
Le Festival de Shanghai qui s’est tenu en juin a été l’occasion d’une étrange levée de boucliers. Etrange parce qu’elle a réuni des gens qui d’ordinaire s’ignorent, quand ils ne se méprisent pas ouvertement. On a en effet entendu s’exprimer d’une même voix les ténors du cinéma commercial chinois et les principaux représentants du cinéma d’auteur.
Dans un pays où, alors que la production et la diffusion des films connaît une explosion foudroyante, la séparation est radicale entre une approche commerciale et une approche artistique, il était singulier de retrouver à la même table Jia Zhang-ke, Lou Ye et Wang Xiaoshuai, figures de proue de la création et de la recherche célébrés par tous les festivals du monde, et Feng Xiaogang, signataire de blockbusters officiels, Guan Hu, représentant d’une génération venue du clip, de la pub et de l’esthétique du jeu vidéo, ou Lu Chuan, en train de conquérir sa place parmi les jeunes loups de l’industrie. Un seul mot d’ordre, qui semblait venu d’une époque révolue: halte à l’invasion américaine.
Figure essentielle du cinéma contemporain, « plus grand cinéaste chinois de tous les temps » (dixit Jacques Mandelbaum, Le Monde de 2 mai 2007), animateur d’une génération de réalisateurs qui accompagne les immenses mutations du pays tout en conquérant peu à peu une des espaces d’expression dans le système cadenassé qui y prévaut toujours, Jia Zhang-ke est une figure essentielle à plus d’un titre. Depuis ses débuts (Xiao-wu, artisan Pickpocket, 1997) il a articulé son activité créative propre avec des pratiques collectives, notamment en promouvant énergiquement ses collègues. Mais alors que le cinéma connaît un tournant en Chine avec l’explosion de la production commerciale, la multiplication fulgurante du nombre de salles et désormais une ouverture sur les films étrangers pour l’instant presqu’uniquement dédiée à Hollywood, l’auteur de Plaisirs inconnus et de Still Life met en place un véritable dispositif alternatif pour ne pas être noyé par la déferlante commerciale qui balaie la Chine.
Vous aviez une société de production, XStream Pictures, dirigée par votre associé Chow Keung, qui produisait vos films ? Pourquoi venez-vous de créer – toujours avec Chow Keung – une autre société ?
C’est venu petit à petit, ce n’était pas prémédité. J’avais déjà produit le premier film de Han Jie, Walking on the Wild Side, qui a eu des prix dans les festivals, quand il est venu me voir pour son deuxième projet, Hello Mister Tree, j’ai cherché comment l’accompagner. Mais surtout, j’ai voulu pouvoir faire davantage pour aider des jeunes réalisateurs. Au même moment, la marque Johnny Walker m’a proposé de me sponsoriser pour la réalisation d’un film documentaire sur le thème « keep walking » (continuer d’avancer). Je leur ai proposé de transformer ce projet en un film collectif, où cinq jeunes cinéastes choisis par moi feraient chacun un court métrage sur ce thème. Nous nous sommes mis d’accord sur un projet où chacun raconte comment une personnalité connue a affronté un problème grave et l’a dépassé. Je regarde beaucoup de travaux de jeunes réalisateurs, j’en ai choisi cinq dont j’aimais le style, et j’ai travaillé avec eux. C’est un peu comme une école. Nous avons passé beaucoup de temps ensemble, à discuter, à échanger collectivement sur les approches et les choix de chacun.
Dans quelle condition ont-ils travaillé ?
J’ai tenu à ce que jeunes réalisateurs disposent de bons moyens techniques, et surtout de collaborateurs de haut niveau. Ils ont pu travailler avec d’excellents chefs opérateurs, sound designers, monteurs, musiciens, etc. A l’image, on trouve ainsi les deux directeurs de la photo avec qui je travaille Yu Lik-wai et Wang Yu, et Wang Xi-ming, collaborateur habituel de Wong Kar-wai, à la musique Mingang, compositeur taïwanais très célèbre, au son Zhang Yang, mon ingé-son depuis très longtemps. Cela participe du côté « école » de ce projet : il y a beaucoup de personnes en situation de formateur, de mentor dans ce projet. Et bien sûr les conversations ne portent pas seulement sur la réalisation des courts métrages, mais sur les projets personnels de chacun. Ce documentaire collectif a dans une certaine mesure servi de pépinière pour la mise en route d’autres films.
Il y a donc une suite…
Deux de ces réalisateurs, Song Fang et Chen Tao, qui se trouvent d’ailleurs être l’une et l’autre des lauréats de la Cinéfondation du Festival de Cannes, préparaient leur premier long métrage. Song Fang était une des actrices du Ballon rouge de Hou Hsiao-hsien, elle jouait la babysitter, et j’avais découvert Chen Tao lorsque j’étais au jury de la Cinéfondation à Cannes, son court métrage m’avait beaucoup plu. J’ai décidé de construire les conditions permettant de produire leurs films, j’ai fait des recherches auprès de financiers, et j’ai fini par trouver un groupe d’investisseurs pour travailler avec moi. Nous avons donc créé une nouvelle société de production destinée à accompagner ces projets. Mes partenaires ne sont pas des gens qui viennent du milieu cinématographique, certains travaillent dans l’immobilier, d’autres dans le secteur de l’énergie. A l’origine, ils voulaient investir dans mon prochain film, mais je les ai convaincu de financer plutôt des premiers films.
Quel est le sens de cette démarche de votre part ?
Aujourd’hui, les investisseurs ne s’intéressent spontanément qu’aux projets très commerciaux. C’est très dangereux – aussi pour moi et les films que je fais. Il est très important que des jeunes auteurs puissent continuer d’apparaître et de progresser, de ne pas laisser la conception purement industrielle submerger la totalité du cinéma chinois. A fortiori quand l’ensemble du cinéma est désormais menacé par la montée en puissance des grandes productions hollywoodiennes, du fait de l’assouplissement des quotas. Pour avoir un avenir, le cinéma chinois a besoin de force commerciale mais aussi de force artistique, avec l’apport de nouveaux venus.
Comment s’appelle cette nouvelle société ?
Nous n’avons pas encore trouvé le nom anglais mais le nom chinois, Yi Hui, signifie « la confluence des idées ». Le premier long métrage né dans ce cadre sera Memories Look At Me de Song Fang, dont on termine la post-production, il est au mixage. Tout comme un autre film, qui a un peu surgi de manière inattendue. Le film s’appelle Fidai, son réalisateur est un Français, Damien Ounouri, et l’action du film se passe en Algérie. C’est un film à propos des suites de la guerre d’Algérie, et de la guerre civile des années 90. Au début, j’ai eu seulement des échanges sur le plan artistique avec son réalisateur, qui habite Pékin. Ensuite, et alors qu’il avait commencé à travailler avec un chef opérateur et un ingénieurs du son eux aussi Français habitant Pékin, nous avons eu l’idée que la production pourrait également être basée ici en Chine. Et Fidai est devenu le deuxième projet de Yi Hui Media. Son titre en chinois sera : « Il faut pardonner à la révolution », une phrase que prononce le personnage principal.
Où en sont les autres films ?
Le film de Chen Tao est en cours de finitions. Il s’agit d’un film qui allie road movie et thriller dans un contexte très particulier, l’immédiat après-Tienanmen et les Jeux Pan-asiatiques à Pékin en 1990. Nous allons bientôt commencer le tournage du premier film d’une jeune romancière, Shan Li. C’est l’histoire d’un couple, dont les membres seront interprétés par des acteurs connus en Chine, ce qui devrait aider à attirer l’attention lors de la sortie. Enfin nous préparons la production du nouveau de Tan Chui-mui, qui est une jeune réalisatrice malaisienne très brillante[1]. C’est un film d’époque intitulé Imperial Exam, situé sous la dynastie Ming (1368-1644). Le scénario est signé par un grand écrivain taïwanais contemporain.
Comment ces films seront-ils distribués ?
Pour la distribution en Chine, nous avons l’habitude de travailler avec deux sociétés privées, Shanghai Films et Bona, qui ont de l’expérience et de bons contacts au plus haut niveau. C’est essentiel parce que le plus gros problème reste l’accès aux salles. Et nous avons de nombreux interlocuteurs pour la distribution internationale, comme MK2 ou Fortissimo.
Pour la sortie en Chine, il n’y aurait pas de sens à créer votre propre société de distribution ?
On pourrait le faire mais nous serions en position encore plus défavorable pour négocier avec les salles, qui ne veulent que des blockbusters. Il vaut mieux passer par une société qui a les moyens de nous ouvrir les portes de ces salles, même dans des conditions très limitées. L’accès aux écrans est à présent le problème numéro 1 : plus de 550 films sont produits en Chine l’an dernier mais moins de la moitié sortent en salles. C’est pourquoi je travaille à l’ouverture d’une salle de cinéma. Mes partenaires financiers sont d’accord pour m’accompagner aussi sur ce projet.
Où se trouvera ce cinéma ?
Nous avons trouvé un lieu très bien situé, à Pékin, à l’intérieur d’un complexe d’équipements culturels dans un nouveau quartier en plein essor, et surtout tout proche de plusieurs grandes universités. Ce sera une petite salle d’une centaine de fauteuils, mais il y aura aussi un café et une librairie, l’idée est d’en faire un lieu d’accueil et d’échange autour du cinéma. C’est un peu un galop d’essai, si ça se passe bien l’idée serait d’ouvrir des lieux similaires dans d’autres villes, sans doute Shanghai et Canton pour commencer.
Ce sera un cinéma « normal », avec les mêmes règles de fonctionnement que les salles commerciales ?
Oui. Il existe déjà des lieux « alternatifs », ou underground, et c’est très bien. Mais là il s’agit de donner accès aux films artistiquement ambitieux dans le cadre d’une exploitation normale. Nous ne montrerons que des films qui auront un visa d’exploitation, qui auront passé la censure. Mais bien sûr, dans le cadre de rétrospectives ou de programmes thématiques, nous pourrons montrer des films qui ne font pas partie de la distribution ordinaire, notamment des films étrangers hors quotas ou des films qui n’ont pas été acceptés par la censure. Il s’agit d’exposer le mieux possible les films d’auteur chinois et étrangers, en profitant de notre capacité à mobiliser au moins une partie des médias.
Il y aura donc plusieurs logiques de programmation.
En effet, au sens où il y a à la fois une logique d’accès commercial ordinaire pour des films d’auteur qui en sont pour l’instant privés, et une dimension plus patrimoniale ou d’éducation, avec des programmes à thème. En ce qui concerne les films étrangers, il est clair que les quotas officiels vont s’assouplir : on s’attend à ce que le nombre de titres autorisés augmente chaque année de 10 unités. C’est très bien à condition que ce nouvel espace ne soit pas entièrement occupé par des grosses productions hollywoodiennes, ou internationales. D’où l’importance de créer des lieux pour d’autres formes de cinéma. Aujourd’hui, seules deux sociétés d’Etat peuvent importer des films, mais dans un proche avenir, des sociétés privées vont pouvoir le faire aussi. A ce moment, nous pourrions devenir aussi importateurs.
Outre l’accès aux salles, vous occupez-vous aussi des autres modes de diffusion ?
Bien sûr, la diffusion sur Internet est devenue très importante. Nous avons des accords avec plusieurs plateformes qui achètent les droits. Cela représente un revenu plus stable pour les films, y compris pour des films comme ceux produits par Yi Hui Media.
Vous travaillez également à accompagner la naissance d’une critique de qualité.
Oui, nous avons créé un fonds destiné à aider de jeunes critiques chinois. Pour l’instant, il est affecté à deux usages. D’abord, soutenir la publication de livres écrits par des critiques. Nous venons de financer l’édition d’un ouvrage composé d’entretiens avec 30 documentaristes chinois. D’autre part, nous distribuons des bourses pour aider des critiques indépendants à aller dans les festivals internationaux. C’est souvent beaucoup trop cher pour eux, et c’est grave. Si les critiques sont déconnectés de la création contemporaine et des lieux d’échange autour de l’art du cinéma, ils deviennent conservateurs, leur goût devient rétrograde. Nous, les cinéastes, avons besoin de leur ouverture sur le monde.
Au milieu de tout ça, que devient votre propre projet de film, comme réalisateur ?
Il s’agit d’un film d’arts martiaux situé à la fin du 19e siècle, c’est un film cher qui a demandé une longue préparation, d’autant qu’il nécessite un tournage sur plusieurs saisons. Et comme il doit être interprété par des vedettes, cela prend aussi du temps afin de tout mettre en place. Le tournage commencera à la fin de l’année.
Le film sera-t-il produit, ou coproduit par Yi Hui ?
Non. Ce film, dont le titre chinois signifie « A l’époque des Qing[2] », est produit par Milky Way, la société de Johnnie To, en coproduction avec ma société XStream Pictures. C’est un projet qui date d’avant Yi Hui Media, et qui de toute façon serait trop lourd pour la nouvelle société. Mais il n’est pas exclu qu’elle puisse financer d’autres de mes films dans le futur.
Avez-vous encore d’autres projets ?
J’ai écrit deux autres scénarios, une fiction sur la Chine contemporaine, et un film semi-documentaire, dont j’ai commencé le tournage il y a 10 ans : le sujet exige les deux tournages séparés par cette longue période, il me reste à filmer la deuxième partie. J’espère avancer rapidement, si possible terminer mes trois prochains films dans les trois prochaines années. »
Propos recueillis par Jean-Michel Frodon à Shanghai le 21 juin 2012.
[1] Réalisatrice de Love Conquers All (2006) et Une année sans été (2010), tous deux remarqués dans de nombreux festivals, Tan Chui-mui est une figure de proue de la Nouvelle Vague malaisienne (https://blog.slate.fr/projection-publique/2009/12/20/la-vigueur-collective-dun-jeune-cinema-asiatique/), également comme cofondatrice de la société de production Da Huang.
[2] La dynastie Qing (1644-1911) est la dernière à avoir régné sur la Chine, avant l’avènement de la république.
C’est rigolo, et tout à fait dans sa manière, cette petite dame d’1m60 qui parle devant cette petite dame de 5m qui lui est parfaitement semblable. On la reconnait aussi, tout à côté, dessinée façon caricature amicale, suspendue sous une 2CV de bande dessinée délicatement posée sur deux cariatides du Parthénon. C’est quoi, ce souk ? L’irruption joyeuse, colorée et inventive d’Agnès Varda dans le grand musée ultra moderne du Central Academy of Fine Arts de Pékin, CAFA pour les intimes, à la fois lieu d’exposition et Ecole nationale des Beaux-Arts.
D’une Nouvelle Vague à l’autre, Agnès Varda et Jia Zhang-ke
La réalisatrice de Les dites cariatides en acrobatique posture
Sous l’intitulé sibyllin The Beaches of Agnès Varda in China 1957-2012, la cinéaste y expose certaines des installations qui sont devenues depuis une décennie, en plus du cinéma et de la photo, un de ses moyens de prédilection pour raconter le monde, ses multiples joies et son insondable mélancolie, à coups de patates, de seaux en plastiques et d’assemblage d’objets, d’images mobiles et statiques. Comme il se doit, l’exposition est accompagnée d’une rétrospective des films de celle que les Chinois appellent affectueusement « la grand’mère de la Nouvelle Vague ». Et encore d’une série de conversations publiques pompeusement baptisées master class où j’ai le grand plaisir de jouer les interlocuteurs, pour le plus grands profit des nombreux étudiants du département cinéma du CAFA, que dirige la réalisatrice Ning Ying.
Tout cela est mené tambour battant par Agnès V. (bientôt 84 ans) flanquée d’une escouade de jeunes femmes aux ressources en énergie apparemment inépuisable, dont sa fille Rosalie, son assistante Julia Fabri, et Marie Terrieux qui pilote des événements culturels en Chine. C’est joyeux, inventif, coloré, ça saute de souvenirs cinéphiles à interrogations pointues sur l’art contemporain, ça court, ça rigole, il y a du monde partout, au musée, aux séances, dans les conférences, et ensuite à la cafeteria. Et ce n’est pas fini, loin de là, puisqu’ensuite le Varda Tour prendra ses quartiers à Shanghai, puis à Wuhan, jusqu’au 6 mai.
Au milieu de ce carrousel ludique et inventif se trouve un lieu étrange, comme souvent avec Varda, lieu apparemment tout simple et en fait traversé de sens complexes et de vertiges. Plus encore que le trouble qui saisit devant la transposition à Pékin des Veuves de Noirmoutier, où les 14 femmes seules parlent désormais en chinois dans l’intimité des écouteurs à ceux qui s’assoient face à elles pour les écouter une à une et les regarder ensemble, c’est dans un espace nommé Pavillon des souvenirs que ce joue cette étrange opération de télescopage spatial et temporel. En 1957, à une époque où cela ne se faisait guère, et durant la brève période d’ouverture politique connue comme « Les Cent Fleurs », Agnès Varda était venue en Chine et y avait voyagé durant deux mois. Elle en avait rapporté des milliers de photos, et des centaines d’objets de la vie quotidienne, expédiés dans une grande malle par bateau. Ce sont quelques unes de ces images et beaucoup de ces objets qu’elle a rapportés et qu’elle expose. Et c’est une extraordinaire rencontre qui se joue entre ces images et ces objets d’il y a 55 ans et les visiteurs chinois d’aujourd’hui, pour qui ils sont à la fois si lointains et si familiers, via l’intercession de cette étrangère qui ne parle pas leur langue.
Quelque chose de sensible et d’inexplicable c’est passé jadis, qui a laissé ces traces-là. Quelque chose de très compliqué et de très touchant se produit dans la rencontre, qui attire et retient d’innombrables visiteurs, avec ces revenants doublement exotiques, par la distance dans le temps et par le détour via les gestes d’une étrangère (collectionner, photographier). Entre ironie, affection et étonnement, de très jeunes chinois d’aujourd’hui regardent les objets de leur pays qui avaient plu à une jeune femme de ce qui est pour eux un autre temps, et même un autre monde. Du temps et de l’espace qui font des histoires, de l’histoire – on est bien dans l’œuvre d’Agnès Varda.
lire le billetAffiche du 4e First Film Festival qui s’est tenu dans toute la Chine du 26/10 au 9/11
Etrange situation dans laquelle je me retrouve à Pékin : expliquer à des Chinois l’œuvre d’un cinéaste chinois. Car chinois, Edward Yang l’était profondément, même si ce réalisateur taïwanais avait aussi étudié l’informatique aux Etats-Unis, où il vécut les années 70, découvrant avec passion le cinéma moderne européen. En Chine continentale, son œuvre singulière, marquée par ses racines et son cosmopolitisme, restait jusqu’à présent inaccessible. Quatre ans après sa mort, une conspiration de bonnes volontés permet enfin l’organisation dans la capitale d’une première rétrospective, hélas incomplète : seuls les quatre premiers films, In Our Time, That Day on the Beach, Taipeh Story et Terrorizers ont pu être montrés. Pas la faute des autorités chinoises, mais de problèmes avec les ayant-droits. En même temps, mon livre Le Cinéma d’Edward Yang publié l’an dernier à l’occasion de l’intégrale à la Cinémathèque française est traduit en chinois. Oui, oui, ça fait plaisir.
Me voici donc, devant un défilé de journalistes (presse écrite, télés, médias en ligne surtout) en train de détailler l’œuvre d’un cinéaste dont je suis persuadé que son œuvre n’a pas seulement admirablement décrit ce qui se passait alors dans sa ville, Taipei basculant à toute vitesse d’une société archaïque et dictatoriale aux violences ultramoderne d’une modernisation capitaliste à outrance, mais que cette œuvre a aussi décrit à l’avance beaucoup de ce qui se joue en ce moment en Chine – et ailleurs. La bonne surprise est l’impressionnante curiosité bienveillante dont l’homme et les films semblent jouir, impression décuplée par l’accueil enthousiaste lors des projections où j’interviens à l’Académie du Cinéma, devant une immense salle comble.
La salle de l’Académie du cinéma de Pékin lors de la projection de Taipei Story d’Edward Yang
Même l’intense pratique du piratage n’a pourtant pu permettre à ces étudiants et à leurs enseignants de se familiariser avec l’œuvre de celui qu’on nomme ici de son nom chinois, Yang Dechang, les films étant très difficiles à trouver en DVD pirates ou sur Internet, sauf tronçonnés et en infecte définition sur Youtube. Encore faut-il avoir envie d’aller les chercher…
Cette rétrospective est organisée dans le cadre du FFF, festival qui a pour vocation essentielle de montrer des premiers films, chinois et étrangers, principalement à un public d’étudiants : son infatigable organisateur, le réalisateur, producteur, distributeur, éditeur et activiste Wen Wu, a mis en place un réseau de projections dans pas moins de 53 campus du pays. Le double avantage de ce choix est de toucher un public jeune, peu exposé aux propositions autres que le cinéma commercial dominant, et d’être dispensé d’avoir à passer sous les fourches caudines de la censure. Dix longs métrages chinois, autant d’étrangers et une vingtaine de courts ont ainsi circulé du 26 octobre au 9 novembre à travers le pays, ainsi que des éléments des quatre rétrospectives, consacrées, outre E.Yang, à la Nouvelle Vague hongkongaise des années 80, à l’œuvre de Joris Ivens et à Jeanne Moreau, figure de proue d’une importante présence française.
Il se trouve en effet que Wen Wu a étudié le cinéma à Paris, sa francophilie et sa cinéphilie ont d’ailleurs trouvé un écho important du côté d’une manifestation elle aussi dédiée aux premières œuvres, le Festival Premiers Plans d’Angers, depuis un quart de siècle place forte de la défense de la diversité et du renouvellement des talents cinématographiques. Une solide escouade angevine a d’ailleurs fait le déplacement de Pékin, pour stabiliser un partenariat bien nécessaire au développement de l’ambitieuse mais fragile manifestation chinoise.
Claude-Eric Poiroux, directeur du Festival Premiers Plans d’Angers à Pékin avec Wen Wu, directeur du FFF
Celle-ci participe d’une effervescence aussi réelle que paradoxale en faveur de la créativité du cinéma actuelle dans le pays. En même temps que le FFF se tenait à Nankin le 7e Festival du Film indépendant, animé notamment par le producteur et prof à l’Université du cinéma de Pékin (et autre francophone émérite) Zhang Xian-ming. Juste avant avait eu lieu le 6e BIFF (Beijin Independant Film Festival), autre temps fort de l’effort permanent de faire vivre, et de rendre visibles les réalisations tournées hors système, ou refusées par lui. Paradoxale, puisqu’alors que le cinéma commercial connaît un boum spectaculaire en Chine, où on inaugure chaque jour plusieurs salles quelque part dans le pays, et où la production commerciale ne cesse d’augmenter, la fracture s’élargit de plus en plus entre le « centre » et les marges. A la notable exception de la salle MOMA à Pékin, havre cinéphile (mais arty et bobo en diable) flanqué d’une bonne librairie, ni les films du FFF, ni ceux de Nankin ni ceux du BIFF n’auront été montrés dans des salles de cinéma. Amphithéâtres, galeries, cafés, lieux de fortune (et un tout petit peu la Cinémathèque) ont accueilli les projections, parfois dans des conditions précaires.
Le BIFF, qui accueillait certains des films qui auraient dû être montrés en avril lors du Festival du documentaire indépendant, interdit à la dernière minute pas les autorités, aura ouvert sous surveillance policière. Grâce à un secret bien gardé, les organisateurs auront pourtant réussi à montrer le sulfureux Le Fossé, magnifique réalisation de Wang Bing consacré au « goulag » chinois, sujet ultra-tabou.
Rencontrés peu après la clôture, des réalisateurs indépendants confiaient ne même plus essayer de trouver un distributeur, le double obstacle de la censure politique et de la recherche immédiate du profit chez les entrepreneurs rendant l’exercice aussi épuisant que pratiquement sans espoir. Outre les festivals qui essaiment dans le pays, ce sont donc dans des galeries d’art, ou grâce à un réseau de circulation de DVD (plutôt que par Internet, où il reste difficile de faire transiter des films, le web servant essentiellement à transmettre des informations), que s’entretient une vitalité créative qu’on nomme en Chine Underground. Pas véritablement souterraine pourtant, plutôt à fleur de terre, prolifération ni secrète ni officielle d’énergies, de talents, de paroles (le cinéma fait beaucoup parler et écrire) dont on ne sait s’il faut se réjouir de son tonus ou s’affliger de la marginalité dans laquelle le maintiennent ensemble la violence économique et la brutalité politique qui régissent la Chine actuelle.
lire le billetIl est célébrissime, et pourtant on n’a sans doute jamais pris la mesure de ce qu’il représente vraiment – et aussi de ce qu’il symbolise. Le petit livre que lui consacre Bernard Benoliel permet de mieux comprendre la singularité du phénomène Bruce Lee.
Bien sûr tout le monde sait (plus ou moins) combien fut exceptionnel le parcours de cet enfant des bas-fond hongkongais né en 1940, immigré à 19 ans aux Etats-Unis où il développa une technique personnelle de combat à mains nues, s’imposa petit à petit dans des productions télé (Le Frelon vert, Longstreet) comme comparse folklo, pour finalement tenir la vedette de quatre films réalisés en trois ans, The Big Boss (1971), La Fureur de vaincre (1972), La Fureur du Dragon (1972) et Opération Dragon (1973) avant de mourir à 32 ans pendant le tournage du Jeu de la mort, le 20 juillet 1973.
La collection «Côté Films» des Editions Yellow Now où paraît le livre oblige à centrer le livre sur un titre de film, c’est pourquoi l’ouvrage s’intitule Opération Dragon de Robert Clouse. Mais son sujet est bien Bruce Lee, et si Opération Dragon est le film le plus apte à mettre en évidence ce qui s’est joué avec l’inventeur du Jeet Kune Do, ce n’est certainement pas comme «grande œuvre» du cinéma – pas plus que les autres films: le seul chef-d’œuvre de Bruce Lee, c’est Bruce Lee. Et c’est un chef-d’œuvre paradoxal, fragile et rageur, surpuissant et brisé.


Une image de The Double Life de Ning Ying
Au mois de juin, durant le Festival de Shanghai, j’avais découvert un film étonnant à plus d’un titre, The Double Life de Ning Ying. Sa réalisatrice est sans doute la meilleure cinéaste chinoise de sa génération, celle que les spécialistes du cinéma chinois appellent la « Sixième Génération » : après la Révolution culturelle qui avait entièrement détruit le cinéma (et tant d’autres choses), la « Cinquième Génération », celle de Chen Kaige, Zhang Yimou et Tian Zhuang-zhuang, incarne au début des années 80 une renaissance, sous le signe de grandes œuvres à la photographie somptueuse s’inspirant des canons de la peinture classique chinoise, illustrant des récits presque toujours située à la campagne et dans le passé. A sa suite et dans une certaine mesure contre elle, la Sixième Génération mit en œuvre dès la décennie suivante un cinéma urbain et contemporain, proche du documentaire, anticipant sur l’arrivée de la vidéo légère. Ning Ying, diplômée en même temps que les fondateurs de la Cinquième Génération, représente pourtant la suivante : au sortir de l’Académie du cinéma, elle a fait un détour par l’Europe, où elle a étudié aux côtés de Bernardo Bertolucci, puis revenant en Chine pour assister celui-ci sur Le Dernier Empereur mais empruntant dans ses propres films un chemin très inspiré par le néo-réalisme italien. Zhao Le, jouer pour le plaisir (1993), et plus encore l’admirable Ronde de flics à Pékin (1995), puis Un taxi à Pékin (2000) et le documentaire Train of Hope (2001) font d’elle une des principales figures de la création artistique dans le cinéma chinois, avant l’irruption de la génération suivante, emmenée par Jia Zhang-ke, au début du 21e siècle.(Juste après avoir écrit ce texte, je reçois cette information).

L’affiche pour la sortie chinoise de The Double Life
Les réalisations plus récentes de Ning Ying étaient décevantes, jusqu’à ce film, donc, intitulé non sans ironie La Double Vie. Cette comédie déjantée, explicitement inspirée de ce que les Américains nomment screwball comedy, exemplairement les films de et avec Jerry Lewis, se passe dans un hôpital psychiatrique où les délires des uns et des autres (médecins, patients, administrateurs, visiteurs…) moquent avec une verve qui ne dédaigne pas les blagues appuyées les dysfonctionnements de la Chine contemporaine. J’avais hésité à aller voir le film, parce que je savais que ce n’était pas véritablement celui de Ning Ying. Des amis chinois m’avaient expliqué que des modifications importantes avaient été faites par le producteur, contre l’avis de la cinéaste. Un certain nombre de ces interventions sont discernables en voyant The Double Vie, et je ne sais toujours pas quel film sa réalisatrice voulait faire. Mais je sais qu’en l’état il est d’une belle vigueur, et porteur d’une vis comica exceptionnelle dans le cinéma chinois, et où on retrouve le regard pince-sans-rire de la réalisatrice.
Retour de Shanghai, je n’ai pas mentionné The Double Life dans mon compte rendu pour Slate, ne voulant pas écrire sur un film dans lequel son auteur ne se reconnaissait pas. Mais j’avais écrit à Ning Ying pour lui dire combien, malgré ce qui lui avait été imposé, son film m’avait touché, et fait rire. Elle m’a répondu par une lettre que je publie ici. Il faut songer que cette lettre est de la main d’une artiste qui a grandi sous la terreur de la Révolution culturelle, a connu la main de fer du contrôle politique, puis expérimenté avec bonheur les failles qui se sont ouvertes dans le système, et qui choisit à présent d’affronter la double dictature de la censure par l’argent et de la censure politique, tout en continuant à faire un cinéma qui peut être vu par ses concitoyens. D’autres ont fait d’autres choix, certains dignes de la plus haute estime. Et d’autres encore n’ont pas eu le choix. Mais ce que revendique Ning Ying, ce qu’elle met en œuvre effectivement, me semble exemplaire d’une volonté qui assigne une place d’une grande dignité à la fois à la personne qui s’exprime et aux autres, à la collectivité au sein de laquelle elle vit.

« Cher Jean-Michel
Je suis heureuse que vous ayez vu The Double Life et que vous ayez perçu ce qui venait de moi dans ce film. J’adore les screwball comédies, je suis ravie que vous y ayez été sensible. J’espère pouvoir à nouveau écrire et réaliser mes propres scénarios dans un avenir pas trop lointain. Mais ici la situation a énormément changé. Le producteur/financier décide de tout, à commencer par le sujet et le scénario. Je dois travailler sous sa tutelle, qui englobe tous les aspects du travail. Vous ne vous rendez peut-être pas compte de ce que cela signifie. Par exemple, en ce qui concerne le scénario, l’histoire que vous avez vue n’est pas celle que j’avais écrite, entretemps elle a changé plusieurs fois. Dont une fois parce qu’à la suite d’un conflit avec l’actrice principale, le producteur a carrément supprimé son rôle. Dans tous les cas je suis perdante dès qu’il y a un conflit.
Et ensuite la censure m’a à nouveau contrainte à faire des modifications, cela a pris six mois pour arriver au résultat qu’ils ont accepté. Ils sont très peur des gens comme moi, ceux qui dans le passé ont réalisé des films ambitieux et veulent rester créatifs et actifs dans les conditions actuelles du marché. Ils ont essayé de supprimer tous les aspects comiques pour ruiner le potentiel commercial du film ! Et j’ai eu le sentiment d’être vaincue une seconde fois…
Mais malgré tout, j’ai réalisé trois films l’an dernier. L’un est encore en cours de finition, le second vient seulement de passer l’obstacle de la censure. Tous les trois sont des films d’après des scripts formatés par les producteurs. Pourtant, malgré toutes ces difficultés, j’arrive encore à trouver des moments heureux dans mon travail de réalisatrice.
Surtout, j’essaie de voir les choses ainsi : continuer à travailler, essayer de terminer un film par an. Je fais mon boulot de réalisatrice comme un artiste exécute une performance. Etre active est déjà un signe d’existence individuelle très important : montrer que je suis toujours vivante. Je suis toujours capable de penser. Même si je dois faire des compromis, il me semble que cela vaut la peine, au nom de l’espoir de pouvoir faire à nouveau mes propres films un jour. »
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Du 12 au 20 juin 2010 à eu lieu le 13e Festival international du film de Shanghai (SIFF), dans la mégalopole en proie à la fièvre de l’Expo universelle. A nouveau, mais de manière plus criante que jamais, cette manifestation a témoigné des paradoxes du développement d’une politique culturelle en Chine. Le SIFF est sans conteste le principal festival de cinéma du pays – il faut mettre à part le cas du Hongkong Film Festival, rendez-vous artistique de très haut niveau et congrès annuel de l’industrie de l’ex-colonie, mais qui partage aujourd’hui le statut de celle-ci, systématiquement marginalisée par les autorités de Chine continentale, d’autant plus que les studios de la péninsule traversent une succession de crises dont nul ne prévoit l’issue.
Depuis sa naissance en 1993, le SIFF est devenu un géant, présentant des centaines de films dans 34 salles de toute la ville, devant un public nombreux attiré par la possibilité de voir des réalisations du monde entier, qui n’ont aucune chance d’être montrés ailleurs ou à un autre moment. Du moins en salles : les films continuent d’être largement vus en Chine sous forme piratée, malgré les campagnes plus ou moins sincères menées par les autorités. A cause de l’Expo, les marchands de rue de films pirates avaient été priés de fermer boutique, beaucoup l’avaient fait, d’autres s’étaient contentés de retirer les films de leurs éventaires, mais continuaient, selon une curieuse logique, de ventre les DVD des séries télé. Il suffisait toutefois de s’éloigner du centre pour trouver de quoi s’approvisionner, y compris dans des magasins ayant pignon sur rue. Là, à proximité de l’université, le recul à nouveau bien réel des films devant les séries TV trouvait une autre explication, au dire des vendeuses et de clients : aujourd’hui, les films, on les télécharge. Toujours illégalement, ça va sans dire…
Malgré les (temporaires) restrictions drastiques pour cause d’Expo universelle et d’omniprésence étrangère, une boutique de DVD pirates poursuit son habituel négoce, bien en vue dans une rue piétonne proche de l’université.
La petite dame à la carriole n’a plus, elle, que des séries télé (chinoises et asiatiques, mais aussi américaines) à son étal.
On a beaucoup comptabilisé le manque à gagner des ayants-droits du fait de la piraterie, non sans raison. Il faudra un jour faire un bilan, s’il est possible, de l’influence immense qu’aura eu la piraterie dans la découverte du cinéma par des milliards d’humains, dans le monde pauvre qu’on appelle maintenant « le Sud ». Découverte sauvage de milliers de films, et pas seulement les blockbusters ou du tout venant d’action ou de cul. En Chine, j’ai vu les ouvriers du chantier voisin de l’échoppe empiler films d’arts martiaux locaux, Prince of Persia, un Dreyer, un porno soft thaïlandais, Une chambre en ville, un Fassbinder. Et j’ai assisté à des scènes similaires à La Paz comme au Caire. Les gens achètent parce que ces DVD sont très bons marchés, mais d’abord parce qu’ils sont là. Phénomène à double sens: ils sont là parce qu’il y a une clientèle – on se doute que ce n’est pas la défense de la diversité culturelle qui anime les marchands de DVD pirates. Or il est d’ores et déjà clair que la migration vers Internet n’aura pas les mêmes effets. Finis les essais « pour voir », le pari sur l’inconnu et la boulimie éclectique : le téléchargement illégal, comme phénomène de masse, ne concerne, lui, que les titres les plus populaires. On trouve aussi les autres films en ligne, mais ce sont les seuls aficionados qui les téléchargent.
Dans le hall du Palais du Festival, les portraits des membres du jury présidé par John Woo.
Revenons au Festival de Shanghai. Un géant, donc, appuyé par la toute puissance du Shanghai Film Group, l’énorme trust audiovisuel et de nouvelles technologies qui émane des anciens Studios de Shanghai, citadelle de la production cinématographique de la Chine à l’époque révolue du cinéma étatisé. Un géant qui, comme tout se qui se développe (vertigineusement) à Shanghai, entretient des rapports compliqués avec Pékin, toujours centre du pouvoir politique, de la censure, et des attributions de fonds publics.
Année après année, le Festival a grossi en budget, en nombre de films et d’invités. Le seul domaine où il n’a pas progressé est celui de la sélection des films – il aurait même plutôt régressé, tandis que ses concurrents asiatiques, Pusan en Corée et Hongkong surtout, se distinguent par le haut niveau de leurs choix. Cette année, une partie du jury officiel, notamment l’Israélien Amos Gitai et le Français Leos Carax, a clairement exprimé son mécontentement face au niveau médiocre de la sélection – les deux réalisateurs n’ont d’ailleurs pas signé le palmarès, particulièrement absurde… ou représentatif de l’état des lieux : il couronne le navet italien Kiss Me Again de Gabriele Muccino, avec accessits au folklorique Deep in the Clouds, le moins bon film du pourtant très honorable réalisateur Liu Je, l’auteur du Dernier voyage du juge Feng – c’est bête, Liu avait un autre film, bien meilleur, mais montré hors compétition, Judge (récompensé à Deauville en avril dernier).

Judge de Liu Je
Alors qu’un tsunami de mauvais goût envahi les centaines d’écrans de toutes formes qui (en dehors de l’architecture des pavillons) sont les principales attractions de la kitchissime Expo universelle, haut lieu de convergence des propagandes nationalistes et des artifices de l’imagerie virtuelle, la nécessité d’un aggiornamento des critères de choix des films par le SIFF est évidente. C’est affaire de logique, et de dignité. La Chine est en train de devenir la première puissance mondiale. Son cinéma, qui revendique 456 films produits en 2009 (mais moins du tiers ont été distribués) et s’enorgueillit de l’inauguration de plusieurs nouveaux écrans chaque jour, a tous les moyens, financiers, technologiques et esthétiques, d’inventer une nouvelle manière de raconter des histoires au monde, qui participe du rayonnement international du pays et fasse contrepoids à Hollywood. Il ne faut pas croire les dirigeants chinois aveugles à ces enjeux: l’essor phénoménal des Institut Confucius, agents du Soft Power chinois créés en 2004 sur le modèle des Instituts Goethe, Cervantes, British Institute et Centres culturels français, atteste du contraire. Mais obnubilés par le glamour et les sommes brassées par le monde du cinéma, les responsables n’ont pas fait le pas vers la prise en compte de sa dimension culturelle (y compris avec ses effets politiques).
Carte publiée dans le n°1014 (8 avril 2010) de Courrier International. Les ronds verts représentent les Instituts Confucius actuellement en activité (plus de 50 aux Etats-Unis).
Cela supposerait non seulement un allègement de la censure mais la mise en œuvre d’une véritable politique culturelle doublant la politique industrialo-commerciale d’une grande vigueur dans les secteurs du loisir et des médias comme dans tous les autres. Et le Festival de Shanghai devrait être le marqueur le plus évident de cette évolution, notamment en s’ouvrant à des œuvres exigeantes du monde entier au lieu de se contenter des restes dont n’ont pas voulu les manifestations dotées d’une véritable programmation. Lorsque ce sera le cas, ce sera un signe dont l’importance dépassera de loin le seul petit monde des festivals.
lire le billetDeux livres parus en 2009 et qui sans le savoir se font écho, Les Transformations silencieuses de François Jullien et Survivance des lucioles de Georges Didi-Huberman, dessinent les possibilités d’une alternative dans nos conceptions du monde. Aussi au cinéma.
Ce sont deux essais parus au cours de l’année 2009. Le hasard a voulu que je les lise successivement, cet automne. Ils ont l’un et l’autre un beau titre, un peu mystérieux. L’un s’intitule Les Transformations silencieuses, l’autre Survivance des lucioles. Leurs auteurs sont des penseurs parmi les plus créatifs et rigoureux de notre époque, l’un et l’autre fort reconnus dans son domaine. Philosophe, spécialiste de la culture chinoise, François Jullien travaille depuis plus de 20 ans à montrer comment les manières qu’ont les Chinois de comprendre le monde peuvent nous aider à réfléchir et à agir, ici en Occident, en comparant nos modes de pensée aux leurs. Philosophe et spécialiste des images, Georges Didi-Huberman travaille depuis plus de 20 ans à comprendre le fonctionnement de nos systèmes de représentation, et ce qui se joue, pour les individus et les collectivités, dans les images telles que nous les fabriquons. A ma connaissance, aucun des deux ne s’est jamais référé à l’œuvre de l’autre. Pas un mot des Transformations silencieuses de F. Jullien n’évoque explicitement l’œuvre de Didi-Huberman, pas une ligne de Survivance des lucioles de GD-H ne renvoie aux travaux de Jullien. Et pourtant il m’a semblé, les lisant, que ces deux livres sans le savoir dialoguaient l’un avec l’autre, et de la plus féconde manière. Que par des chemins entièrement différents ils proposaient des trajets convergents.

Les Transformations silencieuses (Grasset) est consacré à mettre en évidence comment la pensée chinoise, à l’opposé de la pensée occidentale inspirée par la philosophie grecque et les religions monothéistes, privilégie l’effet des continuités sur celui des ruptures, comprend le monde en termes de déplacements d’équilibre à l’intérieur d’un tout plutôt que par systèmes d’oppositions. Pas à pas, avec une pédagogique elle-même rétive aux affrontements tranchés et aux effets de manche, François Jullien fait affleurer toute une autre approche du monde, depuis les micro-événements de la vie quotidienne jusqu’aux grands choix éthiques et aux décisions stratégiques décisives, à l’échelle des nations voire de là planète toute entière. Il montre les conséquences de ce que les Chinois, au contraire des Occidentaux, « ne se sont jamais préoccupés ni du Début ni de la Fin des choses. Ni ils ne se sont passionnés pour l’énigme de la Création ni ils n’ont dramatisé d’Apocalypse : le monde meurt tous les jours, le monde nait tous les jours », jusqu’à déconstruire nos cadres de pensée les plus essentiels, à commencer par notre conception du temps.
Mais il ne s’agit pas que de modes d’interprétation ou de compréhension de la réalité. Connaître les conceptions venues de Chine permet de découvrir une approche qui ignore ou se défie des grands ressorts selon lesquels, depuis des millénaires, nous croyons pouvoir changer le monde : par le Verbe et par l’Action. Plus profondément, François Jullien met en lumière une approche qui réfute l’idée, centrale dans nos civilisations, d’un Absolu quel qu’il soit (l’Etre, Dieu, le Bien, l’Idéal, la Liberté…). On a envie de dire : une approche qui ignore les majuscules.

Survivance des lucioles (Editions de Minuit) part, lui d’un texte de Pier Paolo Pasolini datant de 1975, « L’Article des lucioles », paru en français dans le recueil Ecrits corsaires (Flammarion). Le cinéaste, écrivain et polémiste y énonçait avec la vigueur et le talent qu’on lui connaît un constat d’effondrement général de la civilisation, détruite par les acides du capitalisme moderne, et affirmait la disparition de l’espoir même d’un changement qui pourrait remettre en cause cette funeste évolution. Didi-Huberman, qui connaît et apprécie l’œuvre et la pensée de Pasolini, montre comment cette prophétie de malheur s’inscrit dans un contexte à la fois personnel (le parcours de PPP), une trajectoire inscrite dans la culture italienne dont les prémisses peuvent remonter jusqu’à Dante, et une généalogie politique, celle de la génération qui a vu les espoirs de changer le monde formulés et en partie mis en pratique dans les années 60 et au début des années 70 dans tout l’Occident s’effondrer ou se décomposer.
Le livre, s’appuyant aussi sur des textes plus récents, notamment de Giorgio Agamben, montre combien cette rhétorique de la catastrophe est devenue une sorte d’antienne, refrain d’un désespoir qui, à partir de constats souvent fondés – sur de nombreuses injustices modernes, dévoiements de justes principes et perversions sous l’emprise de la marchandise, du fanatisme, de l’hyper-individualisme, de la déréalisation et tant d’autres facteurs contemporains – amène à produire le discours d’un Absolu du néant, effrayant mais surtout fascinant, au double sens de force d’attraction et de force de paralysie.
Pasolini avait recouru à la métaphore des lucioles pour désigner les êtres, les actes ou les pratiques qui, de manière le plus souvent aussi modeste et éphémère comme l’est la lueur dispensée par les insectes lumineux, entretenaient l’espoir d’autres rapports humains, d’autres rapports au monde.
Contre ce Pasolini-là et tous les Prophètes de Malheur, Didi-Huberman affirme que les lucioles n’ont pas disparu, qu’il est possible que nous ne sachions pas les voir, plus probablement que nous ne le voulons pas. Et montre qui si les grandes lumières médiatiques les écrasent effectivement, il est des tâches plus utiles et plus dignes que de se complaire dans le grand chant du désespoir social, politique, psychique, affectif et tutti quanti. La tâche de repérer les lucioles là où elles continuent d’apparaître, et celle de contribuer ici et maintenant à faire luire d’autres petits éclats, fussent-ils transitoires, locaux, incertains.
C’est finalement la même idée éthique qui court du livre de François Jullien à celui de Didi-Huberman : celle d’un rapport au monde sans pathos, sans effet de tragique, sans tout ou rien, sans romantisme au sens grandiloquent du mot (mais il y a un romantisme du quotidien, de la beauté discrète des petites choses, des actes mesurés). Les deux livres s’adressent à un monde qui si souvent ne semble admettre que l’acceptation d’un ordre injuste ou son trop symétrique envers, le déni des processus réels au profit d’une exigence dont la radicalité extrême préfigure l’échec, et contient la jouissance de cet échec. Avec précision, patience et, ce qui n’est pas rien, une grande élégance de formulation directement liée à ce qui les mobilise, l’un et l’autre ouvrage met en évidence les ressources des actes discrets, des pratiques qui s’inscrivent dans le flux des choses sans s’y soumettre ni chercher à les briser net, des constructions transitoires, minoritaires, non-monumentales, inquantifiables, pas mises en évidence par la statistique. Celles qui ne se prennent ni pour la main de Dieu ni pour l’instrument du Grand Soir, et, jour après jour, changent, un peu, le réel.
Still Life de Jia Zhang-ke
On se demandera peut-être ce que ces considérations viennent faire dans un blog supposé parler de cinéma. Aucun des deux auteurs n’en dit mot, ni Jullien qui semble ne s’y être jamais intéressé (même si tous ses ouvrages aident grandement à comprendre le cinéma chinois, et également à réfléchir plus généralement au cinéma), ni Didi-Huberman dont on sait au contraire qu’il connaît très bien le cinéma (mais Pasolini n’est pas invoqué cette fois au titre de ses films). Pourtant, un lecteur mobilisé – aussi – par les questions du cinéma ne cesse de trouver chez l’un comme chez l’autre des échos à cette préoccupation. Car ce que disent Jullien comme Didi-huberman se trouve aussi être la critique des schémas dominants dans les films qui chaque jour un peu plus occupent toute la visibilité, sur les écrans et dans les médias. Critique de l’omniprésence des scénarios construits sur la rupture (le climax) et la promesse d’une résolution (happy end), du règne sans partage de la dramaturgie classique qui répète à l’infini le schéma des coups de force, Rédemptions ou Révolutions, qui toujours sont supposés changer et sauver – ou détruire irrémédiablement, c’est pareil – , que l’objet de cet événement soit un couple, un pays ou la planète.
L’un et l’autre livre suggèrent au contraire la possibilité et la fécondité d’autres rapports au temps, à la durée, aux flux complexes des choses – tout ce que le spectacle hollywoodien dominant et ses innombrables épigones tend à éliminer, tout ce que les narrations simplificatrices et complaisantes imposent sans cesse sur les écrans. Tout ce que sous des multiples formes travaillent les mises en scène qui tentent de rompre avec ces schémas dominants, et qui sont de plus en plus marginalisés et méprisés (cf. Jim Jarmusch : « aujourd’hui, les films d’Antonioni ou de Tarkovski ne seraient même plus distribués »).
Le Désert rouge de Michelangelo Antonioni
Les Transformations silencieuses et Survivance des lucioles plaident aussi contre les jeux de fascination des puissantes lumières (le héros, l’action ou les sentiments sur-intensifiés, la décharge d’adrénaline des effets spéciaux toujours plus rapides, explosifs, assourdissants et aveuglants), pour la capacité – que possède le cinéma mieux sans doute qu’aucun autre dispositif de récit et de figuration – de capter dans le temps et dans l’espace les infimes variations, les brefs éclats de lumière, de mettre en œuvre les mises en scène qui construisent la réceptivité d’un spectateur à la nuance, à l’harmonique, au demi-ton. A l’éphémère lueur d’une luciole, à l’imperceptible mutation de la réalité : là où se joue tout un monde de différence, pour une pincée d’espoir.
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