Muel, Robichet : un vivant se souvient, un vivant s’en va

Capture d’écran 2016-09-14 à 00.39.43La couverture du livre de Bruno Muel, Théo Robichet et sa femme, Fatiha, dans les années 70.

 

Ils se connaissaient, mais peu de monde les connaît, du moins dans ce qu’on a coutume d’appeler le « grand public ». Le hasard les rapproche à nouveau, d’étrange manière. Théo Robichet est mort le 27 août, à 75 ans. Il disparaît quelques jours avant que paraisse Rushes (Editions Commune), le livre où Bruno Muel publie une partie de ses souvenirs, des documents accumulés au cours de sa vie si bien remplie, et quelques réflexions que les uns et les autres lui inspirent.

Muel et Robichet ont travaillé ensemble sur 5 films, dont le plus connu est sans doute Septembre chilien, tourné à Santiago en 1973 juste après le coup d’Etat de Pinochet, avec en particulier les images inoubliables de l’enterrement de Pablo Neruda, alors que les militaires font régner la terreur dans la ville, arrêtent, torturent et tuent.

L’un et l’autre auront souvent été aux côtés de Chris Marker, notamment dans l’aventure des groupes Medvedkine qui entreprirent de donner aux ouvriers de grandes entreprises les moyens du cinéma documentaire comme arme du combat social.

Cette histoire qui leur est en grande partie commune court de 1967, avec la grève à la Rhodiaceta de Besançon qui donne lieu au film A bientôt j’espère, à l’essoufflement de cet élan, marqué par Avec le sang des autres, film signé du seul Bruno Muel, consacré au travail à la chaine à l’usine Peugeot de Sochaux, en 1974 – et qui reste un document exceptionnel sur le travail ouvrier.

Réalisateur, chef opérateur, activiste à la caméra, Muel se sera aussi trouvé aux côtés d’autres cinéastes impliqués dans les luttes de libération, les résistances aux dictatures militaires en Amérique latine, les combats syndicaux, tels René Vautier, Jean-Pierre Sergent, William Klein, Jean-Pierre Thorn. Les textes de Rushes accompagnent aujourd’hui ses souvenirs, pour certains évoqués à l’occasion d’un voyage vers la Colombie en 1984, où il s’en va retrouver les guérilleros des FARC qu’il avait rejoints et filmés dès 1965. Et c’est toute une mise en perspective, ni amnésique ni nostalgique, qui se met en place.

On retrouve plus ou moins les mêmes noms, et les mêmes engagements, avec Théo Robichet – en y ajoutant Jean-Luc Godard, ou plutôt son chef opérateur, Raoul Coutard, dont Robichet était l’assistant à l’époque de Bande à part. Egalement à l’occasion ingénieur du son, il se sera aussi considérablement investi dans la réflexion sur les mutations des outils d’enregistrement sous l’effet du numérique, notamment dans le cadre des Rencontres de Bry-sur_marne qu’il a longtemps animé. Au début des annnées 1990, on retrouve Robichet là où la guerre et la terreur à nouveau s’abattent sur l’Europe, en Bosnie, où il jouera un rôle essentiel à la venue de Chris Marker pour tourner Le 20 heures dans les camps, au moment même où Godard réalise Je vous salue Sarajevo.

Muel, Robichet: l’un comme l’autre auront couru la planète et les combats révolutionnaires, des camps palestiniens en Jordanie aux maquis angolais contre l’occupation coloniale portugaise, puis aux sables du Sahara occidental, du Nigeria au Pays basque. Sans oublier les usines et les arènes politiques françaises. Des vies émaillées de rencontres étonnantes, de dangers mortels, d’émotions puissantes, de camaraderies ineffaçables.

Caméra, micro – avec souvent le concours de l’ingénieur du son Antoine Bonfanti, le renfort de la monteuse Valérie Mayoux : Muel comme Robichet, ensemble ou simultanément, ces deux-là sont les figures sans célébrité, mais pas sans honneur, d’un don de leur existence à des grandes idées qui ont pu être des impasses, voire des traquenards sanglants, mais où leur élan aura toujours été du côté des humiliés, des vaincus, et des révoltés.

Devenus avec le changement de siècle deux messieurs à la conséquente barbe blanche, celui qui est parti comme celui qui est toujours bien là continuent d’incarner une époque, et un esprit.

« C’est incontestablement d’une autre époque que je parle, d’une époque arrivée à échéance sans avoir tenu les promesses dont nous l’avions chargée sans lui demander son avis » note Bruno Muel. Sa lucidité, sur le passé comme sur le présent, jamais chez-lui ne devient cynisme ni simplisme. Et les situations comme les personnes et les actes qu’il raconte dans Rushes, complétés par de nombreuses photos (en fait images de films) et un DVD, composent une sorte de chant profond, un canto general d’une humanité qui ne se renie pas. Ce n’est pas dans le « rentrée littéraire », ça devrait.

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« Vers Madrid » : les mains ouvertes

Vers-Madrid-Puerta-del-solVers Madrid- The Burning Bright (Un film d’in/actualité) de Sylvain George. 1h46. Sortie le 5 novembre.

Nécessaire sera la beauté étincelante du noir et blanc et nécessaires seront les détours loin de la Puerta del Sol. En mai 2011, mai et septembre 2012, Sylvain George est allé à Madrid filmer trois temps forts du mouvement des Indignados. Dans la lumière éclatante des assemblées et l’obscurité de la répression, il a promené sa caméra, parfois comme une caresse affectueuse, parfois comme un coup porté pour se défendre. Cinéaste à la rencontre d’un mouvement de protestation à l’ampleur et aux formes inattendues, il compose à partir des images recueillies sur place, et parfois ailleurs, une sorte poème visuel tendu par deux interrogations distinctes.

Distinctes mais nullement étrangères l’une à l’autre. Dans le droit fil de certaines réalisations précédentes du même auteur, mais avec cette fois le défi, et aussi la ressource, de prendre en charge un événement à la fois de grande ampleur et circonscrit, il s’agit en effet d’inventer de nouvelles réponses de cinéma, de nouveaux usages du cadre, de la lumière, du son, du montage qui fassent rendent justice aux êtres et aux actes qu’ils montrent.

Et il s’agit, dans le même élan, de remettre en jeu – en mouvement, en question – les possibilités d’un rejet de l’organisation sociale dominante par des pratiques nouvelles. C’est faire violence au film de séparer ces deux lignes de force qu’il ne cesse au contraire de tresser ensemble, mais cela seul permet de mettre en évidence ce qui anime de l’intérieur cet étrange objet à la fois très formel et très précis sur les faits, et lui donne sa puissance particulière.

La quête d’une forme passe aussi bien par ce noir et blanc qui inscrit le quotidien des manifs sur un horizon épique, parfois amplifié par des contre-plongées qui héroïsent les quidams croisés sur la place occupée. Elle passe par l’attention soutenue aux détails de la vie des milliers de personnes, leur manière de parler, de bouger, d’organiser le tout-venant de leur existence soudain déplacée hors de chez, ors de leur maison, de leur espace habituel, de leurs pratiques usuelles, aussi bien que l’émergence de cercles de réflexion et de propositions sur des thèmes plus généraux. Elle amalgame le poème visuel proche de l’abstraction à la chronique attentive des jours et des nuits de l’action collective et à la plongée – physiquement dangereuse – dans le tourbillon des tabassages policiers.

Cette quête appelle cette manière de tisser ensemble l’ici et maintenant du mouvement et ses à-côtés, ses horizons, ses hors champs – la ville, la situation d’un autre, immigré maghrébin sans papier, aussi et plus exploité que ceux qui protestent, dont cette protestation n’est pas l’affaire, et encore la nature, les rythmes du monde, ce monde où ont lieu ces événements et qui n’en a cure sinon comme mémoire archéologique d’une souffrance au long cours, que suggère un chant de la Guerre d’Espagne sur des images champêtres teintées de rouge.

Le questionnement sur la nature et la dynamique du mouvement, questionnement que par facilité on dira plus directement politique, fait dans le champ du cinéma directement écho au grand film ayant mis en scène l’espérance révolutionnaire qui a traversé le 20e siècle, et sa défaite, Le Fond de l’air est rouge de Chris Marker. On y songe d’autant plus volontiers que les mains, motif central du film de Marker composé de deux parties intitulées « Les Mains fragiles » et « Les mains coupées », sont à nouveau omniprésentes dans le mouvement de la Puerta del Sol – agitées avec ironie, frappées avec rage et rythme, revendiquées dans leur nudité face aux armes policières (« nos mains sont nos seules armes »)  – et dans les images de Sylvain George.

Rien d’anecdotique dans cette rime, mais au contraire le signe le plus apparent de l’interrogation – non résolue – sur la possibilité d’inventer de nouvelles méthodes, d’inscrire autrement une protestation radicale dans la cité, et d’en trouver les possibilités d’une pérennité, ou d’une transmission. « Nous avons réinitialisé les anciennes formes de lutte » dit un slogan enregistré par le film. Pas si sûr.

De fait, Vers Madrid  ne montre aucune nouvelle forme de lutte, et s’il témoigne d’un engagement, d’une expérience vécue par des dizaines de milliers de personnes, acquis dont nul ne peut évaluer les suites, il montre aussi l’impossibilité d’élaborer de manière inédite et durable face au mur de boucliers, des casques et de matraques qui viendront inéluctablement écraser les corps et les rêves. La scansion répétée du trop célèbre El pueblo unido jamas sera vincido, incantation qui aura précisément accompagné tant de défaites depuis le meurtre de l’Unité populaire chilienne par les militaires et la CIA, est à la fois naïve, douloureuse et inquiétante de l’impossibilité non seulement à dire, mais à concevoir autrement.

Si The Burning Bright fait écho à l’éclat lumineux du mouvement dans sa générosité et sa jeunesse (et à l’unisson que trouve le film lui-même avec cette énergie), la formule Un film d’in/actualité qui figure aussi dans le titre complet du film renvoie à cette tension voulue entre observation de ce qui se passe et mise en question, y compris par rapport au passé – mais au nom d’une inquiétude qui concerne l’avenir. Sans ambiguïté aux côtés des Indignés de Madrid, le film est ainsi attentif à ce qui se fait et se dit, et à ce qui ne se fait pas et ne se dit pas. Par les chemins enlacés de ses qualités formelles et de témoignage, il peut dès lors inventer la possibilité d’une légitime et convaincante solidarité avec un mouvement sans occulter ses impasses et ses limites. En quoi il est véritablement une œuvre politique.

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Il restera des loups

Le fond de l’air est rouge de Chris Marker

La grande manifestation « Planète Marker » orchestrée par le Centre Pompidou avec notamment la rétrospective la plus complète jamais consacrée (en France) à son œuvre est accompagnée de plusieurs ressorties en salles et d’un important travail d’édition DVD. Au sein de cet ensemble, il faut porter une attention particulière à la sortie ce 30 octobre du Fond de l’air est rouge, film de 1977 auquel Marker a retravaillé jusqu’en 2008. Il constitue un geste d’art politique d’une ampleur et d’une profondeur sans égal.

 

En septembre 1977 sort en France le film Le fond de l’air est rouge, auquel Chris Marker travaille depuis trois ans. D’une durée de quatre heures, il est organisé en deux parties respectivement intitulées « LES MAINS FRAGILES 1. Du Viêt-Nam à la mort du Che 2. Mai 68 et tout ça » et « LES MAINS COUPEES 1. Du printemps de Prague au Programme Commun 2. Du Chili à – quoi, au fait ? ». Quoi, au fait ? Cette question restera sans réponse. C’est à elle qu’il importe encore de réfléchir aujourd’hui. Marker lui-même n’y aura pas plus répondu lorsqu’il reviendra sur le montage, réalisant successivement plusieurs versions abrégées d’une heure, la version en langue anglaise de 1988, la version à la fois raccourcie et complétée d’une « mise à jour » de 1993, enfin la version « définitive » qui figure sur le DVD édité en 2008 – celle qui sort en salles aujourd’hui. Le sens du film, selon Marker lui-même, n’était pas supposé changer : « Il s’agissait de raccourcir, pas de modifier » dira-t-il (à Film Comment, juillet-août 2003), affirmation d’ailleurs contestable.

Le fond de l’air est rouge est un montage d’images, certaines tournées par Marker lui-même, et de huit voix off. Le projet du film est  de prendre en charge l’histoire des mouvements révolutionnaires du 20e siècle, de la Révolution d’Octobre à une situation d’ensemble au milieu des années 70 marquée par la défaite, l’écrasement, la dilution ou la sclérose de ces mouvements, alors que refluent les espoirs nés au cours des années 60 et au début des années 70 d’un bouleversement progressiste de l’organisation du monde. Là commence de se jouer ce qui fait la singularité politique du film, au-delà de ses très nombreuses qualités en termes d’information, d’émotion, d’invention formelle.

Devant le Pentagone en 1967, mais aussi ailleurs, sinon partout…

Il est clair que partager des informations est aussi politique, que susciter des émotions a ou peut avoir une dimension politique, que créer des propositions formelles est potentiellement riche d’effets politiques. Il ne s’agit donc ni d’opposer la dimension politique aux dimensions informatives, émotionnelles et esthétiques, ni de découper en rondelle ce qui constitue le film et ce qu’il produit. Mais s’il est exact d’affirmer qu’il y a du politique dans toutes les composantes d’un film (au moins au sens de « traduction de rapports de forces »), une telle affirmation sert trop souvent à affaiblir la compréhension et à créer de la confusion. C’est singulièrement le cas avec Le fond de l’air est rouge, qui n’est pas seulement « politique » au sens où son sujet concerne la politique, ni « politique » au sens où il y a toujours des enjeux politiques dans ce que fait un film, quel qu’il soit, mais au sens, beaucoup plus singulier, où ce film-là définit un moment politique en tant que tel. Et qu’il le fait de manière extrêmement puissante, par rapport au passé, au présent et à l’avenir – un avenir dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui.

Les quelque trois ans consacrés par Chris Marker au montage complexe des images et des voix composent en effet une réflexion à plusieurs niveaux, et qui a l’intelligence de ne pas les séparer, de ne pas les confondre non plus. Chris Marker appelle cette approche « dialectique », elle est à vrai dire bien davantage que ce que désigne cette méthode de pensée, qui reste fondée sur des oppositions binaires. S’il emploie, avec respect, le mot « dialectique », c’est que Marker, en tout cas le Marker de cette époque-là, pense et parle encore avec le vocabulaire et les concepts issus du 19e siècle et de la première moitié du 20e. Cela fera partie des reproches qu’adresseront au film la plupart des rédacteurs des Cahiers du cinéma lors de la table ronde qu’ils consacreront au film[1], reproches synthétisés autour du fait que les voix du film appartiennent à des personnes de la génération de Marker, et pas à des personnes plus jeunes notamment, à ceux (comme eux) de la « génération 68 ». Avec le recul, il est au contraire probable que ce soit précisément cette relation différente à l’actualité récente, nourrie d’une expérience et d’une mémoire plus amples des luttes révolutionnaires, qui donne au Fond de l’air est rouge sont importance historique, au moment où il apparaît et ensuite.

Cette importance s’affirme (même si on n’en a pas toujours conscience alors) sur deux fronts : à la fois contre les illusions d’une continuité impensée de l’élan révolutionnaire du siècle, et contre la liquidation de l’espoir d’un monde meilleur. Contre le romantisme et contre le cynisme. Ce sont deux puissants ennemis, très bien représentés alors dans les mouvements politiques, dans l’intelligentsia, dans les médias, dans le monde artistique.

Pour les combattre, le film élabore les conditions d’une intelligence des mouvements révolutionnaires qui ont traversé trois quarts de siècle, à partir d’un tissage complexe d’images et de sons. Cette composition ne ressemble pas à ce que ferait un historien, elle n’est ni chronologique, ni attachée à lister tous les événements décisifs, à en décrire les causes et les effets. Non, il s’agit bien d’une composition, qui se rapproche davantage d’une grande fresque comme aurait pu la concevoir Picasso, où des éléments extrêmement hétérogènes résonnent les uns avec les autres, où les tournants historiques majeurs s’éclairent de notations intimes, de digressions poétiques, de rapprochement inattendus, jamais gratuits.

Dans Lettre de Sibérie, le même passant était successivement décrit comme “pittoresque représentant des contrées boréales“, “inquiétant asiate” et “Yakoute affligé de strabisme

Ce travail sur le matériau historique est tout entier habité d’une compréhension nouvelle des enjeux de représentation. Marker pense ensemble, et bien au-delà de la dialectique, les interactions entre faits et images. Il ne l’a pas toujours fait. Au contraire, jusqu’à Si j’avais quatre dromadaires (1966) où il le formulait explicitement, il aura disjoint « le réel » des « représentations », quitte à jouer sur le passage entre les deux comme dans la célèbre séquence du Iakoute qui louche de Lettre de Sibérie (1958). On peut penser que l’expérience de Loin du Vietnam (1967), et notamment les contributions de Jean-Luc Godard et d’Alain Resnais, tout comme l’expérience de SLON et des Groupes Medvedkine en 1968, ont joué un rôle important dans cette évolution. En préambule à l’édition des « textes et descriptions » du Fond de l’air est rouge publiée en 1978 chez Maspero, Marker fournissait sous l’intitulé « Repères » un certain nombre d’éléments de compréhension, dont celui-ci : « INFORMATION La séquence du pilote américain ne montre pas que les Américains napalmaient le Vietnam, mais un Américain « se montrant » en train de napalmer le Vietnam. Le mode d’information fait partie de l’information et l’enrichit. C’est un des principes de choix des documents : chaque fois que c’était possible (écrans de télévision, lignes de kinescope, citations d’actualité, lettre enregistrée « sur minicassette », images tremblées, voix de radio, commentaires des images à la première personne par ceux qui les ont captées, rappel des conditions de tournage, caméra clandestine, ciné-tract…) rapprocher le document des circonstances concrètes de son élaboration, faire en sorte que l’information n’apparaisse pas comme cosa mentale, mais comme une matière – avec son grain, ses aspérités, quelquefois ses échardes ».

Il y a plus. Il y a la compréhension nouvelle des puissances actives des images, y compris de fiction, dans le déroulement des faits et leur perception. Le Fond de l’air est rouge est tout entier placé sous le signe du Cuirassé Potemkine, et en particulier de la séquence de l’escalier d’Odessa, traitée explicitement comme un événement historique fondateur, événement dont il est dit clairement qu’il ne s’est jamais produit ailleurs que dans le film d’Eisenstein. Mouvement des images qui retraverse et reconfigure les chronologies et les enchainements selon un mode qui n’a rien d’absolu (d’autres configurations sont possibles), mais qui produisent du sens, de l’intelligence historique.

La Jetée (1962), Le Cuirassé Potemkine (1925)

A bien y regarder, cette idée vient de loin chez Chris Marker. Il faut se souvenir ici des premiers mots de La Jetée : « Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance. La scène qui le troubla par sa violence, et dont il ne devait comprendre que beaucoup plus tard la signification, eut lieu sur la grande jetée d’Orly, quelques années avant le début de la Troisième Guerre mondiale ». Remplacez « la grande jetée d’Orly » par « le grand escalier d’Odessa », et voilà une manière légitime (mais certainement pas suffisante) de comprendre Le fond de l’air est rouge (dont le sous-titre est justement Scènes de la Troisième Guerre mondiale), en l’inscrivant plus directement dans une histoire intime. Le film s’ouvre d’ailleurs sur des images de Potemkine et la voix de Simone Signoret disant « Je ne suis pas parmi ces gens qui ont vu Potemkine quand c’est sorti, j’étais trop petite… ». Marker, lui, l’a vu.[2]

Chris Marker reviendra, de manière plus théorique, sur ce processus de l’image fondatrice, et tragique, dans l’épisode de L’Héritage de la chouette intitulé « Mythologie ou la vérité du mensonge » (1989). Avant cela, il aura commencé d’explorer à nouveaux frais les puissances contemporaines de l’image, avec Sans soleil, tournant décisif de sa réflexion et de sa pratique, incompréhensible sans le précédent du Fond de l’air.

Le film est construit depuis un moment spécifique, la deuxième moitié des années 70. Loin de chercher à le masquer, il revendique son inscription dans une histoire longue mais marquée par une actualité, qui distord les événements, fait saillir davantage ce qui est plus proche. Cette construction permet de produire un discours au présent. Et en effet, Le fond de l’air est rouge tient un discours. Mais est-ce le discours de Chris Marker ? Pas sûr. En tout cas lui-même, qui fut et reste un maître rhétoricien, s’en sera défié. Dans la préface à l’édition des « textes et descriptions », il revient sur ce qu’il appelle « le commentaire-dirigeant », qui ne désigne pas seulement la position de maîtrise de celui qui parle sur les images, ce qu’il fit avec un brio étourdissant et discutable, mais la domination sur tout le film d’un discours qui le précède et le définit. Il écrit :   « j’ai essayé pour une fois (ayant en mon temps passablement abusé de l’exercice du pouvoir par le commentaire-dirigeant) de rendre au spectateur, par le montage, « son » commentaire, c’est à dire son pouvoir ».

Il fait plus, et mieux. Il ouvre des espaces que nul ne peut préempter, des interstices disponibles, que chacun peut occuper sans les combler pour autant. C’est notamment le sens des séquences dédiées aux animaux, les chats bien sûr, mais aussi les loups massacrés avec lesquels se termine la projection. Ces séquences participent d’un aspect particulièrement important, et particulièrement admirable de ce film. Il s’agit en effet d’un film tragiquement lucide, qui vient dresser avec affection et nuances le constat d’une défaite planétaire, celle de tous ceux dont Marker lui-même se sent proche, qu’il a dans bien des cas côtoyés. Terrible constat ! Et magnifique manière de le mettre en scène pour ne pas ajouter une pierre au tombeau des espoirs assassinés, des révoltes étouffées, des rêves écrasés, mais au contraire ouvrir des interstices, ménager le passage possible de nouvelles lumières. Où ? Quand ? Comment ? On ne sait pas.

Chris Marker non plus ne sait pas. Il sait qu’il est indispensable de regarder en face ces mouvements populaires qui sont de plus en plus souvent des processions d’enterrements, ou des funérailles de fosse commune. Il sait tout autant qu’il n’est en aucun cas question de se ranger du côté des liquidateurs, des vainqueurs, des nantis, et pire encore de ceux qui les rejoignent en trahissant leur propre histoire et le sens de leur propre vie – c’est exactement l’époque, en France, où une partie de l’intelligentsia renie l’ensemble de ses engagements sous le drapeau de ceux que les médias appellent « les nouveaux philosophes ». Sachant ce qu’il sait et conscient d’ignorer ce qu’il ignore, Marker fait un film qui laisse place aux autres qui le verront à l’époque – le « spectateur » à qui il entend « rendre son pouvoir ».

Mais surtout il fait un film prêt pour ce qu’on ne sait pas encore.

D’où cela reprendra, comment, sous quelle forme ? Marker pas plus qu’un autre ne peut le dire alors. Mais le pavé refleurira, comme dit la chanson – même si ce ne sera surement pas le même pavé, ni les mêmes fleurs. C’est pourquoi, loin d’être un film nostalgique, Le Fonds de l’air est rouge fonctionne comme un appel d’air (rouge). Il l’est de plus en plus à mesure que le temps passe, que de nouvelles pratiques sociales, de nouvelles relations entre individus et groupes apparaissent, de nouvelles propositions d’actions ou de comportements se construisent.

De A bientôt j’espère (1967) au Souvenir d’un avenir (2001) en passant par 2084 (1984), les titres de ses films auront à plusieurs reprises souligné cette relation ouverte, dynamique, avec les mouvements de l’histoire longue telle que les hommes la font et la subissent. Avec la question du titre de la deuxième partie, « quoi, au fait ? », il reconnaissait ne pas posséder la réponse. Mais il ne renonçait à rien de ce qui pourrait permettre d’un construire une. Puisque, comme il l’écrirait au moment du nouveau montage du film en 1993, avec 15 ans de recul (« l’espace d’une jeunesse »), devant un monde encore davantage en mouvement après la chute du Mur de Berlin, et pourtant encore en deçà des bouleversements qui accompagneraient le nouveau siècle, « il restera des loups ».


[1] Cahiers du cinéma n°284.

[2] C’est l’idée défendue par Arnaud Lambert dans le livre Also Known as Chris Marker (éditions Le Point du jour), ouvrage opportunément réédité aujourd’hui.

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Un automne avec Chris Marker

Chris Marker tourne “Olympia 52”

Le 16 octobre ouvre au Centre Pompidou un considérable ensemble de manifestations autour de Chris Marker. Sous l’intitulé «Planète Marker», clin d’œil au nom de la collection «Petite Planète» qu’il avait créé au Seuil au début des années 1950, projections, exposition, éditions, conférences et débats proposeront un aperçu de cet univers en expansion que n’aura cessé d’être l’œuvre de l’écrivain, combattant, voyageur, cinéaste, photographe, activiste, geek artiste, compositeur, vidéaste, mort le jour de ses 91 ans –le 29 juillet 2012.

Le Centre Pompidou, qui eut un long compagnonnage loin d’être toujours serein avec Marker depuis son installation Zapping Zone dans le cadre de l’exposition «Passage de l’image» en 1990 et la production du CD-Rom interactif Immemory, avait refusé à Marker de son vivant ce qu’il lui offre aujourd’hui.

Cette proposition a le mérite de tenter de prendre en compte une double approche. Il s’agit d’aborder l’ampleur et la complexité de ce qu’a accompli celui que Raymond Bellour appelle «un homme-siècle», celui que son complice Alain Resnais comparait à Leonard de Vinci. Le Centre Pompidou donnera donc accès à la plus grande collection de «productions markeriennes» jamais réunies, productions d’une extrême hétérogénéité et d’une extraordinaire cohérence.

Mais il s’agit aussi d’évaluer comment et combien le travail de Chris Marker aura influencé d’autre artistes, d’autres penseurs, d’autres citoyens. Tâche infinie et nécessaire, pour donner à percevoir combien auront aussi été efficaces les inventions formelles de La Jetée, les constructions politiques des Groupes Medvedkine, la lucidité bouleversante du Fond de l’air est rouge, la vision prémonitoire de Sans soleil, l’exigence éthique et l’intelligence historique du 20 heures dans les camps, la quête poétique et aventureuse des Hollow Men ou de l’Ouvroir sur Second Life, jalons d’une recherche sans trêve ni faiblesse.

La conception de «Planète Marker» présente ainsi pas moins de 12 axes de traversée différents, qui multiplient les échos et les suggestions.

En outre, le 23 octobre verra la sortie en salles d’un ensemble très important (…)

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Pensées de Paris

Le Joli Mai de Chris Marker et Pierre Lhomme

« Qu’est-ce qui s’est passé en mai ?  – Il a fait mauvais ». Cet extrait du dialogue ajoute une pointe d’ironie à l’aspect ô combien actuel du film de 1962. C’était, depuis 22 ans, « le premier printemps de paix », suite à la signature des accords d’Evian, point d’orgue de la décolonisation. C’était un moment décisif dans la modernisation de la société française et la mutation urbaine de Paris. C’était, aussi, un tournant dans les possibilités du cinéma de prendre en charge la réalité, grâce à l’arrivée de nouvelles caméras légères et d’enregistreurs de son direct. Et le cinéma se souciait de profiter de ses nouvelles ressources pour raconter et comprendre ces mutations.

La Nouvelle Vague, dont le premier élan était à son plus haut, avait ouvert les moyens artistiques de cette observation intelligente et sensible. Sur la ville et ses habitants, avec des moyens différents, Maurice Pialat (L’Amour existe, 1960), Jean Rouch et Edgar Morin (Chronique d’un été, 1961), bientôt Jean-Luc Godard (Deux ou trois choses que je sais d’elle, 1966) construiront de nouveaux regards, de nouvelles écoutes.

Le Joli Mai est un enquête. Une enquête de Chris Marker, c’est-à-dire une enquête sérieuse, poétique et politique. Le travail de fabrication est si décisif, si novateur que Marker décide d’associer comme co-auteur Pierre Lhomme, le chef opérateur (lire l’entretien). C’est justice –encore qu’Antoine Bonfanti, l’ingénieur du son, aurait aussi pu y prétendre.

Que s’est-il passé ce mois-ci ? Le cinéaste questionne, écoute, regarde. Rencontres de hasard, personnages choisis, visages citadins, voix parisiennes, paysages urbains. Sous le signe de Giraudoux (Prière sur la Tour Eiffel) et de Fantômas, avec la voix d’Yves Montand et les reflets du soleil sur la Seine comme effets spéciaux, le film trace un long et sinueux chemin, un chemin de rencontres, de tragédies, de souvenirs, d’anecdotes, de sourires, chemin que recompose un montage en rîmes et raisons, et sur lequel veillent des chats discrets et vigilants. Et l’enquête se mue en quête inquiète, exigeante et généreuse.

Qu’est-ce qui s’est passé en mai ? Pas si simple ! Mais les amoureux du Pont de Neuilly, l’étudiant africain, le prêtre ouvrier, les grévistes de la SNCF, les noctambules enfiévrés par le twist, la trace encore vive des manifestants silencieux en mémoire des morts de Charonne, les ingénieux ingénieurs et les urbains urbanistes, l’Algérien qui vient tout juste de devenir un immigré, le bougnat et le marchand de fringues surgissent en personnages. Les personnages d’une aventure collective qui s’écrit sous nos yeux, une histoire de France au présent. Et, miracle de l’intelligence sensuelle qui porte le film, c’est d’être tant dans son présent qui rend Le Joli Mai à ce point en phase avec le nôtre, de présent. Pour comprendre combien ce qui a changé a changé, et tout ce qui a si peu changé.

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Caméra ouverte

Entretien avec Pierre Lhomme, co-réalisateur et chef opérateur du Joli Mai

Tournage du Joli Mai, Pierre Lhomme est à la caméra, à sa droite Antoine Bonfanti et EtienneBecker, à sa gauche Pïerre Grunstein. Photo de Chris Marker.

Au moment où Chris Marker décide de consacrer un film au mois de mai 1962, personne ne pouvait savoir ce qui se passerait, ou viendrait de se passer lorsqu’on tournerait.

C’est vrai, il y a une part d’intuition, et aussi de pari. Mais on est dans une période pleine d’événements, en pleine finalisation de l’accord qui va donner l’indépendance à l’Algérie. Même si personne ne pouvait savoir que les Accords d’Evian seraient signés le 18 mars,  on savait que cela allait arriver dans un avenir proche. Cette signature et le référendum qui les valide en avril permettent à Chris de parler de premier printemps de paix. Jusque là, toute l’après Deuxième Guerre mondiale avait été sous le signe des conflits de la décolonisation.  Et puis il est vrai que le mois de Mai est souvent riche en événements, évidemment ce mois-là n’est pas choisi par hasard… Chris avait rédigé une note d’intention, qui devait servir à trouver une aide au CNC, et où on trouve ces phrases magnifiques : « Ce film voudrait s’offrir comme un vivier aux pêcheurs du passé de l’avenir. A eux de tirer ce qui marquera de ce qui n’aura été inévitablement que l’écume. »

 

Comment avez-vous été associé au projet ?

Par un coup de téléphone de Chris Marker, à la toute fin de 1961. On se connaissait un peu, mais c’est surtout je crois parce que j’ai beaucoup travaillé, comme assistant, avec Ghislain Cloquet, qui avait lui-même beaucoup travaillé avec Chris. Il a dû demander à Cloquet qui lui semblait convenir pour travailler à la main et en souplesse. Il se trouve que, tout en étant chef opérateur, j’ai aussi toujours beaucoup aimé le reportage. Et on a tout de suite parlé de la manière dont il voulait tourner ce film.

 

Quels ont été les principes qui ont guidé ce tournage ?

Le principe essentiel c’était la modestie dans le rapport aux personnes interviewées. Le seul précédent auquel on pouvait se référer, c’était Cinq Colonnes à la Une, le magasine de reportage de la télévision, où il y avait des choses extraordinaires. Pour nous il s’agissait d’éviter cette espèce de psychodrame que la caméra déclenche presque toujours. Il fallait une modestie, une non-agressivité de la caméra et du micro. Plus tard, dans un beau texte paru sous le titre « L’objectivité passionnée » (publié par Jeune Cinéma en 1964), Chris dira : « Nous nous sommes interdit de décider pour les gens, de leur tendre des pièges » Nous étions très méfiants à l’égard du pittoresque et du sensationnel.

 

En quoi la méthode de tournage était-elle nouvelle ?

C’était la première fois qu’on pouvait tourner en son direct. Le son s’était libéré depuis quelques années déjà grâce à l’arrivée de nouveaux magnétophones, les Perfectone puis les Nagra, mais l’image, elle, n’était pas libérée : les caméras étaient beaucoup trop lourdes et bruyantes, on les appelait les machines à coudre. Et images et sons n’étaient pas synchronisés. Enfin, je parle de la France, les Américains étaient en avance, Richard Leacock avec Primary, les frères Maysles, Michel Brault au Canada avaient commencé d’explorer ces nouvelles possibilités. Ils avaient réussi à synchroniser la caméra et le magnétophone avec une montre à diapason. Alors que pour Le Joli Mai, Antoine Bonfanti (l’ingénieur du son) et moi nous étions reliés par des câbles, un véritable écheveau dans les rues, sur les trottoirs… A ce moment, la grande découverte pour un jeune opérateur comme moi concerne l’importance décisive du son. Je ne pouvais plus utiliser ma caméra de la même manière, et j’ai donc très tôt demandé à Bonfanti un casque pour entendre ce qu’il enregistrait. Un câble de plus… J’ai réalisé que l’opérateur devait être toute oreille et l’homme du son tout regard.

 

Comment décidiez-vous qui interviewer ?

Le principe c’était la liberté totale. Nous étions peu nombreux, Chris, Antoine, Etienne Becker mon assistant, Pierre Grunstein (« l’homme à tout faire ») et moi. On se baladait et quand on voyait quelqu’un qui nous semblait intéressant on allait le voir. Enfin… plus exactement, il y a eu deux méthodes. Chris avaient rencontré à l’avance certaines personnes, celles-là ont été filmées de manière plus installée, cela se sent bien dans la deuxième partie « le retour de Fantômas »: le prêtre ouvrier, le jeune ouvrier algérien, l’étudiant dahoméen… Et puis des rencontres, auxquelles il fallait être très disponibles. Le tailleur qui est au début du film a été la première personne qu’on a interviewée, on ne le connaissait pas même si sa boutique était à côté du local de la production, rue Mouffetard. En filmant cette première conversation, j’ai compris que ce qu’on mettait en place pouvait nous mener très loin. Pour la première fois, nous avions des magasins de pellicule de plus de 10 minutes, en 16 mm. Et le rechargement était très rapide, j’avais toujours des magasins de rechange prêts. On n’en a pas conscience aujourd’hui, mais c’était un véritable bouleversement dans les possibilités de filmer sur le vif.

 

La caméra que vous utilisiez était nouvelle est aussi ?

Oui, c’était un prototype de chez Coutant, la KMT. Il n’en existait que deux, Rouch avait eu l’autre pour Chronique d’un été. Elles appartenaient au Service de la Recherche de l’ORTF, elles ont été perdues. Leurs principales nouveautés tenaient à la légèreté , et au faible bruit et à la possibilité de synchronisation avec un magnétophone.

 

Comment perceviez-vous ce que vous voyiez et entendiez au cours de ces conversations ?

Nous allions d’étonnement en étonnement, Chris et les autres tout autant que moi. Nous étions partis à la découverte des Parisiens, et ce que nous découvrions nous sidérait. A l’époque, les gens avaient encore moins qu’aujourd’hui la parole. Nous ne nous attendions ni à ce qu’ils disaient, ni à la manière dont ils le disaient – une manière étonnamment directe et sincère, où ils ne cherchent pas à séduire la caméra. Et où se révélait bien d’autres perceptions de la situation que celles auxquelles nous nous attendions.

 

La répression meurtrière à Charonne le 8 février 1962 et la grande manifestation en réponse le 13 février ont fait irruption dans le projet.

Ce sont les seules séquences qui n’ont pas été tournées au mois de mai. Elles ne sont pas tournées par moi, les images de la manifestation ce sont les actualités, et un autre opérateur était à la manifestation du 13.

 

Comment êtes-vous devenu non pas le chef opérateur du film mais son co-réalisateur ?

C’est le résultat de l’intégrité absolue de Chris. Après des centaines d’heures passées sur les rushes pendant le montage, il en est arrivé à la conclusion que le film était aussi le résultat du travail de son opérateur. Il a décidé tout seul de m’ajouter comme co-réalisateur, ce n’était pas du tout prévu, ça ne figure pas dans le contrat. Lorsque je suis venu vérifier la première copie d’exploitation, au cinéma Le Panthéon, j’ai découvert à l’écran que j’étais devenu co-réalisateur. Je vous laisse imaginer l’émotion… elle est encore présente aujourd’hui. Cela a joué sur tout mon itinéraire, après avoir travaillé avec un homme de cette qualité, on devient exigeant avec les autres.

 

Dans quelle mesure les questions posées dans le film étaient-elles préparées à l’avance ?

Il y avait quelques questions de départ, comme celle sur la nature du bonheur, qui visait à comprendre la relation entre les gens et les événements, leur perception du cours du monde. Toujours en y allant doucement. Nous étions accompagnés de deux intervieweurs, 2 amis, Henri Belly et Henri Crespi. Quand la caméra tournait, Chris était un peu à l’écart mais il écoutait tout, il lui arrivait souvent d’intervenir. Il fallait surtout être réactif, ne pas rester collés aux questions prévues, il fallait surtout répondre à l’honnêteté des gens en face de nous. Et jamais les entretiens ne sont saucissonnés au montage, qui respecte toujours la parole dans la continuité.

 

Ce qu’on voit dans Le Joli Mai représente quelle proportion de ce qui a été filmé ?

Très peu, il y avait plus de 50 heures de rushes. En travaillant au montage, Chris était parvenu à une version qui correspondait à ce qu’il voulait faire, et qui durait 7 heures. Cette version n’a été projetée qu’une fois, chez le producteur Claude Joudiou. Chris aurait aimé pouvoir continuer de la montrer, mais c’était en contradiction avec toutes les habitudes de la distribution. Il a donc fallu diminuer encore beaucoup, pour que le film puisse être exploité en salles. Mais le pire est que tous les rushes non montés ont été détruits. Ça a été une grande douleur. Chris appelait ça « l’euthanasie du Joli Mai ». Par exemple, on avait tourné toute une journée dans un taxi, avec Bonfanti dans le coffre et moi à côté du chauffeur, qui nous avait été signalé comme loquace, curieux et bon interlocuteur. On avait tourné avec tous les clients qui montaient. Chris, qui bien sûr n’était pas présent dans la voiture, avait été emballé quand il avait découvert les rushes. Il y avait de quoi faire un film entier, on avait eu la chance de rencontrer une dizaine de personnages formidables… Mais tout a disparu.

 

Comment sont apparus les plans de chats ?

Il est arrivé que ce mois de mai-là avait lieu une exposition, un concours de beauté féline. On a demandé à un collègue d’aller faire des plans de chats. Chris avait déjà à l’époque cette relation unique aux chats, ils étaient pour lui le regard de la sagesse et de la liberté. Je le savais, et pendant les entretiens, chaque fois qu’un chat passait par là bien sûr je le filmais. Même s’il a fallu d’énormes efforts pour raccourcir le film à sa durée actuelle, jamais il n’aurait enlevé les plans de chats.

 

Pourquoi avoir choisi Yves Montand pour la voix off ?

C’était un ami de longue date de Chris, d’abord à cause de son amitié de jeunesse avec Simone Signoret. Ils étaient très liés, plus tard, en 1974, nous avons fait ensemble un film que j’aime énormément, La Solitude du chanteur de fond, où Chris a filmé Montand chez lui, en répétition et en concert, c’est un petit bijou ! Notamment le montage. Dans Le Joli Mai, la voix de Montand donne une proximité au texte, comme une chanson populaire, le contraste est très évident avec la voix de Chris lorsqu’il dit La Prière sur la Tour Eiffel de Giraudoux.

 

Comment Michel Legrand a-t-il conçu la musique ?

Lors d’une séance à la Cinémathèque en 2009, nous avons présenté le film ensemble, Michel Legrand et moi. A cette occasion, il a affirmé qu’à l’époque, Chris lui avait donné des indications sur les séquences, et des durées, mais qu’il n’avait jamais vu le film. Ni alors, ni depuis. J’ignore la part de légende de cette histoire, en tout cas la musique correspond exactement. Même au moment de la scène de danse en boite de nuit, le soir même du procès de Salan, la musique est de Legrand, elle a été ajoutée. Il était impossible d’enregistrer la musique originale dans les conditions de tournage où nous étions.

 

Comment s’est passé le travail de restauration ?

Grâce à un financement du CNC, il a été possible d’effectuer cette restauration en même temps que le transfert sur support numérique de bonne qualité – en 2K dont on fera les DCP pour les sorties en salles et les HD pour l’exploitation vidéo. Mais je n’ai pas voulu effacer toutes les traces du temps, ce que j’appelle « les rides ». L’image n’a pas été nettoyée à fond, aseptisée comme on le fait trop souvent maintenant. On peut garder des imperfections du tournage, du développement, des accidents, tant que ça ne nuit pas à la vision. Les gens de chez Mikros sont repartis de la pellicule 16mm inversible d’époque, en bien meilleur état que les tirages 35mm qui ont été faits ensuite. Mais il a fallu aussi établir un « montage définitif », qui à vrai dire n’existe pas. Le film était sorti de manière précipitée, pour respecter les dates prévues avec les exploitants. Dès la sortie Chris a commencé à faire des coupes. Le souci est que les copies du Joli Mai ne sont pas toutes identiques. Nous avons convenu avec le Service des Archives du Film qu’il y aurait une restauration conforme au film qui est sorti en 1963, la version longue, et que celle-ci figurerait en « supplément » dans l’édition DVD. C’est une archive très utile pour des chercheurs. Mais ce n’était pas la version restaurée que Chris avait voulu voir distribuée.

En 2009, à l’occasion de la projection de la copie restaurée à la Cinémathèque, Chris a exigé que ses coupes soient respectées, ce qui a été fait. Dans la version aujourd’hui distribuée, nous avons respecté son souhait. Il n’aura pas eu le temps ni l’énergie de le faire lui-même.

 

(NB : Une version différente de cet entretien a été publiée dans le dossier de presse réalisé pour la réédition du film)

 

 

 

lire le billet

CHRIS MARKER, EXPLORER OF THE CENTURY

 

(This text has been translated from the original post on Projection publique by Mary Stephen, who is not only a marvelous film editor but a wonderful support for any valuable attempt to understand the world with the help of good cinema. A ton of gratitude to her. JMF)

He passed away the day of his 91st year, a 29th of July.  Up until the last moment, he would be watching over the music of his film « Cat Listening To Music » on YouTube.  This is not a trivial detail, this shows the unending curiosity for modern techniques and a love for cats, two of the many facets of the man who chose to call himself, more often than otherwise, Chris Marker.

 

Marker would have been all his life, a « man of his times ».  So in tune with the present that he would have been exploring all its dimensions, its space, its continuity, its ideas and its techniques.  Before the others and better than them, he would have understood the dangers of mediatisation and would have chosen not to appear in public.  After the death of a particularly beloved cat, Guillaume-en-Egypte (“William-in-Egypt”), he adopted its appearance to make commentaries, apologues, jokes. During the post-21st April 2002 mobilisation reflex which saw crowds marching in the streets when Le Pen got his way into the 2nd round of the Presidential election, he would have taken as a sign of brotherhood in the midst of a crowd of cats, with their masks of cats – those made by painter and street artist Thoma Vuille, echoing the cats on the walls of the city.  This was to be his last feature film, « The Case of the Grinning Cat » (2004), on the brink of journalism and cinema, using light video equipment which he adopted all his life in its various mutations.

 

Chris Marker was a filmmaker, but also … but also a traveller, a do-it-yourselfer of machinery, a searcher in poetry, an insomniac internet surfer, a student in political science, an observer of the workings of other artists, a music lover. Researcher, anthropologist, scholar, pataphysicist.  And therefore, writer, publisher, photographer, videomaker.  And filmmaker.

 

Little is known of the childhood of Christian-François Bouche-Villeneuve, born in Neuilly 29th July 1921, only his boyhood friendship with Simone Kaminker, (who was to become Signoret, pupil in a school next to his), he would tell it later in “Memories for Simone” (1986), one of the many films in which, in one way or another, friends – whether really personally acquainted or not, participated in active complicity, becoming part of his work – Nicole Védrès, Stephan Hermlin, Yves Montand, Denise, Loleh et Yannick Bellon, Nagisa Oshima, Costa Gavras, Agnès Varda… The most remarkable of this 360° involvement is without a doubt this piece of exceptional accomplishment called “The Heritage of the Owl” (1989) made for television, 13×26 minutes to understand the modern world from its very roots in Greek thought.  Not as a descendant, but as part of a network.  A network of thought, of friendship, of preparing a ground for understanding.

 

The network, the underground … CF Bouche-Villeneuve became Marker doubtless during the Resistance movement, perhaps … there are so many stories, most made up by him – as translator for the American troops.  Action, thought, art – then and since then, it was there, at Liberation, in midst of the associations born out of the Resistance Movement also where Communists and Leftist Christians would meet, with names like “People and Culture” and “Work and Culture”, where he met André Bazin and Alain Resnais.  He was to publish a great novel that he didn’t like, “The Clear Heart” (1949), for which Jean Cayrol wrote the preface; he was to co-direct the magnificent “Statues Also Die ” with Alain Resnais in which the beauty of the images and the subtlety of the voice-over commentary are sharp weapons against the then still-triumphant French colonialism.  Finished in 1952, the film was immediately banned, and for a long time.

 

Marker wrote (in particular an admirable “Giraudoux by himself” in 1952), Marker filmed, Marker travelled and headed a collection of what would totally turn upside down the very notion of the travel guidebook – The Small Planet (Petite Planète), published by Le Seuil.  He took photographs as well, perhaps especially during this period.  Filmmaker?  Not yet really : he was in the process of inventing something else, which would for a long time be the core of his style.  A particular way of his to organise his extraordinary virtuosity in the handling of words and the creation of images.  The power of which is demonstrated in one of his earliest films : “Letter from Siberia” (1958) with the scene of “ the cross-eyed Iakoute”, a scene showing 3 different meaning of the same situation according to the commentary, a sequence touted by Bazin at the time as the birth of a genre of which Marker will always remain one of the masters: the “film-essay”.

This particular relationship of words/images, connected to travelling or regarding political commitment, is the essential principal behind his “documentary” work of the early 60s, “Description of a Struggle” (1960, in Israel), “Cuba Si” (1961), “The Koumiko Mystery” (1965, in Japan which became one of his favourite destinations), “If I Had Four Dromedaries” (1966, comprising photos taken throughout the world and a 3-sided dialogue).  But the period is also characterised by his most famous film, “La Jetée” (1962), undoubtedly one of the films the most talked about in the history of cinema, an arrangement of still images and words which build together a dizzying loop through time, for that fraction of a second … of a second-time-around, the gaze of a woman crucified by love and death.

 

Of this instant of motions of the world and feelings of criss-crossing stories, built through words and images, we can see the departure point of a decisive chain of events, in 3 stages: 1) with Pierre Lhomme, great Director of Photography who is a complete co-author here, “Le Joli Mai” is more modest, more attentive to reality, and in more ways than one more clear-sighted, as relevant today as then.  That “Pretty May” is the month of May in 1962 when the Algerian War was coming to an end and Paris and France were changing era’s. 2) “Far from Vietnam” (1967), a project started as a collective work which he initiated without directing a segment himself, but conceived the final editing which brought together Alain Resnais, Jean-Luc Godard, William Klein, Claude Lelouch, Joris Ivens and Michèle Ray (the segment made by Agnès Varda was not in the final cut, nor was the one by the Brazilian Ruy Guerra).  In other ways, an idea of the act of filmmaking which surpasses the mere making of the object-film, to become the understanding of an act.  3) Which resuscitated and helped spread the simultaneous experience of the founding of a cooperative, Slon (which is called now “Iskra” and is still active) and of an initiative: that of supporting a major worker’s strike by filmmaking.  The strike was in the Rhodiacéta factory in the city of Besançon, East of France, in March 1967.  A film was made out of it, “Be Seeing You”, which triggered a debate  with the filmed workers and their families who criticized the film, generating a gesture: putting film material at their disposal so that they can film their own situation with their own point of view.  Films were born out of this, and an entity, the Medvedkine Groups, which lasted six years and made possible other hypotheses of filmmaking.

 

Medvedkine was the great Soviet revolutionary filmmaker, inventor of the film-train which already wanted to give back to those filmed, the power grown out of the images made of them, author of the iconoclastic “Happiness” (1934) which Slon released in cinemas.  The Soviet filmmaker went through hope and the betrayal of hope, Marker would later dedicate the lucid and deeply moving “The Last Bolshevik” (1993) to him.  But already, before the succession from ciné-tracts (1967-68) to interventionary films like “Someone Is Talking To You…” (from Brazil, Paris, Prague – 1969-1971), in 1967 there was installation of new methods re-inventing collective action inherited from “Work and Culture” and the oh-so-personal gesture of the virtuoso composer of words and images.

First image from “Ciné-tract” (1968)

During the coming decade (1967-1977), Chris Marker nourished thought, vision, sensitivity by such a great quantity of works that can’t begin to be counted; most of the time he doesn’t put his signature to them, collaborating in France and elsewhere in the world – notably in the Portuguese colonies at the time of their liberation struggle – numerous artistic, political and educational projects.  In this decade, and in its historical and ideological roots, it is also and above all him who took stock with great clarity of the situation of betrayed hope, in the blood and torture of dictatorships fast heading in the fascist direction, in particular in Latin America, in the bloody betrayals and ridiculous and sinister existence of “socialist” regimes, in the deadend of the hopes for another world which started in the 60s everywhere on the planet: the opposite of the cynicism and abdication of the “ French New Philosophers”, “A Grin Without a Cat”, aka “ Le Fonds de l’Air est rouge” (1977) remains the great political work of the changes at this time.

 

Publishing the text of the film (just as he published his previous film texts under the title of “Commentaries”), Marker wrote, “I tried for once (having committed abuse of power during my time by the ‘directing-commentary’) to restore the spectator’s power back to him, by giving him “his” commentary back by the tool of editing.”  An incredible bringing-together of the historical challenge (the end of “great stories” announcing the coming of bright tomorrow’s) and the cinematographic form (relationship text-image).

 

The logical next step, logical artistically and politically, would be the reconstruction of ways of representation and storytelling, in and out of the filmic mode, with a sharp awareness of human and poetic effects of new technologies.  It was to be the imaginary connection of “Sunless” (“Sans soleil”) which, in 1982, saw coming an overturning of the image at a time when no one was yet talking about digital technology, and translated it into the incantatory journey using Dame Sei Shonagon’s lists of “things which make the heart beat faster” as a password among thousands and thousands of friends in the whole world.  It was to be the first art installations, collectively entitled “Zapping Zones”, which took multiple and temporary forms all through 1981 to 1993.  It was to be the film “Level 5” (1996) which would continue to dismantle cinematographic formal designs, approaching video games at a level which the latter didn’t reach yet, and even more to internet which didn’t yet exist.

Then there was to be the CD-Rom “Immemory” (1998), a spiritual journey anticipating cyber resources to travel among film history, the author’s personal memory and great political challenges of his time.  Master film editor capable of organising multiple journeys (never gratuitous and always under control) within a linear storyline of the film, of which “La Jetée” remains the model, then with the opening of arborences in “Le Fond de l’Air est Rouge”, Marker enters fully into the powerful world of multi-media.

By different routes, and in particular by way of different techniques which are not comparable, Chris Marker and Jean-Luc Godard were to be in synch as two great workers in thought and/to action, on the power and weakness of cinema in interaction with the course of modern history.  This has been true since the long-distance dialogue between “Le Joli Mai” and “2 or 3 Things I Know of Her” until this day, including each one’s inventions related to the potential of travelling between zones which are habitually separate, as ably demonstrated in Godard’s “Histoire(s) du Cinéma”.

 

Passionately interested in techniques, political stakes and the aesthetics of machinery, Chris Marker lived from the 90s not only amidst the piles of films and documents which composed already his natural habitat, but in a real Ali Baba’s cavern with wonders and technological thingamajig’s.  For him who was always thinking in terms of connectability, the arrival of internet opened up limitless possibilities to other connections, other networks, playful as the political-ironical column of Guillaume-en-Egypte on the Poptronics website of the Bazooka pop designers group, but also open for numerous explorations.

 

It would be, notably, the creation of “L’Ouvroir” on Second life, a cyber exhibition space where his feline alter-ego would guide the visitor from photo exhibitions to meetings to questions.  It can still be seen on the website Gorgomancy which has quite a few of the recent Marker creations, as well as his last short-film, “Leila Attacks”[1], but one can no longer travel in it interactively like in the cyber-universe as created with a Zurich museum, where there was a particularly wonderful collection of photos entitled “Staring Back”.

 

The digital world was not for him another space, even less an escape from the real world, his immediate and total commitment against Serbian aggression into Bosnia, which he expressed in two films, “20 Hours In The Camps” (1993) and “Blue Helmet” (1995) are among the obvious testimony (completed by “A Mayor in Kosovo” in 2000 with François Crémieux).  On the contrary, he was among the first to understand how the cyberspace is part of the real world, and how much it is important to realise this and to act on it.   Including using the classical tool of editing, as when he questioned Adolf Eichman’s look filmed by Leo Hurwitz as he watched “Night and Fog” (in which Marker was an important contributor), in “The Look of the Torturer” (2008).

 

This modern gesture echoes, at the same time of his long-term work, his most recent artworks, the new collection of photographs (“The Passengers” 2011), drawings and montages sent to friends on the internet, little postings on YouTube, and most of all the wonderful video installation “The Hollow Men” which was shown in many great museums in the world.  But not at the Pompidou Center in Paris, which closed its door to Marker, to his great sadness and no-less-great anger.  It was in Geneva, entitled “Spirales, Fragments of a Collective Memory: Around Chris Marker” organised in 2011, for his 90th birthday, the most complete retrospective of one of the inventors who had most influenced artists and intellectuals of the century.

Every new year, Marker would send to his friends a greeting card. This one will be the last. Or maybe not.

P.S.     When she learned of his death, his friend Agnès Varda sent this little message:

We will miss Chris Marker.  He started to exist for me in 1954, by his voice.  He called Resnais who was editing my first film.  His intelligence, his roughness, his tendernesss, were one of my joys all through our friendship.  All his friends had access to a part of him.  He sent drawings, collages.  He himself undoubtedly replaced the pieces in his self-puzzle.  He has gone, knowing that he was admired and very much loved.  I would meet him with pleasure, but when I filmed in his studio, his cavern of creation, we can hear him but we can’t see him.  He had chosen since a long time ago to be known only through his work and not by his face nor by his personal life.  He chose the drawing he made of his cat William-in-Egypt to represent him.  He also chose – at least for a certain period – to appear in “Second Life” in the form of a tall blond guy, an avatar who moved around on a desert island talking to an owl.

 

There he is in his 3rd life.  Long life over there !

 

Agnès Varda  July 30th 2012


[1] One might choose to regard as his last film the unique image he sent to the Music group Damon and Naomi for their And You Are There videoclip. Why Not. A movie with only one image is also an option.

lire le billet

Chris Marker, explorateur du siècle

 

Il est mort le jour de ses 91 ans, le 29 juillet. Jusqu’au dernier moment, il aura surveillé le score de son film Chat écoutant la musique sur YouTube. Rien d’anecdotique à cela,  mais une curiosité sans fin pour les techniques modernes et un amour des chats, deux des nombreuses facettes de l’homme qui avait choisi de s’appeler, le plus souvent, Chris Marker.

Marker aura été, toute sa vie, un « homme de son temps ». Tellement en phase avec le présent qu’il n’aura cessé d’en explorer toutes les dimensions, dans l’espace, la durée, les idées et les techniques. Avant et mieux que d’autres, il aura compris les périls de la médiatisation, et choisi de ne pas apparaître en public. Après la mort d’un chat particulièrement cher, il prendra l’apparence de celui-ci, nommé Guillaume-en-Egypte, pour émettre commentaires, apologues et facéties. Lors de la mobilisation-réflexe après le 21 avril 2002 qui vit une foule spontanément descendre dans la rue suite à l’arrivée de Le Pen au deuxième tour des présidentielles, il reconnaitra comme un signe fraternel la présence parmi la foule de chats, et de masques de chats – ceux du peintre et street artist Thoma Vuille – faisant écho aux chats ornant les murs de la ville. Ce sera son dernier long métrage, Chats perchés (2004), aux confins du journalisme militant et du cinéma, avec les ressources de la vidéo légère dont il aura toute sa vie accompagné les mutations.

Chris Marker était cinéaste, mais aussi… mais aussi voyageur, bidouilleur de machines,  chercheur en poésie, internaute insomniaque, étudiant en sciences politiques, observateur des pratiques des autres artistes, mélomane. Chercheur, anthropologue, savant, pataphysicien. Et, donc, écrivain, éditeur, photographe, vidéaste. Et cinéaste.

On ne sait pas grand chose de l’enfance de Christian-François Bouche-Villeneuve, né à Neuilly le 29 juillet 1921, sinon son amitié adolescente avec Simone Kaminker, qui deviendra Signoret, élève dans un établissement voisin du sien – il le racontera dans Mémoires pour Simone (1986), un des nombreux films qui, d’une manière ou d’une autre, participent de l’immense travail de complicité active, avec des amis – connus personnellement ou pas – qui font aussi partie de son œuvre – Nicole Védrès, Stephan Hermlin, Yves Montand, Akira Kurosawa, Denise, Loleh et Yannick Bellon, Andrei Tarkovski, Costa Gavras, Nagisa Oshima, Agnès Varda… Le plus remarquable exemple de cet activisme à 360° est sans doute cet accomplissement exceptionnel dans l’univers de la télévision, L’Héritage de la chouette (1989), treize fois 26 minutes pour comprendre le monde contemporain à partir de ses sources dans la pensée grecque. Pas une succession : un réseau. Un réseau de pensée, d’amitié, d’agencement de compréhension.

Le réseau, la clandestinité… CF Bouche-Villeneuve est devenu Marker sans doute durant la Résistance, peut-être – il y a tant de légendes, la plupart créées par lui – comme traducteur aux côtés des troupes américaines. L’action, la pensée, les arts aussi et toujours, c’est là, à la Libération, cela s’appelle alors « Peuple et Culture » et « Travail et Culture », associations nées elles aussi de la Résistance, où se croisent communistes et chrétiens de gauche, où il fait la connaissance d’André Bazin et d’Alain Resnais. Il publie un beau roman qu’il n’aimait pas, Le Cœur net (1949), dont Jean Cayrol écrira la préface, il coréalise le magnifique Les statues meurent aussi avec Resnais, où la beauté des images et la finesse du commentaire sont des armes affutées contre le colonialisme français alors encore triomphant : terminé en 1952, le film est immédiatement interdit, et pour longtemps.

Marker écrit (en particulier un admirable Giraudoux par lui-même en 1952), Marker filme, Marker voyage et dirige une collection qui bouleverse l’idée même de guide de voyage, Petite Planète, aux éditions du Seuil. Il photographie aussi, peut-être surtout à ce moment. Cinéaste ? Pas encore vraiment : il est en train d’inventer quelque chose d’autre, qui sera longtemps au cœur de son style. Une manière à lui d’organiser son extraordinaire virtuosité dans le maniement des mots et dans la création d’images. On en vérifiera les puissances dans un des tout premiers films qu’il signe, Lettre de Sibérie, 1958, avec la scène du « Iakoute qui louche », scène montrée sous trois jours différents selon le commentaire, séquence saluée en son temps par Bazin comme l’acte de naissance d’un genre dont Marker restera l’un des maîtres, le « film-essai ».

Cette relation particulière mots/images, appuyée sur le rapport au voyage et sur l’engagement politique, est au principe de l’essentiel de son œuvre « documentaire » du début des années 60, Description d’un combat (1960, en Israël), Cuba si (1961), Le Mystère Koumiko (1965, au Japon qui devient une de ses destinations de prédilection), Si j’avais quatre dromadaires (1966, composé de photos prises partout dans le monde et d’un dialogue à trois). Mais elle caractérise aussi sa réalisation la plus célèbre, La Jetée (1962), sans doute un des films les plus commentés de toute l’histoire du cinéma, agencement d’images fixes et de mots qui construisent une vertigineuse boucle à travers le temps, pour une fraction de seconde mouvement, le regard d’une femme crucifiée par l’amour et la mort.

De cet instant de mouvement du monde et des sentiments au croisement du récit par les mots et de la construction des images, il est permis de voir le point de départ d’une série décisive, en trois temps : 1) avec Pierre Lhomme, grand chef opérateur qui est ici co-auteur à part entière, pour le geste à la fois plus modeste, plus attentif au réel, et à bien des égards plus clairvoyant, et aujourd’hui d’une pertinence intacte, qu’est Le Joli Mai, ce mois de mai 1962 alors que la guerre d’Algérie approche de son terme et que Paris et la France changent d’époque. 2) Loin du Vietnam (1967), projet pensé politiquement comme geste collectif, qu’il met sur pied et coordonne sans rien réaliser lui-même, mais en concevant le montage final qui réunit  Alain Resnais, Jean-Luc Godard, William Klein, Claude Lelouch, Joris Ivens et Michèle Ray (le segment tourné par Agnès Varda ne figurant pas dans le montage final, comme d’ailleurs celui du Brésilien Ruy Guerra). Soit une idée de la pratique du cinéma qui dépasse la fabrication de l’objet film, pour devenir l’intelligence d’une pratique. 3) Ce que relance et déploie l’expérience simultanée de la création d’une coopérative, Slon (qui aujourd’hui s’appelle Iskra et travaille toujours) et d’une initiative : accompagner par le cinéma une grande grève ouvrière, celle de la Rhodiacéta à Besançon en mars 1967. Il en nait un film, A bientôt j’espère, un débat, avec les ouvriers filmés et leur famille, qui critiquent le film, et un geste : mettre à leur disposition le matériel de tournage, pour qu’ils tournent selon leur propre approche leur situation. Naîtront des films, et une structure, les Groupes Medvedkine, qui durant six ans feront vivre d’autres hypothèses de cinéma.

Medvedkine, c’est le grand cinéaste révolutionnaire soviétique, l’inventeur du ciné-train qui déjà voulait rendre à ceux qu’on filme le pouvoir sur les images qu’on fait d’eux, l’auteur de l’iconoclaste Le Bonheur (1934) que Slon distribuera en salles, le cinéaste ayant traversé l’espoir et la trahison de l’espoir révolutionnaire à qui Marker consacrera plus tard le lucide et bouleversant Le Tombeau d’Alexandre (1993). Mais déjà, avant la succession des ciné-tracts (1967-68) et des films d’intervention « On vous parle… » (du Brésil, de Paris, de Prague – 1969-1971), c’était en 1967 la mise en place de nouvelles méthodes réinventant l’articulation de l’action collective héritée de Travail et culture et du geste ô combien personnel du virtuose compositeur d’images et de mots.

Première image du premier Ciné-tract

Au cours de la décennie qui commence alors (1967-1977), Chris Marker alimentera la pensée, la vision, la sensibilité par une telle quantité de travaux qu’on ne peut les énumérer, d’autant qu’il ne signe pas la majorité d’entre eux, collaborant, en France et dans le monde – notamment dans les colonies portugaises à l’heure de leur lutte de libération – à d’innombrables projets inséparablement artistiques, politiques et pédagogiques.  De cette décennie, et des ses racines historiques et idéologues, c’est aussi et surtout lui qui tirera le bilan terriblement clairvoyant, celui de l’espoir trahi, dans le sang et la torture des dictatures fascisantes, en particulier en Amérique latine, dans les trahisons meurtrières et les ridicules sinistres des régimes « socialistes », dans l’inaboutissement des espoirs d’un autre monde né un peu partout sur la planète durant les années 60 : à l’opposé du cynisme ou de l’abdication des « nouveaux philosophes », Le fond de l’air est rouge (1977) reste la grande œuvre politique de ce changement d’époque.

Publiant le texte du film (Maspero, collection Voix) comme il avait auparavant publié au Seuil, sous l’intitulé Commentaires les textes de ses précédentes réalisation, Marker y écrivait « j’ai essayé pour une fois (ayant en mon temps passablement abusé de l’exercice du pouvoir par le commentaire-dirigeant) de rendre au spectateur, par le montage, « son » commentaire, c’est à dire son pouvoir ». Foudroyante mise en contact de l’enjeu historique (la fin des « grands récits » annonciateurs des lendemains qui chantent) et de la forme cinématographique (le rapport texte-image).

La suite logique, artistiquement et politiquement logique, sera la reconstruction dans et hors le dispositif « film » des modes de représentation et de récit, avec une conscience aigüe des effets humains et poétiques des nouvelles technologies. Ce sera la correspondance imaginaire de Sans soleil qui, en 1982, voit le basculement du monde des images à un moment où on ne parle pas encore de numérique, et le traduit dans ce voyage incantatoire qui fera des listes « des choses qui font battre le cœur » de Dame Sei Shônagon un mot de passe entre des milliers et des milliers de proches, dans le monde entier. Ce seront les premières installations, réunies sous l’appellation « Zapping Zone », qui se multiplieront de 1981 à 1993, prenant des formes multiples et transitoires. Il y aura le film Level 5 (1996), qui continue de défaire l’agencement des formes cinématographiques, tient du jeu vidéo à un niveau que celui-ci ignore alors, et du site Internet qui n’existe même pas. Et puis le CD-Rom Immemory (1998), qui est lui un voyage spirituel anticipant les ressources du virtuel pour circuler dans l’histoire du cinéma, la mémoire personnelle de l’auteur et les grands enjeux politiques de son temps. Génie du montage de cinéma capable d’organiser dans le déroulement linéaire du film des trajectoires multiples (jamais gratuites), selon un mode contrôlé dont La Jetée reste le modèle puis avec l’ouverture des arborescences revendiquées par Le Fond de l’air, Marker entre cette fois de plain-pied dans les puissances du multimédia.

Par des chemins différents, et en particulier des rapports à la technique qui ne se comparent pas, Chris Marker et Jean-Luc Godard auront été de manière synchrone les deux grands ouvriers de la réflexion en acte sur les puissances et faiblesses du cinéma en interaction avec le cours de l’histoire contemporaine. C’est vrai depuis le dialogue à distance entre Le Joli Mai et Masculin-féminin et Deux ou Trois choses que je sais d’elle jusqu’à aujourd’hui, y compris avec les inventions de chacun quand aux potentialités de circulation de déplacement entre des « zones » que l’habitude tient séparées – chez Godard, exemplairement dans Histoire(s) du cinéma.

Depuis toujours passionné de technique et des enjeux politiques et esthétiques des appareils, Chris Marker vit à partir des années 90 non seulement dans l’amoncellement de films et de documents qui étaient son habitat naturel, mais dans une véritable caverne des merveilles et bidules technologiques. Pour lui qui depuis toujours pense en termes de réseau, l’essor d’Internet est l’évidence d’opportunités sans fins, vers d’autres branchements, d’autres associations, ludiques comme la chronique politico-ironique tenue par Guillaume en Egypte sur le site Poptronics des Bazooka, mais aussi ouvertes sur de multiples explorations.

Ce sera  notamment la création de L’Ouvroir sur Second Life, un espace d’exposition virtuel où son double félin guide le visiteur d’expositions photos en rencontres et questionnement. On peut encore le visiter sur le site Gorgomancy qui réunit nombre de fabrications markeriennes récentes, et y voir aussi son dernier court métrage, Leila Attacks[1], mais pas y circuler en mode interactif comme dans l’univers virtuel tel qu’il avait été créé avec un musée de Zurich, et où figuraient en particulier l’admirable ensemble de photos réunies sous l’intitulé « Staring Back »[2] .

Le virtuel n’est pas pour lui un ailleurs, encore moins une échappatoire au monde réel, son engagement immédiat et sans réserve contre les agressions serbes en Bosnie, qui se traduisent pas deux films, Le 20 heures dans les camps (1993) et Casque bleu (1995) en sont parmi les témoignages évidents (complété par Un maire au Kosovo, en 2000, avec François Crémieux). Au contraire, il est parmi les premiers à comprendre comment le virtuel fait partie du réel, et combien il importe d’en prendre acte, et d’y agir. Y compris avec l’outil classique du montage, comme lorsqu’il interroge le regard d’Adolf Eichman filmé par Leo Hurwitz regardant Nuit et brouillard (auquel Marker a tant contribué), dans Le Regard du bourreau (2008).

Ce geste contemporain entre en résonnance, en même temps qu’avec l’œuvre au long cours, avec ses artefacts les plus récents, les nouveaux ensembles photographiques (The Passengers, 2011), les dessins et montages envoyés aux amis sur Internet, les petits posts sur Youtube, et surtout la sublime installation vidéo The Hollow Men, qui a été présentée dans nombre des plus grands musées du monde. Mais pas au Centre Pompidou à Paris, qui à la grande tristesse et non moindre fureur de Marker, lui avait fermé ses portes[3]. C’est à Genève, sous l’intitulé Spirales. Fragments d’une mémoire collective. Autour de Chris Marker qu’aura été organisée en 2011, pour ses 90 ans, la plus complète rétrospective d’un des inventeurs qui aura le plus inspiré d’artistes et de penseurs durant le siècle.

La dernière image connue mise en ligne par CM (mais il y en à évidemment beaucoup d’autres à découvrir)

PS: Son amie Agnès Varda a envoyé ce petit message:

Chris MARKER va nous manquer. Il a commencé à exister pour moi en 1954, par sa voix. Il téléphonait à Resnais, qui montait mon premier film. Son intelligence, sa rudesse, sa tendresse, ont été une de mes joies tout au long de notre amitié. Tous ses amis avaient accès à un peu de lui. Il envoyait des  dessins, des collages. Lui seul sans doute replaçait les pièces de son auto-puzzle. Il s’en va, sachant qu’il a été admiré et très aimé. Je le rencontrais avec plaisir, mais quand je l’ai filmé dans son atelier, son antre de création, on l’entend, mais on ne le voit pas. Il a choisi depuis longtemps de se faire connaître par son travail et non par son visage ou par sa vie personnelle. Il a choisi le dessin qu’il a fait de son chat Guillaume-en-Egypte pour se représenter. Il a aussi choisi – au moins pour un temps – d’apparaître dans “Second life” sous forme d’un grand type clair, un avatar qui circulait sur une île et discutait avec une chouette.

Le voilà dans sa troisième vie. Longue vie là-bas !

Agnès Varda 30 juillet 2012

Chaque année, Chris Marker envoyait à ses amis une carte de voeux de son cru. Ce sera la dernière reçue de son vivant…

 

 

 

 

 

 

 


[1] Des puristes considèreront comme le dernier film de Marker l’image qu’il a envoyée en 2011 au groupe Damon and Naomi pour accompagner leur morceau And You Are There. Pourquoi pas ? un film avec une seule image est aussi une option.

[2] Ces photos ont été éditées par les éditions MIT Press.

[3] A Paris, l’installation a été présentée à la Galerie de France, début 2008.

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Le peuple des regards

A propos des photos de Chris Marker

La première fois que j’ai vu ces photos, elles étaient exposées dans un drôle d’endroit, un endroit qui n’existe pas. Ce n’est pas vrai, bien sûr. Je les avais déjà vues avant, du moins la plupart d’entre elles. Mais pas comme ça. Pas réunies et présentées dans un espace moins réel qu’elle, la plateforme construite pour Marker sur Second Life, et où moi même, visiteur sous la forme d’un avatar que je n’avais pas vraiment choisi[1], j’étais comme le lieu d’exposition moins réel que cette assemblée de visages sculptés par le noir et blanc à même la chair.

Bien sûr chacune de ces photos vaut pour elle même, a été faite pour elle même. Elles sont l’œuvre d’un très bon photographe qui s’appelle Chris Marker. Mais l’ensemble de ces photos, photos à présent réunies dans un livre, Staring Back[2], raconte quelque chose d’autre, quelque chose de ce qu’on connaît, de ce qu’on a appris à connaître au fil des décennies sous le pseudonyme de Chris Marker. L’ensemble photographique dénommé Staring back manifeste ce dont Chris Marker est le nom : une manière singulière d’incarner le générique de Vertigo, à la fois mouvement en avant, vers les lieux, les gens, les idées, et mouvement en arrière, de mise à distance qui interroge et transforme les usages de perception et de pensée. Il raconte ça, mais il le change.

Depuis Les statues meurent aussi (1953), ce travail est porté par une force particulière, qui se décline en deux modalités qui sont comme les deux côtés du même anneau de Moebius : la parole et le montage. Dans l’introduction à la publication du texte du Fonds de l’air est rouge[3], Marker terminait en disant « j’ai essayé pour une fois (ayant en mon temps passablement abusé de l’exercice du pouvoir par le commentaire-dirigeant) de rendre au spectateur, par le montage, « son » commentaire, c’est-à-dire son pouvoir ». Belle lucidité sur les effets de sa propre rhétorique, mais pourtant en grande partie illusoire : composition verbale, agencement entre des plans, assemblage de certaines images avec certains sons, maîtrise du rythme et du phrasé sont des variations au sein du même ensemble de pratiques, pratiques dont Marker est virtuose, ce dont d’ailleurs nul ne se plaint. Mais il y a bien acte de pouvoir, pouvoir d’un artiste qui pense, et organise ses matériaux pour emmener ses spectateurs accompagner le parcours de sa pensée, telle que la rencontre avec les hommes, les animaux et les choses la nourrit et l’incarne.

C’est vis-à-vis de cela, de ce pouvoir immense, et immensément réjouissant, que Marker aura tenté des gestes de rupture, rupture avec ses propres capacités. C’était encore plus clair sur Second Life (désormais inaccessible), labyrinthe en apesanteur semé d’aphorismes du chat Guillaume-en-Egypte refusant mordicus de jouer les guides. Il y a bien quelques textes dans le livre, de Marker lui-même, et d’organisateurs liés à l’exposition dans une université américaine[4], des photos ici publiées.  Ces textes n’interfèrent pratiquement pas avec les photos, le seul « acte » qui leur assigne quelque chose d’un discours est la manière dont elles sont publiées, dans quel ordre, et en quelles compagnies sur chaque double page. Tout cela est très peu par rapport à la puissance de ce qu’active la rencontre avec ces regards qui ont été regardés par le regard et l’appareil du photographe Marker, et qui à leur tour nous regardent. Reportages en situation de crises, de guerres, de manifestations, portrait de célébrités qui sont souvent des amis du photographe, visages croisés au fil de voyages lointains, même si parfois à deux rues de chez lui. Y compris visages d’animaux (si vous croyez que les animaux n’ont pas de visage, regardez les photos de Chris Marker), y compris regards qui ne fixent pas l’objectif, parfois yeux fermés, tête baissée. They do stare back, quoiqu’il en soit : ils regardent en retour, ils rendent le regard. L’immobilité, le noir et blanc, l’incertitude du nom, du pays, de la circonstance, le mélange des conditions de prise de vue, l’absence de mots, la réduction à l’extrême de l’intentionnalité de toute organisation d’images ouvre un autre espace – plus virtuel, plus ouvert que ne le sera jamais Second Life.

S’il y a un sens à l’intitulé « L’Adieu aux films »[5], c’est la rupture avec cette organisation, quasiment au sens d’organisation politique, qui est inéluctable dans un film. Les partis pris de l’image fixe (La Jetée, Si j’avais quatre dromadaires) ou de l’hétérogénéité des locuteurs (Si j’avais quatre dromadaires, Le fond de l’air est rouge) ne la contestait pas tant que ça, l’empire de l’auteur sur son œuvre restant d’une prégnance directement proportionnelle à son intelligence, son humour, sa lucidité, son élégance, bref à l’ensemble des qualités qui, en en faisant le prix, imposait cette contrepartie déjouée seulement par des pratiques d’autodisparition (notamment Loin du Vietnam, A bientôt j’espère, Le 20 heures dans les camps, Casque bleu, Le Souvenir d’un avenir). Outre les portraits photographiques, Marker aura cherché d’autres parades, comme le recours à des installations, surtout OWLS AT NOON, ou cette installation virtuelle qu’est le CD-Rom Immemory.

A l’opposé, Chat perché assume joyeusement le côté personnel du geste de cinéma, s’émerveille en passant à la fois des possibilités ouvertes par de nouveaux outils et de la rencontre avec des complices inattendus (l’informel compagnonnage dont le souriant félin jaune de Monsieur Chat serait le signe de ralliement, sinon le véritable organisateur souterrain des mouvements du monde). Réponses multiples, donc, énergie de chercheur aventureux qui s’interroge sur ses moyens et ses méthodes. Moins « adieu au film » que tentative de lui trouver des alternatives qui en réinventent les ressources et en déjouent les passages obligés.

C’est au sein de ce labyrinthe de pratiques et d’expérimentations que l’assemblée des visages photographiés, comme le peuple de l’avenir qui contemple le voyageur malgré lui de La Jetée, nous observe à distance, distance produite par un inconnu qui ne sera pas aboli. Ce qui s’ébauche dans cette assemblée des regards, c’est un espoir. L’espoir de repartir d’une possibilité d’humanité, disons celle explorée par Levinas, pour refaire du commun quand tous les vocabulaires de l’être-ensemble ce sont dévalués jusqu’à se trahir. Dévoyé en tout sens, le mot « peuple » est au mieux un non-sens nostalgique, au pire un outil de manipulation par des formes anciennes ou moins anciennes de fascisme. Mais cette idée de peuple qui ne sait plus se dire, voilà qu’elle se trouve une modalité d’existence à la fois muette et éloquente, dans cette collectivité de regards individuels, jamais dissous dans une masse et jamais exclu d’une histoire et d’un contexte, même si on ne les connaît pas. A Moscou, à Pékin, sur les barricades de Mai 68, devant le Pentagone, dans les rues de Bangkok ou de Sarajevo, avant-hier ou il y a 30 ans, ce n’est pas « le peuple » qu’a photographié Marker – surtout pas ! Mais l’assemblage, bien après, de ces centaines d’images, fait de chacun de ceux qui y figure la promesse qu’il existe bien un monde habité collectivement, un monde à partager et à transformer, même si plus personne ne sait comment s’y prendre.

(Ce texte a été rédigé pour le numéro 5 de la revue espagnole Caiman, Cuadernos de cine)


[1] En 2008, la galerie suisse Museum für Gestaltung in Zürich avait construit un espace d’exposition virtuel sur Seconde Life destinée à accueillir les œuvres que Chris Marker y avait mis en scène sous le titre générique « L’Adieu aux films » (cf. Cahiers du cinéma n°634).

[2] Publié par MIT Press.

[3] Edité chez Maspero, 1978.

[4] Plus précisément au Wexner Center for the Arts de la Ohio State University à Colombus.

[5] Dans un entretien aux Inrocks de 29/04/2008, Marker semblait ne pas accorder lui-même grand sens à ce titre, qu’il revendiquait seulement pour la consonance avec L’Adieu aux armes d’Hemingway.

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Jacqueline Meppiel, le montage comme art de combat

Jacqueline Meppiel avec Gabriel Garcia Marquez et les élèves africains de la première promotion de l’EICTV en 1987

Profession: monteuse de films. Ce fut longtemps son métier, ce qui ne dit pas tout, loin s’en faut, du rôle important qu’elle a joué dans le cinéma français des années 60, 70 et 80. Car monteuse, pour elle, ne signifiait pas une activité technique mais un mode de pensée en actes, une façon de réfléchir à la fois avec la tête et avec les mains. De Jean-Pierre Melville (Léon Morin Prêtre, 1961) à Coline Serreau (Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux !, 1982), très nombreux sont les cinéastes aux côtés de qui elle aura déployé une énergie rieuse et exigeante, qui laissait une marque indélébile chez tous ceux qui avaient la chance de rencontrer cette grande et belle femme.

Cette pensée et cette énergie furent toute sa vie inséparable de ses engagements. En 1963, elle est avec Yann Le Masson qui réalise Sucre amer sur l’élection truquée de Michel Debré à la Réunion. Puis elle joue un rôle important dans l’accomplissement de  Loin du Vietnam (1967), film collectif à l’initiative de Chris Marker, signe majeur de cette époque. En 1969, elle accompagne William Klein pour la réalisation du Festival Panafricain d’Alger, repère lui aussi décisif au sein d’une autre histoire, celle du tiers-mondisme (et aussi de la musique, grâce notamment à la présence d’Archie Shepp). Elle participe à de nombreux documentaires, dont Angela Davis : Portrait of a Revolutionary (Yolande DuLuart, 1972), rencontre Med Hondo qu’elle accompagne sur Bicots nègres, nos voisins (1974) puis dans la réalisation, pour le Front Polisario, de Nous aurons toute la mort pour dormir (1977). Chris Marker la met en relation avec le sociologue Armand Mattelart, ensemble et avec Valérie Mayoux, ils réalisent La Spirale (1976), analyse économico-politique du processus qui a mené au coup d’Etat chilien et à l’assassinat d’Allende. Le film reste aujourd’hui exemplaire des puissances d’intelligence du réel par le cinéma.

Ce sont le même engagement et la même passion qui la mènent d’abord en Angola à peine libéré des Portugais, à la demande du grand ingénieur du son Antoine Bonfanti, pour assurer la formation de futurs réalisateurs et techniciens, puis à Cuba au début des années 80.  Elle crée le département “montage” de l’Ecole internationale de cinéma et de télévision, inaugurée en 1985 à l’initiative de Gabriel Garcia Marquez, et connue comme “l’école de San Antonio de los Baños”, qui formera des générations de réalisateurs venus de tout le continent latino-américain. Mariée à l’acteur Adolfo Llaurado (1940-2001), une des grandes vedettes du cinéma cubain, Jacqueline Meppiel a enseigné à l’EICTV jusqu’à ce que la maladie l’en empêche. Elle est morte du cancer des poumons le 9 novembre, elle avait 83 ans.

 

 

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