La femme, elle marche dans la ville. Paris, mais ce n’est pas très important. C’est une ville, plus tard on saura aussi que la femme s’appelle Anne, pas important non plus. L’important, c’est cette circulation dans les rues, ces étapes dans les cafés, ces espaces en chantier, ces rencontres. La femme est perdue. Perdue dans la ville qu’elle connaît. Ça ne veut rien dire, connaître une ville, c’est une simplification abusive, une tactique de réduction d’un ensemble d’une infinie complexité à quelques repères, quelques trajets, quelques abris. Mais il peut arriver que les repères se dérobent, que les trajets s’effilochent, que les abris soient emportés par une tempête – une rupture amoureuse, la perte d’un emploi, ou peut-être des événements moins nets, moins tranchants, mais aussi destructeurs.
Chez une personne, ça s’appelle une dépression, et Le Vertige des possibles serait, s’il était seulement l’histoire d’Anne, la description de sa dépression. C’est ça, et bien autre chose. La réinvention douloureuse de la complexité du monde, la cartographie ouverte, infiniment précise, des embranchements, des bifurcations, des connexions qu’elle recèle. Anne devrait écrire des histoires, c’est son métier, scénariste. Mais tout en elle désormais rejette ces simplifications et ces enchainements, ces conformités et ces mises au format. Ce n’est pas qu’elle ne veut pas, elle ne peut pas. Et elle se perd, non par ignorance mais par connaissance, et par solitude au sein de sa connaissance.
On songe à… On songe à ses côtés, c’est à dire aussi avec la deuxième voix, celle d’une autre femme, qui tente de décrire à Anne ce qu’elle fait, comment elle agit et réfléchit, une voix qui voudrait l’aider et peut-être l’enfonce encore plus dans la nuit de sa cité intérieure, dans le dédale de ses rues et de ses avenues, où ni les amis ni les souvenirs ne sont des points d’appui. Elles semblent flotter ensemble, souvent, la femme qui marche, la voix qui lui parle et la caméra qui la filme, dans les reflets et les ombres. Et la voix épouse le cheminement intérieur d’Anne, elle aussi adopte son mode de locomotion, qui est le conditionnel.
C’est très beau, le conditionnel, l’ouverture aux hypothèses, aux « peut-être » – mais c’est dangereux aussi, le conditionnel, lorsqu’il devient contagieux, endémique. Comme ces intertitres qui scandent le film, ou bien…, ou bien…
Alors on a tout loisir de songer, oui, à Walter Benjamin qui voyait Paris comme un réseau de passages, et aussi à un personnage de Borges pris dans un labyrinthe où l’esprit et le territoire sont identiques, et son regard est pareil au regard du ciel vide. On songe à Georges Perec, bien sûr et aussi au film qu’il a fait avec Bernard Queysanne d’après son livre L’Homme qui dort, tant Anne, la femme qui marche, évoque ce somnambulisme ultrasensible, ce désespoir en mouvement, à la fois attentif au moindre détail matériel et le traversant comme un milieu liquide. On songe aux films où Jacques Rivette voyait le quotidien de Paris comme un terrain d’aventure fantastique. Mais le fantastique n’est plus enchanté, il n’est plus solaire ni même lunaire.
Pourtant ce sont d’autres échos qui croisent au long de ces parcours dans ce qui serait peut-être une ville fragmentée, et on verra Venise, on entendra les mots d’Allan Ginsberg et ceux de Robert Musil, le chant de Norma et les accords de Mahler. Le film, mais tout à la fin, est dédié à la mémoire d’une femme, une femme qui peut-être est morte. Mais avec qui alors la femme de fiction s’est-elle rapprochée, et sur quel territoire, lorsqu’on a vu à la fois les corps s’enlacer et se disjoindre, comme chez Cocteau, comme chez Orphée? L’histoire n’est pas terminée, ni la ville circonscrite, cette ville dont rêvait le Grand Empereur de Chine, qui n’aurait pas pu l’entourer d’une grande muraille.
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