Interstellar de Christopher Nolan, avec Matthew McConaughey, Anne Hathaway, Michael Caine, Jessica Chastain. Sortie le 5 novembre | Durée: 2h49
Le dixième long métrage de Christopher Nolan est un étrange engin spatiotemporel, dont l’aérodynamisme reposerait sur une base énorme et assez informe qui irait en s’effilant à mesure que le film avance.
Les premiers étages de l’énorme fusée (une bonne heure et demi) sont fabriqués avec un amalgame de thèmes convenus, ponts aux ânes de la science-fiction fermement agrippée à la mythologie américaine. Curieusement, tout y est à la fois schématique et empesé, la description d’une vie sur terre tentant de réinventer une possibilité de survie après une catastrophe écologique qui revient pourtant, l’existence d’être surnaturels guidant l’humanité vers une possible rédemption, l’envoi d’une mission spatiale pour découvrir dans une autre galaxie une planète alternative, les paradoxes temporels associés au voyage à travers les années-lumières et à proximité des trous noirs.
A quoi s’ajoute la très prévisible triple dose de sentimentalisme familialiste, cette fois à base de relation fusionnelle papa-pilote de fusée et fifille visitée par des visions. Deux excellents acteurs, Matthew McConaughey et Jessica Chastain sont ainsi réduits à des emplois crispés sur une grimace pour elle, deux pour lui.
On sait que l’espace réel est encombré par des tonnes de débris, l’espace du cinéma de SF est, lui, encombré de débris des précédents films dans le même contexte, et si 2001 et Gravity sont ici les deux références les plus évidentes, le vaisseau spatial armé par Nolan ne cesse de télescoper d’innombrables autres scories, qui ne peuvent que ralentir sa course. Le réalisateur recroise même certains de ses propres reliefs, par exemple lorsque la seule idée pour inventer (encore!) une planète inconnue à l’écosystème inédit est de faire surgir d’une mer uniformément plate des vagues vertigineuses, mais qui sont surtout des réminiscences de l’extraordinaire soulèvement des immeubles parisiens dans Inception.
Il y a en effet une grande différence entre remettre sur le métier les motifs de prédilection d’un auteur (ce qui est bien l’enjeu de ce film) et recycler des trouvailles visuelles, surtout si elles sont nettement moins intéressantes la deuxième fois. Les motifs de prédilection de Christopher Nolan, qui vont finir par s’installer au cœur du film et lui offrir sa matière la plus intéressante, concernent deux enjeux liés mais tout de même différents et qui, ensemble, fournissent une assez belle approximation de ce qu’est le métier de metteur en scène.
Il s’agit du temps, et s’il s’agit de la possibilité de composer, d’associer, de synchroniser des composants hétérogènes. La remise en cause du caractère linéaire et à sens unique du temps était le sujet même du premier film qui fit remarquer Nolan, Memento, et le matériau travaillé avec finesse, inventivité et brio par Inception. La puissance de transformation du monde, ou de la perception du monde, grâce à la bonne coordination d’actions et de personnes, était la clé du passionnant Le Prestige, un des meilleurs films sur le spectacle (donc sur le cinéma et sur l’organisation sociale) des 20 dernières années.
Cette fois-ci, tout l’énorme arsenal d’arguments plus ou moins scientifiques, de gadgets visuels, de débordements sentimentaux et d’énigmes magiques qui constituent les premiers deux tiers vise à finalement créer l’occasion de mettre en scène de manière explicite une succession de synchronisations –entre humains et robots, entre homme et femme, entre deux machines en principe inaptes à se brancher l’une sur l’autre, entre générations… Et surtout, grâce à un pur coup de force de mise en scène, entre des êtres séparés par des milliards de kilomètres et par des décennies. (…)
Les prophètes de malheur sont en pleine forme. A vrai dire, ils n’auront jamais désarmé. Depuis que Louis Lumière a déclaré que le cinématographe était une invention sans avenir au moment même où avec son frère Auguste ils le rendaient techniquement possible, depuis que, le jour même de la première projection publique et payante du 28 décembre 1895, le père Lumière, Antoine, décourageait un spectateur enthousiaste nommé Georges Méliès qui voulait acheter cet appareil extraordinaire en lui disant qu’il ne pourrait que le ruiner, les annonces funestes n’ont cessé d’accompagner un art qui se porte pourtant très bien.
C’est ce qui fait le cœur du cinéma, la salle, qui est aujourd’hui la principale cible de nouvelles prédictions fatales. Après bien d’autres raisons, ce serait l’arrivée de serveurs de films en ligne, Netflix en tête, qui en signerait la condamnation à mort. A ces Cassandre incapables de penser les transformations autrement qu’en termes de substitution vient d’être adressé un vigoureux démenti. Leur auteur n’est pas exactement un cinéphile rétrograde les yeux fixés sur un passé aussi glorieux qu’inexorablement révolu. Et ce plaidoyer n’est pas non plus paru dans l’avant dernier numéro d’une revue des catacombes.
Signataire notamment de la trilogie The Dark Knight et de l’extraordinaire Inception, Christopher Nolan est l’exemple de ces grands créateurs de cinéma capables de vivre au cœur du système industriel hollywoodien tout en faisant vivre une idée ambitieuse des puissances du cinéma pour raconter et comprendre le monde contemporain. Dans le Wall Street Journal daté du 7 juillet, il fait paraître une tribune intitulée «Les films du futur continueront d’attirer les gens dans les cinémas». Dans le seul langage que comprennent les lecteurs de cette publication, celui de la rentabilité financière, il explique par le menu combien la salle est une installation d’avenir, avec toutes les raisons de continuer d’inventer des réponses désirables pour un public payant.
C’est pourquoi le plaidoyer de l’auteur de The Dark Knight est si significatif. Il trouve écho dans un projet tellement sans commune mesure qu’il semble appartenir à un autre monde, mais qui en fait est une autre façon de travailler le même sujet. Une élève du département distribution/exploitation de La fémis, Agnès Salson, et son compagnon Mikael Arnal ont entrepris un tour de France des salles indépendantes. Après un échantillonnage un peu partout dans le pays (Saint-Ouen, Dijon, Bayonne, Paris 5e, Romainville, Orléans, Saint-Etienne…), ils ont mis en place un parcours organisé sur la route duquel ils se sont lancés le 12 juillet, et dont ils publient chaque jour la récolte.