«D’une pierre deux coups», la malle aux trésors

coups4

D’une pierre deux coups de Fejria Deliba, avec Milouda Chaqiq, Brigitte Roüan, Zinedine Soualem, Myriam Bella. Durée: 1h23. Sortie le 20 avril.

Il y a deux films dans D’une pierre deux coups. Ou plutôt, il y a un beau film de cinéma niché dans un bon téléfilm. Il faudra du temps pour que le cinéma se déploie et occupe tout l’écran, et surtout tout l’espace imaginaire que suscite le premier film de Fejria Deliba.

De prime abord, il semble qu’on ait affaire à une sympathique petite machine de fiction, où Zayane, une mama algérienne vivant dans la banlieue de Paris, est rattrapée par des souvenirs de sa jeunesse, qui vont remettre en question sa manière de vivre et le regard que ses enfants portent sur elle. Grâce à la forte présence de Milouda Chaqiq dans le rôle principal et à des dialogues bien ajustés, la scénariste et réalisatrice propose une chronique à la fois affectueuse et tendue d’une vie de femme arabe, âgée et analphabète dans une cité française.

Les scènes et les divers protagonistes offrent autant de petits aperçus amusants ou touchants, mais on ne peut s’empêcher de songer au récent Fatima de Philippe Faucon où, centré sur un personnage en partie comparable, l’espace et le silence avaient une place majeure, où la visée illustrative ne tenait pas le devant de la scène.

Mais Zayane s’en va. Contre toute attente de sa famille, contre toute logique de son parcours de femme au foyer dans un milieu resté traditionnel, contre aussi la mécanique scénaristique du film, elle prend le large. C’est un très beau geste, un double geste en fait, celui de la cinéaste et celui du personnage.

Alors que rappliquent dans son appartement ses innombrables enfants –certains ont la cinquantaine, un autre est encore au lycée– et quelques conjoints ou petits-enfants, la septuagénaire s’embarque pour un voyage qui la mène moins vers la province que vers le passé, territoire enfoui, à la fois passé affectif d’une femme et passé colonial de deux pays.

C’est dans l’écart entre ce qui se joue en montage parallèle, ici dans l’appartement envahi par une fratrie que l’absence de la mère réunit et là au cours du périple de Zayane flanquée d’une amie aussi fidèle que dépassée par les événements (Brigitte Roüan, impeccable) que D’une pierre deux coups trouve son énergie et sa liberté.

De cette énergie et de cette liberté, le cinéma, déjà, avait donné un avant goût grâce à la présence d’une malle au trésor, part de conte qui pourtant ne s’éloigne pas du réalisme. Dans une boîte cachée dans l’appartement sont découvertes des pellicules super-8 gardant les traces d’un passé refoulé par l’Histoire et les normes sociales, objet magique aux effets perturbateurs et finalement bénéfiques.

Coups3Du mélodrame enfoui qui trouve un dénouement surprenant dans une grande demeure de province au burlesque renouvelé des Marx Brothers de l’appartement du 9-3 envahi par une descendance proliférante et disparate, Fejria Deliba trouve dès lors les ressources d’une mise en scène qui respire, s’amuse et émeut.

Cette accumulation de frères et sœurs qui se chamaillent et s’inquiètent produit un autre effet, loin d’être anodin. (…)

LIRE LA SUITE

lire le billet

“Journal d’une femme de chambre”: Célestine, Léa et Benoit s’en vont en guerre

Le-Journal-d-une-femme-de-chambre-Lea-creature-erotique_article_landscape_pm_v8

 Le Journal d’un efemme de chambre de Benoit Jacquot avec Léa Seydoux, Vincent Lindon, Clotilde Mollet, Hervé Pierre, Mélodie Valemberg, Patrick D’Assumçao. Durée 1h35 | Sortie le 1er avril.

Une lumière et un éclat, une vivacité en mouvement. C’est cela, d’abord. La présence assez sidérante et toute à fait réjouissante de cet être qui est du même élan Léa Seydoux et Célestine, le personnage qu’elle interprète. Elle existe et bouscule, séduit et rembarre. Filmée par Benoit Jacquot (d’une manière radicalement différente de leur précédente réussite commune, Les Adieux à la Reine), la jeune actrice qui ne disparaît nullement derrière son personnage et la femme de chambre inventée il y a 115 ans par Octave Mirbeau trouvent une alliance quasi-guerrière, conquérante, et qui bouleverse tout sur son passage. En cela, elle s’inscrit dans la lignée des héroïnes telle que les invente en les filmant le cinéaste de La Désenchantée, de La Fille seule, d’A tout de suite et de Villa Amalia.

Cette force de déplacement est tout à fait indispensable dans le cas d’une mise en scène ayant à affronter une double pesanteur: celle du film d’époque, et celle de l’adaptation littéraire ayant déjà donné naissance à deux réalisations majeures de l’histoire du cinéma, signées respectivement Jean Renoir et Luis Buñuel, excusez du peu.

De l’ombre des références cinéphiles, Benoit Jacquot choisit simplement de ne pas du tout se soucier: il y a des personnages, il y a une histoire, il y a une situation (maîtres et serviteurs dans la province française au temps de l’affaire Dreyfus), cela seul sera son matériau, sur la base d’une plutôt grande fidélité au livre, sans soumission.

De la première menace, en revanche, il se soucie vivement. Car il ne s’agit pas seulement d’un film d’époque, mais de l’époque d’un certain triomphe de la bourgeoisie, d’une domination arrogante se stabilisant au tournant du siècle (le roman est paru en 1900). Domination qui se traduit dans le langage, les vêtements, les meubles, et bien sûr ce qu’on appelle les mœurs, mélange de jouissance bâfreuse, de puritanisme, d’avarice, de bigoterie et d’hypocrisie.

On connaît de multiples exemples où un cinéma ambitieux cherche à nettoyer les films d’époque de leurs lourdeurs décoratives et de leurs affèteries d’antiquaires –de Bresson à Rivette et à Pialat les grands exemples abondent. Benoit Jacquot fait tout le contraire. Il en rajoute dans les dentelles des robes et la surcharge des chapeaux, le chantournement des mobiliers, l’abondance de détails des calèches. Mais c’est, aux côtés de sa guerrière étiquetée domestique, pour mieux filmer contre. Contre les décors bourgeois, les costumes bourgeois, les coutumes bourgeoises, en une charge d’autant plus furieuse qu’elle est, sous cette forme-là, inattendue. (…)

LIRE LA SUITE

lire le billet

«Fidelio, l’odysée d’Alice» : le cinéma par vibrations

fidelio-l-odyssee-d-aliceFidelio ou l’Odyssée d’Alice de Lucie Borleteau, avec Ariane Labed, Melvil Poupaud et Anders Danielsen Lie. Sortie le 24 décembre | Durée: 1h37.

Où vogue-t-elle, la belle et frêle et forte Alice, à bord du Fidelio? Ce n’est pas une passagère, sur ce porte-container bleu et rouge qui semble parfois un monstre, et parfois un jouet. Mécanicienne douée, elle assure la maintenance des énormes machines qui font avancer le navire, répare les grosses avaries et bricoles les branchements quand le matériel ne suit pas. Elle assure, Alice.

Elle assure avec les turbines et les alternateurs, et aussi avec les gars du bord, société masculine des marins depuis la nuit des temps, machisme ordinaire, blagues de cul sans méchanceté, mais quand même elle est canon, et il fait chaud, et les trajets en mer sont si longs. Elle sait faire avec, et contre quand il faut.

C’est avec elle-même qu’elle est moins assurée. Les tuyauteries du désir, les câbles des émotions, l’inextricable machinerie des sentiments sont plus incertains, surtout lorsque, laissant à terre son amoureux dessinateur, elle retrouve à bord, sans d’abord l’avoir voulu, son ex-grand amour devenu capitaine de ce Fidelio bientôt bon pour la casse.

Pilotant d’une main très sûre la trajectoire de ce premier film, la réalisatrice Lucie Borleteau réussit à faire jouer ensemble les «matières» hétérogènes et les espaces sans commune mesure, la claustrophobie de la vie à bord et l’immensité des horizons de la marine marchande, la jungle technique, bruyante et sale, de la salle des machines, les espaces intimes, les codes à la fois factices et nécessaires de la famille réelle, à terre, et de la famille de facto, à bord, la menace d’un énorme bloc de ferraille et la tension de la pointe d’un sein tourmenté par la pulsion de vie elle-même. (…)

LIRE LA SUITE

lire le billet

La part maudite

Abus de faiblesse de Catherine Breillat. Sortie le 12 février.

 Abus de f

Déjà c’était une histoire extraordinaire. La « véritable histoire », comme on dit, celle d’une femme, la réalisatrice de cinéma Catherine Breillat, frappée d’un handicap moteur suite à une attaque, et qui entre dans une relation affective et passionnelle avec un homme qu’elle sait être un escroc, et qui de fait va l’escroquer. Catherine Breillat, qui est tout aussi écrivain (elle a réalisé quinze films et publié quinze livres), en avait fait un livre édité chez Fayard, livre lui aussi étonnant, et dont on ne pourrait dire sans imbécillité que l’extraordinaire de la situation réelle qu’il relate suffit à en faire un très remarquable ouvrage. L’histoire et ses suites judiciaires, puis le livre, avaient attiré l’attention. Breillat en fait à présent un film, également titré Abus de faiblesse. Qui dira qu’avec une histoire si étonnante, et qui en outre avait donné lieu à une réussite d’écriture, « il n’y avait qu’à filmer », n’aura aucune idée de l’admirable acte de cinéma accompli avec ce film.

La raison la plus évidente s’appelle Isabelle Huppert. Jouer une personne physiquement handicapée est ce qu’on appelle une performance, un de ces pièges à émotion (et à prix d’interprétation) dont raffolent les acteurs. Mais jouer une personne handicapée tout en accompagnant les évolutions complexes d’un état physique, et en même temps ne pas se laisser enfermer dans cette apparence, est bien autre chose. L’actrice ne cesse de reconstruire la singularité complexe d’une personne humaine dans l’instant particulier où elle se trouve, personne dont les problèmes physiologiques sont certes un déterminant majeur, tout comme son investissement (c’est le cas de la dire) sur un personnage lui-même très trouble, mais qui ne se réduit pas à ces deux seuls facteurs. Jouer tout ça, la volonté de revivre, le besoin de plaire, l’arrogance de l’artiste, la pulsion de soumission, et le jouer dans le mouvement même de la vie, dans la séduction, la fragilité, l’égoïsme, l’infantilisme, la sincérité, la roublardise, la tendresse et la brusquerie et l’intelligence du simulacre, cela demande simplement du génie. Isabelle Huppert est une actrice de génie. On le savait déjà. Mais là, et pour ce que peut valoir ce genre de comptabilité, elle est encore plus géniale.

Car il faut parler des interprètes d’abord, tant ce « passage au film » de cette histoire réelle devenue livre se joue de manière décisive dans ce qu’on appelle souvent de manière trop désinvolte l’incarnation. Un abime séparait la réalisatrice Catherine Breillat de l’escroc Christophe Rocancourt, celui qui lui a piqué 700 000 euros, un abime (mais pas le même bien sûr) sépare Maud, le personnage féminin joué par Isabelle Huppert, de ce que fait vivre à l’écran le rappeur Kool Shen sous le nom de Vilko, incroyable nœud de présence physique, de charme, de ruse bornée et de narcissisme. La réunion de ces deux êtres déclenche un flux d’énergie qui électrise le film.

Encore ce phénomène ne suffirait-il pas sans la capacité à faire partager l’assemblage de motivations, de pulsions, d’illusions et de manipulations qui font la réalité de ce qui se joue entre Maud et Vilko, circulation de sentiments dont nul (pas même ceux qui en sont porteurs) ne sait le degré de sincérité, circulation de signes aussi, autant que d’argent, vertigineux trafics d’influence, d’emprise, de fascination, de revanche… Maud la réalisatrice et Vilko l’arnaqueur sont, chacun dans son domaine, deux praticiens de la mise en scène, bien sûr, mais l’essentiel est de comprendre que jamais la mise en scène ne se fait que avec de l’artifice, du faux-semblant sans attache avec la réalité. Réduire ce qui advient entre eux à une arnaque d’un demi-sel attirant qui profite d’une femme amoindrie suite à une hémorragie cérébrale, c’est voir le monde comme le feront dans une scène glaçante les atroces membres de la famille de Maud qui devant notaire découvrent le montant des sommes “prêtées”.

Ce scénario-là, c’est celui du téléfilm niais qui serait le contraire de cette œuvre sombre, ambiguë, douloureuse et joyeuse quand même, ce geste d’une femme cinéaste qui transmue sa propre histoire en aventure fatale. Fatale au sens du destin, au sens du face-à-face recherché avec un dépassement de soi en réponse à l’agression violente d’une pathologie horrible, fatale au sens de la part maudite de Georges Bataille, où le geste de détruire ce qu’on possède vise, au risque du pire, à une autre forme de construction. En ce sens, on pourrait dire que Abus de faiblesse, le film, est le véritable aboutissement du processus engagé par Catherine Breillat avec l’escroc qui ne l’aimait sans doute pas (mais qui le sait vraiment ?), cet homme qu’elle a engagé en 2007 pour qu’il joue dans un film de fiction. Puisque bien sûr, Abus de faiblesse est une œuvre de fiction. Une grande œuvre, et une sorte de victoire.

lire le billet

Vertige de l’amour

The Immigrant, de James Gray, avec Joaquin Phoenix, Marion Cotillard, Jeremy Renner… 2h.

 PHO925186e2-a82b-11e2-bc49-925c0d7a323f-805x453

Le cinquième long métrage de James Gray, The Immigrant est, comme les quatre précédents, un film de genre. Le genre ici mobilisé est le mélodrame. Soit l’histoire de deux sœurs polonaises arrivant à Ellis Island, candidates à l’immigration aux Etats-Unis au début des années 20. Elles sont immédiatement séparées par les autorités: seule Ewa atteint New York grâce à l’intercession d’un mystérieux protecteur, tandis que Magda, tuberculeuse, est mise en quarantaine en attendant d’être réexpédiée d’où elle vient.

Qui est ce Bruno qui a acheté l’accès à terre d’Ewa? La première réponse viendra vite: un mac qui va la prostituer. On aurait tort de croire pouvoir s’en tenir là. Le showbiz, l’amour, l’ambition tirent d’autres ficelles, qui parfois s’entremêlent.

Qui est Ewa elle-même, accusée de mœurs dissolues sur le bateau venu d’Europe? Et quelle est la raison de la haine qui oppose Bruno et Orlando, le magicien de cabaret? Plus encore que les questions qu’ouvre le scénario, c’est le beau mystère de la mise en scène qui fait de tout le début de The Immigrant un parcours fantomatique, aux repères fuyants, aux lignes de sens instables au-delà des obsessions revendiquées de chacun, volonté farouche de retrouver sa sœur pour Ewa, désir, jalousie et esprit du lucre chez Bruno, désir aussi, et aspiration à un autre mode de vie chez Orlando.

Le seul repère visible durant la première partie du film est la puissance d’interprétation de Marion Cotillard, Joaquin Phoenix et Jeremy Renner. Qui a des yeux pour voir sait que l’actrice française est une des meilleures comédiennes qu’on ait eu la chance de pouvoir admirer, pratiquement toujours bien meilleure que les films qu’elle a interprétés. Ici, pour ce qui est sans hésiter son meilleur rôle jusqu’à présent, elle fait palpiter un composite de dureté, de fragilité, d’obstination, de séduction et d’incertitude très étonnant, qui serait comme la formule même du film.

Celui-ci se développe autour d’une idée mouvante et émouvante, qu’on appellera la croyance. A l’exact point de bascule entre croyance comme foi, certitude butée et inaltérable, et croyance comme pari, comme tentative expérimentale. A la croisée des chemins entre la vie comme ce qui se défend bec et ongles et la vie comme ce qui reste toujours à inventer, l’histoire d’un médiocre souteneur de Brooklyn, d’un magicien de pacotille et d’une petite pute s’ouvre doucement, sombrement, tendrement et brutalement dans les pénombres sculptées par le chef-op Darius Khonji (qui lui aussi n’a jamais été aussi sensible et précis). Sans que le film ait jamais cherché à prendre en otage son spectateur, The Immigrant distille une émotion troublante, dont les ressorts apparemment simples (le film de genre) jouent de manière étonnamment complexe, pour ouvrir vers d’autres horizons.

Ce texte est une nouvelle version de la critique publiée sur Slate.fr lors de la présentation du film à Cannes.

lire le billet

Claire Denis: «“Les Salauds”, c’était un saut dans l’inconnu»

Le film, avec Chiara Mastroianni, Vincent Lindon et Lola Créton, avait divisé le Festival de Cannes. Il sort ce 7 août. Entretien avec la réalisatrice.

Les Salauds de Claire Denis, avec Chiara Mastroianni, Vincent Lindon, Lola Créton… Sortie le 7 août 2013. Durée: 1h40

Depuis 25 ans (Chocolat, 1988), Claire Denis suit une trajectoire unique dans le cinéma français, qui doit beaucoup à un parcours plus ouvert sur le monde qu’aucun de ses collègues. Elevée en Afrique, ayant travaillé aux Etats-Unis (notamment aux côtés de Wenders et de Jarmusch), elle réalise des films traversés de mystères venus d’autres rythmes et d’autres espaces, qu’ils se déplacent sur la planète (Beau Travail, L’Intrus, White Material) ou s’imprègnent des courants qui métissent la société française (S’en fout la mort, J’ai pas sommeil, 35 rhums). Cet esprit inspiré d’une magie noire du cinéma souffle aussi dans des films sans référence cosmopolite comme Nénette et Boni, Vendredi soir ou le sombre et troublant Les Salauds qui, après avoir divisé le Festival de Cannes, sort ce mercredi 7 août.

ENTRETIEN

D’où vient Les Salauds?

CLAIRE DENIS L’origine se trouve début 2012. J’avais des projets de longue haleine, et en même temps je sentais que ces projets me pesaient, ne me portaient plus en avant. Un jour, Vincent Maraval [producteur, l’un des fondateurs de la société de distribution et de ventes internationales de films Wild Bunch, NDLE], qui s’en rendait compte, me propose: «Tu n’as qu’à faire un truc, comme ça, à l’arrache. Ça te redonnera de l’élan.» Je n’y croyais pas, ce n’est pas ma manière de faire. Mais il m’a dit: «Je te donne une semaine pour écrire un synopsis, on décide après.» Ma propre défiance envers ce défi m’a humiliée, et du coup j’ai voulu, contre ma réaction initiale de peur, tenter le coup. Vincent Lindon s’y est mis lui aussi, sans calcul ni recul, il a lancé: «Si tu écris, je joue dedans.» Bref, pas possible de se défiler. En rentrant chez moi, j’ai repensé au titre d’un film de Kurosawa, Les salauds dorment en paix. Ces mots m’ont plu, ils contenaient une rage que je ressens. Je suis partie de là, d’un homme solide et sûr comme Toshirô Mifune qui, dans cette série de films noirs de Kurasawa, est à la fois le héros et la victime, en tout cas le jouet de forces qu’il ne maîtrise pas, qu’il ne comprend pas.

Comment travaillez-vous à partir de ce point de départ inattendu?

On s’est mis au travail avec Jean-Pol Fargeau, le coscénariste de la plupart de mes films, au bout d’une semaine, on a trouvé une entrée dans quelque chose qui nous plaisait beaucoup: l’histoire d’un homme qui est le plus solide, sur lequel on peut s’appuyer et qui, par devoir, va être jeté, balayé par des éléments qu’il ne pouvait même pas imaginer. Entre les lignes est venue l’idée de la vengeance, d’une rage impuissante finalement. D’emblée ce personnage, ce Marco, était un marin. La marine, c’est très particulier; pour moi c’est une bonne manière d’être un homme. Quelqu’un qui a un idéal, qui est aussi un métier, qui a donc de quoi vivre, qui peut entretenir une famille mais de loin, sans subir les contraintes du quotidien. Il est loin.

Lire la suite

lire le billet

Marilyn Monroe, actrice de cinéma

The Misfits de John Huston

Sa mort ressemble à sa vie. Sa mort? Pas seulement «les circonstances de sa mort», le 5 août 1962, ça c’est encore une autre histoire. Mais ce que Marilyn Monroe est devenue, une fois morte, et qui ne fait que se confirmer, c’est à dire s’aggraver, le temps passant, les hommages, révélations, clichés plus ou moins inédits, récits, confidences et biographies s’accumulant. Elle aura été tant et tant de choses. Et d’abord, en dépit de tout –et bien sûr d’elle-même: une très grande actrice de cinéma.

Les livres d’histoire notent qu’elle débute à l’écran en 1947, mais malgré une apparition notable dans Les Reines du music-hall (Phil Karlson, 1948), les spectateurs, eux, notent véritablement son irruption (éruption?) dans l’excellent quoique sous-évalué La Pêche au trésor (1949). C’est le dernier film des Marx Brothers, signé David Miller mais auquel Leo McCarey a prêté la main.

L’année suivante elle est chez Tay Garnett et John Sturges, et surtout, elle réussit des apparitions inoubliables dans Quand la ville dort de John Huston et, plus encore, Eve de Joseph Mankiewicz. A ce moment, elle n’est pas encore une star, elle est déjà complètement Marilyn, the one and only. La séquence à la soirée est dans le film du machiavélique Mankiewicz comme une fusée incandescente, fausse note volontaire à l’intérieur de l’affrontement glacé entre Bette Davis, George Sanders et Anne Baxter. Une brève et joyeuse tornade dans un jeu d’échecs.

Ce qui se produit dans Eve est exemplaire, et dit énormément de la singularité de celle qu’on retrouvera très bientôt chez nombre des plus grands réalisateurs hollywoodien de l’époque: Howard Hawks (Chérie je me sens rajeunir, 1952, Les hommes préfèrent les blondes, 1953), Fritz Lang (Le démon s’éveille la nuit, 1952), Otto Preminger (La Rivière sans retour, 1954), George Cukor (Le Milliardaire, 1960, Something’s Got To Give, 1962, inachevé), et à nouveau John Huston (Les Désaxés, 1961, inoubliable chef-d’œuvre malade). Excusez du peu. En 1950, Marilyn Monroe a attiré l’œil des patrons de studios comme le montre malicieusement Mankiewicz, elle n’a pas de carrière, elle n’a pas non plus rencontré les Strasberg ni commencé a travailler avec l’Actor’s Studio.

Elle est une «nature», sa plastique, sa gestuelles, son énergie vitale, sa séduction, l’étrangeté de sa voix ou plutôt de certaines inflexions déstabilisent son environnement, introduisent une rupture. Il faut prendre au sérieux la réaction d’Alfred Hitchcock refusant de travailler avec elle en disant «je n’aime pas les actrices qui portent leur sexe sur la figure». Le maître du suspense, qui avait besoin d’une totale maîtrise de ses «outils» – acteurs, accessoires, montage, lumière, rebondissements dramatiques – voit d’emblée que cette actrice flanquerait la pagaille dans l’horlogerie de précision de ses tournages. Perturbation qu’il associe au sexe, ce qui est à la fois juste et incomplet: Marilyn Monroe incarne (ce verbe aura rarement été aussi approprié) uns forme de présence transgressive dont la dimension sexuelle est essentielle, mais qui ne s’y limite pas.

Il y aurait une ligne de démarcation à tracer entre les réalisateurs qui aiment affronter et jouer avec ces puissances, et ceux qui tiennent à les dominer. On ne s’étonnera pas qu’elle ne se soit entendue ni avec Lang, ni avec Preminger, ni avec Cukor, mais qu’elle soit si entièrement à l’unisson des films dirigés par Hawks, Huston et Wilder. Ils sauront faire le meilleur usage de cette présence…

Lire la suite

lire le billet

Marie-France Pisier, comme une trainée de foudre

Dans les travées de la salle Pleyel, sans rien faire d’autre que de rajuster sa jupe, elle séduit et intimide le jeune Antoine Doinel. A ce concert des Jeunesses Musicales de France, temps fort du court métrage de François Truffaut pour le film collectif L’Amour à 20 ans, c’est toute une génération qui en 1961 tombe sous le charme de Marie-France Pisier. Et plusieurs autres générations ensuite.
Elle a la beauté de Gene Tierney et le magnétisme de ses 17 ans. Corps, visage, gestuelle, voix, en un fraction de seconde elle impose une présence totale et inaccessible. Tout est joué. Ce coup de foudre…
lire le billet

Vénus noire: le feu de la rampe

venus_0

Elle est belle, elle est noire, elle ne ressemble à aucune héroïne de cinéma. Elle est quoi ? Durant 2h40, le film la regarde, l’offre à nos regards. Elle a désormais, pour l’Histoire, un nom: « la Vénus hottentote », formule si intrigante, si sonore et imagée qu’elle aussi oblitère une histoire compliquée, incertaine. Elle a pour bagage depuis bientôt deux siècles un statut, celui de victime du racisme et du colonialisme, et une statue, celle fabriquée à partir des moulages effectués à même son corps par l’Académie de médecine sous la conduite de Cuvier. A même son corps, vif ou mort.

Lire la suite

lire le billet