Qu’Allah bénisse la France d’Abd El Malik, avec Marc Zonga, Larouci Didi, Mickaël Nagenraft, Matteo Falkone, Sabrina Ouazani, Mireille Perrier. Durée : 1h36. Sortie le 10 décembre.
Dès les premiers plans, noir et blanc soigneusement travaillé captant comme à la volée des scènes dans une cité de banlieue, l’affaire semble entendue. Le film d’Abd Al Malik prend modèle sur La Haine de Mathieu Kassovitz. Plus tard, on lira dans le dossier de presse que le réalisateur revendique cette référence, rendant un hommage appuyé à son ainé. Or, apparemment sans le savoir, Qu’Allah bénisse la France fait exactement le contraire du film de Kassovitz.
A l’opposé de la machine efficace et malhonnête qui, d’emblée, décidait de l’issue de l’enchainement d’événements agencés pour produire un maximum d’effets, au mépris de la réalité des quartiers et de ses propres personnages, le nouveau film ne cesse de suivre les méandres possibles, les embranchements ouverts d’un écheveau de relations autour de son personnage principal.
Non que le réalisateur ignore ce qu’il doit advenir à celui-ci, puisqu’il s’agit de nul autre que de lui-même. Non même qu’il doive dissimuler à tout prix au spectateur ce qui va arriver puisque le jeune homme issu du Neuhoff, quartier « difficile » de Strasbourg et devenu un rappeur reconnu, a raconté sa trajectoire dans un livre déjà intitulé Qu’Allah bénisse la France ! (Editions Albin Michel). Pour passer à la mise en scène, il semble qu’il lui a été utile de se référer au « film de banlieue » le plus connu – et ses producteurs ont voulu qu’il recoure au même chef opérateur, Pierre Aïm. Dont acte. Son film est pourtant une réussite pour des raisons qui ne tiennent qu’à lui-même, et qui se situent aux antipodes de son réputé modèle.
Abd Al Malik a trouvé en Marc Zinga un alter ego impressionnant de présence et de tonus, mais aussi, qualité indispensable, d’opacité. Il a trouvé ou retrouvé entre les barres de son quartier natal un sens de l’espace et de la vitesse qui vient peut-être d’une longue pratique des lieux, mais il y montre une capacité à jouer de l’organisation visuelle de ces espaces qui dénotent un authentique cinéaste, tandis l’usage rythmique des vitesses vient possiblement de sa pratique de musicien.
Surtout, brossant avec un mélange de précision documentaire, de liberté stylistique et de lyrisme l’image complexe d’un espace social composite, où cohabitent, s’allient et s’affrontent des personnalités, des pratiques, des visions du monde très différentes, bref rompant avec cette uniformisation mi-terrifiante mi-fascinante de « la » banlieue » et de ceux qui y vivent (le péché capital de La Haine), il a réussi un film remarquablement ouvert.
Le lycéen Régis devenu Abd Al Malik est lui-même à l’intersection de multiples voies, et il ne choisira pas toujours le même type de solutions, études sérieuses, musique, diverses formes de délinquance, attachements à des amitiés de jeunesse qu’il est aussi nécessaire de ne pas trahir que de ne pas s’y laisser enfermer, rapports à l’islam, aux attachements culturels, communautaires, religieux, mariage. Qu’Allah bénisse la France regorge de scènes fortes, certaines s’inscrivent avec talent dans les passages obligés du genre, d’autres y dérogent totalement.
Sa construction ne cesse de déjouer tout fatalisme (cette horrible petite machine scandée chez Kassovitz par le gadget « jusque là tout va bien », qui a déjà décidé, pour les spectateurs et pour les personnages, de la fatalité du destin). Sans doute parce qu’il l’a vécue (sans en faire une règle : des cinéastes ont su approcher de manière ouverte des situations qui n’ont pas été les leurs, et Abd Al Malik a bien raison de citer comme autre référence Rocco et ses frères), sa manière d’aborder cette histoire reste en permanence, pour les protagonistes comme pour ceux qui y assistent, une expérience des possibles – dans ce qu’ils ont de plus angoissants comme de plus prometteurs.
Avec une verve réjouissante dans la caractérisation des personnages qui entourent le jeune homme, et le recours à de multiples régimes de langage loin de s’exclure entre eux, ce qui a l’avantage de les « défolkloriser », le cinéaste compositeur-interprète de Gibraltar trouve également des ressources dramatiques sans doute inspirées du rap, de ses usages de la répétition, de la variation, de la bifurcation dans les mots, de glissements de sens qui affirment et interrogent à la fois.
Spectacle prenant et très beau refus des assignations à résidences (y compris dans les cages de la fiction), Qu’Allah bénisse la France est un exemple lumineux de la manière dont la mise en scène peut participer de représentations de gens qui, contre les clichés, peuvent écrire leur propre histoire, individuellement et collectivement.
lire le billet