«Nocturama», film d’action et troublant opéra crépusculaire

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Nocturama de Bertrand Bonello. Avec Finnegan Oldfield, Vincent Rottiers, Hamza Meziani, Manal issa, Martin Guyot, Jamil McCraven, Rabah Nait Oufella, Laure Valentinelli, Ilias Le Doré, Luis Rego. Durée 2h10. Sortie le 31 août.

Difficile de l’ignorer, le nouveau film de l’auteur de L’Apollonide et de Saint Laurent conte l’histoire d’un groupe de jeunes gens qui posent des bombes dans Paris. Film magnifique et problématique, Nocturama suscite bien assez d’émotions et de questions chez ses spectateurs pour qu’on ait cru pouvoir en parler sans craindre de dévoiler des aspects de l’intrigue, ce qui n’en réduit nullement la puissance. Lire aussi l’entretien avec Bertrand Bonello,  ici.

En trois actes inégaux, Bertrand Bonello compose une sorte d’opéra tragique. Il faut entendre le mot «acte» au double sens d’action et de parties d’un spectacle.

Inégales, les trois parties du film le sont par leur durée, mais surtout par leur tonalité: le premier acte est une chorégraphie de trajets dans les rues, les métros et les immeubles de Paris, l’enchaînement infiniment gracieux et intrigant de parcours, de rencontres, presque sans un mot, entre une dizaine de jeunes gens.

À l’écran, l’écoulement des heures et minutes, la simultanéité réglée comme un ballet de leurs pérégrinations dans la ville, et de leur entrée dans plusieurs lieux spécifiques –un ministère, le siège d’une banque, un grand hôtel en face de la statue de Jeanne d’Arc rue de Rivoli…– associent un puissant effet de réalité, de filmage sur le vif de ces corps jeunes et actuels dans la ville tout aussi actuelle (quoique bien moins jeune) et un effet onirique, fantasmagorique.

Le second acte intervient lorsque les jeunes gens se retrouvent, réfugiés dans un grand magasin de luxe isolé du monde, d’où ils constatent sur des écrans de télé le résultat de leurs agissements précédents, soit l’explosion simultanée de plusieurs bombes dans la capitale, et le chaos qui en résulte.

Commence alors une longue nuit où chacun suit ses désirs et ses délires au gré des  tentations suscitées par les marchandises auxquels ils ont un accès aussi libres que leur possibilité de sortir est verrouillée. Dans ce palais enchanté, qui est aussi un piège ensorcelé, la tchatche des uns et le mal vivre des autres, l’individualisme, les appétits, la différence de rapport à l’argent, au langage, aux symboles selon les origines et personnalités se traduisent alors dans le comportement de chacun, toujours sans autre explication.

Le troisième acte, le plus bref, montre l’assaut du bâtiment par les forces de police. Si la virtuosité de la mise en scène de Bertrand Bonello est incontestable, le sens du rythme, l’agencement de plans à la fois intenses et gracieux par ce cinéaste-musicien possède une puissance de suggestion incontestable.

Cela n’empêche pas, bien au contraire, que dès qu’apparaît la nature du projet des protagonistes, un trouble particulier s’empare du spectateur. Cela aurait été vrai de tout temps, mais l’est bien davantage encore en France depuis janvier 2015. (…)

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« Homeland », captation du chaos irakien

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Homeland: Irak année zéro d’Abbas Fahdel. En deux parties: «Avant la chute»/«Après la bataille». Durée : 5h34. Sortie le 10 février

Des oncles, des cousins, un frère, des voisins. Ils font des blagues, se chicanent, discutent de l’actualité, des problèmes du quotidien. La maison est comme ci, les chaise de jardin comme ça, voilà la marque de la voiture, tiens les habits de la cousine, la coiffure de la mémé, la coupe de la moustache de l’oncle… La famille de province vient en visite, plus tard on ira à son tour. Un film de famille. Mais il y a un compte à rebours. Une catastrophe annoncée, inéluctable.

On ne sait pas quand exactement, bientôt, il y aura la guerre. Les Américains vont attaquer. Dans le doute, on panique un peu, on plaisante un peu. On existe. Les destructions, les morts, les pénuries, l’humiliation de l’occupation étrangère sont programmées, mais aussi peut-être, sans doute, la fin de la si longue et si atroce dictature de Saddam Hussein.

Les ravages de la guerre, la promesse de la démocratie, à ce moment ce sont des abstractions, et elles sont incommensurables les unes aux autres.

Dans sa famille de la classe moyenne à Bagdad, Abbas Fahdel enregistre tout cela, les mots, les gestes, les visages. On dirait qu’il n’éteint jamais sa caméra, et tout semble matière à tourner pour lui, les détails, les moments où il ne se passe rien –d’ailleurs, il ne se passe à peu près rien de significatif. Ou ce qui se passe est dans les têtes.

Dans les têtes de ces gens dont nous, spectateurs, sommes amenés à partager l’intimité et qui se représentent comme ils peuvent ce qui va s’abattre sur leur pays, sur leur existence, tout en essayant aussi de penser à autre chose autant que faire se peut.

Et dans nos têtes à nous, nous qui ne sommes pas Irakiens, nous qui n’avons pas vécu de guerre, mais qui savons d’un tout autre savoir ce qui va se passer, dans les jours qui suivent ces quelques semaines de février-mars 2003 auxquelles sont consacrées les premières 160 minutes du film, qui en constitue la première partie de Homeland: «Avant la chute».

Abbas Fahdel revendique vigoureusement la nécessité de cette durée, on n’est pas obligé d’y souscrire. Ce n’est pas seulement une question de longueur de l’ensemble, mais surtout de sentiment que les prises de vue suivent au fil de l’eau des événements de tous les jours, que les situations sont a priori tenues pour intéressantes puisque dans l’ombre portée de la guerre qui vient,  que ces personnages pour lesquels le réalisateur a de l’affection (ce sont les membres de sa famille) sont nécessairement capables de susciter l’intérêt de qui les regarde sur un écran. Ce qui est loin d’être si évident.

La situation où se trouvent ceux que filme Fahdel est évidemment dramatique, cela ne suffit pas à faire de chaque prise un plan de cinéma, de chaque protagoniste un personnage –on songe à de nombreuses reprises en regardant le film que la question du personnage n’est pas moins présente dans le documentaire que dans la fiction, que ce serait même peut-être plutôt l’inverse.

De Wiseman à Lanzmann, du Sokourov des Voix spirituelles au Wang Bing d’À l’Ouest des rails ou au récent Death in the Land of the Encantos de Lav Diaz, on connaît les vertus du long cours documentaire. Elles sont nombreuses et très variées, elles ne sont  jamais acquises d’avance. Quel que soit l’intérêt du sujet et la sincérité de celui qui filme, elles ne s’affirment que cadre après cadre, coupe après coupe. Sinon, la souplesse de la caméra numérique se transforme aisément en piège.

La durée de la première partie a aussi pour effet, peut-être pour raison, de faire pendant à celle de la seconde, les 2h54 de «Après la bataille». Nous voici dans les semaines, puis les mois qui suivent l’attaque de la coalition, Bagdad est tombé, l’Irak est vaincu, Saddam est en fuite. Un épouvantable désordre règne dans la ville, livrée aux pillards, aux contrôles et parfois aux exactions de l’armée américaine, aux attentats menés par des groupes encore obscurs, à la pénurie d’eau, d’électricité, de nourriture, de médicaments. Dans la maison de sa famille et en accompagnant ses membres en ville, Abbas Fahdel recueille une succession de notations sur le vif, qui composent peu à peu le sentiment d’un terrifiant chaos. (…)

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“Les Chevaliers blancs”: deux pas dans le désert

chevaliers1Les Chevaliers blancs de Joachim Lafosse, avec Vincent Lindon, Reda Kateb, Valérie Donzelli, Louise Bourgoin, Bintou Rimtobaye. Durée: 1h52. Sortie le 20 janvier.

Un pas de côté, et puis un second. Deux pas salutaires. Le premier est volontaire, il n’est pas sûr que ce soit le cas du second.

Premier pas: Joachim Lafosse s’inspire d’une affaire qui est encore dans les mémoires, celle de L’Arche de Zoé, ces humanitaires qui allèrent chercher des enfants au Tchad en 2007 dans des conditions douteuses, qui leur valurent d’être condamnés par la justice tchadienne, la justice française et l’opprobre généralisée des médias et des opinions publiques.

Racontant des faits similaires, le film rend très vite tout à fait clair qu’il ne reconstitue pas l’affaire, même avec la licence du passage à la fiction. Il ne s’agit pas de rejouer ce qu’ont fait les activistes à l’époque, il s’agit de nourrir un récit, et un questionnement, à partir de ce qui a porté leur entreprise, les conditions dans lesquelles elle s’est mise en place, son environnement et ses justifications.

À cet égard, le scénario comme l’interprétation sont très habiles à simultanément convoquer des éléments factuels –le désert, les problèmes de transport, le rapport à l’argent des différents protagonistes, la question de la médiatisation– et à les réinventer comme enjeu de cinéma, c’est-à-dire comme ouverture, comme élément de trouble.

C’est ici que se situe le deuxième pas de côté. À en croire le réalisateur Joachim Lafosse, notamment ses déclarations dans le dossier de presse, son projet est bien de condamner les formes d’interventionnisme humanitaires aux relents colonialistes et les dérives qu’elles engendrent, mais de le faire de manière plus générale quand dans le seul cas des zozos de Zoé. Or, sans trahir ce projet, regarder Les Chevaliers blancs sans être déjà convaincu de ce qu’il faut y voir en fait un meilleur film.

 Un film qui, du fait même de ses exigences dramatiques et spectaculaires, dépasse son propre programme. (…)

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«Taj Mahal»: le feu derrière la porte

taj6Taj Mahal de Nicolas Saada, avec Stacy Martin, Louis-Do de Lencquesaing, Gina McKee, Alba Rohrwacher. Durée: 1h31. Sortie le 2 décembre.

C’est arrivé. On le savait, et ceux qui ont fait le film savaient qu’on le savait. C’était avant le 13 novembre. Il y aura inévitablement, pour longtemps et pas seulement en France, un «après-Bataclan» qui interfèrera avec le regard sur Taj Mahal. Un film juste et utile lorsqu’il fut conçu et réalisé, et qui l’est tout autant aujourd’hui. Qui le sera d’autant plus qu’on le verra pour ce qu’il est –une manière cinématographique de prendre en charge un état du monde– et pas pour ce qu’on risque de lui coller dessus: une représentation de ce qu’ont pu vivre des otages de la terreur dans le Xe arrondissement de Paris.

Donc, comme on l’a beaucoup rappelé après les attentats, c’est arrivé à Bombay, fin novembre 2008: l’attaque meurtrière d’un grand hôtel en Inde par un groupe terroriste puissamment armé.

Taj Mahal est une fiction. Mais cette fiction est logée au cœur même d’une réalité contemporaine. Cette réalité était déjà la nôtre il y a un mois, mais elle est perçue de manière infiniment plus douloureuse et réactive à présent. La réalité dont on parle ici est celle où se télescopent des rapports au monde radicalement étrangers les uns aux autres, où des formes de violence font irruption dans des univers que rien n’a préparé à les affronter.

Qu’une jeune fille ait effectivement vécu des situations similaires à celles que connaît l’héroïne du film est au fond secondaire, en tout cas partiel. L’essentiel ici n’est ni ce qu’a effectivement vécu celle qui sert de modèle au personnage, ni ce qui s’est passé à Paris, mais le monde dans lequel tout cela, réalités et fictions, se situe.

Elle, la Louise du film, est, donc, une héroïne, l’héroïne d’un film d’aventure, d’un thriller aux franges du film d’horreur.

Louise a 18 ans, elle part s’installer en Inde avec ses parents, papa français et homme d’affaires, maman anglaise et femme d’homme d’affaires. Elle quitte Paris. Elle «veut faire de la photo». Elle réside avec ses parents dans une suite luxueuse du Taj Mahal, le palace pas le palais, mais elle a un petit air de princesse un peu perdue, un peu enfermée dans son château, à la fenêtre qui domine le port de Mumbai. Elle traîne du côté du Gateway of India et de la mosquée Haji Ali. Elle n’est pas à sa place, pas très à l’aise. Blanche, oui, pas seulement la peau, mais comme une page blanche, et plutôt rétive à laisser le monde écrire sur elle. Jolie, assurément, mais pas charmante, pas très sympathique même. La composition du personnage durant les premières séquences est d’une extrême finesse, tressage complexe de disponibilité et de distance.

Cette composition va rendre possible le geste virtuose qui est au centre du film. Les parents sont sortis, elle est seule dans la chambre, avec le DVD d’Hiroshima mon amour qui bugge sur son Mac. Quelque chose se passe, dehors, tout près. Dans l’hôtel. Des bruits. Elle en apprend un peu plus, par son père qui appelle sur son portable. Un groupe terroriste a investi l’hôtel. Commence cette expérience de la peur, à travers les sensations –les bruits surtout, puis les odeurs et la chaleur, les flammes entrevues derrières les portes fermées.

Ce qui arrive à Louise calfeutrée dans sa salle de bain en marbre, recroquevillée derrière les toilettes, collée au sol sous le lit, elle ne le verra pas. Les spectateurs non plus. Mais si tout se joue pour elle dans le hors champ, dans les couloirs et les halls de l’hôtel, dans les paroles de son père sur le portable, tout se joue différemment pour nous, les spectateurs. Parce que nous disposons à la fois d’un deuxième hors champ, le savoir même imprécis de ce qui s’est passé à Bombay en 2008 (et désormais ce que nous savons ou imaginons de ce qui s’est passé le 13 novembre), et d’un contrechamp, la vision de la course éperdue des parents dans la ville en état de siège. (…)

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“Run”, épopée hallucinée

RunRun de Philippe Lacôte. Avec Abdoul Karim Konaté, Isaach de Bankolé, Reine Sali Coulibaly, Alexandre Desane, Adelaïde Ouattara. 1h42. Sortie le 17 décembre.

Il marche. Il vise. Il énonce une phrase sibylline où il est question d’un éléphant, il tire. Il court.

Il s’appelle comme ça: Run. Il vient de tuer le premier ministre de Côte d’Ivoire.

C’est le début du film, mais presque la fin de l’histoire. Quelle histoire ? Celle du garçon de la campagne venu dans la grande ville avec ce surnom. Celle de ce pays vaste et complexe, qu’une guerre civile a ravagé. Run n’est pas un personnage, c’est un héro, au sens de l’épopée. Et c’est bien ainsi que le filme Philippe Lacôte, que l’incarne l’impressionnant Abdoul Karim Konaté. Run, le film, n’est pas non plus un récit ni une chronique : c’est une traversée hallucinée dans la réalité et l’imaginaire d’un pays travaillé par des forces archaïques et des tensions très modernes. Très vite le premier long métrage du réalisateur ivoirien ouvre grandes les portes d’une circulation entre passé et présent, réalité et surnaturel, description et incantation.

Run aura plusieurs vies, sans les avoir choisies. Comme dans les romans picaresques il est balloté au fil de rencontres qui décident de son sort, jusqu’à ce qu’à nouveau, il se mette à courir. Membre novice d’une société secrète, assistant d’une ogresse rieuse, petite frappe membre des Jeunes Patriotes (la milice de l’ex-président Gbagbo), nouveau riche arrogant, combattant révolutionnaire, il passe sans le vouloir d’une situation à une autre, et c’est tout un paysage, à la fois mental, politique et très concret qui devient sensible.

Lacôte filme remarquablement les corps et les visages, et tout aussi attentivement les paysages. Dans la forêt tropicale comme dans la luxuriance de la ville, la présence des lieux, à l’occasion aussi des rituels et des chansons, engendre une matière très riche, très physique, qui confère à pratiquement chaque séquence une puissance singulière. Cette force est aussi ce qui fait que la construction non linéaire du film rend plus apte à percevoir, de manière intuitive, une réalité compliquée, et dont il est exclu de prétendre donner toutes les clés.

Créatif, sensuel, étrange, Run est donc également une manière de prendre en charge une actualité toujours à vif. Jailli sans crier gare (il a été montré à Cannes sans attirer grande attention), c’est, ou plutôt ce devrait être une manière d’événement. Il y a quelque chose de scandaleux dans la quasi-indifférence qui accompagne sa sortie, noyée dans la déferlante de films qui s’embouteillent plus que jamais en cette fin d’année.

Sans compter que la large reconnaissance, ô combien méritée, de Timbuktu une semaine plus tôt vient encore aggraver ce peu d’attention – personne ne le dira comme ça, mais on voit bien que un film africain ça va, deux de suite faudrait quand même pas exagérer…  Au milieu de difficultés immenses, il émerge pourtant de nouveaux signes prometteurs du cinéma africain (et il n’est pas indifférent que Lacôte soit aussi le producteur d’un autre film remarquable, Le Djassa a pris feu de Lonesome Solo).  Run en offre un signal particulièrement clair, qui appelle une et même des suites.

 

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“Timbuktu”, la danse de la folie

ob_a40617_captureTimbuktu d’Abderrahmane Sissako, avec Ibrahim Ahmed dit Pino, Toulou Kiki, Abel Jafri, Fatoumata Diawara, Kettly Noël.| Durée:1h37. Sortie le 10 décembre.

La gazelle, silencieuse et affolée. Le drapeau noir du djihad. Les vaches tranquilles près du lac au milieu du désert, un enfant. La ville et ses maisons de terre surmontées de paraboles. La violence du son des balles qui déchiquètent les statues.

Il y a une histoire, qui sera contée. Il y a une situation, qui sera décrite. Il y a une multiplicité de gens, de peuples, de langues. Il y a un monde composite, disjoint semble-t-il et qui pourtant est un seul ensemble.

La famille de bergers dans la tente sur la dune et la famille de pêcheurs sur la rive, c’est comme sorti d’un récit biblique, et c’est une scène de western, et c’est maintenant aussi. Maintenant, cette époque contemporaine où on tue à coups de pierres ceux qui n’ont pas officialisé leur amour devant le bon prêtre, ce Moyen-Âge de 4X4 et de kalach tenues par des jeunes gars paumés, qui s’engueulent ferme sur les mérites comparés de Zidane et de Messi.

Abderrahmane Sissako est comme… comment dire? Comme un danseur aveugle qui danserait toutes ses perceptions. Son film est sa danse.

«Aveugle» pas parce qu’il ne voit pas, évidemment, mais parce qu’il va au-delà, parce qu’il capte les vibrations, les intensités, les souffles. Il sait comment les islamistes ont pris les villes du Nord Mali, il sait ce qu’ils ont fait, et c’est là, à l’écran. Mais pas comme le décrirait un journaliste, un documentariste ou même un romancier, plutôt comme le modulerait un chanteur à bouche fermée ou un poète mystique.

Abderrahmane Sissako sait aussi ce qu’il y avait avant l’attaque des djihadistes, et comment cela continue, après la venue de soldats français qui les ont délogés, après les déplacements suivants, dans l’histoire, dans l’espace, dans l’actualité. Timbuktu n’est pas une chronique, c’est un récit mythologique. Et c’est ainsi, ainsi seulement, qu’il prend en charge l’acuité du présent.

Cela semble tout simple, une succession de saynètes disposées autour du fil conducteur d’un drame à la fois singulier et exemplaire, qui frappe la famille d’éleveurs située par le scénario au centre de l’écheveau de situations toutes reliées  –exemplaire, du moins, d’un état de violence à la fois barbare et bavarde, dans les mots d’une pseudo-justice comme dans les coups de fouets ou de feu. Mais non. Aucune figure ici n’est simple, pas même celle des assassins– surtout pas elles. Miroir paroxystique, de toute sa rage et de tout son rire, Zabou la folle créole parée d’oripeaux princiers et d’un coq altier tient tête aux fous d’Allah.

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Le cinéma français a fait sa guerre d’Algérie

Contrairement aux idées reçues, les réalisateurs ont tourné tôt des oeuvres de fiction et documentaires. Néanmoins, on peut se demander où sont les “Apocalypse Now”, les “Full Metal Jacket” ou même les “Rambo” français.

 

Une idée reçue, et largement partagée, veut que le cinéma français ait ignoré la guerre d’Algérie. Ce reproche se double généralement d’un parallèle peu flatteur avec le cinéma américain qui lui, aurait pris en charge un grand conflit à peine postérieur, la guerre du Vietnam.

Ce reproche est injuste et ce parallèle ne tient pas. Ce qui ne résout pas pour autant le problème, bien réel, des difficultés du cinéma français face à la question algérienne.

A propos du cinéma américain et du Vietnam, il faut rappeler qu’Hollywood n’a rien fait durant le conflit, à l’exception d’un seul film de propagande en faveur de l’US Army et de l’intervention, Les Bérets verts de John Wayne en 1968. S’y ajoute un documentaire indépendant, Vietnam année du cochon d’Emile de Antonio, également en 1968, à la diffusion confidentielle.

Les grands films américains consacrés à la guerre du Vietnam sont tous postérieurs de plusieurs années à la fin du conflit (1975), à commencer par Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino (1978) et Apocalypse Now de Francis Ford Coppola (1979). La réelle prise en charge en images de leur guerre, y compris de manière critique, par les Américains, c’est la télévision qui l’a accomplie dans la temporalité de l’événement, au travers des infos, pas le cinéma.

Bien au contraire, il y a des Français avec des caméras très tôt en Algérie, pour faire du cinéma. Ces films-là ne seront pas vus, la censure bloquant systématiquement toutes ces réalisations, notamment celle du militant anticolonialiste René Vautier dont Une nation, l’Algérie, réalisé juste après le début de l’insurrection, est détruit, et L’Algérie en flammes resté invisible, tout comme sont rigoureusement interdits les documentaires de Yann et Olga Le Masson, de Cécile Decugis, de Guy Chalon, de Philippe Durand, et bien sûr Octobre à Paris de Jacques Panijel sur le massacre du 17 octobre à Paris, qui vient seulement d’être rendu accessible normalement, en salle et en DVD.

Début 1962, le jeune réalisateur américain installé en France James Blue tourne un film tout à fait français, et resté longtemps tout à fait invisible, l’admirable Les Oliviers de la justice, fiction inscrite dans la réalité de la Mitidja et de Bab-El-Oued aux dernières heures de présence coloniale française.

Jean-Luc Godard avait réalisé en 1961 Le Petit Soldat, réflexion complexe et douloureuse sur l’engagement se référant explicitement à la torture, film lui aussi interdit (après une interpellation à la chambre du député Jean-Marie Le Pen). Lui aussi hanté par la torture en Algérie, Muriel ou le temps d’un retour d’Alain Resnais est initié avant les Accords d’Evian, mais sort en 1963.

Lui aussi hanté par la torture en Algérie, Muriel ou le temps d’un retour d’Alain Resnais est initié avant les Accords d’Evian, mais sort en 1963. En 1961, Le Combat dans l’île d’Alain Cavalier se référait clairement à l’OAS et à ses menées terroristes; deux ans plus tard le cinéaste fait du conflit algérien le cadre explicite de L’Insoumis. Dès l’indépendance, Marceline Loridan et Jean-Pierre Sergent tournent Algérie année zéro; la même année 1962, le conflit est très présent, hors champ, dans Le Joli Mai de Chris Marker et Pierre Lhomme comme dans Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda et Adieu Philippine de Jacques Rozier.

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Dans la jungle du monde

Captive de Brillante Mendoza

Captive de Brillante Mendoza raconte extraordinairement une histoire extraordinaire. L’histoire est celle d’une prise d’otages qui advint au début de l’été 2001 aux Philippines, lorsque des membres de la guérilla islamiste Abu Sayaff s’emparèrent d’occidentaux qu’ils forcèrent pendant plus d’un an à crapahuter avec eux dans la jungle, tandis que des rançons se négociaient au cas pas cas. Qu’est-ce qui est le plus extraordinaire dans cette histoire ? L’exceptionnelle durée de la prise d’otages, ou l’environnement extrême dans lequel il se situe, ou le fait que pendant qu’il se déroule advient un certain 11 septembre, ou l’incroyable complexité des relations entre les différents otages, dont le nombre et les composants ne cessent d’évoluer, entre les preneurs d’otages, avec les populations, le gouvernement philippin, l’armée, les médias ?

Cette histoire extraordinaire, le cinéma, ou du moins sa forme dominante sait comment la prendre en charge : un dosage bien organisé de scènes d’action, de moments émouvants, d’évolution psychologique de quelques personnages centraux, et de moments symboliques permettant d’affirmer clairement ce qu’il convient de penser des terroristes, des politiciens, des journalistes, des religions et de deux ou trois autres sujets d’intérêt général. Il était frappant, au lendemain de la projection de Captive lors du Festival de Berlin, de retrouver pratiquement les mêmes termes chez quasiment tous les commentateurs croisés : trop comme ci et pas assez comme ça. Sans même y avoir réfléchi, tout le monde sait déjà comment il fallait filmer l’histoire extraordinaire de la prise d’otage de Mindanao. Les professionnels et les critiques présents au Festival, mais aussi les spectateurs : ils l’ont déjà vue ! Pas cette histoire-là, mais la manière dominante, et qui tend à devenir hégémonique, dont on raconte les histoires de ce type.

C’est exactement ce que ne fait pas Brillante Mendoza. Depuis qu’on connaît un peu le travail du jeune réalisateur philippin, découvert en 2005 (Le Masseur) et dont chaque film confirme le talent et l’originalité, on sait combien chacun de ses films tend davantage à mettre en en place un réseau de relations qu’un récit linéaire, et combien il sait faire vire à l’écran un « univers », fut-il défini par un bidonville de Manille (Tirador) ou une salle de cinéma (Serbis). Avec Captive, Mendoza change d’échelle. C’est le monde, ou plutôt un monde tout entier qui est ici invoqué. Il y a de la Genèse et de l’Apocalypse dans ce récit qui trouve le moyen d’être à la fois épique et incroyablement quotidien, et même trivial. Au niveau des godasses perdues et des démangeaisons grattées se compose une histoire du cosmos, où les humains, les animaux et les végétaux, la lumière et les couleurs, les peurs et les espoirs deviennent comme des séries de touches qu’assemblerait un art secret de l’agencement des formes.

Cet agencement, et c’est sans doute la plus étonnante réussite du film, est infiniment mobile. Captive est comme un arbre immense dont le feuillage serait sans cesse en mouvement, chaque « feuille » (personnages, situations, rebondissements, significations) bougeant selon son propre mouvement tout en faisant partie du tout. Parcourant à pied des centaines de kilomètres d’un territoire hostile, chemin émaillé d’affrontements entre eux aussi bien qu’avec soldats et milices, les guérilleros et leurs otages ne cessent de voir leur monde se reconfigurer relativement. Pas de coup de théâtre psychologique ou de « moment de vérité » dramatique, mais un incessant miroitement de sensations, de sentiments, de perceptions qui réorganisent, le plus souvent de manière subie plutôt que voulue, la place de chacun dans le monde réel et dans les représentations qu’il s’en fait – le « chacun » étant aussi bien les spectateurs que les personnages, pour autant que lesdits spectateurs acceptent cette véritable aventure qu’est ce spectaculaire film d’action.

C’est à l’intérieur de ce processus ambitieux et complexe qu’il faut saluer ce que fait d’unique Isabelle Huppert, dont on ne compte plus les interprétations magnifiques. Le plus beau, le plus juste et le plus émouvant de sa participation au film, dans le rôle d’une missionnaire française, est la manière dont elle est ici parfaitement en phase avec son personnage : à la fois un individu singulier, vedette française connue dans le monde entier, et un composant de cet ensemble. On cherche en vain quelle autre grande actrice serait aussi bien capable de se fondre dans le fourmillement des hommes, des bêtes, des éléments naturels, des bruits, des signes, des ombres et lumières, comme elle le fait ici. Il y a sans aucun doute là infiniment plus d’art que dans les innombrables numéros de virtuosité occupant tout l’espace narratif et spectaculaire, ces « performances » qui plaisent tant aux médias et aux votants des oscars et des césars. Aux antipodes de ce cirque qui fait disparaître le monde, Captive, Brillante Mendoza, Isabelle Huppert ouvrent un espace immense et immensément peuplé, dérangeant et vivant.

NB: Cette critique a été publiée sur Projection publique le 2 février 2012 lors de la présentation du film au Festival de Berlin.

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Solitude au miroir

Le Serment de Tobrouk de Bernard-Henri Levy

Le texte qui suit est une critique de cinéma. Il ne prétend pas posséder d’informations originales sur ce qui s’est passé en Lybie en 2011, ni sur le rôle qu’y a joué Bernard-Henri Levy. Le soulèvement populaire et les actions militaires qui ont renversé Kadhafi, l’action publique et secrète d’un homme ayant contribué au déroulement des événements, les implications nombreuses sur le plan géopolitique, sur le plan du droit international et sur le plan moral, de ce qui s’est produit, sont des questions d’une grande gravité, auquel l’auteur de ces lignes, comme citoyen, porte tout l’intérêt qu’elles méritent. Mais il n’en sera pas question ici, puisqu’elles ne relèvent en rien de la critique de cinéma. Il sera question d’un film, Le Serment de Tobrouk, et seulement de cela.

Bernard-Henri Levy est tout ce qu’on veut, sauf un idiot ou ignorant. Il est dès lors confondant de vérifier à chacun de ses passages à l’acte cinématographique (fiction ou documentaire) l’extraordinaire mélange de désinvolture et d’ignorance vis à vis de ce qu’est le cinéma, y compris de ce que le cinéma pourrait pour les causes que lui-même défend. Le Serment de Tobrouk commence avec, à l’image, BHL, et au son, BHL parlant de BHL. Il se met en scène lui-même face à l’incertitude au lendemain de la mort du dictateur, fin octobre 2011, et d’un même élan face à la situation en Lybie au début de la même année, lorsque monte la menace de l’écrasement de Benghazi. L’écrivain inscrit ce qui se joue dans une séquence longue, scandée par les tragédies bosniaques et rwandaises, et sur un horizon historique dessiné par les Brigades internationales, la Résistance et le combat de la France libre[1]. Approches personnelles, pourquoi pas ?, en tout cas hypothèses a priori riches de sens et d’enjeux. Mais d’emblée, on ne saurait imaginer mise en scène plus contreproductive que cette manière de s’installer au centre de tout, et que ce lyrisme appuyé, saturé de certitudes perçues comme autant de coups de force. Ensuite, malgré certains  plans impressionnants tournés par le photographe Marc Roussel, qui a accompagné BHL dans tous ses déplacements, en particulier lors de l’arrivée par la mer à Misrata, malgré la présence de plusieurs des principaux dirigeants de la planète,  malgré un déroulement des faits aussi dramatique que riche d’enseignement, toute la facture du film ne cesse de le mettre à distance ou de le biaiser, appelant une ironie parfois trop facile, parfois complètement injuste, et dont il pourrait si aisément se passer. Du coup, de beaux moments, comme le document tourné par Henri Cartier Bresson avec la Brigade Abraham Lincoln (les volontaires américains aux côtés des Républicains espagnols) semblent des pièces ajoutées, pas dans le ton. Et des éléments d’informations inédits, comme les documents trouvés chez le chef de la sécurité de Kadhafi, sont noyés par le flot des mots, et d’images asservies au mot. Dans l’entretien qui figure dans le dossier de presse, Bernard-Henri Levy dit : « avant que le montage ne commence, il y a eu un travail d’écriture. Pas juste le « commentaire ». Non. Le film lui-même, je l’ai écrit. Littéralement écrit. Sauf que mes lettres étaient des images et des sons. »Hélas.

La dramaturgie du Serment de Tobrouk est entièrement construite sur une hypothèse dont on se gardera ici de juger l’exactitude, ou la part d’exactitude, mais qui, dans le film, ne tient absolument pas la route : l’idée que BHL aurait tout fait tout seul, ou du moins que tout serait passé par lui, que chaque initiative importante dans le déroulement des événements aurait été prise grâce à lui. Cette solitude construite par le film résonne d’une autre solitude, celle du réalisateur démiurge. En regardant Le Serment de Tobrouk, malgré les mots chaleureux dédiés à quelques compagnons d’action rencontrés en Lybie, on ne cesse de percevoir Bernard-Henri Levy construisant les conditions d’une solitude qui est l’inévitable contrepartie de l’Olympe où il entend siéger, entre André Malraux et… Moïse.

Cette solitude du réalisateur a des effets ravageurs. Elle est aux antipodes de ce que c’est que faire un film, des formes d’agencements, d’impuretés, de jeu entre l’auteur et les conditions de création qui sont au principe de l’acte de cinéma – même lorsque, cas limites, le réalisateur est seul avec les outils d’enregistrement (exemplairement : Alain Cavalier) ou seul avec sa vision du monde (exemplairement : Philippe Garrel). Assurément voulu par BHL, cet isolement transforme la fabrication du film en un face à face avec lui-même et quelques entités à majuscules (l’Absolu, le Bien et le Mal, l’Histoire, sans oublier « les Fils d’Abraham »), qui ne concourent ni à éclairer les méandres complexes d’un épisode de l’histoire récente, ni à se rapprocher d’un personnage qui s’est lui-même placé à des hauteurs aussi lointaines que susceptibles d’éveiller la raillerie ou l’hostilité plutôt que l’admiration et la reconnaissance si explicitement recherchées.


[1] Le titre renvoie au « Serment de Koufra », par lequel les soldats de la 2e DB, à l’issue de la première victoire militaire de la France libre, jurèrent le 2 mars 1941 dans cette oasis libyenne de ne pas déposer les armes avant que le drapeau français ne flotte sur la cathédrale de Strasbourg.

 

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Cannes Jour 5: violences en terres arabes et histoires de cinéma

Le Repenti, de Merzak Allouache (Quinzaine des réalisateurs)

Les Chevaux de Dieu de Nabil Ayouch (Un certain regard)

Après la bataille, de Yousry Nasrallah (compétition officielle)

En quelques jours, trois films présentés dans trois sections différentes du Festival entreprennent de traiter par la fiction certains des aspects les plus dramatiques qui marquent le monde arabe aujourd’hui. Il faut à la fois saluer ces tentatives, la volonté d’affronter les abîmes qui travaillent la réalité de ces pays aujourd’hui de manière à la fois directe et construite, et en constater les difficultés.

Les Chevaux de Dieu du Marocain Nabil Ayouch raconte l’embrigadement de jeunes gens d’un bidonville de Casablanca, qui commettront un des cinq attentas qui ont ensanglanté la ville le 16 mai 2003. Figure reconnue d’une nouvelle génération de réalisateurs dans son pays depuis le succès d’Ali Zaoua en 2000, Ayouch confirme les qualités de sa manière de filmer –une indéniable énergie et une attention aux problèmes contemporains– comme ses défauts –une imagerie droit venue de la pub et du clip, particulièrement gênante lorsqu’il s’agit de montrer l’extrême pauvreté.

Décrivant d’abord l’enfance de ses protagonistes à grand renfort de clichés misérabilistes, le film adopte ensuite un parti pris à la fois intéressant et limité: sans renoncer à l’artifice du filmage, il met celui-ci au service d’une description aussi neutre que possible du processus d’enrégimentement des jeunes gens par des «frères» barbus.Avec un effet paradoxal: on ne cesse d’être reconnaissant au réalisateur de nous épargner les prêches contre (ou, bien sûr, pour) les islamistes. Et on lui sait gré de la mise en évidence d’un processus où des jeunes gens, pour le pire, retrouvent des formes de respect d’eux-mêmes et de solidarité.

La contrepartie de cette mise à distance…

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