Une Julie peut en cacher une autre

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Mademoiselle Julie de Liv Ullmann, avec Jessica Chastain, Colin Farrell, Samantha Morton.

Mademoiselle Julie d’Alf Sjöberg, avec Anita Björk, Ulf Palme, Märta Dorff, Max von Sydow.

 

Ce mercredi 10 septembre sort en salle la transposition par Liv Ullmann de Mademoiselle Julie, sans doute la pièce la plus jouée d’August Strindberg. Fort à propos, un distributeur saisit l’occasion de ressortir un autre film du même titre, réalisé par Alf Sjöberg et qui obtint ce qui équivalait alors à la Palme d’or à Cannes en 1951. Strindberg, Sjöberg, Ullman : il manque ici le nom d’Ingmar Bergman pour achever dessiner le paysage de référence scandinave que convoque cette double sortie – Bergman, qui fut le scénariste de Sjöberg pour Tourments (1944) et bien sûr le cinéaste qui révéla Ullmann (et son compagnon durant plusieurs années) n’ayant jamais caché l’importance de Strinberg dans son œuvre. Or ce qui est intéressant ici, en regardant les deux films clairement inscrits dans un univers commun est fort peu ce qui les rapproche, et presqu’uniquement ce qui les différencie, sinon les oppose.

Adaptant un monument de la culture « nationale » (bien que norvégienne, Liv Ullmann est essentiellement liée au cinéma suédois), l’actrice de Persona semble n’avoir rien de plus urgent que de s’en éloigner le plus possible. Elle opère des coupes radicales dans le texte, élimine tous les figurants (qui sont loin d’être accessoires), transpose la scène de Suède en Irlande et la langue d’origine à l’anglais, idiome des vedettes qui se partagent l’affiche.

Sa Mademoiselle Julie est une commande de producteurs britanniques, visiblement plus soucieux d’associer des noms de Hollywood à un titre célèbre du répertoire que d’aucune autre forme d’authenticité ou de nécessité. La réalisatrice, dont on sait depuis son très beau Infidèle qu’elle est capable d’une grande finesse, opère un parti-pris radical avec un huis clos plus refermé que jamais ne le fut la pièce jouée sur scène, mais où étrangement quelques scènes d’extérieur viennent fragiliser ce choix sans apporter grand chose, hormis une bizarre citation shakespearienne tout à la fin, rapprochant Julie d’Ophélie sans motif compréhensible.

Ce caractère forcé, presqu’incongru, se retrouve dans le jeu des interprètes, et de manière particulièrement visible dans l’évident inconfort de Jessica Chastain, actrice douée s’il en est. « Quelque part » entre théâtre et cinéma, « quelque part » entre fidélité radicale à Strindberg et très libre interprétation, « quelque part » entre numéros pour stars et héritage classique, en fait nulle part, sa Mademoiselle Julie se retrouve dispersée façon puzzle, sans plus de liens avec les enjeux pourtant multiples et complexes mobilisés par le dramaturge suédois, et qui justifie la variété des approches que d’innombrables mises en scène de théâtre ont proposées.

La comparaison avec la réalisation de Sjöberg est particulièrement cruelle. Le réalisateur suédois fait tout le contraire, d’une manière qui paraît d’abord bien convenue. Le procédé qui consiste à « aérer » les pièces de théâtre pour « faire cinéma » a 100 fois prouvé sa nocivité, cette fois le réalisateur trouve au contraire une énergie et une sensualité parfaitement en phase avec ce qui travaille le texte de Strindberg.

Dans un noir et blanc d’une pure splendeur, réussissant à jouer avec une grande fluidité qui n’exclue pas de véritables pics de tension – brutalité, érotisme, humiliation, envolée onirique –  du passage des face à face entre la maîtresse et le serviteur, entre l’homme dominateur et la jeune femme malheureuse, entre eux deux et la fiancée, la composition de la Mademoiselle Julie de 1951 est une constant bonheur de cinéma. L’élégance et la complexité des agencements de situations autour de la ligne dramatique principale, y compris avec des flashback à la volée et des embardées d’un lieu à l’autre d’une grande liberté, évoque plus d’une fois l’élégance et la complexité de La Règle du jeu, en même temps que Sjöberg développe une rhétorique visuelle qui navigue dans les eaux troubles d’un cinéma d’angoisse clairement inspiré par les grand films d’Hitchcock de la décennie précédente, de Rebecca à La Maison du Dr Edwards.

On assiste dès lors au phénomène inverse de celui constaté dans le film de Liv Ullmann, l’élan légitime et cohérent de la mise en scène polarisant autour des thématiques sociales, psychiques et oniriques de Strinberg des éléments extérieurs qui les enrichissent et les précisent.  Ainsi, à rebours des prévisions, est-ce le film de Liv Ullmann qui en se « libérant » de la relation à la pièce perd son énergie cinématographique, alors que celui de Sjöberg, qui en respecte la lettre tout en appliquant les recettes classiques de l’adaptation de la scène à l’écran, n’en invente pas moins une vigueur réellement cinématographique, qui déploie les ressources présentes dans l’œuvre de Strindberg.

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Cinéma : Dariush Mehrjui et La Vache qui a tout changé

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Il arrive qu’un film change l’histoire du cinéma de son pays. Il y a dans le cinéma italien un avant et un après Rome ville ouverte et Le Voleur de bicyclette, il y a dans le cinéma français un avant et un après  Les 400 Coups et A bout de souffle, il y a dans le cinéma américain un avant et un après Le Parrain et Les Dents de la mer. Dans le cinéma iranien,  La Vache, réalisé en 1969 par un quasi-débutant, Dariush Mehrjui, occupe une telle position. Interdit par le Shah, devenu enjeu politique, plébiscité par les jeunes réalisateurs, les critiques et le public, cité en exemple par Khomeiny à la surprise absolue de ses partisans, il marque un tournant dans l’histoire d’un des grands cinémas mondiaux. Il est considéré comme l’initiateur du mouvement dit du cinéma motafavet (différent).

Inédit en France, le film est sorti cette semaine. 45 ans après, il reste d’une beauté fulgurante, aux confins du néoréalisme, avec ses plans quasi-documentaires dans un village très pauvre et une nature hostile, et d’un onirisme visuel vibrant des splendeurs de son noir et blanc très graphique et de ses dimensions magiques, entre conte, mysticisme et pamphlet contre la misère.

Son auteur est devenu un des grands réalisateurs iraniens, avec un film essentiel, qui a en son temps fait le tour des grands festivals, l’admirable Le Cycle (1978) inspiré par les trafics de sang humain auxquels sont soumis les plus miséreux, mais aussi, sous la République islamique, un film de révolte aussitôt interdit, L’Ecole où nous allions (1980), qui le contraint à un exil temporaire en France (où il réalise Voyage au pays de Rimbaud). Puis il rentre tourner une des meilleures comédies du cinéma iranien, Les Locataires (1986), suivi d’une série de très beaux portraits de femmes, chacune donnant le titre d’une œuvre entre 1991 et 1996 :  La Dame, Sara, Pari,  Leila. La plupart des films de Dariush Mehrjui sont accessibles sur http://asiapacificfilms.com/ . Rencontre avec un vétéran toujours prolifique.

 

ryzr1390681686Vous avez étudié en Californie dans les années 60.

J’ai passé un diplôme de philosophie à UCLA mais déjà ma passion était le cinéma. J’avais appris l’anglais pour lire des histoires du cinéma. C’est la raison pour laquelle je suis parti aux Etats-Unis. Là-bas, c’était aussi le début de la contre-culture, la musique et les films de cette époque, la Nouvelle Vague. Sur le campus, on voyait Godard, Bergman, Antonioni… ils venaient. Buñuel aussi. En revenant en Iran j’ai voulu réaliser un film dans le même esprit, qui prenne en charge la réalité quotidienne du pays mais avec une forme nouvelle.

 

Pourtant à votre retour en Iran en 1966, vous réalisez d’abord un film très différent, Diamant 33.

Mon idée était d’infiltrer la place fort du cinéma avec ce projet très commercial. C’était une parodie de James Bond, j’ai essayé d’en faire une caricature absurde. Et puis cela me permettait de m’entrainer, je n’avais absolument rien filmé encore, pas même un cours métrage. Je me suis retrouvé avec une équipe énorme, une actrice américaine, des centaines de figurants. C’était un malentendu à bien des égards, même s’il y avait des côtés amusants. Ce n’était pas le cinéma que je voulais faire

 

Donc La Vache est votre véritable premier film.

Tout à fait.

 

On a l’habitude de la comparer aux films de la Nouvelle vague, ou des « nouvelles vagues » qui surgissent un peu partout dans le monde, mais il est assez différent. Ne serait-ce que parce que les films « nouvelle vague » sont très majoritairement situés dans les villes, parlent du monde moderne.

J’avais beaucoup voyagé à travers tout l’Iran, j’avais vu comment vivaient ces paysans, la majorité de la population, dont on ne parlait jamais ni au cinéma ni dans les médias ni évidemment dans les discours politiques. Mon rêve était de leur donner une image. Je connaissais déjà l’écrivain Gholam Hossein Saedi, qui avait publié un recueil de nouvelles situées dans un petit village reculé. Parmi ces nouvelles se trouvait La Vache, c’est lui qui a suggéré qu’on en fasse un film. Nous avons écrit le scénario ensemble, comme nous le ferions ensuite souvent avant qu’il ne s’exile à Paris. Le film utilise d’ailleurs des personnages et des situations empruntées à l’ensemble du livre et pas seulement  à la nouvelle La Vache. Nous avons travaillé toutes les nuits pendant trois semaines à son cabinet, il était médecin psychiatre, le jour il exerçait et la nuit on investissait sa clinique.

 

Comment le film a-t-il été produit ?

Par le Ministère de la culture. Sur le moment, ils n’ont pas compris ce qu’on allait faire, ils ont cru que c’était un documentaire, et ils m’ont donné les moyens matériels et financiers pour tourner. Mais quand le film a été fini, ils ont été furieux et l’ont interdit. A l’époque, la propagande du Shah insistait beaucoup sur la modernisation des campagnes, évidemment ça ne correspondait pas à ce qu’on voit dans le film. Nous avons tourné dans la région de Qazvin, après de nombreux repérages un peu partout, l’architecture du village et les environs me convenaient mais l’histoire elle-même aurait pu se passer n’importe où dans le pays.

 

Qui sont les acteurs ?

Les interprètes des rôles principaux dépendaient eux aussi du Ministère de la culture, il s’agissait d’acteurs de théâtre. Je les ai mêlés à des non-professionnels, des villageois plus ou moins dans leur propre rôle. J’ai eu de très longues discussions avec eux pour obtenir un jeu différent. Tous les acteurs sont devenus des gens connus dans le cinéma iranien, à commencer par Ezatollah Entezami, le propriétaire de la vache, qui avait joué dans des centaines de pièces mais dont c’était le premier rôle au cinéma – depuis il est devenu une grande vedette, et nous avons fait sept autres films ensemble.

 

On associe souvent le film à l’héritage de néo-réalisme italien, mais même si c’est en partie vrai, il a un style très original, qui emprunte aussi bien à l’expressionnisme allemand et au grand cinéma soviétique de l’époque muette.

Je n’avais pas de définition préconçue, je crois que j’ai filmé sous l’influence mêlée de tous ces grands cinéastes européens que j’avais découvert aux Etats-Unis. Le Septième Sceau m’avait beaucoup marqué, aussi bien que De Sica ou Eisenstein. J’ai aussi fait beaucoup d’essai, j’avais confiance dans le chef opérateur, qui avait tourné de nombreux documentaires dans des conditions difficiles même si c’était son premier long métrage de fiction, on a expérimenté des scènes dans le noir presque total, des utilisations inhabituelles des éclairages, des gros plans. Mais en général ça se décidait sur place, sans avoir été anticipé.

 

L’histoire d’un homme qui, quand sa vache disparaît, finit par prendre sa place, était selon vous un argument comique ?

Non pas comique. Il y a un côté surréaliste dans ce récit, mais il y a aussi des sources plus profondes. Le grand philosophe Ibn Arabi explique qu’une des étapes du chemin de l’amour mystique est atteinte lorsqu’il y a fusion entre celui qui aime et l’objet de son amour. C’est ce qui arrive au paysan du film, qui aimait éperdument sa vache. On peut trouver ça comique, mais en tout cas ce n’est jamais montré de manière ironique ou  en se moquant. S’il y a une dimension comique, c’est parce qu’il accuse les villageois d’avoir volé la vache, alors qu’ils se donnent tout ce mal pour l’aider et le protéger. Mais ce n’est qu’une dimension de cette fable.

 

Le film a d’abord été interdit, puis finalement autorisé avec un carton affirmant que cette histoire se passe des dizaines d’années auparavant.

Il est resté interdit trois ans, et puis le Festival d’art de Shiraz a décidé de le montrer. Le film a profité du conflit entre le Ministère de la culture et la télévision nationale, que dirigeait un homme très clairvoyant, Reza Ghotbi, qui était un progressiste. Grâce à cette projection, le film a connu un succès immédiat, les réactions qui l’ont accueilli ont adouci l’hostilité des autorités. Au même moment, un ami français, le réalisateur Renaud Walter, a fait sortir en cachette une copie d’Iran et l’a apportée au Festival de Venise 1971, où il a reçu un accueil enthousiaste. Pourtant il n’y avait pas de sous-titres, je traduisais directement pendant la projection. Ensuite il a été invité dans des dizaines de festivals. Le Ministère de la culture a dit que le film faisait honneur à l’Iran, et a autorisé sa sortie, avec un carton qui ne trompait personne. Et il a eu un succès incroyable.

 

Est-ce que La Vache reste un film important en Iran ?

Oui, La Vache est d’ailleurs le premier film qui bénéficie d’une restauration numérique en Iran. Il va ressortir dans les salles là-bas.

 

Pendant que La Vache était interdit, vous avez continué à tourner ?

J’ai fait une comédie, Monsieur le naïf, puis Le Postier, d’après Woyzeck, et enfin Le Cycle, qui ont tous les deux interdits en Iran, mais ont eu du succès dans les festivals internationaux.

 

Juste après la révolution de 1979, vous réalisez L’Ecole où nous allions, …qui est lui aussi interdit.

C’était une situation complètement absurde. A la demande des autorités issues de la révolution, j’avais fait un film qui, à travers une histoire située dans un lycée, faisait l’éloge du mouvement révolutionnaire, le personnage dictatorial du proviseur représentait le Shah. Mais au moment où le film a été terminé, ce sont les nouvelles autorités qui se sont senties visées, elles étaient installées au pouvoir, plus question de faire l’éloge de la révolution. Elles ont interdit le film, qui est resté invisible pendant neuf ans. Il a été invité en France, à la Quinzaine des réalisateurs, mais ils ne l’ont pas laissé sortir.

 

 Au même moment, et de manière très inattendue, La Vache est cité en exemple par l’ayatollah Khomeyni.

La Vache aura joué à deux reprises un rôle important dans le cinéma iranien. La première fois comme signal de départ de la possibilité d’un autre cinéma, qui a été reconnu comme tel, avec aussi d’autres réalisateurs. Nous avons eu du succès, on a ouvert la route. Puis, après la Révolution, en 1981, le cinéma était dans une situation très précaire, on brulait les salles, le cinéma était dénoncé comme un lieu de corruption, mais heureusement un soir La Vache est passé à la télévision, et le lendemain Khomeyni a déclaré qu’il fallait faire des films comme ça, il a dit : nous ne sommes pas contre le cinéma en général, nous sommes contre les films corrompus et corrupteurs[1]. Ça a fait les gros titres de tous les journaux ! Mais ça n’a pas arrangé ma situation personnelle, c’est à ce moment que j’ai dû m’exiler, que je suis venu en France – grâce au visa de Cannes, où le film L’Ecole où nous allions ne pouvait pas aller…

 

Vous ne vous êtes pas installé en France de manière durable.

J’ai fait un film sur une commande de l’INA, et j’ai écrit plusieurs scénarios avec Saedi qui avait lui aussi quitté le pays, mais finalement aucun n’aboutissait et je suis rentré. C’était encore l’époque de la guerre Iran-Irak, tout était très sombre, du coup j’ai fait une comédie – en fait un film très noir en fait, mais qui faisait rire : Les Locataires, puis Hamoun, l’histoire de la déprime d’un intellectuel, qui est devenu un film-culte en Iran. Ensuite, Banoon a été à nouveau interdit, parce que je montrais la pauvreté. Neuf ans d’interdiction à nouveau. Puis Sara, qui est une transposition de Maison de poupée d’Ibsen… Je ne fais d’adaptation, je préfère parler d’appropriation, le film suivant, Pari, vient de Salinger… A chaque fois il s’agit de réinventer en quoi une histoire peut avoir un sens dans le monde actuel, et un contexte particulier, celui de l’Iran.

 

Malgré les difficultés, vous avez continué à tourner.

Oui, j’ai fait Bemani en 2002, à propos des femmes que la société archaïque où elles vivent mène au suicide en s’immolant par le feu, c’est atroce. On m’a dit que le film avait aidé à combattre ces pratiques. Puis The Orange Suit, qui est un film sur l’environnement, la manière dont trop de gens à Téhéran considèrent l’espace public comme une poubelle et y jettent n’importe quoi. Ce n’est pas que je n’ai pas de problème avec la censure, Santouri, consacré à un musicien, a été interdit lui aussi. Mais dès qu’un projet est refusé, j’en écris un autre, je n’arrête jamais. Je viens de finir un nouveau film, The Ghost. Il va sortir. Mais ceux qui détiennent le pouvoir marginalisent les autres, ils s’auto-attribuent les subventions, puis les meilleurs cinémas, leurs films sont sélectionnés dans les festivals iraniens, et ensuite récompensés. Les films officiels occupent presque tout l’espace.

 

NB: Au même moment se tient à Paris la deuxième édition du Festival Cinéma(s) d’Iran, qui atteste de la vitalité de la création dans cette région malgré les graves obstacles qu’elle affronte.

 

 

 

 



[1] Dès son retour triomphal à Téhéran, Khomeyni s’était exprimé en ce sens au cours d’un grand discours de politique générale prononcé le 2 février 1979. Cf. Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien (CNRS éditions).

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Les mots et les choses

LA CHAMBRE BLEUE PHOTO3La Chambre bleue de Mathieu Amalric, avec Mathieu Amalric, Léa Drucker, Stéphanie Cléau… 1h15.

L’amour, ah l’amour! Ils le font, avec entrain, Esther et Julien, dans la chambre bleue de ce petit hôtel, près de la petite place de la gare de cette petite ville de province. Mais est-ce l’amour qui pousse ainsi Evelyne à mordre Julien au plus fort de leurs ébats? Est-ce lui qui dicte sa question: «Si je devenais libre, tu te rendrais libre aussi?» «Libre», c’est-à-dire pas marié, Julien ne l’est pas: chez lui l’attendent Evelyne et Marianne, sa femme et sa fille. Mais est-ce la liberté de n’être pas marié? Et serait-ce la liberté de vivre avec Esther? Qu’est-ce que c’est toutes ces questions, à la fin?

On n’est pas au bout. Des questions, il en arrive d’autres, en rafales, en bourrasques. Et pas des questions pour bavarder et gamberger. Des questions dures et droites, auxquelles il faudrait ne pas se dérober. Des questions posées à Julien, menottes aux poignets, ou sous surveillance policière stricte. Parce qu’il y a eu mort d’homme, et de femme. Mais qui? Mais comment? Mais pourquoi? Voilà que ça recommence. Il faudrait tout de même s’entendre.L’officier de gendarmerie, l’enquêteur de la police, l’expert psy, le juge d’instruction, plus tard le procureur et le juge, l’avocat aussi d’ailleurs, tout le monde aura des questions, des questions qui veulent des réponses. Des réponses claires, des faits.

Pour autant qu’on peut en juger –mais peut-on en juger?– Julien voudrait en donner, des réponses précises, factuelles. C’est juste que voyez-vous, ce n’est pas si simple. Chacun à sa place, place fonctionnelle assignée aussi à Esther, amoureuse comme un autre est OPJ, exige une réponse, une logique, une suite de causes et d’effets. Et nous aussi, sans doute, nous, les spectateurs.Une énigme d’accord, un truc compliqué au début, OK, c’est ça le jeu, et après quelqu’un, Rouletabille, ou le scénariste, ou Jack Bauer va nous démêler tout cela, il y a beaucoup de méthodes, l’important, c’est le résultat. En général, bien sûr que Julien est d’accord avec ce schéma, lui aussi. Mais dans son cas particulier, ça ne marche pas du tout.

La Chambre bleue est bien une enquête sur une et même deux morts suspectes. L’enquête progresse, comme disent les flics et les journalistes, mais le mystère reste entier.

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La part maudite

Abus de faiblesse de Catherine Breillat. Sortie le 12 février.

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Déjà c’était une histoire extraordinaire. La « véritable histoire », comme on dit, celle d’une femme, la réalisatrice de cinéma Catherine Breillat, frappée d’un handicap moteur suite à une attaque, et qui entre dans une relation affective et passionnelle avec un homme qu’elle sait être un escroc, et qui de fait va l’escroquer. Catherine Breillat, qui est tout aussi écrivain (elle a réalisé quinze films et publié quinze livres), en avait fait un livre édité chez Fayard, livre lui aussi étonnant, et dont on ne pourrait dire sans imbécillité que l’extraordinaire de la situation réelle qu’il relate suffit à en faire un très remarquable ouvrage. L’histoire et ses suites judiciaires, puis le livre, avaient attiré l’attention. Breillat en fait à présent un film, également titré Abus de faiblesse. Qui dira qu’avec une histoire si étonnante, et qui en outre avait donné lieu à une réussite d’écriture, « il n’y avait qu’à filmer », n’aura aucune idée de l’admirable acte de cinéma accompli avec ce film.

La raison la plus évidente s’appelle Isabelle Huppert. Jouer une personne physiquement handicapée est ce qu’on appelle une performance, un de ces pièges à émotion (et à prix d’interprétation) dont raffolent les acteurs. Mais jouer une personne handicapée tout en accompagnant les évolutions complexes d’un état physique, et en même temps ne pas se laisser enfermer dans cette apparence, est bien autre chose. L’actrice ne cesse de reconstruire la singularité complexe d’une personne humaine dans l’instant particulier où elle se trouve, personne dont les problèmes physiologiques sont certes un déterminant majeur, tout comme son investissement (c’est le cas de la dire) sur un personnage lui-même très trouble, mais qui ne se réduit pas à ces deux seuls facteurs. Jouer tout ça, la volonté de revivre, le besoin de plaire, l’arrogance de l’artiste, la pulsion de soumission, et le jouer dans le mouvement même de la vie, dans la séduction, la fragilité, l’égoïsme, l’infantilisme, la sincérité, la roublardise, la tendresse et la brusquerie et l’intelligence du simulacre, cela demande simplement du génie. Isabelle Huppert est une actrice de génie. On le savait déjà. Mais là, et pour ce que peut valoir ce genre de comptabilité, elle est encore plus géniale.

Car il faut parler des interprètes d’abord, tant ce « passage au film » de cette histoire réelle devenue livre se joue de manière décisive dans ce qu’on appelle souvent de manière trop désinvolte l’incarnation. Un abime séparait la réalisatrice Catherine Breillat de l’escroc Christophe Rocancourt, celui qui lui a piqué 700 000 euros, un abime (mais pas le même bien sûr) sépare Maud, le personnage féminin joué par Isabelle Huppert, de ce que fait vivre à l’écran le rappeur Kool Shen sous le nom de Vilko, incroyable nœud de présence physique, de charme, de ruse bornée et de narcissisme. La réunion de ces deux êtres déclenche un flux d’énergie qui électrise le film.

Encore ce phénomène ne suffirait-il pas sans la capacité à faire partager l’assemblage de motivations, de pulsions, d’illusions et de manipulations qui font la réalité de ce qui se joue entre Maud et Vilko, circulation de sentiments dont nul (pas même ceux qui en sont porteurs) ne sait le degré de sincérité, circulation de signes aussi, autant que d’argent, vertigineux trafics d’influence, d’emprise, de fascination, de revanche… Maud la réalisatrice et Vilko l’arnaqueur sont, chacun dans son domaine, deux praticiens de la mise en scène, bien sûr, mais l’essentiel est de comprendre que jamais la mise en scène ne se fait que avec de l’artifice, du faux-semblant sans attache avec la réalité. Réduire ce qui advient entre eux à une arnaque d’un demi-sel attirant qui profite d’une femme amoindrie suite à une hémorragie cérébrale, c’est voir le monde comme le feront dans une scène glaçante les atroces membres de la famille de Maud qui devant notaire découvrent le montant des sommes “prêtées”.

Ce scénario-là, c’est celui du téléfilm niais qui serait le contraire de cette œuvre sombre, ambiguë, douloureuse et joyeuse quand même, ce geste d’une femme cinéaste qui transmue sa propre histoire en aventure fatale. Fatale au sens du destin, au sens du face-à-face recherché avec un dépassement de soi en réponse à l’agression violente d’une pathologie horrible, fatale au sens de la part maudite de Georges Bataille, où le geste de détruire ce qu’on possède vise, au risque du pire, à une autre forme de construction. En ce sens, on pourrait dire que Abus de faiblesse, le film, est le véritable aboutissement du processus engagé par Catherine Breillat avec l’escroc qui ne l’aimait sans doute pas (mais qui le sait vraiment ?), cet homme qu’elle a engagé en 2007 pour qu’il joue dans un film de fiction. Puisque bien sûr, Abus de faiblesse est une œuvre de fiction. Une grande œuvre, et une sorte de victoire.

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«Viva la Libertà!»: (pas) la belle époque

Roberto Andò nous livre un film sur la politique italienne à l’image de l’Italie d’aujourd’hui: stagnante. Malheureusement.

viva-libertaToni Servillo dans Viva la liberta : Enrico ou Giovanni?

Viva la Libertà! de Roberto Andò avec Toni Servillo, Valerio Mastandrea, Valeria Bruni Tedeschi | Durée: 1h34

Il s’appelle Enrico Oliveri, on trouverait sans mal le nom de ceux qu’il représente à l’écran: tous ces dirigeants de centre-gauche italiens qui, avec des réussites diverses liées surtout à des arrangements ou à des concours de circonstances, ont incarné l’opposition politicienne à Berlusconi. Il n’est pas vieux, Enrico Oliveri, mais il est fatigué. Et puis, il est lié par des alliances, des promesses, la routine du parti, celle des médias, marqué par le passé et le manque d’idée sur l’avenir. Mais les élections approchent. Un jour qu’il monte à une tribune, une de plus, il se retrouve incapable de rien dire. Dans le public, une femme l’insulte, lui crie qu’il est le fossoyeur de tous les espoirs d’un monde moins pire. La nuit suivante, toujours sans rien dire à personne, il plie bagage et quitte Rome pour se réfugier à Paris, chez une ancienne amoureuse. Panique au QG du parti.

Seulement voilà qu’Enrico avait un double, un vrai jumeau, Giovanni. Giovanni n’est ni fatigué, ni triste, ni muet. Il est fou. C’est un philosophe qui vient tout juste de sortir de l’asile. Et que croyez-vous qu’il advint? Les apparatchiks remplacèrent l’absent par son double, et celui-ci, réjouissant mélange d’irrévérence farfelue et de vraie sagesse indifférente à la raison des puissants, souleva l’enthousiasme des foules, redonna espoir au peuple, rouvrit les portes de l’avenir.

C’est une fable, n’est-ce pas.

Une fable qui se veut progressiste sur le plan politique, et qui entend renouer avec une certaine veine du cinéma politique italien. Cette fable, Roberto Andò l’a d’abord écrite, sous forme d’un roman, Il trono vuoto (Le Trône vide) devenu un bestseller. Il l’adapte au cinéma en s’appuyant sur le jeu hyper efficace de Toni Servillo, qui s’en donne à cœur joie dans le double rôle d’Enrico qui fait la gueule et Giovanni qui rit. (…)

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Le retour de la belle morte

Une femme douce de Robert Bresson

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Dominique Sanda dans Une femme douce

44 ans que ce film fulgurant n’avait pu être distribué. Sans être tout à fait inaccessible (quelques rétrospectives l’ont présenté, il en existe une version VHS aux Etats-Unis, Gentle Woman disent-ils), le film n’en était pas moins presqu’impossible à voir, qui plus est dans des conditions correctes – les copies existantes étaient en piteux état, ne rendant pas justice notamment au travail du maestro Ghislain Cloquet, le chef opérateur assisté d’un autre grand de la partie, Emmanuel Machuel.

Coproduction franco-américaine, le film était resté ensuite bloqué dans cet entre-deux, suite à un blocage sur les droits d’exploitation – une mésaventure subie aussi par d’autres films de Robert Bresson, effet pervers des très difficiles conditions de production qu’aura eut à affronter, du moins à partir des années 60, un des plus grands cinéastes du monde. Enfin tiré de ce long exil dans les limbes juridiques, restauré sous la sourcilleuse surveillance de Mylène Bresson, la veuve de l’auteur, le film devrait désormais pouvoir exister non seulement en France mais dans le monde, non seulement en salles, où est exploitée la version en copie numérique, mais on l’espère bientôt aussi en DVD.

Premier film en couleur d’un cinéaste qui avait d’abord été peintre, et qui semblait avoir, des Dames du bois de Boulogne au Journal d’un Curé de campagne et de Pickpocket à Mouchette, exploré toutes les ressources et toutes les splendeurs du noir et blanc, Une femme douce est un film d’une terrible beauté, d’une fureur glaçante. Placé sous le signe de la mort brutale de son héroïne, dans le violent contraste de la légèreté de son écharpe qui flotte encore et de la stridence des bruits de la ville, ce long flashback sur le malheur d’un amour placé sous le signe de la marchandise, de la réduction de toute chose à son prix, est d’une modernité visionnaire, qui ne doit pas grand chose à la nouvelle de Dostoievski dont pourtant il s’inspire directement, La Douce.

Un homme raconte, en voix off, ce que fut sa vie avec la femme qu’il aimait, et qui s’est tuée à cause de lui. La cruauté de la situation est comme accusée par les tons d’une pâleur funèbres de l’image et notamment du visage de l’héroïne, une débutante nommée Dominique Sanda, d’une beauté de noyée préraphaélite, prémonition d’Ophélie bien avant qu’on assiste à une représentation de Hamlet. Celle-ce sera une des occasions pour Bresson d’exprimer un autre enjeu du film, sa réflexion très critique sur les arts de son temps (musique, théâtre, peinture, cinéma), réflexion en relation directe avec la montée du pouvoir de l’argent qui est au centre du récit. Etonnant récit tout en embardées, digressions et plongées, et qui grâce à une mise en scène d’une incroyable liberté, parvient à l’intérieur d’une tonalité générale d’une grande noirceur à réussir des moments burlesques, ou sensuels, ou aux limites du fantastique, qui loin de faire dévier ce rigoureux cauchemar de son chemin, le renforcent encore davantage.

 

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Dynamique de l’adaptation

Snowpiercer, Le Transperceneige de Bong Joon-ho avec Chris Evans, Song Kang-Ho, Ed Harris | En salles le 30 octobre 2013 | Durée: 2h05

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Il y a une bande dessinée française des années 1980 devenue culte. Il y a un casting international de prestige (Ed Harris, Tilda Swinton, Chris «Captain America» Evans, John Hurt) et de gros moyens en effets spéciaux. Il y a un excellent réalisateur sud-coréen, Bong Joon-ho, auteur d’une oubliable pochade estudiantine, Barking Dog (2000) et de trois très bons films, Memories of Murder (2003), The Host (2006) et Mother (2009), le deuxième de la liste l’ayant imposé bien au-delà de la reconnaissance dans son propre pays et chez les cinéphiles occidentaux. Tout cela fait d’incontestables ressources, et les ingrédients d’un prévisible méga-bidouillage artificiel et tape-à-l’œil.

Et voici que pas du tout.

L’histoire du Tranceperceneige-le film (celle de la BD écrite par Jacques Lob et dessinée par Jean-Marc Rochette, Benjamin Legrand ayant succédé à Lob pour le scénario pour les albums 2 et 3, est assez différente), on l’a vue, ou lue, cinquante fois: c’est celle d’une révolte des misérables contre des très riches dans une société du futur fermée comme un œuf, ce qui n’empêche certes pas d’y voir des métaphores contemporaines.

Que le «monde du futur» soit ici un train roulant infiniment sur une planète dévastée et gelée plutôt qu’une cité souterraine ou une bulle de survie sur une planète refuge ou un vaisseau spatial échappé de la catastrophe ultime pourrait n’être qu’anecdotique.

Or pas du tout.

Et il est passionnant d’essayer de percevoir ce qui permet la réussite d’un film dont presque tous les composants sont on ne peut plus conventionnels.

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L’Odyssée de Pi, un petit pas pour la 3D, malgré tout

Le nouveau film d’Ang Lee peut être décrit de trois manières. C’est un conte bien pensant un peu nunuche et un peu rusé, doté d’un twist bref mais intéressant dans les toutes dernières minutes –on suppose que tout cela vient du best seller de Yann Martel dont il est adapté (pas lu, pas plus envie de le lire après). C’est une déferlante de jolies images d’un kitsch particulièrement spectaculaire, une version du calendrier des postes, ou des tableaux lumineux qui ornent les murs de certains restaurants orientaux, démultipliée presque à l’infini par les ressources du numérique et d’imposants moyens de tournage. Et c’est une étape dans la construction, lente mais toujours en mouvement, des possibilités de la 3D.

Pour n’avoir éprouvé à peu près aucun intérêt aux tribulations de l’adolescent indien adorateur des dieux hindous, du Christ et d’Allah, perdu sur l’océan en compagnie d’un tigre, et pour avoir été vite rebuté par le trafic d’imagerie effréné auquel se livre L’Odyssée de Pi, on ne prêtera ici attention qu’au troisième point.

Le film d’Ang Lee ne tire aucun usage intéressant de la 3D pour la plupart des scènes les plus spectaculaires: les deux grandes tempêtes qui scandent le film, l’essaim de poissons volants, le surgissement de la baleine, la mer phosphorescente, l’île carnivore, et bien sûr les diverses variations dans l’affrontement-connivence entre le garçon et le fauve.

Toutes ces séquences auraient exactement le même impact en 2D qu’en 3D —le film est d’ailleurs également distribué en version 2D. Le seul apport réel de la technologie et de l’esthétique 3D, la seule vision forte dont seront privés les spectateurs qui ne verront pas le film dans ce format, concerne un motif récurrent, et impressionnant: la fusion entre ciel et mer, la translation selon des modalités imprévues, qui troublent les perceptions et suggèrent, même sur l’horrible mode sulpicien du film, ce rapport au cosmos qu’il veut convoquer à grand renfort de références religieuses.

De diverses manières au cours de la projection, un personnage passe d’un élément à l’autre, ou flotte/vole dans un environnement hybride, qui peut être le bassin d’une piscine comme l’océan sans limite, une coursive envahie d’eau et les nuages sur Paris, le ciel nocturne ou carrément une vision de l’univers. Tour de prestidigitation visuelle? Sans doute.

Mais ces usages-là de la 3D sont, sauf erreur, inédits. Et on sait depuis Méliès qu’avec la mise au point de tels tours, c’est le vocabulaire du cinéma qui s’enrichit, et peut demain exprimer davantage et plus «profondément» (c’est le cas de le dire) une infinité de rapports au réel et à l’imaginaire autrement plus riches et complexes que ce que fabrique ce pauvre Pi.

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Les trop grands habits du Hobbit

Bilbon (Martin Freeman) entouré de quelques nains

Le Hobbit. Un voyage inattendu de Peter Jackson

Le confort est le point de départ de Bilbo le Hobbit, le récit pour enfants par lequel Tolkien commença en 1937 ce qui allait devenir la saga de la Terre du Milieu, dont l’œuvre maîtresse est Le Seigneur des anneaux. Le confort définit l’existence des hobbits, ces petits êtres 90% humains et 10% lapins inventés par l’auteur britannique né en Afrique du sud, et auquel l’un d’eux, Bilbo (qui ne deviendra en français Bilbon que lors de la traduction du Seigneur des anneaux), s’arrache pour se lancer dans une aventure épique en forme de conte d’initiation.

De la manière dont Bilbo Baggins, devenu en français Bilbon Sacquet, fut arraché à la quiétude de la Contrée par treize nains emmenés par le magicien Gandalf, nous n’ignorerons nul détail du fait du trop long prologue que constitue ce Voyage inattendu; de ce qui s’en suivit, les spectateurs devront patienter deux ans, afin qu’arrivent les deuxième et troisième parties, pour connaître le détail.

Le confort, c’est, pour le public d’aujourd’hui, les habitudes de spectateurs prises devant le cinéma fantastique saturé d’effets spéciaux numériques, dont la transposition munificente de la trilogie de l’anneau par Peter Jackson est devenu un des monuments les plus populaires. En toute fidélité à l’œuvre de référence, s’arracher à ce confort-là supposait sans doute d’être tout simplement dans le ton du livre, ouvrage proportionnellement beaucoup plus bref et nettement plus «simple», une simplicité qui n’en altérait nullement la richesse.

La différence, évidemment, se joue dans les contraintes commerciales du projet. Ce n’est pas parce que, contrairement à ce qui s’est passé pour les livres, Le Seigneur des anneaux a été réalisé avant Le Hobbit que celui-ci était contraint d’adopter la même ampleur, mais parce qu’après le jackpot du triplé La Communauté de l’anneau/Les Deux Tours/Le Retour du roi, il n’était pas question de revenir à un format plus modeste. Quitte à devoir gonfler un matériau qui ne s’y prêtait pas.

A cette contrainte, deux réponses possibles, côté technologie et côté scénario. Côté technologie, il faut rester sur sa faim, alors que le film est annoncé comme recourant à des procédés expérimentaux, fondés sur une accélération de la vitesse de prise de vue et de projection censée produire des effets visuels inédits.

Inspiré des recherches des années 70 de Douglas Trumbull (l’homme des effets spéciaux de 2001, Blade Runner et Tree of Life), le nouveau système demeurera aussi invisible qu’un porteur d’anneau magique dans l’immense majorité des salles où le film sera montré, mais où n’existe pas l’installation technique nécessaire. En l’état, on peut seulement noter un usage particulièrement sans intérêt de la 3D et une grande confusion dans les scènes de batailles avec milliers de figurants numériques, pire encore que les grandes scènes équivalentes du Seigneur des anneaux.

Côté scénario, quiconque a lu le livre ne pourra qu’être frappé par la lenteur du récit, inévitable pour en faire la matière d’une nouvelle trilogie filmée. Cette lenteur appliquée est aussi la rançon de ce qu’il y a finalement de meilleur dans ce Voyage inattendu: l’incontestable affection de Peter Jackson pour le texte d’origine et pour ses protagonistes. C’est pourquoi il se refuse à ajouter des péripéties de son cru, à l’exception d’une scène d’ailleurs réussie de combat entre des montagnes prenant fugacement forme humaine pour se démolir les unes les autres.

C’est la principale qualité du film, la seule qui se situe du côté d’une certaine modestie: la croyance en la possibilité et en la légitimité de raconter cette histoire-là et pas une autre.

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Mais de quel siècle ?

Confession d’un enfant du siècle de Sylvie Verheyde (Sortie le 29 août)

Peter Doherty et Charlotte Gainsbourg

Tout de suite quelque chose ne va pas. Le corps, ou plutôt la présence, la manière d’être là à l’écran de ce jeune homme en costume bourgeois du 19e siècle. Un corps – et un visage – que beaucoup reconnaitront comme ceux du musicien punk rock Peter Doherty, une apparence qui surprendra les autres par son côté poupin, pas tout à fait fini, quelque chose d’imprécis et de flottant dans les traits et la manière d’exister. Ni un homme jeune du 19e siècle (l’idée qu’on s’en fait), ni un héros de film (l’idée qu’on s’en fait).

Ah oui, tout de suite, autre chose aussi ne va pas. L’action se situe à Paris, mais tout le monde parle anglais, à commencer par cette omniprésente et lancinante voix off, qui est supposée être celle d’Alfred de Musset, tout de même.

Tout de suite, ceci et cela que ne va pas suscite un trouble, une curiosité, d’abord un peu sceptique avouons-le, ne serait-ce que parce que la réalisatrice de Stella ne semblait pas particulièrement armée pour une telle entreprise. Mais bientôt il apparaît que ces écarts initiaux suffisent, et annoncent le meilleur : de cette brèche, Sylvie Verheyde va faire un abîme, avec le renfort de Charlotte Gainsbourg, qui tarde à apparaître et aussitôt s’impose, incroyable de justesse et de force fragile. Un abîme fascinant et musical, qui se met à résonner d’improbables échos, entre la mélancolie du dandy et un très actuel mal-être, entre des façons éloignées d’utiliser les mots, pour avouer et tromper à la fois la difficulté d’aimer et de ne pas aimer, façons qui semblent soudain très actuelles, mieux, très quotidiennes, malgré leurs tournures datées et leur vocabulaire choisi.

La lumière, les lumières et les ombres, ont une grande part à la mise en place de ce vertige affectif et sonore. Les extérieurs laiteux, comme pris dans une lumière blanche qui, loin de tout décoratif, invente un espace entre onirisme et trivialité répondent en mineur aux intérieurs, d’une sombre sobriété, qui anéantit les fadaises de la « reconstitution d’époque ». A l’unisson, les corps, ceux des deux personnages principaux mais aussi des autres protagonistes, conquièrent une étrange forme d’existence, à la fois très réelle et fictionnelle, jusque dans l’infilmable scène d’orgie, cérémonial dérisoire tournée sans aucune arrogance envers les situations et ceux qui s’y trouvent confrontés. La gestuelle aussi, très singulière, frôlant le comique parfois (et c’est heureux !), entre chorégraphie, convenances et simplicité.

Lentement mais sûrement, l’entière légitimité d’être allé chercher l’ancien chanteur de The Libertines pour le rôle s’impose. Une star du rock plutôt destroy est-elle l’équivalent contemporain d’un poète romantique d’il y a 150 ans ? Question bidon, en tout cas superficielle et limitée. Analogie bas de gamme et histoire de l’art tâtasse. Le film s’échappe vite de cette facilité, existe pour lui-même, accueille les harmoniques et les contradictions des personnages, des acteurs, des références. Ça bouge. Plutôt lentement, sinon secrètement, mais de manière vivante.

Est-ce la présence de Doherty qui détermine l’usage de l’anglais ? Peu importe, ce décalage devient une précieuse ressource du film, l’entraine vers le cœur de ce qui vibre dans cette réalisation où, dans la littéralité même de la reprise de grands passages du livre de Musset, c’est la notion d’adaptation qui s’évanouit. Au point que la seule fausse note est finalement dans le titre : il ne s’agit ici pas plus du 19e que du 21e siècle, pour tout ce que cela pourrait avoir de sociologique ou d’anecdotique. Il s’agit de personnes humaines affrontées aux choix, engagements, renoncements et aveuglements de la vie, il s’agit de désir, de courage et de lâcheté, de lucidité et d’arrangements. Peut-être, sans doute, était-ce déjà ainsi chez Musset, la distance dans le temps et les couches de vernis scolaire l’avaient occulté. Ce film qui littéralement invente son présent en témoigne avec un éclat d’autant plus fort qu’il semble assourdi.

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