L’enseignement artistique, le développement de la présence des arts en milieu scolaire était une des priorités du président, du gouvernement, des ministres de l’éducation et de la culture. On veut croire que cela le reste. Mais on ne peut pas dire qu’on ait assisté à des résultats, ou même des propositions spectaculaires en la matière – même si nul n’ignore qu’il y a eu quelques dossiers brûlants à traiter dans d’autres domaines. En tout cas, pendant que pas grand chose de visible se passe au sommet, des individus mettent en œuvre, sur le terrain, des pratiques exemplaires, et qui devraient inspirer l’instauration de nouveaux dispositifs ou l’amélioration de ceux qui existent. Tout cela s’applique, entre autres, au cinéma.
Et il arrive qu’un de ceux qui mettent en œuvre ces démarches pédagogiques, culturelles, citoyennes – c’est tout un – ait la possibilité et le talent de le raconter, d’en donner à comprendre les raisons, les méthodes, les difficultés et les joies. C’est ce qui se produit en cette rentrée avec la parution d’un ouvrage remarquable, Accompagner les lycéens vers le cinéma édité chez L’Harmattan. Il est signé d’un enseignant, prof de français et d’histoire-géo dans un lycée professionnel en milieu rural. Laurent Gaspard fait le travail que résume le titre du livre depuis une quinzaine d’année, il raconte comment, pourquoi, et avec quels résultats.
Le texte qui suit est la préface que j’ai rédigée après avoir eu connaissance du manuscrit. Je précise que je ne connais pas M. Gaspard, que je ne l’ai jamais rencontré. JMF
L’enseignement artistique est un drôle d’animal. Tout le monde en parle, et ce n’est pas qu’on ne le voie jamais, mais il surgit et disparaît, change de forme et de taille, échappe à ses défenseurs comme à ceux qui sont supposés organiser son existence. Désormais revendiqué haut et fort par les dirigeants politiques et les responsables qui ont autorité sur l’éducation et sur la vie culturelle, il ne cesse d’apparaître dans les programmes comme dans d’innombrables rapports, documents de travail ou textes de réflexion. Il existe aussi véritablement, mais de manière si diverse qu’il est pratiquement impossible de l’identifier comme un ensemble de pratiques, un système de référence qu’il s’agirait ensuite de mettre en œuvre, et évidemment d’améliorer toujours.
C’est vrai pour l’enseignement artistique en général, et pour une de ses applications, la présence du cinéma en milieu scolaire. Le cinéma à l’école (« école » s’entendant ici comme l’ensemble des dispositifs pédagogiques liés l’Education nationale, de la maternelle à la terminale et y compris le temps périscolaire) est à son tour à la fois exemplaire et exceptionnel pour ce qui concerne l’éducation artistique « en général », à supposer qu’une telle chose existe. Il représente à la fois l’innovation par rapport aux enseignements classiques du dessin et de la musique, l’interférence avec une pratique non-scolaire, voire perçue comme en opposition avec l’école, des possibilités infinies d’articulation avec le reste des programmes d’enseignement, et un bouquet de pratiques – de la fréquentation de salles de cinéma comme acte porteur de sens à la fabrication de réalisations audiovisuelles par les élèves et la rencontre intensive de professionnels pratiquant leur profession. Décrire en détail et réfléchir de manière approfondie les dispositifs, les enjeux, les difficultés et les bénéfices d’une présence méthodique, conçue par un enseignant, du cinéma en milieu scolaire, permet donc à la fois de mettre en évidence des caractéristiques décisives de l’enseignement artistique et les singularités fécondes qui tiennent au fait qu’il est ici question d’un art et d’une technique particuliers.
Décrire en détail et réfléchir de manière approfondie les méthodes, les enjeux, les difficultés et les bénéfices d’un enseignement « avec le cinéma » (plutôt que d’un enseignement du cinéma), c’est très précisément ce que fait l’ouvrage de Laurent Gaspard. Il le fait à partir de sa pratique de professeur de français et histoire-géo dans un lycée professionnel du Sud-Ouest de la France. Il faut ici à nouveau recourir à l’oxymore de l’exemplaire exceptionnel. Des trois grandes étapes de l’enseignement public obligatoire, école primaire, collège et lycée, le lycée est celui où le recours au cinéma est le plus difficile, notamment dès lors qu’il s’agit de travailler avec le cinéma (perçu comme un loisir), et de travailler avec des films prêts à entrer en conflit avec les goûts revendiqués par les élèves. L’affaire semblera encore plus compliquée dans le cas d’un lycée professionnel, dont on suppose a priori les élèves encore moins enclins à ce genre de remise en question et d’interrogations.
Très précis dans la description des contextes auxquels il a affaire, et des méthodes qu’il utilise, Laurent Gaspard n’élude aucune de ces singularités problématiques. Pas à pas, il montre comment elles peuvent être, selon les cas, surmontées ou transformées en atouts, en ressources. Sans aucune complaisance pour un goût majoritaire formaté par le marché et le conformisme, mais sans aucune arrogance envers des élèves qui, aussi revendicatifs soient-ils de « leurs » choix et de « leurs » goûts, en sont d’abord les victimes, l’enseignant accompagne du même mouvement net les raisons décisives qu’il y a à faire exister – à faire exister vraiment, chez les élèves – d’autres modes de perceptions, de représentations et de récits – et les moyens d’y parvenir.
Il existe au moins un ouvrage qui a déjà explicité les buts et les moyens du cinéma à l’école, question profondément politique au sens de la construction du sujet, de sa prise de position parmi les autres, de l’ouverture à des altérités multiples. Il s’agit du livre L’Hypothèse cinéma d’Alain Bergala[1], d’ailleurs cité à plusieurs reprises. Mais même si Bergala est lui-même enseignant, et ayant une longue pratique des multiples formes de présence du cinéma en milieu scolaire, il énonçait des principes, des idées générales. Accompagner les lycéens vers le cinéma en est en quelque sorte le contre-champ depuis une pratique concrète, ancrée dans un lieu et un contexte pédagogique précis. La multiplicité des exemples vécus, la diversité des titres de films choisis, la précision des fiches accompagnant en fin de volume des expériences effectivement menées font de ce livre une réussite rare en termes d’unité de la théorie et de la pratique. En effet, s’il entre avec soin dans les détails, et n’en trouve aucun médiocre ou insignifiant, Laurent Gaspard réussit ce faisant à ne rien perdre des puissances de montée en généralité de ce qu’il décrit et analyse à partir de cas spécifiques, d’exemples clairs, de situations expérimentées par lui.
Une des dimensions de cette démarche, et qui fait particulièrement honneur à l’honnêteté intellectuelle de l’auteur, est la prise en compte des obstacles et objections rencontrés dans ces circonstances : obstacles matériels, institutionnels, mais aussi psychologiques, dans les rapports aussi bien avec les collègues qu’avec les élèves. Il est aussi nécessaire que délicat de prendre en considération les limites, ou les difficultés, internes au corps enseignant, comme le fait l’auteur lorsqu’il écrit : « Le véritable frein à l’introduction du cinéma en classe, c’est bien moins l’absence d’invitation de l’institution et de dispositifs accessibles sur tout le territoire français, que le manque de confiance que nous, enseignants, pouvons ressentir. »
De même, en consacrant des pages précises à un angle particulier du recours au cinéma en milieu scolaire, la question de l’adaptation littéraire, parvient-il à la fois à en montrer les ressources comme les possibles (et fréquentes) dérives, tout en suscitant une réflexion qui va bien au-delà de ce seul sujet, selon les trois axes principaux qui soutiennent tout son travail : la légitimité des enjeux pédagogiques au sens classique d’un apprentissage (et en particulier d’un apprentissage professionnel), jamais négligé ; la légitimité d’une découverte des ressources pour chacun des puissances propres aux œuvres d’art comme œuvres d’art (dans leur complexité et leur mystère) ; et la légitimité d’une démarche citoyenne, qui tend à former des hommes et des femmes dans la société d’aujourd’hui et de demain.
Un autre aspect majeur, et qui là aussi excède en quelque sorte son sujet immédiat, concerne les pages dédiées aux ateliers cinématographiques : parfaitement justes, les explications sur le sens réel et les enjeux (ainsi que les difficultés) de l’utilisation par les élèves des outils du cinéma en compagnie de professionnels, matérialisent également l’idée plus vaste de la prééminence du « faire », du passage à l’acte – qui peut être aussi l’acte de regarder, de parler, d’écrire et, disons-le, l’acte de penser.
Sans jamais s’écarter de son vécu et de son sujet, Accompagner les lycéens vers le cinéma offre ainsi de précieuses ressources pour comprendre et mettre en œuvre les enseignements artistiques dans leur ensemble. Lorsque son auteur écrit « l’introduction du cinéma en classe amène à avoir non pas seulement de nouveaux rapports avec les élèves, mais d’autres relations avec ses collègues, avec l’équipe de direction, la Drac, les gérants des salles de cinéma, avec les artistes. De telles occasions de rencontres contrebalancent la solitude de l’enseignant, privilège parfois redoutable. Elles permettent aussi de collaborer avec des associations (…) », il explicite également la manière dont cette pratique particulière s’inscrit dans la constitution d’un tissu de relations, conditions vitales pour les enseignants et donc aussi, par ricochet, pour les élèves. Chacun voit bien que si les modalités en seraient différentes, la logique serait la même à propos d’autres enseignements artistiques conçus dans le même esprit.
Mais il y a encore une leçon de plus à tirer du texte du professeur Gaspard. Elle concerne la manière dont il s’avère que c’est à partir de ce dont on ne parle pour ainsi dire jamais, cette quasi tache aveugle qu’est le lycée professionnel dans le panorama de l’éducation, qu’il est possible d’émettre un éclairage qui vaut pour tout le dispositif de l’enseignement public, et au-delà pour l’idée infiniment plus vaste d’éducation.
Exactement du même mouvement, armé d’une réflexion alliant modestie et exigence, Laurent Gaspard suscite une réflexion de fond sur ce que peut le cinéma dans son ensemble, sur ce à quoi il fonctionne (c’est à dire à quoi nous, les humains, fonctionnons quand nous avons affaire à lui), sur ses potentialités et ses promesses innombrables, potentialités et promesses qui sont loin d’être définies par le seul contexte scolaire.
Méditation attentive à partir d’une expérience personnelle, Pour des lycéens au cinéma devient ainsi sans en avoir l’air un des meilleurs textes théoriques contemporains consacrés à cet être tout aussi protéiforme que l’éducation artistique, et qu’on appelle « le cinéma ».
[1] L‘Hypothèse Cinéma – Petit traité de la transmission du cinéma par l’école et ailleurs. Alain Bergala(Cahiers du cinéma/Essais). Paris, 2002.
A grand son de trompe est donc proclamé le résultat de la fréquentation des cinémas en France en 2014: 208 millions de spectateurs, soit le 2e meilleur résultat depuis 47 ans (211,5 millions d’entrées en 1967 et 217,2 millions en 2011). Ce score, et une augmentation de 7,7% par rapport à l’an dernier, sont en effet de très bons chiffres. Tout comme mérite d’être souligné le rééquilibrage entre les entrées des films français (44%) et américains (45%), alors qu’en 2013 le ratio était de 33 contre 54%.
Des films français occupent les trois premières places du classement, et 9 des 20 premières places (cf. tableau). Il est légitime de s’en réjouir. Mais cela ne devrait pas empêcher de considérer aussi ce que lesdits chiffres recèlent de plus complexe, et ce qu’ils dissimulent.
D’abord les bons résultats de l’année contrastent avec ceux de l’année précédente, anormalement bas. Dans un environnement court-termiste prompt à la surenchère, volontiers relayé et amplifié par les médias, que n’avait-on alors entendu sur la catastrophe imminente, la nécessité de mesures d’urgence, etc.? D’habiles batteurs d’estrade en ont profité pour faire avancer quelques dossiers utiles à leurs intérêts. En fait la tendance moyenne sur la décennie est à une stabilisation à un très bon niveau, autour des 200 millions d’entrées par an, ou un peu moins.
Durant cette période, aucun des chiffres –au-dessus ou au-dessous– ne vient remettre en cause cet état de fait, qu’on peut d’ailleurs à bon droit considérer comme la traduction, dans le domaine particulier du volume de fréquentation en salle (qui n’est pas, loin s’en faut, la totalité de l’économie du cinéma) d’une action concertée efficace des pouvoirs publics et des professionnels.
Par ailleurs, cette année voit aussi la part du reste du monde se réduire à 11% seulement du total. Pourtant le nombre de films ni français ni américains sortis au cours de l’année passée n’a pas baissé. La France s’honore, à bon droit, d’être le pays du monde qui accueille sur ses écrans la plus grande quantité et la plus grande diversité de films venus de toute la planète. Il est très inquiétant que ces films soient, à peine sortis, éjectés des écrans, souvent après n’avoir eu droit qu’à quelques séances.
Ce phénomène, qui met en cause la diversité culturelle, concerne aussi les films français (et les «petits films» américains). Elle est la traduction d’un processus bien connu de l’économie de marché, la tendance à la concentration.
Car si 36 films français ont attiré plus d’un million de spectateurs au cours de l’année, la grande majorité des quelque 210 productions végètent très loin, avec un effet de paupérisation de ceux qui ne rentrent pas dans le moule du grand commerce immédiat, effet dénoncé sans relâche par les producteurs indépendants. (…)
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D’abord, les artistes. Le geste est fort et clair. En entrant dans l’exposition consacrée à Henri Langlois par la Cinémathèque française, ce sont d’emblée des œuvres d’art qui accueillent le visiteur.
Que leurs auteurs soient plutôt considérés cinéastes (Godard, Garrel) ou plasticiens (Alechinski, Alberola, Cesar, Rosa Barba) n’importe pas ici, ou plutôt c’est justement ce qui excède leur différence qui sera un des fils de cette… quoi? Exposition, oui, peut-être; composition aussi bien, et machine à comprendre par la vue et les émotions, labyrinthe évoquant les circonvolutions d’un cerveau hanté.
S’agit-il de celui d’Henri Langlois, né à Smyrne il y a pile un siècle, mort à Paris en 1977, personnage devenu mythologique bien au-delà du geste qui a porté toute son existence, la création permanente de la Cinémathèque française? En tout cas celui d’un être qui aurait incarné, rêvé, fabriqué, plaidé, imposé une certaine idée de l’être au monde de l’art. Et cet art ne pouvait être que celui par excellence de son temps, donc le cinéma –mais surtout pas contre les autres arts, au contraire comme force dynamique qui les concernait tous.
Dominique Païni a conçu cet espace. Païni fut le directeur de la Cinémathèque française de 1993 à 2000, et donc un successeur de Langlois. Il est surtout une des personnes qui ont le plus et le mieux réfléchi à la question du «cinéma exposé» –aussi le titre d’un de ses livres. Exposé, en effet, mais sans opposition entre son mode naturel d’exposition, la projection, et les dispositifs propres à ce qu’on nomme d’ordinaire exposition, une mise en espace d’objets. C’est tout simple (sic), il suffit de trouver où se joue l’intelligence commune entre les films et tous les objets (y compris des séquences ou des films) qui entrent en juste résonance avec eux. L’exposition Hitchcock et l’art au Centre Pompidou en 2001 en constitue toujours aujourd’hui un exemple inégalé. Sauf que… sauf qu’au sens habituel du mot, Henri Langlois n’était pas un artiste, et pas un cinéaste.
Qu’exposer pour saluer le créateur d’une institution? Certainement pas ce que Langlois exposa lui-même, dans le Musée du cinéma dont il finit par ouvrir les salles dans le Palais de Chaillot, à côté de la salle de projection. S’il a toujours insisté pour accoler aux mots «Cinémathèque française» ceux de «Musée du cinéma», ce n’était certes pas dans le seul but de montrer les traces matérielles de quelques dizaines de films très aimés. Le Musée du cinéma selon Langlois, c’était l’ensemble, et d’abord les salles de projection –Avenue de Messine, puis à Chaillot et rue d’Ulm.
Et le grand geste fondateur de Langlois, ce ne fut pas de conserver les films –pratique décisive à laquelle il se dédia aussi, qu’il contribua à inventer (y compris avec des erreurs graves), mais où il avait été précédé par d’autres, notamment le British Film Institute ou le MoMa à New York, avec son département cinéma dirigé par Iris Barry dès 1934, deux ans avant la fondation de la Cinémathèque par Langlois et Georges Franju.
L’apport décisif et fécond de Langlois aura consisté à ne pas se contenter de stocker le plus de films possible dans les meilleures conditions possibles, mais à les montrer. À programmer. (…)
Un des organigrammes imaginaires dessinés par Langlois
Les récentes décisions de la justice administrative d’interdire les deux parties du film aux moins de 16 et 18 ans reflètent la montée d’un activisme sur les moeurs, mais aussi un rapport problématique au «réel» dans le cinéma.
Les 28 janvier et 5 février, le tribunal administratif statuant en référé (procédure d’urgence) a désavoué la ministre de la Culture en imposant de modifier les interdictions concernant Nymphomaniac Volume 1 et Volume 2, les deux parties du nouveau film de Lars von Trier. A la suite des plaintes déposées par l’association Promouvoir, le même juge, monsieur Heu, a imposé de remplacer l’interdiction aux moins de 12 ans du premier par une interdiction aux moins de 16 ans, et l’interdiction aux moins de 16 ans du second par une interdiction aux moins de 18 ans.
Economiquement, cette deuxième mesure est celle qui a les effets les plus nets, dans la mesure où elle restreint les conditions de diffusion du film à la télévision, conditions négociées entre la production et le diffuseur sur la base de l’ancienne autorisation. Cet événement s’inscrit dans un contexte particulier et soulève deux problèmes très différents.
Le contexte est celui d’une montée générale d’activisme dans le sens d’une censure des mœurs, portée par des associations d’extrême droite dans le domaine de la culture, en phase avec la mobilisation réactionnaire initiée par le refus du mariage gay et qui s’est depuis largement étendue: la demande d’interdiction du film Tomboy dans les programmes «Ecole et cinéma» puis sur Arte (à laquelle a répondu une audience exceptionnelle pour le film), les exigences répétées de l’exclusion de certains ouvrages des bibliothèques publiques, y compris par l’intervention de commandos interpellant les personnels, en ont été les épisode récents les plus marquants –sans oublier la fabrication par Jean-François Copé d’une «affaire Tous à poil», à propos d’un ouvrage prétendument promu par l’Education nationale.
Pour ce qui est de Nymphomaniac, les jugements sont des suspensions des précédentes classifications et pas des décisions définitives, celles-ci devant faire l’objet de jugements au fond, pour lesquels professionnels et responsables du ministère et du CNC fourbissent leurs arguments. Mais, même si le tribunal devait finalement annuler les décisions de la première instance, deux problèmes restent posés.
Nuit #1 de la québécoise Anne Emond, sorti sur Dailymotion 48h avant la sortie en salles
Dimanche 18 novembre, le jury du Festival de Rome attribue son grand prix au film Marfa Girl de Larry Clark. Le film est immédiatement diffusé dans le monde entier. Son réalisateur, figure du cinéma indépendant états-unien, a en effet décidé de le rendre accessible directement sur Internet, pour la somme de 5,99 dollars (4,65 euros), expliquant son choix par la volonté de ne pas entrer dans un système, celui de la distribution en salles, dominé les grandes puissances industrielles, et résumé d’un retentissant «Fuck Hollywood». Mais il n’est pas certain que ce soit Hollywood le plus menacé dans l’affaire.
Dans l’esprit sinon dans le droit, la mise en ligne du film de Larry Clark est un nouvel accroc au tissu réglementaire qui, en France, organise l’accès des publics aux films. Ce qui suppose pour commencer qu’il existe quelque chose de particulier qu’on nomme «film». C’est le cas dans ce pays, où les productions audiovisuelles relevant du cinéma sont enregistrées séparément des autres par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), et font l’objet d’aides et de contraintes spécifiques. Ce qui est loin d’être le cas partout.
La «chronologie des médias», joli nom de ce dispositif réglementaire, dispose qu’un film de cinéma doit d’abord sortir dans une salle de cinéma. Les autres modes de diffusion sont ensuite échelonnées sur une échelle de temps qui doit permettre à chacun de bénéficier d’une fenêtre d’exploitation privilégiée avant de subir la concurrence de la suivante: 4 mois après la salle pour le DVD et la VOD, 10 mois pour une diffusion cryptée (Canal +), 22 mois pour une chaine en clair coproductrice, 30 mois pour les autres chaines en clair, 36 mois pour un service de vidéo en ligne par abonnement.
Ce système rigide, pilier de l’organisation de la vitalité du cinéma en France cogérée par les pouvoirs publics et les professionnels, est évidemment en danger d’être débordée par l’extrême fluidité de circulation des films que permet Internet. Le piratage n’aura sans doute été à cet égard que l’avant-garde sauvage d’effets encore plus massifs dont sont porteuses les technologies numériques.
Comme il est devenu fréquent, Internet fait converger les intérêts apparemment antagonistes des marginaux, qui de toute façon jouent en dehors des clous, et des acteurs les plus puissants, qui tirent toujours les plus gros marrons du feu des concentrations. Outre le coup de force de Larry Clark, on en a eu un nouvel exemple en France cet automne, avec la sortie les 31 octobre et 7 novembre par deux petites sociétés de distribution, Damned et Fondivina, de deux films d’auteur plutôt confidentiels, Les Paradis artificiels du Brésilien Marcos Bravo et Nuit #1 de la Québécoise Anne Emond.
48 heures avant chaque sortie, les films ont été mis en ligne sur Dailymotion par une société spécialisée dans la diffusion des films sur Internet, Eye on Films. Aussitôt après la première mise en ligne, la plupart des salles ayant prévu de montrer Les Paradis artificiels le déprogrammaient: les exploitants voient évidemment d’un très mauvais œil cette rupture dans la chronologie des médias, qui garantissait à la salle à la fois la primeur des films et sa valorisation symbolique comme lieu de définition même de ce qui caractérise un film.
Mais les exploitants ne sont pas seuls à dénoncer une tactique bien connue, qui surfe sur la sympathie éveillée par des films ne disposant pas de gros moyens promotionnels pour ouvrir des brèches dans lesquelles tous, mais d’abord les plus puissants, s’engouffreront.
L’initiative des deux petits distributeurs s’inscrit en effet dans un processus lourd. Dans le cadre de sa campagne ultra-libérale, l’Union européenne, qui ne cesse de chercher des noises aux systèmes d’aide au cinéma (pas seulement français), a impulsé en mars 2012 un programme d’expérimentation torpillant la chronologie des médias.
Une des plus puissantes organisations corporatistes du cinéma français, l’ARP (Société civile Auteurs-réalisateurs-producteurs) a pris fait et cause pour cette expérimentation, et mis en place un dispositif baptisé TIDE (Transversal International Distribution in Europe) afin de la mettre en pratique. Ce qui lui a valu la rondelette somme de 800.000€ offerts par Bruxelles.
L’ARP a immédiatement soutenu l’opération Eye on Films, se faisant in petto l’attaché de presse des films et décidant de projeter Les Paradis artificiels dans sa propre salle, le Cinéma des cinéastes, après son éviction de nombreux écrans.
Aux côtés des exploitants, nombre d’autres organisations professionnelles (sociétés de réalisateurs, de producteurs, de distributeurs, associations de défense de la diversité du cinéma) se sont mobilisées pour déclarer leur opposition à une déstabilisation du système. Dans une réponse datée du 26 novembre adressé aux syndicats de producteurs, les Auteurs-Réalisateurs-Producteurs, pourtant bien connus pour avoir souvent défendu avec la dernière énergie les dispositifs réglementaires existants, se présentent en audacieux modernistes décidés cette fois à aller de l’avant aux côtés des nouvelles technologies.
Affirmant trouver «stimulant que la quasi-unanimité de la profession cherche à nous dissuader de persister dans cette voie», l’ARP affirme bravement que «c’est peut-être parce que nous sommes cinéastes que nous n’avons pas peur du mouvement». Sympa pour les autres…
Le reste de l’argumentaire est pourtant moins flamboyant: cet accroc à la chronologie, les gens de l’ARP veulent en faire bénéficier les «petits films mal financés, mal armés pour la salle». C’est-à-dire les ghettoïser encore plus, en achevant de les exclure des grands écrans, leur seule chance d’exister à part entière dans l’univers du cinéma. Privés de l’accès à la salle, ces «œuvres fragiles qui sortent en petite combinaison» selon la délicate formule de l’ARP, cesseront tout bonnement d’exister à court terme. Au même moment, voici qu’est fort à propos mise en circulation une étude de deux chercheurs, un Allemand et un Danois, tendant à démontrer que la fermeture de Megaupload le 19 janvier 2012 a eu des effets négatifs sur le box-office des petits films sans affecter les bénéfices des majors.
Quels films? Quel box-office et dans quels pays, lorsqu’on sait que pour l’essentiel, les mêmes «petits films» ne sortent plus du tout en salles dans le monde anglo-saxon? Simultanément, la disparition du principe de la chronologie des médias aura pour effet d’ouvrir grand la porte à des acteurs infiniment plus puissants, au premier rang desquelles la première plate-forme de cinéma à la demande, Netflix, qui a entrepris de s’implanter en Europe, suivi de son rival Amazon.
L’ARP se pose aujourd’hui en moderniste, on comprend que ses animateurs, qui sont essentiellement les réalisateurs français les plus commerciaux, ambitionnent de s’installer dans le sillage des gros porteurs de la commercialisation en ligne, tout en finissant d’éliminer des salles les «œuvres fragiles» qui ont déjà bien du mal à y accéder.
C’est toutefois la première fois que cette organisation abandonne le camp des défenseurs des dispositifs de l’exception culturelle (qu’elle défend simultanément sur d’autres dossiers), créant une cassure inédite dans l’organisation de défense du cinéma en France.
Le sujet est l’un des principaux enjeux de la Mission Culture-Acte 2 confiée par Aurélie Filipetti à Pierre Lescure sur l’ensemble des transformations de la politique culturelle sous l’influence du numérique. Dans un rapport d’étape remis le 6 décembre, la commission note que si «une refonte radicale de la chronologie des médias constituerait peut-être la meilleure réponse aux attentes des internautes en matière de VàD», une telle initiative remettrait en cause tout l’équilibre du système.
A l’évidence, l’organisation de la chronologie des médias est remise en cause par les nouveaux modes de diffusion. Mais avec l’étrange théâtre qui s’est mis en place chez les professionnels, on s’éloigne encore davantage de la nécessaire invention d’une réponse accompagnant le développement des technologies sans détruire les principes de l’action publique dans le secteur. Une action, faut-il le rappeler, dont la raison d’être n’est pas d’enrichir davantage les acteurs français les plus puissants et de débarrasser le marché des plus faibles, mais tout au contraire de contrebalancer les déséquilibres engendrés par ce seul marché, et les usages spécifiques qu’il fait des innovations technologiques.
lire le billetLa présentation du bilan annuel du cinéma français durant le Festival de Cannes est un rituel bien établi, qui aurait pu donner lieu à un exercice d’autocongratulation particulièrement convenu, compte tenu des résultats en 2011 –résultats par ailleurs moins idylliques que ce que professionnels et responsables se plaisent à le laisser croire.
Mais l’exercice a été renouvelé, grâce à l’élection de François Hollande, et à la venue à Cannes de la nouvelle ministre de la Culture et de la communication, Aurélie Filippetti. Ce matin du 22 mai était celui de sa première rencontre publique avec les corps constitués du cinéma. Son discours, s’il ne traduisait pas une grande aisance à haranguer les foules, s’est surtout caractérisé par la formulation appuyée de quelques points essentiels, qui étaient exactement ceux qu’il importait de souligner à ce moment.
C’est ainsi que la ministre a dit et redit qu’elle est une femme politique, et que c’est bien à ce titre –et non comme caution jeune et féminine ni au titre de son œuvre littéraire– qu’elle entend tenir sa place au gouvernement. Corollaire de cette affirmation, la place hautement revendiquée de l’action politique, déclaration d’autant plus précieuse que la totale absence d’action politique aura été la regrettable caractéristique du ministère précédent, sous la direction d’un homme aux qualités nombreuses qui n’était pas du tout, lui, un homme politique.