« Ni le ciel ni la terre », la guerre en abîme

010362Ni le ciel ni la terre de Clément Cogitore avec Jérémie Renier, Kevin Azaïs, Swann Arlaud, Sam Mirhosseini. Durée : 1h40. Sortie le 30 septembre.

Le Festival de Cannes 2015 a, comme chaque année, apporté une moisson de films importants. Il a, pas comme chaque année, permis deux révélations majeures : deux premiers films, deux jeunes réalisateurs au talent évident. L’un de ces films, récompensé au palmarès officiel, sortira le 4 novembre, il s’agit de Le Fils de Saul, de Laszlo Nemes. L’autre sort ce mercredi 30 septembre, et il est signé de Clément Cogitore.

Si Ni le ciel ni la terre est son premier long métrage, son auteur est loin d’être un inconnu : Cogitore est, à juste titre, un des artistes les plus remarqués de la jeune génération de plasticiens français, croisant librement dans les eaux de l’art vidéo, de la photo, de l’installation et de la performance .

Certaines de ses réalisations, exemplairement Un archipel ou Travel(ing) manifestaient une réelle sensibilité cinématographique, ce qui est loin d’être le cas de tous ceux qui circulent entre les territoires de plus en plus connectés des différents arts visuels. Certaines œuvres de Cogitore avaient d’ailleurs été présentées dans un cadre cinématographique, notamment à la Quinzaine des réalisateurs en 2005. Mais un long métrage de fiction pose un défi d’un tout autre ordre, sur lequel bien des artistes contemporains de grand talent se sont cassés les dents. La réussite de ce film n’en est que plus éclatante.

Cinéaste et artiste plasticien, son auteur réussit le tour de force de jouer à fond à la fois la dimension du cinéma narratif, très incarné, avec beaucoup d’action et une intrigue en bonne et due forme, et la dimension « plasticienne », où l’attention aux formes et à leur évolution dans l’espace et le temps peut devenir l’enjeu essentiel.

Il raconte l’histoire d’une section de soldats français en Afghanistan, postée dans une zone montagneuse particulièrement dangereuse, et qui à la veille du retrait des troupes est confrontée à la disparition inexpliquée de plusieurs de ses membres. Le capitaine Antarès et ses hommes affrontent, outre les Talibans qui rôdent sur la frontière pakistanaise toute proche, et les paysans aux sentiments pour le moins mitigés envers la troupe étrangère, une sorte d’impasse logique qui finit par travailler le film de l’intérieur de manière de plus en plus prégnante.

Cogitore reçoit le renfort appréciable de Jérémie Renier incarnant à l’extrême une figure de chef militaire qui réveille les souvenirs de nombreux films de guerre (américains surtout). Et il suit avec un plaisir communicatif nombre des pistes habituelles de ce genre cinématographique – la petite communauté isolée face au danger, l’obligation de s’acclimater à un environnement géographique aussi splendide qu’hostile, l’affrontement violent avec l’ennemi au cours d’embuscades, le brouillage des lignes de conduite des différents protagonistes face au danger, l’incompréhension de la hiérarchie….

Il y distille des composants plus originaux, visuels avec notamment un usage très efficace des lunettes à infrarouge et des caméras thermiques, et thématiques avec la prise en compte des abîmes culturels entre les militaires et ceux qu’ils sont venus protéger ou combattre. Bien au-delà de la question de la langue, déjà si importante, cela se traduit partout, et notamment dans ce qui distingue à l’extrême les corps humains de ces différentes communautés.

Un des plus beaux aspects de la mise en scène porte ainsi sur la manière d’exister des visages et des muscles, sur les façons de se tenir debout ou assis, de bouger et de rester immobile. Il y a là une sensibilité chorégraphique, c’est à dire une sensibilité au sens de ce qu’expriment les corps, tout à fait remarquable – et tout à fait politique.

Si Ni le ciel ni la terre s’en tenait à cette double nature, film de guerre haletant tirant heureusement parti des codes du genre, et mise en relation d’ensembles de pratiques, de rituels, de croyances et d’imaginaires éperdument hétérogènes, il serait déjà une grande réussite. Mais il fait plus et mieux, et devient ainsi exceptionnel.

Il dépasse cette opposition binaire entre « eux » (les Afghans, considérés ici comme fort différents entre eux) et « nous » (les Français, les Occidentaux, la petite troupe à laquelle on est inévitablement amené à s’identifier, comme il a dépassé les opposition entre film de guerre et film fantastique, et entre fiction de cinéma et installation d’art vidéo.

Il les dépasse pour tenir à la fois ce qui sépare et ce qui unit, et accepter au sein de ce qui unit ce que ni les uns ni les autres, ni le ciel des croyances ni la raison terre-à-terre, n’est en mesure de complètement comprendre et affronter.

Il rend dès lors à ses protagonistes, que tout oppose y compris au lance-roquettes et au canon, ou à coups de poing, un monde commun. Mais un monde mystérieux, plus vaste que ce que savent prendre en charge leurs divers systèmes d’explications et de représentations, et dont nul d’entre eux, guerrier, imam, paysan, ne possède la clé. Un monde qui se prolonge au-delà du « théâtre des opérations » et de cette partie de la planète, avec la lettre écrite à la fin. Ainsi, dans ces paysages somptueux de montagnes arides et de gorges insondables, le film s’ouvre sur un autre infini.

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Cannes/5: «Le Fils de Saul», «Ni le ciel, ni la terre»: le bouclier d’Athéna

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Géza Röhring dans Le Fils de Saul de Laszlo Nemes. Jérémie Renier dans Ni le ciel ni la terre de Clément Cogitore.

Mia Madre de Nanni Moretti avec margherita Buy, Nani Moretti, John Tuturro, Giulia Lazzarini. Durée 1h42. Sortie 23 décembre 2015.

Le Fils de Saul de Laszlo Nemes, avec Géza Röhrig, Molnar Levente, Urs Rechn. Durée: 1h47. Sortie novembre 2015.

Ni le ciel, ni la terre de Clément Cogitore, avec Jérémie Renier, Swann Arlaud, Kévin Azaïs. Durée: 1h40. Sortie 2015.

Que retenir de l’offre particulièrement féconde de ce week-end sur la Croisette? Si on pose la question en termes d’origine, l’Europe l’emporte sans mal face aux Etats-Unis, non seulement sous-représentés numériquement cette année, mais avec des films en petite forme. Et si on s’interroge du point de vue des générations, les jeunes réalisateurs l’emportent haut la main face aux praticiens chevronnés. Encore faudra-t-il apporter des nuances.

Les films en compétition de Gus van Sant (The Sea of Trees, une parabole mystique et bien pensante entre suburbs états-uniens et forêt japonaise, étonnamment lourde de la part d’un tel auteur) et de Todd Haynes (Carol, une histoire d’amour entre femmes dans l’Amérique des années 50, compassée et prévisible) tout comme le nouveau Woody Allen hors compétition (L’Homme Irrationnel, retour un peu laborieux sur une fable morale déjà explorée avec bien plus de brio par l’auteur de Crimes et délits) font partie des déceptions.

Mais il faut ajouter un réalisateur jeune et européen, le Grec Yorgos Lanthimos, dont le conte fantastique Lobster (Compétition), cherchant avec insistance du côté de la cruauté et de l’humour noir, se révèle vite d’une grande vanité. Et, a contrario, il convient de chanter haut les louanges d’un cinéaste on ne peut plus reconnu, Nanni Moretti.

Sur un canevas qui pouvait être simpliste, opposant la réalité d’une situation dramatique –la mort imminente de la mère– à l’artifice de l’univers où évolue le personnage principal, celui du cinéma, Ma Mère (Compétition) se révèle séquence après séquence d’une finesse et d’une émotion exceptionnelles.

Il faudra revenir sur l’intelligence de la construction à partir de cette division de lui-même qu’opère Moretti. Il confie en effet la fonction de faire des films à Margherita Buy (absolument magnifique), jouant la réalisatrice tandis que lui-même joue un frère en impeccable contrepoint, et très subtile déroute. Il faudra revenir, surtout, sur la manière dont le film dépasse l’opposition binaire sur laquelle il semblait construit, pour ouvrir vertigineusement vers ce qui nous porte et nous limite, et qui est tout autant réel et imaginaire, face à la mort et avec la fiction.

Mais les deux films peut-être les plus importants, en tout cas les plus prometteurs de ces deux derniers jours sont des premiers films, Le Fils de Saul du Hongrois Laszlo Nemes (Compétition) et Ni le ciel ni la terre du Français Clément Cogitore (Semaine de la critique). Bien qu’extrêmement différents, ils ont en commun d’inventer avec une étonnante liberté, face à des situations tragiques inscrites dans l’histoire contemporaine, des réponses de cinéma –de cinéma comme moyen de prendre en charge l’horreur, ni pour la cacher ni pour l’édulcorer, mais pour continuer d’exister, sans amnésie, dans le monde de «ça».

Dans son maître-livre Théorie du film. La Rédemption de la réalité matérielle, Siegfried Kracauer comparait le cinéma au bouclier de Thésée, ce miroir offert par Athéna et qui permettait de regarder indirectement la Gorgone sans être paralysé par elle. C’est ce que font ces deux très beaux films, littéralement chez Nemes, de manière plus contournée chez Cogitore. (…)

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Qui est mort à Kaboul?

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Le meurtre de Séverin Blanchet par les talibans le 21 février a brisé une vie toute entière vouée à la promesse d’un cinéma à réinventer chaque jour avec et par les autres. Cette mort menace aussi l’idée même d’une action où convergent l’exigence de l’art, la volonté d’apprendre et la pratique politique.

La plupart des dépêches et des informations qui ont rendu compte de l’attentat survenu à Kaboul le 21 février mentionnaient seulement qu’on comptait un Français parmi les victimes. Quelques une ajoutaient qu’il était réalisateur, et, rarement, donnaient son nom : Séverin Blanchet. En effet Séverin Blanchet était réalisateur de cinéma, et bien davantage. Depuis 30 ans, il était une des principales figures d’un travail immense et discret, où le cinéma est partie prenante d’un engagement où l’action politique, la rencontre attentive aux diversités du monde et le geste artistique ne connaissaient pas de séparation. Soit la démarche singulière des Ateliers Varan dont il a été, en 1981, un des fondateurs.

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C’était pour continuer ce travail qu’il se trouvait à Kaboul le jour où les Talibans ont attaqué l’hôtel où il habitait. C’est là que depuis 2006 il avait mis sur pied des ateliers de formation au cinéma documentaire avec et pour des Afghans. Cette structure avait déjà permettant la réalisation de 25 films : deux ateliers pour débutants ayant chacun donné naissance à dix films, puis un cycle de deuxième niveau dont étaient issus cinq courts métrages réunis par leur thème « Enfants de Kaboul ». Ces cinq films ont été présenté dans de nombreux festivals, dont celui de Cannes, ils ont été diffusés sur Ciné-Cinéma (et par la télévision afghane) et sont édités en DVD par La Huit. L’un d’entre eux, Bulbul l’oiseau des villes de Reza Hosseini, est visible sur Dailymotion

Images vives, tournées par des réalisateurs peu ou pas expérimentés mais dont la connaissance des lieux et des personnes ne cesse d’ouvrir de nouvelles perspectives sur une ville où, aujourd’hui, les caméras pullulent, sans qu’on ait l’impression d’en avoir vu grand chose.

Avec le soutien de nombreux partenaires, et à son côté la maison de production La Huit, qui travaille à rendre viables de tels projets toujours aux limites de l’utopie, Séverin Blanchet était en Afghanistan pour préparer un nouveau cycle de cinq films, sur le thème « Les Rues de Kaboul ». Soit la mise en œuvre de la continuité d’une idée du cinéma forgée aux côtés de Jean Rouch, dont il fut un proche lors de la création du Laboratoire de réalisation à l’Université de Nanterre en 1969, ou il enseigna pendant 10 ans, puis lors de la créations des Ateliers Varan en 1981. Depuis, dans le monde entier, plus particulièrement là où les moyens techniques de l’audiovisuel sont difficiles d’accès, Varan organise des centaines de stages, bases d’une pédagogie entièrement fondée sur la pratique, sur les pratiques du cinéma documentaire (réalisation, image, son, montage).

Image 1C’est notamment au Brésil, et surtout en Papouasie Nouvelle-Guinée et en Nouvelle-Calédonie, que Séverin Blanchet aura personnellement développé un travail cinématographique où aider les autres à construire leur propre regard et construire le sien au contact des autres ne constitue qu’une seule et même démarche. En témoignent la liste interminable des stages de formations organisés, mais aussi le nombre de films de tous formats réalisés par Blanchet lui-même. Un hommage lui sera rendu dans le cadre du Festival International Jean Rouch le 28 mars prochain.

L’attentat suicide du 26 février ne visait pas personnellement  Sylvain Blanchet. Il semble qu’il aura été la victime collatérale d’une action destinée surtout à tuer des ressortissants indiens, qui résidaient dans un hôtel voisin. Il n’empêche : l’homme, l’activiste, l’artiste qui a été tué ce jour-là incarnait exemplairement une idée en acte du travail du cinéma, au risque hélas bien réel de l’état du monde où il se fait en même temps qu’à l’aventure de la construction de points de vue autonomes, originaux, avec ceux qui sont d’ordinaire privés de la possibilité de dire et de montrer comment ils voient le monde où ils vivent. Ce réalisateur et enseignant incarnait ce que tend à détruire tout fanatisme, tout obscurantisme, tout déni des autres érigé en système de pouvoir. Pour des raisons évidentes les projets à Kaboul sont aujourd’hui suspendus. Il serait dramatique qu’ils ne puissent reprendre, avec tous ceux qui avaient été réunis et mis en mouvement par cette initiative.

Séverin Blanchet est mort à Kaboul. Il importe que ce qu’il y faisait, et ce que cela représentait, continue de vivre.

Image 3Les Petits Musiciens de Kharabat de Waheed Nazir. La photo du début vient de Bulbul l’oiseau des villes de Reza Hosseini.

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