Lizzie Brocheré (Aurore) et Pierre Perrier (Chris) dans American Translation de Pascal Arnold et Jean-Marc Barr
Sur le mode de la très légère déstabilisation comme du choc frontal, le nouveau film du tandem Arnold&Barr qui sort en salles ce 8 juin recèle nombre d’aspects intrigants. L’un des plus significatifs est sans doute son titre. Tout d’abord on n’en perçoit guère l’enjeu. Sans doute American Translation raconte les amours passionnées et fatales d’un jeune Français très français, natif d’une petite ville du Nord qui pourrait tout aussi bien se situer dans l’Ariège, le Cotentin ou la Creuse, et d’une jeune franco-américaine. Sans doute celle-ci aime-t-elle confier à son amant ses secrets dans la langue d’outre-Atlantique, que le garçon ne comprend pas. Mais ces aspects (la nationalité d’Aurore, l’ignorance de l’american language par Christophe) semblent longtemps marginaux.
Ce qui ne l’est pas est le fait de raconter, dans des paysages très français –Paris, les bourgades de province, la campagne – a une histoire que nous connaissons, que nous ne connaissons que comme une histoire américaine : celle d’un serial killer, pour le dire en VO.
Depuis qu’ils font des films, sur trois continents (Too Much Flesh était entièrement situé aux USA, une grande partie de Being Light se passait en Inde), les deux réalisateurs jouent avec les multiples formes du métissage. Il faut entendre « métissage » au sens large, et aussi avec ce que le mot contient d’effet de fusion, pas d’opposition entre des différences. Pascal Arnold et Jean-Marc Barr ne sont pas des provocateurs, ce sont des adeptes des glissements, de la caresse troublante, même si elle peut aller jusqu’à la mort. Là se trouve le charme très particulier de leurs réalisations. C’est, à rebours de tant de facilités, avoir compris que la transgression est et reste une posture moralisatrice, qui entérine les barrières des bonnes mœurs et des routines de pensée en les franchissant. De telles ruptures ne les intéressent pas du tout. Ils cherchent au contraire d’autre manière de regarder et de raconter qui ne tiendrait pas du tout compte de ces barrières, qui inventeraient d’autres distances, d’autres enchainements, d’autres logiques émotionnelles. C’est difficile, ça ne marche pas toujours, mais c’est toujours stimulant, comme un voyage dans la pénombre d’une terre inconnue.
Cette joie exploratoire concerne cette fois un territoire défini par deux types de paramètres. A un niveau, il s’agit de l’existence d’un garçon qui passe à l’acte meurtrier de manière compulsive et répétée, mais vue par une fille qui l’aimerait assez pour, sans l’approuver, ne jamais le juger. Et à un autre niveau, il est défini par l’opération critique de nos habitudes de spectateurs devant une histoire que nous connaissons bien (les tueurs en série sont des personnages pas vraiment nouveaux au cinéma) mais racontée dans un contexte que nous connaissons tout aussi bien, mais où ne se situent pas d’habitude de telles histoires. Il n’y a guère que Chabrol pour avoir ainsi abordé, selon une approche toute différente, cette double dérive problématique, avec une autre forme d’attention et de délicatesse, à l’époque du Boucher.
American Translation, qui aurait d’ailleurs pu s’intituler Lost in Translation, se déploie dans cette double faille, celle qui court de la psyché du garçon à la relation amoureuse nouée avec la fille, celle qui sépare le sujet du récit du cadre où il se déroule. On y éprouve un trouble singulier, où interfèrent effets de reconnaissance et de surprises, ondes sensuelles des scènes d’amour très physiques, éclats morbides des gestes au-delà du sens de l’assassin, fragrances hyperréalistes des espaces où s’inscrit l’action.
La double origine franco-américaine de J.M. Barr, son double parcours d’acteur et de réalisateur, la double signature avec P. Arnold de tous leurs films sont évidemment à la fois des moteurs et des indices pour cette manière de remettre en jeu, de multiples manières, les repères auxquels nous sommes accoutumés. Cette dérive vis à vis des impératifs moraux comme vis à vis des archétypes dramatiques passent à nouveau souvent par un pari éperdu sur les puissances de la présence physique, érotique, de ce qui est filmé : les corps des personnages, mais aussi la forêt, la camionnette qui roule, même le décor d’un lavomatique. Séducteur ténébreux et enfant perdu, physique d’ange noir un peu trop dessiné, Pierre Perrier n’est pas le plus grand bénéficiaire de cette démarche où le filmage table sur une évidence du regard qui trouve une trop évidente réponse dans l’évidence du look de l’acteur – rien à reprocher au comédien, mais la manière de filmer de PA&JMB réclame sans doute moins de littéralité chez les interprètes. Exactement ce qu’offre de manière remarquable Lizzie Brocheré, aux apparences beaucoup plus instables, ce qui ne l’empêche pas d’être extrêmement attirante lorsqu’il le faut. Ou, pour le dire autrement, Christophe se coltine des catégories avec majuscules (l’Enfant trop présent chez le jeune adulte, l’Animalité dans l’humain) quand Aurore est un personnage compliqué mais irréductible à des catégories.
lire le billet