Exploration amoureuse d’un visage

La Vie d’Adèle, chapitre 1&2, d’Abdellatif Kechiche. Avec Adèle Exarchopoulos, Léa Seydoux, Salim Kechiouche, Jérémie Laheurte… 2h59.

Le Festival de Cannes a pris une baffe. Une grande baffe très douce et très puissante, administrée par un cinéaste au sommet de son art nommé Abdellatif Kechiche (sur son parcours, lire aussi ici). Le jury présidé par Steven Spielberg ne s’y est pas trompé en lui attribuant une Palme d’or incontestable – et qui fut d’ailleurs, fait exceptionnel, incontestée à Cannes. On dira que La Vie d’Adèle, chapitre 1&2 raconte une histoire d’amour entre deux jeunes femmes. Ce ne sera pas faux, il n’est pas certain que ce soit juste.

Le cinquième film de Kechiche est dédié à un enjeu plus vaste et plus mystérieux: un visage de jeune fille, un visage d’être humain –  «la mystérieuse faiblesse du visage d’homme». Sauf, peut-être, lorsque Cassavetes filmait Gena Rowlands dans Une femme sous influence ou Love Streams, jamais le cinéma n’aura pris aussi au sérieux la richesse, l’immensité devrait-on dire de ce qui se joue sur un visage.

Ce visage est celui d’Adèle, qui a 17 ans au début et 7 ou 8 ans de plus quand se termine le film, composé en trois actes: Adèle au lycée, lorsqu’elle rencontre Emma, Adèle et Emma en couple quelques années plus tard, Adèle seule, au travail, et en manque d’Emma.

Le personnage porte le prénom de celle qui l’interprète, une actrice jusqu’alors inconnue nommée Adèle Exarchopoulos. Celle-ci est au cœur d’une sorte de conspiration à trois, où Léa Seydoux (Emma), admirable, joue tout de même le second rôle pour, en totale connivence avec le cinéaste, permette que s’épanouisse à l’infini les beautés, les sensations, les inquiétudes, les engagements, l’intelligence du monde d’une jeune femme. On aurait pu leur donner à eux trois, Adèle, Léa et Abdel comme une seul personne, le prix d’interprétation féminine – sans bien sûr que cela minimise ce qu’accomplit à titre personnel la jeune actrice.

Le titre du film fait écho à La Vie de Marianne, dont un passage est lu et commenté par des élèves de 1re au début du film –même si en toute rigueur, la deuxième partie du titre, qui souligne qu’il s’agit du début d’une histoire, aurait dû être «Chapitres 1, 2 et 3». La référence au texte de Marivaux installe l’idée qu’il s’agira du parcours d’une héroïne. Adèle n’est pas une héroïne qui accomplit des actes extraordinaires, elle est une héroïne de la vie, quelqu’un qui parvient à faire de son existence quotidienne quelque chose de digne et d’exemplaire. Adèle sera institutrice, on sait au moins depuis L’Esquive l’importance que Kechiche accorde à l’éducation.

Adèle a la vocation. C’est une chose mystérieuse et touchante que la vocation, ce sentiment définitif d’être fait(e) pour certaines choses. Adèle a su très jeune qu’elle était faite pour enseigner, et pour aimer Emma. Elle accomplira une de ses vocations, pas l’autre. Ses joies et ses détresses, ses tensions et ses accomplissements, ils se racontent en mille instants croqués sur le vif, en dizaines de scènes dont chacune est un moment d’extrême précision dans la capacité de capter ce qu’il y a de plus vibrant, de plus instantané dans ce qui peut naître entre des humains, entre les deux jeunes femmes, mais aussi avec les parents de l’une et de l’autre, les copains de l’une et de l’autre, les enfants de la classe, l’un ou l’autre soupirant d’Adèle.

Au milieu coule un fleuve impétueux, qui est la grande scène d’amour physique où Adèle et Emma découvrent leur accord profond, l’étendue du désir qu’elles éprouvent l’une pour l’autre, l’immensité du plaisir qu’elles sont capables de se donner. Abdellatif Kechiche, qui est sans doute le meilleur observateur de la société française avec les moyens propres au cinéma, comme le furent avant lui Jean Renoir ou Maurice Pialat, s’est donc trouvé naturellement en phase avec les débats récents sur le mariage gay, l’adoption ou la procréation assistée, alors que le projet de son film est bien antérieur à la loi Taubira et à ses suites. Tout simplement parce qu’il film ce qui travaille les habitants de son pays.

Dans les rues de Lille chante et danse la GayPride sur les mêmes pavés où les lycéens manifestaient (en vain) contre le bradage de l’Education nationale, dans l’intimité de l’appartement où vivent ensemble les deux amoureuses, dans les regards des proches, la liaison entre deux femmes existe telle que vue selon les jugements, les préjugés, les revendications des un(e)s et des autres. Dans le regard du cinéaste, elle existe pour ce qu’elle est: une histoire d’amour.

La beauté des deux corps nus en train de faire l’amour est d’une telle évidence, une telle affinité les unit dans le partage du don de soi et de l’offrande de son plaisir que c’en est miraculeux. Et s’il y a, malgré tout, une dimension singulière au fait que ce soit deux femmes qui s’aiment, ce serait dans le sentiment de possible éternité, une promesse d’infini de cet échange amoureux, quelque chose dont sont privés les mâles, homo ou hétéro.

Il est question de peinture et de sculpture dans La Vie d’Adèle, Emma est étudiante aux Beaux-Arts puis artiste peintre : la manière de montrer ainsi en liberté et en mouvement les corps nus retrouve une sorte de secret perdu, un secret qui court de Praxitèle à Bonnard, celui d’un érotisme extrême où ne rôde aucune pornographie. La puissance sismique de cette scène d’amour, dont les tremblements se feront sentir durant les deux heures qui suivent dans ce film dont la durée (3h) passe comme un songe, cette puissance travaille obscurément tout ce qui se joue dans le film.

Celui-ci est tendu par l’importance du choix de sa vie par chacun(e), mais aussi par la puissance des barrières sociales, des codes, des habitus comme disait l’autre : ce réseau incroyablement serré tissé par les mots, les gestes, les silences, les habits, les plats et les boissons, les souvenirs… et qui interfère massivement, décisivement, avec les raisons du cœur, et du corps.

Et La Vie d’Adèle est, aussi, une tragédie. Une tragédie sociale, sans misérabilisme ni schématisme mais qui prend acte du monde tel qu’il fonctionne, comme l’a toujours fait l’auteur de La Faute à Voltaire, de L’Esquive, de La Graine et le mulet et de Vénus noire.

Mais ce serait absurde de résumer le film ainsi, comme de lui coller l’étiquette «film sur des lesbiennes», ou encore: film sur ce qui rapproche et ce qui différencie l’art et l’enseignement, ce dont il est pourtant bel et bien question. Parce que sur un visage de jeune fille, il peut y avoir tout cela, et bien davantage, sans limite, à condition que quelqu’un soit capable de le filmer. Abdellatif Kechiche l’a fait, et c’est magnifique.

 

Cette critique est une nouvelle version de celle publiée sur slate.fr lors de la projection du film au Festival de Cannes. C’est très délibérément qu’il n’y a été ajouté aucune référence aux polémiques qui ont fait suite, polémiques qui ne devraient en rien interférer avec le film lui-même.

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La vie d’Abdel, clé des polémiques anti-“Adèle”

Les polémiques qui accompagnent «La Vie d’Adèle» depuis son succès cannois ont de multiples explications, dont l’utilisation du film par certains syndicats dans le cadre de la négociation sur la convention collective, et une «stratégie de communication» d’une actrice, relayée avec gourmandise par les médias. Mais elles s’expliquent aussi, et peut-être d’abord, par le parcours personnel du cinéaste.

Abdellatif Kechiche lors de la remise de la Palme d’or à Cannes, le 26 mai 2013. REUTERS/Éric Gaillard.

Lorsque sort en 2001 le premier film d’Abdellatif Kechiche, La Faute à Voltaire, la cause semble entendue: le cinéma français vient de s’enrichir d’un nouveau représentant, plutôt talentueux, de ce «cinéma beur» qui se fraie opiniâtrement une —petite— place sur les écrans. Ce jeune réalisateur né en Tunisie racontant une histoire de sans-papiers rejoint avec les honneurs les rangs des Mehdi Charef, Rachid Bouchareb, Abdelkrim Bahloul, Malik Chibane, Nadir Moknèche, Karim Dridi, Yamina Benguigui, rangs qu’allaient bientôt grossir Rabah Ameur-Zaïmeche, Zaïda Ghorab-Volta et bien d’autres.

Grave malentendu, qui ne concerne pas seulement Kechiche mais cette notion même de «cinéma beur». Le cas de ce cinéaste n’en est pas moins le plus exemplaire des errements engendrés par cette catégorie. Il n’y a pas de «cinéma beur», il y a eu, ô combien tardivement, la prise en compte par des cinéastes français de l’importance des effets de la présence arabe en France depuis le milieu du XXe siècle, la quasi-totalité de ces cinéastes français étant eux-mêmes arabes. Il y a, enfin, dans les dernières années du siècle précédent, l’accession à un début de visibilité d’une réalité qui n’est pas celle des immigrés ou de leurs enfants, mais de la société française. Et dès son premier long métrage, Abdel Kechiche s’affirme comme un cinéaste français important, et travaillé de tensions et d’élans infiniment plus riches que sa seule origine maghrébine, même si jamais il ne fut question de l’oublier.

Dès ce premier film, deux éléments au moins auraient dû attirer l’attention sur le caractère nettement plus complexe que l’assignation à résidence «beur». La première était le parcours de Kechiche, acteur intrigant et séduisant, notamment dans un des trois grands rôles des Innocents, la tragédie antique embrasée dans le midi de la France contemporaine par André Téchiné en 1987. Un parcours habité aussi par une passion du théâtre qui l’avait mené à Avignon.

Le deuxième élément était le film lui-même, et comment, à partir d’une intrigue effectivement caractéristique d’un cinéma de mise en lumière critique des conditions de vie des immigrés, en particulier des sans-papiers, La Faute à Voltaire ne cessait de se décaler, de déjouer les pronostics dénonciateurs ou naturalistes. L’ambiguïté du personnage principal joué par Sami Bouajila, la richesse des rôles de Bruno Lochet et Elodie Bouchez, l’énergie rayonnante d’Aure Atika propulsaient le film très au-delà d’une catégorie réductrice.

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