La saison est propice aux festivals, il en est de toutes natures, de toutes tailles et de toutes qualités qui prolifèrent avec les beaux jours. Pourtant, parmi les festivals de cinéma, ou du moins inspirés par le cinéma, on n’en trouve guère de comparables à la Bergmanveckan (la Semaine Bergman) qui se tient dans l’ile de Farö, en Suède, depuis 13 ans.
Comme le savent tous les familiers de l’œuvre du cinéaste suédois, cette île est le décor de plusieurs de ses films. Il fut aussi l’endroit où il choisit de s’installer, et fit construire sa maison, aménageant plusieurs autres bâtiments pour tourner, monter, sonoriser, projeter, visionner chaque jour un film, accueillir amis et collaborateurs. C’est également ici qu’il est enterré, aux côtés de sa très aimée dernière épouse, Ingrid.
Liv Ullmann et Bibi Andersson dans Persona
De tous les films de Bergman, un des plus importants, sans doute le plus mystérieux, le plus inventif, le plus provocant, celui qui a inspiré le plus de commentaires et trouvé des échos dans le plus grands nombres d’autres films de par le monde est assurément Persona.
Le tournage à Farö du face-à-face conflictuel et fusionnel entre Liv Ullmann et Bibi Andersson fut aussi le moment où il décida de s’installer dans l’ile, qu’il avait découverte 5 ans plus tôt en tournant A travers le miroir.
Cette année est celle du cinquantenaire de Persona, il était donc très logique que cette édition de la Bergman Week soit en grande partie dédiée à ce film.
Mais ce qui se joue durant cette manifestation coordonnée de maîtresse main par une jeune avocate brésilienne devenue suédoise de cœur et ordonnatrice des célébrations bergmaniennes, Helen Beltrame-Linné, va au-delà de la simple célébration d’une grande œuvre et d’un cinéaste essentiel.
Epicentre d’un projet plus vaste, qui utilise les différents bâtiments composant le «Bergman Estate» comme résidences d’artistes de toutes disciplines durant les 6 mois où la lumière l’emporte sur la nuit et le froid, la Bergman Week est une manifestation très représentative des possibles variations autour du modèle classique de festival.
Il y entre une part de «culte de la personnalité» autour du Maestro défunt, avec visite guidée des lieux de tournage des 5 longs métrages tournés dans l’ile. Cette célébration s’associe avec la possibilité de voir ou revoir les films de Bergman dans plusieurs lieux y compris sa propre salle de projection (en 35mm!) – où son fauteuil reste désormais systématiquement vide, selon un des petits rituels soigneusement entretenus.
Mademoiselle Julie de Liv Ullmann, avec Jessica Chastain, Colin Farrell, Samantha Morton.
Mademoiselle Julie d’Alf Sjöberg, avec Anita Björk, Ulf Palme, Märta Dorff, Max von Sydow.
Ce mercredi 10 septembre sort en salle la transposition par Liv Ullmann de Mademoiselle Julie, sans doute la pièce la plus jouée d’August Strindberg. Fort à propos, un distributeur saisit l’occasion de ressortir un autre film du même titre, réalisé par Alf Sjöberg et qui obtint ce qui équivalait alors à la Palme d’or à Cannes en 1951. Strindberg, Sjöberg, Ullman : il manque ici le nom d’Ingmar Bergman pour achever dessiner le paysage de référence scandinave que convoque cette double sortie – Bergman, qui fut le scénariste de Sjöberg pour Tourments (1944) et bien sûr le cinéaste qui révéla Ullmann (et son compagnon durant plusieurs années) n’ayant jamais caché l’importance de Strinberg dans son œuvre. Or ce qui est intéressant ici, en regardant les deux films clairement inscrits dans un univers commun est fort peu ce qui les rapproche, et presqu’uniquement ce qui les différencie, sinon les oppose.
Adaptant un monument de la culture « nationale » (bien que norvégienne, Liv Ullmann est essentiellement liée au cinéma suédois), l’actrice de Persona semble n’avoir rien de plus urgent que de s’en éloigner le plus possible. Elle opère des coupes radicales dans le texte, élimine tous les figurants (qui sont loin d’être accessoires), transpose la scène de Suède en Irlande et la langue d’origine à l’anglais, idiome des vedettes qui se partagent l’affiche.
Sa Mademoiselle Julie est une commande de producteurs britanniques, visiblement plus soucieux d’associer des noms de Hollywood à un titre célèbre du répertoire que d’aucune autre forme d’authenticité ou de nécessité. La réalisatrice, dont on sait depuis son très beau Infidèle qu’elle est capable d’une grande finesse, opère un parti-pris radical avec un huis clos plus refermé que jamais ne le fut la pièce jouée sur scène, mais où étrangement quelques scènes d’extérieur viennent fragiliser ce choix sans apporter grand chose, hormis une bizarre citation shakespearienne tout à la fin, rapprochant Julie d’Ophélie sans motif compréhensible.
Ce caractère forcé, presqu’incongru, se retrouve dans le jeu des interprètes, et de manière particulièrement visible dans l’évident inconfort de Jessica Chastain, actrice douée s’il en est. « Quelque part » entre théâtre et cinéma, « quelque part » entre fidélité radicale à Strindberg et très libre interprétation, « quelque part » entre numéros pour stars et héritage classique, en fait nulle part, sa Mademoiselle Julie se retrouve dispersée façon puzzle, sans plus de liens avec les enjeux pourtant multiples et complexes mobilisés par le dramaturge suédois, et qui justifie la variété des approches que d’innombrables mises en scène de théâtre ont proposées.
La comparaison avec la réalisation de Sjöberg est particulièrement cruelle. Le réalisateur suédois fait tout le contraire, d’une manière qui paraît d’abord bien convenue. Le procédé qui consiste à « aérer » les pièces de théâtre pour « faire cinéma » a 100 fois prouvé sa nocivité, cette fois le réalisateur trouve au contraire une énergie et une sensualité parfaitement en phase avec ce qui travaille le texte de Strindberg.
Dans un noir et blanc d’une pure splendeur, réussissant à jouer avec une grande fluidité qui n’exclue pas de véritables pics de tension – brutalité, érotisme, humiliation, envolée onirique – du passage des face à face entre la maîtresse et le serviteur, entre l’homme dominateur et la jeune femme malheureuse, entre eux deux et la fiancée, la composition de la Mademoiselle Julie de 1951 est une constant bonheur de cinéma. L’élégance et la complexité des agencements de situations autour de la ligne dramatique principale, y compris avec des flashback à la volée et des embardées d’un lieu à l’autre d’une grande liberté, évoque plus d’une fois l’élégance et la complexité de La Règle du jeu, en même temps que Sjöberg développe une rhétorique visuelle qui navigue dans les eaux troubles d’un cinéma d’angoisse clairement inspiré par les grand films d’Hitchcock de la décennie précédente, de Rebecca à La Maison du Dr Edwards.
On assiste dès lors au phénomène inverse de celui constaté dans le film de Liv Ullmann, l’élan légitime et cohérent de la mise en scène polarisant autour des thématiques sociales, psychiques et oniriques de Strinberg des éléments extérieurs qui les enrichissent et les précisent. Ainsi, à rebours des prévisions, est-ce le film de Liv Ullmann qui en se « libérant » de la relation à la pièce perd son énergie cinématographique, alors que celui de Sjöberg, qui en respecte la lettre tout en appliquant les recettes classiques de l’adaptation de la scène à l’écran, n’en invente pas moins une vigueur réellement cinématographique, qui déploie les ressources présentes dans l’œuvre de Strindberg.
lire le billetEn présence d’un clown d’Ingmar Bergman
Etrange convergence de sorties ce mercredi 3 novembre : est-ce la proximité delà Toussaint, mais pas moins de cinq films ont pour thème la mort – et je ne parle pas de Buried, malgré son titre et le fait qu’il se déroule entièrement dans un cercueil, ni des automutilations débiles de Jackass, où la pulsion de mort joue pourtant son rôle. Des morts, il y en plein les films (et plein toutes les histoires racontées, écrites, peintes, jouées au théâtre, etc.), il est moins courant que la mort soit en tant que telle le sujet d’œuvres de fiction.
Elle est, sur un mode grotesque, le ressort de Please Kill Me d’Olias Barco, fondé sur une idée intéressante, celui de la réversibilité du vouloir mourir : comment des candidats au suicide se battent pour leur survie dès lors que d’autres ont pris la décision de les occire. Cela ferait un joli sujet de fable si la recherche systématique d’effets et un humour noir trempé dans la mélasse n’en écrabouillaient tout enjeu. Beaucoup plus sobre, le documentaire Les Yeux ouverts de Frédéric Chaudier sur l’accompagnement en milieu médical de malades incurables a le mérite de chercher apprendre en charge ce que nos sociétés prennent grand soin de cacher, avec d’innombrables effets pervers, bien connus notamment depuis les travaux de Philippe Ariès (Essais sur l’histoire de la mort en Occident : du Moyen Âge à nos jours, Seuil)
Léa Tissier et Elise Lhomeau dans Des filles en noir de Jean-Paul Civeyrac
Deux autres films, infiniment plus intéressants, sont aussi au programme : l’un porte sur le trajet de deux adolescentes d’aujourd’hui vers la mort, l’autre des rituels de deuil d’un groupe humain. Dans Des Filles en noir, Jean-Paul Civeyrac accompagne deux lycéennes de banlieue en rejet si radical de leur monde qu’elles n’envisagent d’autre issue que le suicide. Extrêmement émouvant, le film réussit à dessiner comme de l’intérieur le parcours intime de ses deux héroïnes, remarquablement interprétées par Léa Tissier et Elise Lhomeau, d’une manière qui ne juge ni ne se complait. C’est l’improbable et ténue ligne de convergence entre la violence de ce qu’éprouvent les deux filles (et que du coup elles font subir à leur entourage) et la douceur avec laquelle Civeyrac les filme qui produit cette intelligence sensible d’un cheminement vers une disparition à la fois reconnaissable comme possibilité logique et demeurant tout à fait horrible.
Le Dernier Voyage de Tanya d’Alexei Fedorchenko
Avec Le Dernier Voyage de Tanya, premier film du russe Alexei Fedorchenko, on assiste à un tour de force tout aussi impressionnant, quoique très différent. Cette fois lamort a déjà eu lieu, il s’agira d’accompagner le trajet du corps de la femme décédée, convoyé par son mari et un obligé de celui-ci, à travers un paysage d’hiver et les rituels d’un peuple du Nord de la Russie. Nul projet ethnographique dans l’utilisation de ces pratiques et de ce vocabulaire particuliers, mais un sens du suspens tour à tour policier et métaphysique, mais une manière délicate, et non dépourvue d’humour, de mettre en évidence ce que la mort des humains fait aux humains, ce que la présence du corps d’une femme fait aux hommes, où se devine le réseau des liens qui unit chacun aux autres, à son environnement, à un imaginaire où les morts et les vivants cohabitent comme ils ne savent pas le faire dans la dite réalité.
Le Dernier Voyage de Tanya est un voyage d’hiver, Le Voyage d’hiver de Schubert, élégie funèbre, est le leitmotiv obsessionnel du début d’un autre film sorti ce même mercredi. Ce film-là est un chef-d’œuvre, carrément. Il s’appelle En présence d’un clown, il s’agit de l’avant-dernière réalisation d’Ingmar Bergman, en 1997 pour la télé suédoise. La mort y a les trait d’un clown blanc à la poitrine généreuse nomme Rig-Mor (rigor mortis), qui rend visite à l’oncle Carl interné à l’asile de fous d’Uppsala. Carl, le deux ex-machina de Fanny et Alexandre, et véritable oncle prodige du petit Ingmar, est porteur d’un projet en effet délirant, la fusion du cinéma (muet, on est en 1925) et du théâtre. Dans une maison en bois du grand Nord suédois, ça finira de manière funeste et magnifique. La mort gagne, mais chez les grands artistes, sa victoire est encore une flamme vive.
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