La caméra, le camarade et la camarde

sangueGiovanni Senzani et Pipo Delbono
dans Sangue

Sangue de Pipo Delbono, avec Pipo Delbono, Giovanni Senzani, Margharitia Delbono, Anna Fenzi, Bbo. 1h32. Sortie le 25 juin.

Il dit : « Durant ces jours je devais filmer, toujours, pour ne pas me laisser transpercer par cette douleur immense. » Ces jours sont ceux de la mort de sa mère. Il est avec elle, la vieille dame très croyante que Pipo Delbono, on le savait des précédents films et surtout de Amore carne , aime et respecte infiniment. Le cancer est en train de l’emporter. Pour elle, il a fait ce voyage absurde et inévitable, en Albanie où il paraît qu’on vend un remède contre le cancer, à base de venin de scorpion bleu. Oui, cela aussi il l’a filmé.

Les chansons font ce qu’elles peuvent. Delbono ne détourne pas son objectif. « Le soleil ni la mort… », bien sûr. Mais qu’ont fait d’autres les poètes, depuis la nuit des temps, que d’essayer de regarder en face le soleil et la mort ? Et le cinéma, à son tour. Ceux qui l’ont lu se souviendront toujours du beau texte d’André Bazin, Mort tous les après-midis, ce paradoxe de répéter à chaque projection ce qui ne peut être qu’un instant unique. Ne pas le savoir serait immonde, mais cela ne disqualifie pas le geste, au contraire – Wim Wenders avec Nicolas Ray, Alain Cavalier ici et Naomi Kawase là-bas,  avec leurs parents, la jeune Mitra Fahrani (Fifi hurle de joie) et même Maurice Pialat par delà la « fiction » (La Gueule ouverte) ont cherché et trouvé eux aussi comment faire face à ça. Est-ce chercher à refuser la mort ou au contraire l’apprivoiser autant que faire se peut ? C’est exactement dépasser cette opposition. Pipo Delbono filme sa mère, vivante, mourante, morte, il filme ce qui est encore un mouvement, un cheminement. Pas une seconde sans douter. Pas une seconde sans amour.

Sangue est dédié à cela, filmer la mort dans le processus de la vie. Pas la résurrection, et sans aucun optimisme, mais comme une sorte de constat opiniâtre. La vie, où est-elle encore dans ce qui a animé Giovanni Senzani, ancien dirigeant des Brigades rouges, combattant révolutionnaire, prisonnier politique durant 17 années (+ 5 de conditionnelle) ? Aujourd’hui, ayant purgé sa peine comme on dit si bizarrement, Giovanni a fait la connaissance de Pipo, ils sont devenus amis. Delbono n’a jamais partagé les thèses ni apprécié les méthodes des groupes clandestins armés des années 70.  Mais, vieille affaire de bébé et d’eau du bain, il entend la rage contre l’injustice, l’exploitation et l’arrogance des puissants, pas moins atroces aujourd’hui qu’il y a 40 ans. Et c’est ce qui résonne dans sa mise en scène de Cavalleria rusticana au théâtre San Carlo de Naples comme dans son désespoir en parcourant les rues de L’Aquila, ville fantôme, détruite par un tremblement de terre mais ruinée par les promesses non tenues de la clique Berlusconi et consorts.

Sangue regarde en face la mort des proches aimés, la mort des idées, la mort d’une époque sinon d’une idée du monde. Et Sangue, exactement du même mouvement, regarde en face la rémanence malgré tout d’un élan, comme les tout petits pas de Bobo, l’acteur de tous les spectacles de Delbono, comme l’éclat des fleurs rouges qui accompagnent le cercueil d’un Prospero qui ne fut pas roi d’une ile imaginaire mais militant d’une cause aujourd’hui plus qu’à demi oubliée, ile bientôt engloutie. Avec ses moustaches blanches et ses lunettes aux verres épais, Giovanni aurait l’air d’un papy paisible, s’il ne racontait en détail comment autrefois il a « exécuté un traitre », et les sévices longuement infligés par les flics. La mort d’une autre aussi passe, hante le film, fantôme tendre de la femme de Giovanni, qui l’a attendu 17 ans, elle qui était contre la « lutte armée » – pour la lutte désarmée ?

Film littéralement « fait à la main », porté à bout de bras dans la mobilité ractive et fragile d’une caméra légère, mobile dans l’espace mais ferme sur les principes,  Sangue est un fulgurant poème vital tissé de la présence de la mort. Du fond de la colère, de la douleur, il en émane des vibrations d’une incroyable douceur. Le Festival de La Rochelle  qui se tient actuellement a bien raison de présenter une intégrale des films de Pipo Delbono, qui est si bien connu pour son œuvre de théâtre qu’il ne faudrait pas que cela fasse obstacle à la visibilité de son œuvre filmé, qui ne cesse de confirmer sa singulière nécessité.

 

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“Appunti” pour un monde à taille humaine

Amore carne de Pippo Delbono

Il est des films qui s’approchent comme des amis. Des êtres de cinéma qui sont comme des inconnus rencontrés dans une gare et avec qui ont sait tout de suite qu’on aura plaisir à partager un voyage, des souvenirs, un bout de récit. Pippo Delbono filme littéralement comme il respire, la caméra épouse ses émotions, son attention aux autres, ses surprises et ses colères. Sa voix off répond des sons et des paroles enregistrées, des visages et des corps regardés. Il semble que c’est par pudeur que le film s’appelle « amour chair », pour éviter le mot plus prétentieux mais plus exact d’ « incarnation ».  On pourrait emprunter à Pier Paolo Pasolini, auquel le film adresse un fraternel salut, le terme d’appunti , imparfaitement traduit en français par « Carnet de notes », pour décrire la forme de ce film qui semble fait de morceaux hétéroclites et se révèle d’une si belle cohérence. Qu’il enregistre clandestinement la procédure de dépistage du VIH, lui qui est porteur du virus depuis 22 ans, qu’il écoute et puis n’écoute plus sa mère ressasser dans sa cuisine une idée éteinte de l’existence, qu’il rencontre Irène Jacob au CERN où son père dirigea la division de physique théorique, qu’on entende Arthur Rimbaud en version italienne ou Laurie Anderson en version originale, c’est un même mouvement qui porte le film. Tourné avec des appareils légers, souvent un téléphone portable en plans séquences qui sont à la fois des aventures et des affuts, il semble vibrer du souffle même de ceux qu’il accompagne, de ceux qui l’accompagnent.

La présence toujours émouvante de Bobo, l’acteur omniprésent chez Delbono, ici dans ce lieu maudit qu’est L’Aquila juste avant d’être ravagé à mort par un tremblement de terre puis l’imbécillité et la corruption des autorités, prend une résonnance étrange, une justesse de pythie sarcastique et tendre. Et c’est du même regard exactement que Pippo Delbono regarde le corps étrange et qu’on dit disgracieux de Bobo et le corps étranger lui aussi, mais infiniment gracieux, de la danseuse étoile Marie-Agnès Gillot, de la même oreille enchantée qu’il écoute Sophie Calle en ses labyrinthes intimes et un vieillard à demi-mendiant riche d’une vie immense, qu’il capte l’émotion sans fin qui monte de ce parterre de fleurs en mémoire de Pina Bausch. Mais j’énumère des noms célèbre, ce n’est pas ça, c’est même le contraire ; un film tout entier de là où chacun et chacune est à son exacte hauteur, un film où l’égalité est un nom de la beauté.

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