Marie et les naufragés de Sébastien Betbeder, avec Pierre Rochefort, Vimala Pons, Eric Cantona, Damien Chapelle, André Wilms. Durée : 1h44. Sortie le 13 avril.
A un moment, il se passe quelque chose. Et le film s’envole. Pourtant cela ne concerne pas les personnages principaux, Siméon, Marie et Antoine, ni le ressort du récit, Siméon amoureux de Marie et qui la suit, lui même talonné par Antoine. Mais lorsqu’un tour de passe-passe numérique fait d’un jeune homme somnambule le témoin de ses propres frasques nocturnes grâce à un système vidéo, le mélange de loufoquerie, de logique farceuse et d’étrangeté aux franges de l’inquiétant prend soudain l’élan que cherchait le film depuis le début.
Sébastien Betbeder est un réalisateur plein d’idées, d’initiatives, d’originalité. Ce n’est pas si courant dans le cinéma français, en particulier dans le registre de la comédie, auquel on peut le rattacher pour simplifier. Les idées, l’originalité, c’est très bien, ça ne suffit pas forcément pour que vive un film. A ce jour, c’est surtout grâce à l’authentique réussite de 2 automnes 3 hivers, le troisième de ses quatre précédents longs métrages que le réalisateur a montré qu’il pouvait être aussi autre chose qu’un garçon doué et inventif : un cinéaste.
Au début, Marie et les naufragés semble repartir de zéro. C’est à dire justement d’une addition d’idées, de trucs, de signaux envoyés au public, entre ruse et naïveté. Il y a plus de bonnes idées, ou de tentatives, ou d’expériences dans les premières séquences de Marie que dans 30 comédies à la française qui embouteillent les écrans à longueur d’année, donc bravo. Mais ce sont des idées, on les voit comme telles, l’adresse aux spectateurs, le coq-à-l’âne, les biographies décalées et racontées, le recours à des éléments de fantastique, de film policier ou d’aventure.
C’est sympa. C’est plaisant. Les acteurs sont très bien. Siméon suit Marie qu’il ne connaît pas sur l’ile de Groix, abandonnant tout ce qui faisait sa vie plutôt désœuvrée, Marie est dans un curieux délire, Antoine l’écrivain dépressif et peut-être électro-sensible manipule Oscar pour retrouver Marie. Marabout de ficelle et tuyau de poêle, blagues littéraires et musicales, nuits parisiennes et bohême contemporaine, ça se faufile, sourit en coin et débloque gentiment.
Et puis voilà Oscar qui se voit sur son enregistrement, et c’est comme si le film attendait cet instant, comme une formule de magie. Les trucs bizarres vont le devenir davantage, les sentiments vont devenir plus sentimentaux, la musique (de Sébastien Tellier) qui était déjà bien présente le sera encore plus, comme si à la fois les éléments s’intensifiaient et trouvaient comment entrer en résonnance. Ou comme s’ils échappaient à la planification du chef d’orchestre de ce ballet farfelu mais néanmoins un tantinet mécanique.
Alors lorsque débarque en renfort le très grand et très allumé André Wilms en musicien gourou de SF carton pâte pour faire danser tout le monde sur ses musiques tristes, il apparaît que c’est gagné. Que le navire a largué les amarres, que les vents d’une heureuse et subtile folie peuvent souffler tout leur content.
Sur les landes de l’ile bretonne, on songe au Rozier de Maine-Océan, au Rivette de Duelle et de Noroit. On songe que c’était là d’ailleurs depuis le début, et que la vivacité un peu de biais de Vimala Pons, la présence à la fois sensuelle et enfantine de Pierre Rochefort, l’étrangeté attendrissante et burlesque d’Eric Cantona tendaient vers cela. C’est intrigant, un film qui se sauve par le milieu – mais qui se sauve entièrement. Comme on dit chez Rackham le rouge, tout est bien qui finit bien.
lire le billetSuite armoricaine de Pascale Breton, avec Valérie Dréville, Kaou Langoët, Elina Löwensohn, Manon Evenat. Durée : 2h28. Sortie le 9 mars.
Saluons sans hésiter le premier grand film français de cette année. Un film si plein, si riche, si vivant qu’il ne cesse de résonner davantage, des jours et des semaines après qu’on l’a vu. Un film de 2h30 dont très tôt on se prend à souhaiter qu’il sera plus long encore, tant les essors progressifs de ses personnages, et la manière dont leurs histoires se tissent ensemble pour composer un monde réel et imaginaire, présent et inscrit dans une durée longue, est porteuse d’autant de suggestions laissées en suspens que d’accomplissements.
Elle arrive. Non, elle revient. Enfin, les deux. Cette Françoise a été étudiante dans cette université de Rennes, elle y a vécu, au début des années 80, les émois et les engagements d’une jeunesse d’un autre siècle. Elle y revient accompagnée des images et des mots d’autres siècles encore, Et in Arcadia Ego, la peinture du 18e siècle qu’elle enseigne, les mots latins d’un passé mythique, utopique comme les rêves d’une adolescence rebelle.
Mais la jeunesse est toujours là bien sûr, dans les murs de la fac les étudiants ont éternellement 20 ans, si les visages et les noms changent. Les mots aussi, pour dire au fond les mêmes rêves, espoirs et refus. Aujourd’hui, pour bon nombre, à cet endroit là, cela se dit en breton. C’est nouveau, et ancien.
Ainsi va Suite armoricaine, si simple, si factuel. Et aussitôt si riche, si vertigineux. Il y a une photo de jadis, Françoise a oublié ces gens-là, certains sont toujours là, certains sont morts, ou disparus, certains sont… incertains. Il y a cet étudiant en géographie, garçon un peu sauvage, assez mystérieux prénommé Ion, et Lydie la jeune fille aveugle avec qui il règle la loupe binoculaire : être deux pour donner du relief à un territoire, être aujourd’hui mais avec des souvenirs pour donner de l’épaisseur à l’existence, être ensemble, avec des œuvres du passé, avec des jeunes gens d’aujourd’hui, dans la tête et dans les corps, dans la ville et dans la campagne.
De manière douce et fluide, Pascale Breton s’appuie sur ces binômes, des mises en relations, elle ne s’y laisse jamais enfermer. Par petits chapitres accompagnant le passage de l’année scolaire, elle compose un cosmos, dans l’espace et dans le temps, dans la réalité et dans les imaginaires. La mère de Ion fut l’amie de Françoise, leurs chemins n’ont pas « divergé », ils sont passés par des cosmos différents, peut-être irréconciliables.
Douce et fluide, Arcadie de cinéma où le plus simplement du monde communiqueraient ce qui tient à cœur à celui-ci et à celle-là, ce qui relie, pour le meilleur ou le moins bien, parfois le pire. Peu à peu, de pique-nique et en appels de lente rupture, d’idylle naissante en retrouvailles violentes, le film met en scène ce que se serait d’habiter une histoire. Pas « appartenir », avec les notions de propriété et de dépendance que cela suppose, mais trouver, retrouver, comment « faire partie de ». De ses amis, de sa famille, des paysages où on a grandi, des musiques sur lesquelles on a dansé et embrassé, des images qui ont contribué à nous faire. Sortir du navrant, traumatique, voire mortifère dualisme justement, entre oubli-déni et dépendance-assignation. Une école de liberté, oui oui.
Kaou Langoët et Elina Löwensohn
Doux et fluide est le mouvement général du film, cela n’exclue assurément pas les stridences, les crises. La jeunesse ne fut jamais idéale au temps où elle était vécue, les neiges d’antan furent parfois glaciales, ou imbéciles. Mais les colères et révoltes d’alors n’étaient pas que ces excès d’énergie, d’hormones et de naïveté où les raisonnables salauds, vieux ou pas, toujours réduisent et enferment les élans de ceux qui, à 20 ans, ne se résignent pas aux abominations du monde. Quitte à se mettre en danger, à mettre les autres en danger, à mettre son avenir – no future – en danger.
Il y a les arborescences d’amitiés, de fidélités, d’oubli, de détresse, de chemins perdus et retrouvés, d’élans transmis, de questions qui ne peuvent pas ne pas se poser à nouveau. La solitude par abus de passion, ou de sagesse, mais aussi la folie et la misère rodent, l’excès qui blesse soi-même et les autres, au fil des jours, au fil des ans, dans le fleuve des siècles.
Avec une sorte de grâce évidente, la cinéaste qu’on retrouve avec bonheur, 11 ans( !) après son déjà remarquable quoique fort différent premier long métrage, Illumination, emmène au long de ces sentiers qui bifurquent, au bord de ces abîmes qui donnent le vertige, dans ces forêts hantées d’arbres, d’immeubles ou d’images. Reconfigurant l’espace (distances et points de vue) pour en déployer les ressources, elle invente au passage un très simple et très beau procédé de narration, fait de légers retours dans le temps, ressac chronologique qui donne au passage des instants comme des époques une consistance inédite.
Suite armoricaine raconte des amours, des découvertes, des drames et des affrontements. C’est un film d’aventure dans le temps et les émotions. Il n’existe que d’être incarné par cette actrice étonnante qu’est Valérie Dréville, d’une beauté sans pareille, présence assez miraculeuse dont on s’explique mal la rareté sur les écrans – si ce n’est par l’intensité de son travail au théâtre. En contrepoint d’autres excellents acteurs, dont l’étonnant Kaou Langoët, jeune fantôme très présent de Sid Vicious, le jeu de Valérie Dréville est à l’unisson d’une mise en scène aussi inventive que dépourvue d’ostentation, où l’élégance visible est un écrin pour de multiples échos invisibles.
En mouvement dans la forêt, dans les amphis, devant un tableau de de La Tour ou d’Ucello ou au fond d’un bar saturé des riffs de Robert Wyatt, par les mots des chercheurs et ceux des sorciers, Pascale Breton ressemble à ces fées de Brocéliande qui faisaient naitre un jardin sous leur pas.
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