Sur les voies du diable

 

Post Tenebras Lux de Carlos Reygadas

Deux souvenirs s’interposent entre le film et qui l’a vu à Cannes il y a un an. Le premier est la sidération devant la splendeur de la première séquence, moment de grâce cosmique avec presque rien, une gamine dans un champ à demi inondé. Des vaches, des ciels, des chiens, l’orage, de chevaux, et une image bizarre, comme vue à travers le fond d’un verre carré, floue sur les côtés, ou dans un miroir aux bords biseautés. Joie, joie et danger. Le second souvenir est d’avoir eu du mal à accompagner la projection, dans une atmosphère de rejet de la part de festivaliers pas forcément très disposés à de véritables aventures, surtout à la toute fin de la manifestation (le film a été montré la veille de la clôture, une mauvaise idée). Revoir le film au calme, et prévenu de son caractère radicalement non linéaire, ouvre pourtant sur un grand bonheur de spectateur.

Cette splendeur de la première séquence, elle court à travers tout le film comme une basse continue, qui parfois éclaterait littéralement pour envahir l’écran. D’ailleurs ce film de Carlos Reygadas, plus encore que Japon, Bataille dans le ciel et Lumière silencieuse, est construit sur une succession de puissantes déflagrations, dont il faut accepter qu’elles soient, formellement et thématiquement, de natures très différentes. Aussitôt après le grand chant cosmique du début, voici une scène burlesque et magique, où un diable rouge à la queue fourchue, effet spécial qui ne fait pas semblant d’être autre chose, arpente nuitamment les pièces d’une grande maison à la campagne. Il entre. Il sort. Dans la maison vit une famille tout ce qu’il y a de sympathique, des bobos mexicains partis s’établir entre montagne et forêt. Dans la montagne, dans la forêt, il y a d’autres Mexicains, des paysans, des serviteurs, des hommes et des femmes qui sont du même pays mais pas du même monde.

Mais quel monde ? Celui des rêves que font les enfants ? Celui d’un fantasme sexuel montré à égalité avec une promenade dans les bois, sans qu’on sache pourquoi on y parle français, ni quel est le degré de « réalité » (sic) de ces images érotiques et embrumées ? Tout simplement ce monde, le nôtre, qui excèdera toujours ce qu’on en pourra montrer, et qui ici laisse surgir comme traces de cet excès telle scène venue d’un ailleurs, comme les jeunes rugbymen anglais. On sait bien, en revanche, que la violence est là – ou faut-il dire « les violences » ?

Ce pourrait être l’enjeu du film, ce qui se partage et ce qui diffère radicalement, pour le pire davantage que pour le meilleur. Le crime, la trahison, le sang. Les animaux, les enfants, les femmes, souvent, paient la casse, l’incommensurabilité du monde. Contrairement à pratiquement tous les films, qui d’une manière ou d’une autre, construisent une mesure commune du monde, un petit agencement qui fait concorder tenants et aboutissants, Reygadas filme cela même, l’incommensurabilité, le désaccord profond. Au Mexique, pays ultra-violent, et si composite, il y a de quoi faire.

Alors bien sûr le diable phosphorescent semble la clé – mais ce serait en prenant au pied de la lettre l’origine de son nom, le diabolique, ce qui sépare (par opposition au symbolique, qui unit). Le Diable probablement – la référence au film de Robert Bresson, au-delà de moyens esthétiques très différents, trouve de nombreux points d’appui, des grands arbres qu’on abat au suicide sinistre à la fin.

Post Tenebra Lux, sorti à la sauvette une semaine avant le nouveau Festival de Cannes, se trouve bien malheureusement acculé à une sorte de confidentialité un peu méprisante, un peu lasse. Le film est « exigeant », comme on dit ? Disons qu’il demande en effet d’être prêt à une expérience inhabituelle. En quoi est-ce un défaut ?

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Les somnambules de la liberté

Low Life de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval

Ici et ailleurs. Dans ce contemporain de surveillance, d’omniprésence du spectacle et du contrôle, de traque des étrangers, de révolte qui peine à trouver ses codes et ses objectifs, au-delà du refus et de la beauté du geste. Et dans un monde intemporel, un espace poétique sans âge, celui de la jeunesse comme catégorie philosophique et d’un imaginaire graphique et poétique saturé d’échos, d’Antigone à Sid Vicious, de Rimbaud à Cocteau et à Philippe Garrel. Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval s’installe dans cette zone frontière, non pas entre deux mondes mais entre deux perceptions du monde, documentaire et onirique. Par les nuits et les ruelles, ils accompagnent un groupe de jeunes gens, poètes et activistes, qui évoquent les protagonistes maudits du Diable probablement de Robert Bresson, sans doute le plus terrible requiem des espoirs de la génération 68. Mais nous voici bientôt un demi-siècle plus tard.

Il ne reste rien des matériaux et des agencements d’alors, il reste ces deux tas informes, et qui ne communiquent pas. Ici la misère, la violence, la police, la soumission, la colère. Là l’Amour, la Jeunesse, l’Espoir, la Poésie. Klotz et Perceval cherchent à susciter avec des matériaux lourds quelque chose de très fragile, d’impalpable : un rêve tissé des malheurs du contemporain, expulsions, vidéosurveillance, et des mythes de l’humanité, racines plongées dans les violences archaïques d’Eschyle, et du vaudou. L’activisme d’un petit groupe d’adolescents, puis le vertige et les impasses d’un amour entre une belle rebelle et un sans-papier dans la ville de Lyon hantée de la mémoire des traboules résistantes, se composent en phrases, en tableaux, en scènes où les partis-pris esthétiques travaillent à faire contrepoids aux situations chargées de sens.

Ça s’envole, ou pas. Ça s’enchante, ou pas. Parfois ça danse vraiment. C’est difficile et touchant, y compris de sa difficulté même. La générosité est là, et la disponibilité aux vibrations qu’émettent ces corps si jeunes, si beaux, écartelés entre action et mise à distance, séduction et écart. Bleu comme la nuit et la peur, émouvant et instable, traversé de fulgurances inouïes, magnifié par une bande son venue de la face sombre d’une planète inconnue, Low Life se construit et se défait en même temps. Ses formules – politiques, magiques, artistiques – guettent des fusions improbables, des alchimies utopiques.

Voir le film, c’est en quelque sorte accompagner ses auteurs dans l’aventure même de son invention, de ses élans et de ses apories, de ses frémissements et de ses cris perçus comme d’une nécessité qui cherche sans cesse, trouve, ne trouve plus, retrouve vers quoi ils tendent, où se jouerait leur unisson, et leur montée en énergie, leur propre dépassement. A venir.

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