«Nymphomaniac» de Lars Von Trier. –
Trois très beaux films auront, en moins d’un an, remis en jeu la question de la représentation de l’acte sexuel au cinéma: La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie et Nymphomaniac de Lars von Trier, dont le second volet sort en salles ce mercredi 29 janvier.
Trois films qui, tout en concernant d’autres enjeux, ont le mérite de mettre en évidence la diversité des questions mobilisées par ce sujet. Et de contribuer à dissoudre lentement les anciennes limites largement partagées dans le monde (occidental), même si chaque pays possède ses propres arrangements avec la pudeur, le puritanisme et les interdits religieux.
Au XXe siècle, la situation était relativement claire. La représentation explicite d’un acte sexuel au cinéma relevait d’une transgression qui était cantonnée hors de la distribution commerciale des films dans l’espace public accessible à tout un chacun —avec éventuellement l’exclusion de certaines classes d’âge. On en connaît la principale exception artistique, L’Empire des sens de Nagisa Oshima en 1976, au moment même où se terminait, en France, la parenthèse réglementaire et sociologique 1974-1976, qui avait autorisé, Giscard regnans, la distribution dans les salles commerciales de films dits pornographiques précisément pour recourir à la figuration des organes sexuels en activité.
Sous l’empire de cette limite de «l’explicite», on a ensuite eu droit régulièrement à de petites polémiques sur la question de savoir si les acteurs avaient effectivement fait l’amour devant la caméra. Alimentées par le département promotion, elles avaient l’intérêt de donner une existence fantasmatique à ce qu’on n’avait pas vu à l’écran: elles faisaient avec les moyens de la publicité ce que le cinéaste n’avait pas été capable de faire avec les moyens du cinéma.
Depuis, Catherine Breillat, Bruno Dumont, Lars von Trier déjà (dans Les Idiots), Vincent Gallo, Larry Clark, Jean-Claude Brisseau, Steve McQueen et bien d’autres ont participé à l’effritement progressif de cette barrière —dans des contextes et avec des visées très variées, mais restant dans le champ du «cinéma d’auteur», celui-ci rendant possible ce qui reste rigoureusement exclu des films visant le «grand public», même saturé de scènes de violence.
La diversité des effets de ces films d’auteur empêche d’en tirer une quelconque généralité, notamment d’édicter une supposée loi départageant les qualités du «montrer» (une libération, puisque c’était interdit, juridiquement ou socialement) et du «ne pas montrer» (le vrai sens de l’art, qui est de donner à ressentir ce qui n’est pas aplati par l’explicitation, singulièrement le cinéma comme art de l’invisible). A partir du refus de cette généralisation, il est possible de prêter attention à ce que fait effectivement chacun des trois films précédemment cités. (…)
Adèle Exarchopoulos dans La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche
Sur les écrans, l’offre très riche de films dignes d’intérêt traduit aussi une certaine confusion, et des manques criants. Le critère de description le plus pertinent demeure sans aucun doute l’origine géographique : malgré les effets réels de la mondialisation, les films dans leur immense majorité demeurent inscrits dans des contextes nationaux très identifiables, aussi bien par les histoires qu’ils racontent, par les procédés de mise en scène qu’ils utilisent que, bien sûr, par les interprètes qui les incarnent.
Les Etats-Unis avaient commencé l’année en force avec le passionnant Thirty Dark Zero de Kathryn Bigelow, l’impressionnant Django de Quentin Tarantino, ou le film le plus ambitieux de Steven Spielberg depuis longtemps, Lincoln. Cette année où le box-office mondial aura été entièrement dominé par des sequels (Iron Man 3, Moi moche et méchant 2, Fast and Furious 6, Bilbo 2… ) est très rentable pour les studios, et pratiquement sans intérêt en terme de proposition de cinéma de la part des Majors, à l’exception de l’intrigant World War Z, et en reconnaissant que Hunger Games 2 a gardé l’élan du premier.
Inside Llewyn Davis des frères Coen
De grands auteurs étatsuniens se sont malgré tout distingués, à commencer par l’admirable Inside Llewyn Davis des frères Coen, mais aussi le très réussi Ma vie avec Liberace de Steven Soderberg, The Immigrant de James Gray, un très bon Woody Allen, Blue Jasmine, Mud qui confirme le talent de Jeff Nichols, et le convaincant All is Lost de JC Chandor – tandis que la poudre aux yeux de Gravity connaissait un succès démesuré. On concèdera à Martin Scorsese de s’être répété sans se trahir avec Le Loup de Wall Street.
Il faut faire une place à part à Leviathan de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, production états-unienne (du Sensory Ethnography Lab de Harvard) mais parfait OVNI cinématographique, sans doute la proposition la plus singulière et la plus suggestive qu’on ait vu sur grand écran depuis fort longtemps.
Haewon et les hommes de Hong Sang-soo
Parmi les régions du monde les plus fécondes, il faut faire bonne place à la Corée, à l’Amérique latine et au Moyen-Orient. De Corée, on a ainsi vu arriver deux réussites du prolixe Hong Sang-soo, Haewon et les hommes et Our Sunhi, le beau Pink de Jeon Soo-il ou, dans un genre très différent, le dynamique Snowpiercer de Bong Joon-ho. Sans qu’un pays s’impose particulièrement, la galaxie latino-américaine aura présenté nombre d’œuvres de belle qualité, comme No du Chilien Pablo Larrain, d’Argentine Elefante blanco de Pablo Trapero et Leones de Jazmin Lopes, La Sirga du Colombien William Vega et La Playa D.C. de son compatriote Juan Andres Arango, les Mexicains Post Tenebras Lux de Carlos Reygadas, La Jaula de oro de Diego Quemada-Diez et Workers de Jose Luis Valle…
Dans un jardin je suis entré d’Avi Mograbi
Quant au Moyen-Orient, il aura surtout attiré attention grâce à des réalisations palestiniennes (Omar de Hany Abu-Assad, Cinq caméras brisées de Emad Burnat et Guy Davidi, A World Not Ours de Mahdi Fiefel) et israéliennes (Dans un jardin je suis entré d’Avi Mograbi, Lullaby to my Father d’Amos Gitai Le Cours étrange des choses de Rafael Nadjari, Invisible de Michal Aviad, Not in Tel-Aviv de Nony Geffen). Mais il faut aussi faire place à sa passionnante proposition des Libanais Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, The Lebanese Rocket Society, sans oublier la surprise saoudienne Wadjda de Haifa Al-Mansour –alors que le pays le plus fécond d’ordinaire dans la région, l’Iran, aura brillé par son absence dans les salles françaises, effet combiné de la glaciation de l’ère Ahmadinejad, d’une frilosité des distributeurs et d’un retard pour quelques œuvres importantes découvertes en festival, notamment celles des deux plus célèbres proscrits, Jafar Panahi et Mohamad Rassouloff.
A Touch of Sin de Jia Zhang-ke
Dans les salles, l’Asie (hors Corée) a été insuffisamment représentée, même si c’est de Chine qu’est venu peut-être le plus grand film de l’année, A Touch of Sin de Jia Zhang-ke, tandis que Hong Kong sauvait la face grâce au très élégant Grandmaster de Wong Kar-wai et à l’émouvant Une vie simple d’Ann Hui. Deux valeurs sures, Kiyoshi Kurosawa (Shokuzai) et Hirokazu Kore-eda (Tel père tel fils) ont conservé au Japon une place honorable. On se souviendra aussi du débutant chinois Cai Shang-jun (People Mountain People Sea) et de son collège thaïlandais Anocha Suwichakompong (Mundane History), en attendant les films importants de Tsai Ming-liang et Wang Bing, sans oublier le Philippin Raya Martin.
Quant à l’Afrique et au Maghreb, ils font toujours figures de parents très pauvres, malgré le magnifique Aujourd’hui d’Alain Gomis et Grigris de Mahmat Saleh Haroun.
Isabelle Huppert dans La Belle Endormie de Marco Bellocchio
Dans une Europe plutôt terne, on aura vu se confirmer un lent réveil de l’Italie, représentée aussi bien par des grands cinéastes chevronnés (Moi et toi de Bernardo Bertolucci, La Belle Endormie de Marco Bellocchio) que par les premiers longs métrages L’Intervallo de Leonardo Di Costanzo , Salvo de Fabio Grassadonia et Antonio Plazza, sans oublier Miele de Valeria Golino ou Amore carne de Pippo Delbono. Deux très beaux films Histoire de ma mort du Catalan Albert Serra et Dans la brume de l’Ukrainien Sergei Loznitsa semblent comme surgis du néant, tout comme le remarquable Vic+Flo ont vu un ours du Québécois Denis Côté, auquel on devait aussi le poétique essai documentaire Bestiaire.
Juliette Binoche dans Camille Claudel 1915 de Bruno Dumont et, ci-dessous, Pierre Deladonchamps et Christophe Paou dans L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie.
Reste, bien sûr, le cas français. C’est à dire, comme on se doit de le souligner chaque année, le pays qui reste globalement le plus fécond en propositions de cinéma, même s’il inonde aussi ses écrans – et autant qu’il peut ceux des autres – de navets innombrables et navrants. A tout seigneur tout honneur, il faut saluer d’abord La Vie d’Adèle, d’Abdellatif Kechiche, magnifique réussite d’un très grand cinéaste, consacrée d’une palme d’or, succès en salle en France et à l’étranger, Prix Louis Delluc, œuvre importante et qui le restera quand seront retombées les écumes nauséabondes nées dans son sillage. Mais dans quel autre pays trouve-t-on la même année des œuvres aussi fortes et aussi singulières que La Jalousie de Philippe Garrel, Le Dernier des injustes de Claude Lanzmann, Jimmy P. d’Arnaud Desplechin, Les Salauds de Claire Denis, Jaurès de Vincent Dieutre, Bambi de Sébastien Lifschitz, et encore ces deux véritables coups de tonnerre cinématographiques, Camille Claudel de Bruno Dumont et L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie ? A noter aussi combien plusieurs de ces films – ceux de Kechiche et de Guiraudie, mais aussi de Dieutre et de Lifchitz – résonnent avec les débats qui on agité la société française cette année.
Le jeune cinéma français aura fait en 2013 l’objet d’enthousiasmes parfois disproportionnés. Mais il aura en effet donné naissance à des découvertes réellement prometteuses, qui s’intitulent Fifi hurle de joie de Mitra Farahani, Ma Belle Gosse de Shalimar Preuss, Les Lendemains de Bénédicte Pagnot, Casa Nostra de Nathan Nicholovitch ou encore Deux automnes trois hivers de Sébastien Betbeder.
Quelle est la valeur de cette géographie subjective de l’année de cinéma vue des écrans français ? Elle est à l’évidence conjoncturelle. Mais globalement, elle dessine avec exactitude les zones de force et de faiblesse caractéristiques du cinéma mondial de la période actuelle telle qu’il nous est donné de la percevoir. Avec de réels effets de distorsion, comme l’absence récurrente, chez nous, de la pourtant toujours très dynamique cinématographie indienne, dont le gentillet Lunchbox ne donne qu’une traduction édulcorée, complaisante aux goûts européens, ou la disproportion entre la montée en puissance du cinéma chinois, désormais le deuxième du monde, et l’écho qu’on en perçoit ici. Et pourtant témoin assez fidèle d’un dynamisme à la fois impressionnant et très inégalement réparti du cinéma mondial.
lire le billetLa Vie d’Adèle, chapitre 1&2, d’Abdellatif Kechiche. Avec Adèle Exarchopoulos, Léa Seydoux, Salim Kechiouche, Jérémie Laheurte… 2h59.
Le Festival de Cannes a pris une baffe. Une grande baffe très douce et très puissante, administrée par un cinéaste au sommet de son art nommé Abdellatif Kechiche (sur son parcours, lire aussi ici). Le jury présidé par Steven Spielberg ne s’y est pas trompé en lui attribuant une Palme d’or incontestable – et qui fut d’ailleurs, fait exceptionnel, incontestée à Cannes. On dira que La Vie d’Adèle, chapitre 1&2 raconte une histoire d’amour entre deux jeunes femmes. Ce ne sera pas faux, il n’est pas certain que ce soit juste.
Le cinquième film de Kechiche est dédié à un enjeu plus vaste et plus mystérieux: un visage de jeune fille, un visage d’être humain – «la mystérieuse faiblesse du visage d’homme». Sauf, peut-être, lorsque Cassavetes filmait Gena Rowlands dans Une femme sous influence ou Love Streams, jamais le cinéma n’aura pris aussi au sérieux la richesse, l’immensité devrait-on dire de ce qui se joue sur un visage.
Ce visage est celui d’Adèle, qui a 17 ans au début et 7 ou 8 ans de plus quand se termine le film, composé en trois actes: Adèle au lycée, lorsqu’elle rencontre Emma, Adèle et Emma en couple quelques années plus tard, Adèle seule, au travail, et en manque d’Emma.
Le personnage porte le prénom de celle qui l’interprète, une actrice jusqu’alors inconnue nommée Adèle Exarchopoulos. Celle-ci est au cœur d’une sorte de conspiration à trois, où Léa Seydoux (Emma), admirable, joue tout de même le second rôle pour, en totale connivence avec le cinéaste, permette que s’épanouisse à l’infini les beautés, les sensations, les inquiétudes, les engagements, l’intelligence du monde d’une jeune femme. On aurait pu leur donner à eux trois, Adèle, Léa et Abdel comme une seul personne, le prix d’interprétation féminine – sans bien sûr que cela minimise ce qu’accomplit à titre personnel la jeune actrice.
Le titre du film fait écho à La Vie de Marianne, dont un passage est lu et commenté par des élèves de 1re au début du film –même si en toute rigueur, la deuxième partie du titre, qui souligne qu’il s’agit du début d’une histoire, aurait dû être «Chapitres 1, 2 et 3». La référence au texte de Marivaux installe l’idée qu’il s’agira du parcours d’une héroïne. Adèle n’est pas une héroïne qui accomplit des actes extraordinaires, elle est une héroïne de la vie, quelqu’un qui parvient à faire de son existence quotidienne quelque chose de digne et d’exemplaire. Adèle sera institutrice, on sait au moins depuis L’Esquive l’importance que Kechiche accorde à l’éducation.
Adèle a la vocation. C’est une chose mystérieuse et touchante que la vocation, ce sentiment définitif d’être fait(e) pour certaines choses. Adèle a su très jeune qu’elle était faite pour enseigner, et pour aimer Emma. Elle accomplira une de ses vocations, pas l’autre. Ses joies et ses détresses, ses tensions et ses accomplissements, ils se racontent en mille instants croqués sur le vif, en dizaines de scènes dont chacune est un moment d’extrême précision dans la capacité de capter ce qu’il y a de plus vibrant, de plus instantané dans ce qui peut naître entre des humains, entre les deux jeunes femmes, mais aussi avec les parents de l’une et de l’autre, les copains de l’une et de l’autre, les enfants de la classe, l’un ou l’autre soupirant d’Adèle.
Au milieu coule un fleuve impétueux, qui est la grande scène d’amour physique où Adèle et Emma découvrent leur accord profond, l’étendue du désir qu’elles éprouvent l’une pour l’autre, l’immensité du plaisir qu’elles sont capables de se donner. Abdellatif Kechiche, qui est sans doute le meilleur observateur de la société française avec les moyens propres au cinéma, comme le furent avant lui Jean Renoir ou Maurice Pialat, s’est donc trouvé naturellement en phase avec les débats récents sur le mariage gay, l’adoption ou la procréation assistée, alors que le projet de son film est bien antérieur à la loi Taubira et à ses suites. Tout simplement parce qu’il film ce qui travaille les habitants de son pays.
Dans les rues de Lille chante et danse la GayPride sur les mêmes pavés où les lycéens manifestaient (en vain) contre le bradage de l’Education nationale, dans l’intimité de l’appartement où vivent ensemble les deux amoureuses, dans les regards des proches, la liaison entre deux femmes existe telle que vue selon les jugements, les préjugés, les revendications des un(e)s et des autres. Dans le regard du cinéaste, elle existe pour ce qu’elle est: une histoire d’amour.
La beauté des deux corps nus en train de faire l’amour est d’une telle évidence, une telle affinité les unit dans le partage du don de soi et de l’offrande de son plaisir que c’en est miraculeux. Et s’il y a, malgré tout, une dimension singulière au fait que ce soit deux femmes qui s’aiment, ce serait dans le sentiment de possible éternité, une promesse d’infini de cet échange amoureux, quelque chose dont sont privés les mâles, homo ou hétéro.
Il est question de peinture et de sculpture dans La Vie d’Adèle, Emma est étudiante aux Beaux-Arts puis artiste peintre : la manière de montrer ainsi en liberté et en mouvement les corps nus retrouve une sorte de secret perdu, un secret qui court de Praxitèle à Bonnard, celui d’un érotisme extrême où ne rôde aucune pornographie. La puissance sismique de cette scène d’amour, dont les tremblements se feront sentir durant les deux heures qui suivent dans ce film dont la durée (3h) passe comme un songe, cette puissance travaille obscurément tout ce qui se joue dans le film.
Celui-ci est tendu par l’importance du choix de sa vie par chacun(e), mais aussi par la puissance des barrières sociales, des codes, des habitus comme disait l’autre : ce réseau incroyablement serré tissé par les mots, les gestes, les silences, les habits, les plats et les boissons, les souvenirs… et qui interfère massivement, décisivement, avec les raisons du cœur, et du corps.
Et La Vie d’Adèle est, aussi, une tragédie. Une tragédie sociale, sans misérabilisme ni schématisme mais qui prend acte du monde tel qu’il fonctionne, comme l’a toujours fait l’auteur de La Faute à Voltaire, de L’Esquive, de La Graine et le mulet et de Vénus noire.
Mais ce serait absurde de résumer le film ainsi, comme de lui coller l’étiquette «film sur des lesbiennes», ou encore: film sur ce qui rapproche et ce qui différencie l’art et l’enseignement, ce dont il est pourtant bel et bien question. Parce que sur un visage de jeune fille, il peut y avoir tout cela, et bien davantage, sans limite, à condition que quelqu’un soit capable de le filmer. Abdellatif Kechiche l’a fait, et c’est magnifique.
Cette critique est une nouvelle version de celle publiée sur slate.fr lors de la projection du film au Festival de Cannes. C’est très délibérément qu’il n’y a été ajouté aucune référence aux polémiques qui ont fait suite, polémiques qui ne devraient en rien interférer avec le film lui-même.
lire le billetLes polémiques qui accompagnent «La Vie d’Adèle» depuis son succès cannois ont de multiples explications, dont l’utilisation du film par certains syndicats dans le cadre de la négociation sur la convention collective, et une «stratégie de communication» d’une actrice, relayée avec gourmandise par les médias. Mais elles s’expliquent aussi, et peut-être d’abord, par le parcours personnel du cinéaste.
Abdellatif Kechiche lors de la remise de la Palme d’or à Cannes, le 26 mai 2013. REUTERS/Éric Gaillard.
Lorsque sort en 2001 le premier film d’Abdellatif Kechiche, La Faute à Voltaire, la cause semble entendue: le cinéma français vient de s’enrichir d’un nouveau représentant, plutôt talentueux, de ce «cinéma beur» qui se fraie opiniâtrement une —petite— place sur les écrans. Ce jeune réalisateur né en Tunisie racontant une histoire de sans-papiers rejoint avec les honneurs les rangs des Mehdi Charef, Rachid Bouchareb, Abdelkrim Bahloul, Malik Chibane, Nadir Moknèche, Karim Dridi, Yamina Benguigui, rangs qu’allaient bientôt grossir Rabah Ameur-Zaïmeche, Zaïda Ghorab-Volta et bien d’autres.
Grave malentendu, qui ne concerne pas seulement Kechiche mais cette notion même de «cinéma beur». Le cas de ce cinéaste n’en est pas moins le plus exemplaire des errements engendrés par cette catégorie. Il n’y a pas de «cinéma beur», il y a eu, ô combien tardivement, la prise en compte par des cinéastes français de l’importance des effets de la présence arabe en France depuis le milieu du XXe siècle, la quasi-totalité de ces cinéastes français étant eux-mêmes arabes. Il y a, enfin, dans les dernières années du siècle précédent, l’accession à un début de visibilité d’une réalité qui n’est pas celle des immigrés ou de leurs enfants, mais de la société française. Et dès son premier long métrage, Abdel Kechiche s’affirme comme un cinéaste français important, et travaillé de tensions et d’élans infiniment plus riches que sa seule origine maghrébine, même si jamais il ne fut question de l’oublier.
Dès ce premier film, deux éléments au moins auraient dû attirer l’attention sur le caractère nettement plus complexe que l’assignation à résidence «beur». La première était le parcours de Kechiche, acteur intrigant et séduisant, notamment dans un des trois grands rôles des Innocents, la tragédie antique embrasée dans le midi de la France contemporaine par André Téchiné en 1987. Un parcours habité aussi par une passion du théâtre qui l’avait mené à Avignon.
Le deuxième élément était le film lui-même, et comment, à partir d’une intrigue effectivement caractéristique d’un cinéma de mise en lumière critique des conditions de vie des immigrés, en particulier des sans-papiers, La Faute à Voltaire ne cessait de se décaler, de déjouer les pronostics dénonciateurs ou naturalistes. L’ambiguïté du personnage principal joué par Sami Bouajila, la richesse des rôles de Bruno Lochet et Elodie Bouchez, l’énergie rayonnante d’Aure Atika propulsaient le film très au-delà d’une catégorie réductrice.
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