«Nocturama», film d’action et troublant opéra crépusculaire

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Nocturama de Bertrand Bonello. Avec Finnegan Oldfield, Vincent Rottiers, Hamza Meziani, Manal issa, Martin Guyot, Jamil McCraven, Rabah Nait Oufella, Laure Valentinelli, Ilias Le Doré, Luis Rego. Durée 2h10. Sortie le 31 août.

Difficile de l’ignorer, le nouveau film de l’auteur de L’Apollonide et de Saint Laurent conte l’histoire d’un groupe de jeunes gens qui posent des bombes dans Paris. Film magnifique et problématique, Nocturama suscite bien assez d’émotions et de questions chez ses spectateurs pour qu’on ait cru pouvoir en parler sans craindre de dévoiler des aspects de l’intrigue, ce qui n’en réduit nullement la puissance. Lire aussi l’entretien avec Bertrand Bonello,  ici.

En trois actes inégaux, Bertrand Bonello compose une sorte d’opéra tragique. Il faut entendre le mot «acte» au double sens d’action et de parties d’un spectacle.

Inégales, les trois parties du film le sont par leur durée, mais surtout par leur tonalité: le premier acte est une chorégraphie de trajets dans les rues, les métros et les immeubles de Paris, l’enchaînement infiniment gracieux et intrigant de parcours, de rencontres, presque sans un mot, entre une dizaine de jeunes gens.

À l’écran, l’écoulement des heures et minutes, la simultanéité réglée comme un ballet de leurs pérégrinations dans la ville, et de leur entrée dans plusieurs lieux spécifiques –un ministère, le siège d’une banque, un grand hôtel en face de la statue de Jeanne d’Arc rue de Rivoli…– associent un puissant effet de réalité, de filmage sur le vif de ces corps jeunes et actuels dans la ville tout aussi actuelle (quoique bien moins jeune) et un effet onirique, fantasmagorique.

Le second acte intervient lorsque les jeunes gens se retrouvent, réfugiés dans un grand magasin de luxe isolé du monde, d’où ils constatent sur des écrans de télé le résultat de leurs agissements précédents, soit l’explosion simultanée de plusieurs bombes dans la capitale, et le chaos qui en résulte.

Commence alors une longue nuit où chacun suit ses désirs et ses délires au gré des  tentations suscitées par les marchandises auxquels ils ont un accès aussi libres que leur possibilité de sortir est verrouillée. Dans ce palais enchanté, qui est aussi un piège ensorcelé, la tchatche des uns et le mal vivre des autres, l’individualisme, les appétits, la différence de rapport à l’argent, au langage, aux symboles selon les origines et personnalités se traduisent alors dans le comportement de chacun, toujours sans autre explication.

Le troisième acte, le plus bref, montre l’assaut du bâtiment par les forces de police. Si la virtuosité de la mise en scène de Bertrand Bonello est incontestable, le sens du rythme, l’agencement de plans à la fois intenses et gracieux par ce cinéaste-musicien possède une puissance de suggestion incontestable.

Cela n’empêche pas, bien au contraire, que dès qu’apparaît la nature du projet des protagonistes, un trouble particulier s’empare du spectateur. Cela aurait été vrai de tout temps, mais l’est bien davantage encore en France depuis janvier 2015. (…)

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Bertand Bonello: «En France, on a du mal à faire jouer réalité et fiction»

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Rencontre avec le réalisateur à l’occasion de la sortie de son nouveau film sur fond d’attentats terroristes dans Paris: Nocturama, dont la critique  est à lire ici.

Bertand Bonello: «Pour la première fois, je rencontre des journalistes qui demandent un entretien en disant: “je n’aime pas votre film mais je voudrais en parler avec vous.” Je trouve leurs questions légitimes.»

Ce sont des gens qui trouvent le film mauvais, ennuyeux, ou qui pensent qu’il fait l’apologie du terrorisme?

Ni l’un ni l’autre, leur intérêt et leur malaise portent sur les interférences du réel, qui les empêchent d’aimer le film comme ils auraient aimé le faire. Cette question du rapport réalité/fiction m’intéresse beaucoup. Il y a un aspect culturel, très français, alors que, par exemple, les Américains se servent beaucoup de la fiction pour affronter leurs démons, quitte à le faire de manière biaisée. En France, on a beaucoup plus de mal à faire jouer ces dimensions l’une par rapport à l’autre. Ce qui est précisément le mécanisme sur lequel est bâti le film.

La question de l’interférence entre la fiction et la réalité a aussi dû se poser pendant la production du film, durant une période où il s’est produit des événements graves.

Le film a été écrit en 2011-2012, avant les attentats. Le tournage a eu lieu l’été dernier, après Charlie et avant le Bataclan. Je me suis bien sûr posé la question, mais en y pensant  je n’ai pas vu de raisons de transformer le scénario ou la mise en scène. En revanche, j’ai modifié ma manière d’en parler, en évitant pas exemple le mot «terrorisme», qui a été phagocyté par Daech, alors que le terrorisme existe depuis la nuit des temps. De même qu’il a été évident de changer le titre, qui était à l’origine Paris est une fête. Je suis très content qu’il s’appelle Nocturama [d’après le titre d’une chanson de Nick Cave, ndlr], un titre plus fictionnel, plus du côté de la fantasmagorie. C’est aussi la raison du choix de l’affiche, qui a un côté science-fiction. Le film est dans l’imaginaire, même si il vient d’un ressenti qui est, lui, issu de la réalité.

Et qui porte sur quoi?

Sur le sentiment d’une énorme pression dans la société française, de l’accumulation d’une violence latente, de blocages ou de refus très profonds, dans un environnement où le passage à l’acte par des moyens destructeurs comme la pose de bombe est également entré dans le paysage.

Le film s’appuie sur le ressenti d’une saturation de la réalité quotidienne par la violence, mais «en général», sans se référer à des causalités particulières, et encore moins à des faits précis qui se sont produits.

Exactement. Et c’est ainsi que les explosions sont mises en scène, de manière quasi-abstraite, comme des tableaux, il n’y ni figurants, ni souci de réalisme. Ce sont des images.

La première partie du film, celle qui se situe à l’extérieur, dans Paris, avant les explosions, est à la fois d’un grand réalisme sur les lieux, les trajets, les atmosphères, et très stylisé.

C’est le principe de tout le film, qui se traduit de manière différente dans son déroulement. Nocturama est mon film le plus mis en scène, le plus méthodiquement travaillé, cadre par cadre, mouvement de caméra par mouvement de caméra, etc. Et en même temps il a donné lieu à une recherche factuelle très poussée. Les scènes dans le métro sont filmées dans des conditions documentaires, parmi les véritables usagers, en toute petite équipe. De même que pour les scènes de la fin, j’ai travaillé avec un ancien du GIGN, pour avoir la précision des actions, des gestes, des méthodes d’infiltration dans un bâtiment de ce type et des procédures pour en prendre le contrôle.

Ce rapport au réel passe aussi par les acteurs.

J’ai voulu un partage égal entre comédiens professionnels et non-professionnels, qui m’apportent d’innombrables éléments de réalité, dans les voix, les visages, les postures, les rythmes des gestes, etc. Sur le tournage, j’ai été très attentif à ne pas faire disparaître ce qui venait d’eux, tout en l’intégrant à ce que j’avais écrit.

Le film était-il très écrit?

Dans les moindres détails. Tous les dialogues, toutes les musiques, toutes les situations. Durant tout le tournage dans la Samaritaine retransformé en grand magasin, je passais mes week-ends seul à m’y déplacer, à imaginer les départs de caméra, les circulations, la construction des espaces et des temporalités. Cette exigence de précision est aussi liée à la volonté de s’inscrire dans le cinéma de genre, du côté du fantastique dans la première partie, et pour la deuxième du film de siège dont Assaut de John Carpenter demeure la référence. La mise en scène amène de la fiction, les acteurs amènent du réel. (…)

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«Taj Mahal»: le feu derrière la porte

taj6Taj Mahal de Nicolas Saada, avec Stacy Martin, Louis-Do de Lencquesaing, Gina McKee, Alba Rohrwacher. Durée: 1h31. Sortie le 2 décembre.

C’est arrivé. On le savait, et ceux qui ont fait le film savaient qu’on le savait. C’était avant le 13 novembre. Il y aura inévitablement, pour longtemps et pas seulement en France, un «après-Bataclan» qui interfèrera avec le regard sur Taj Mahal. Un film juste et utile lorsqu’il fut conçu et réalisé, et qui l’est tout autant aujourd’hui. Qui le sera d’autant plus qu’on le verra pour ce qu’il est –une manière cinématographique de prendre en charge un état du monde– et pas pour ce qu’on risque de lui coller dessus: une représentation de ce qu’ont pu vivre des otages de la terreur dans le Xe arrondissement de Paris.

Donc, comme on l’a beaucoup rappelé après les attentats, c’est arrivé à Bombay, fin novembre 2008: l’attaque meurtrière d’un grand hôtel en Inde par un groupe terroriste puissamment armé.

Taj Mahal est une fiction. Mais cette fiction est logée au cœur même d’une réalité contemporaine. Cette réalité était déjà la nôtre il y a un mois, mais elle est perçue de manière infiniment plus douloureuse et réactive à présent. La réalité dont on parle ici est celle où se télescopent des rapports au monde radicalement étrangers les uns aux autres, où des formes de violence font irruption dans des univers que rien n’a préparé à les affronter.

Qu’une jeune fille ait effectivement vécu des situations similaires à celles que connaît l’héroïne du film est au fond secondaire, en tout cas partiel. L’essentiel ici n’est ni ce qu’a effectivement vécu celle qui sert de modèle au personnage, ni ce qui s’est passé à Paris, mais le monde dans lequel tout cela, réalités et fictions, se situe.

Elle, la Louise du film, est, donc, une héroïne, l’héroïne d’un film d’aventure, d’un thriller aux franges du film d’horreur.

Louise a 18 ans, elle part s’installer en Inde avec ses parents, papa français et homme d’affaires, maman anglaise et femme d’homme d’affaires. Elle quitte Paris. Elle «veut faire de la photo». Elle réside avec ses parents dans une suite luxueuse du Taj Mahal, le palace pas le palais, mais elle a un petit air de princesse un peu perdue, un peu enfermée dans son château, à la fenêtre qui domine le port de Mumbai. Elle traîne du côté du Gateway of India et de la mosquée Haji Ali. Elle n’est pas à sa place, pas très à l’aise. Blanche, oui, pas seulement la peau, mais comme une page blanche, et plutôt rétive à laisser le monde écrire sur elle. Jolie, assurément, mais pas charmante, pas très sympathique même. La composition du personnage durant les premières séquences est d’une extrême finesse, tressage complexe de disponibilité et de distance.

Cette composition va rendre possible le geste virtuose qui est au centre du film. Les parents sont sortis, elle est seule dans la chambre, avec le DVD d’Hiroshima mon amour qui bugge sur son Mac. Quelque chose se passe, dehors, tout près. Dans l’hôtel. Des bruits. Elle en apprend un peu plus, par son père qui appelle sur son portable. Un groupe terroriste a investi l’hôtel. Commence cette expérience de la peur, à travers les sensations –les bruits surtout, puis les odeurs et la chaleur, les flammes entrevues derrières les portes fermées.

Ce qui arrive à Louise calfeutrée dans sa salle de bain en marbre, recroquevillée derrière les toilettes, collée au sol sous le lit, elle ne le verra pas. Les spectateurs non plus. Mais si tout se joue pour elle dans le hors champ, dans les couloirs et les halls de l’hôtel, dans les paroles de son père sur le portable, tout se joue différemment pour nous, les spectateurs. Parce que nous disposons à la fois d’un deuxième hors champ, le savoir même imprécis de ce qui s’est passé à Bombay en 2008 (et désormais ce que nous savons ou imaginons de ce qui s’est passé le 13 novembre), et d’un contrechamp, la vision de la course éperdue des parents dans la ville en état de siège. (…)

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