de la chronologie des médias aura pour effet d’ouvrir grand la porte à des acteurs infiniment plus puissants, au premier rang desquelles la première plate-forme de cinéma à la demande, Netflix, qui a entrepris de s’implanter en Europe, suivi de son rival Amazon.

L’ARP se pose aujourd’hui en moderniste, on comprend que ses animateurs, qui sont essentiellement les réalisateurs français les plus commerciaux, ambitionnent de s’installer dans le sillage des gros porteurs de la commercialisation en ligne, tout en finissant d’éliminer des salles les «œuvres fragiles» qui ont déjà bien du mal à y accéder.

C’est toutefois la première fois que cette organisation abandonne le camp des défenseurs des dispositifs de l’exception culturelle (qu’elle défend simultanément sur d’autres dossiers), créant une cassure inédite dans l’organisation de défense du cinéma en France.

Le sujet est l’un des principaux enjeux de la Mission Culture-Acte 2 confiée par Aurélie Filipetti à Pierre Lescure sur l’ensemble des transformations de la politique culturelle sous l’influence du numérique. Dans un rapport d’étape remis le 6 décembre, la commission note que si «une refonte radicale de la chronologie des médias constituerait peut-être la meilleure réponse aux attentes des internautes en matière de VàD», une telle initiative remettrait en cause tout l’équilibre du système.

A l’évidence, l’organisation de la chronologie des médias est remise en cause par les nouveaux modes de diffusion. Mais avec l’étrange théâtre qui s’est mis en place chez les professionnels, on s’éloigne encore davantage de la nécessaire invention d’une réponse accompagnant le développement des technologies sans détruire les principes de l’action publique dans le secteur. Une action, faut-il le rappeler, dont la raison d’être n’est pas d’enrichir davantage les acteurs français les plus puissants et de débarrasser le marché des plus faibles, mais tout au contraire de contrebalancer les déséquilibres engendrés par ce seul marché, et les usages spécifiques qu’il fait des innovations technologiques.

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