«Seul sur Mars», check-list pour un vol (plus ou moins) habité

Seulsurmars5Seul sur Mars de Ridley Scott, avec Matt Damon, Chiwetel Eliofor, Jessica Chastain, Jeff Daniels. Durée : 2h21. Sortie le 21 octobre.

Deux modèles étendent leur ombre, ombre de taille très inégale, sur ce séjour martien. L’un relève du réflexe pavlovien des grands studios hollywoodiens (décliner dès que possible une formule qui a marché), l’autre de l’inscription dans une longue tradition culturelle (adapter à un contexte contemporain un récit fondateur et largement connu, conçu dans un tout autre contexte). Le nouveau film de Ridley Scott s’inscrit donc en orbite croisée autour de Gravity et de Robinson Crusoé.

Du second, il conserve un peu du côté matériel, technique, quotidien. Dès lors que l’astronaute et botaniste Mark Watney est laissé pour mort sur la planète rouge par l’équipage dont il faisait partie, contraint de fuir devant une tempête, la description des techniques de survie, le bricolage créatif fournissent les meilleures scènes du film.

On y retrouve le plaisir principal du roman de Defoe (ou de L’Ile mystérieuse de Jules Verne), une histoire de garçon plutôt, de boyscout avec son Manuel des Castors Juniors et seulement un canif et trois allumettes dans la poche pour réanimer un monde vivable. Le visage, le corps et le jeu à la fois enfantin et viril, sans aucune sophistication, de Matt Damon conviennent parfaitement à la tâche.

Mais, pas plus que Gravity de surfaite mémoire, Seul sur Mars n’ose tenir le pari de la solitude. Du moins, immense avantage sur son prédecesseur, les retours sur terre destinés à meubler ne sont plus dévolus au crétinisme familialiste. Le contrepoint terrestre de l’aventure se joue entièrement chez les responsables de la Nasa, et ceux auxquels ils doivent rendre des compte (et demander de l’argent): les politiques et le public.

Bien que mise en œuvre de manière singulièrement naïve, pour ne pas dire bébête, la tension entre action et émission d’information fabrique le véritable et intéressant ressort du film.

Coté terre, la question est dédoublée en «on fait quoi?» (une nouvelle fusée? un vol cargo pour envoyer de la nourriture? une alliance avec les Chinois? le changement de trajectoire de l’équipage sur le chemin du retour?) et «on dit quoi?», «on raconte quoi?» (aux dirigeants, aux publics –traités ouvertement comme une masse de veaux– aux partenaires mi-ennemis mi-alliés de l’étranger, et à Mark Watney himself, bloqué à mille miles de toute terre habitée, mais relié par un fil de com).

Cette double question est symétrique de celle qui se pose au personnage principal, elle aussi divisée entre «je fais quoi?» (pour faire pousser des patates sur Mars et traverser un désert rouge plus vaste que toute l’œuvre de Michelangelo Antonioni) et «je sais quoi?». Et ça, ça fait un scénario qui tourne, la mécanique de Seul sur Mars.

Scénario intéressant, aussi, par sa manière de jouer sur une autre limite. Le titre est lourd de malentendu. Assurément Watney est seul sur sa planète, pas de Vendredi en perspective, ni d’E.T., ni expérience de l’«autre» ni utopie d’un monde plus grand et plus riche que ce que nous en savons. (…)

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Ce chien de Godard dans le jeu de Cannes

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Adieu au langage de Jean-Luc Godard| durée: 1h10 | sortie: 21 mai 2014

Il y a Adieu au langage, qui sort au cinéma ce mercredi 21 mai, et il y a «le Godard à Cannes», assez sidérant phénomène d’excitation médiatique et festivalière. Entre les deux, un gouffre insondable, où le réalisateur Jean-Luc Godard s’est bien gardé de venir se laisser happer, ce qui se serait immanquablement produit s’il avait mis les pieds sur la Croisette. Il s’en explique d’ailleurs dans une lettre filmée à Gilles Jacob et Thierry Frémeaux.

Dudit phénomène, au-delà de l’expertise des spécialistes des relations publiques qui s’en sont occupé, il faut constater une remontée de la cote people du nom de Godard, qui tient à la disjonction désormais totale avec ce qu’il fait (et que si peu de gens vont voir). Godard a atteint le moment où la radicalité dérangeante et mélancolique de son œuvre ne gêne plus du tout le besoin d’adoration fétichiste d’un public de taille conséquente. Sur un horizon accablant, la défaite de ce que pour quoi Godard aura filmé et lutté toute sa vie, c’est une sorte de minuscule victoire, son travail de cinéaste n’ayant plus du tout à rendre des comptes aux statues qu’on a commencé de lui ériger il y a longtemps, qui lui ont longtemps nui, et dont voit bien qu’elles n’attendent que son décès pour proliférer à l’infini.

Le film, lui, est un nouvel «essai d’investigation cinématographique». Il le dit très clairement –Godard dit toujours tout très clairement, et ne cesse de constater que plus il est clair, moins on le comprend. D’où la mention, dans le film, de la nécessité de traducteurs pour se comprendre, proposition qui pointe l’impuissance du langage, mais n’y apporte nulle solution.

Ce n’est évidemment pas en ajoutant du langage au langage qu’on se comprendra mieux. Comment alors? Ni Jean-Luc Godard ni son film ne le savent, mais du moins flairent-ils une piste. Ou plutôt, le chien qui est le protagoniste principal du film la flaire pour eux – «protagoniste» et pas «personnage», cet être duplice dont Godard a souvent condamné la fabrication, et qui est ici à nouveau stigmatisé sans appel.

Ce chien, frère de ceux déjà souvent invoqués (notamment dans Je vous salue Marie et Hélas pour moi, puisque les ouvrages sont cent fois sur le métier remis) fait exister la possibilité d’une vie d’avant la séparation entre la nature et la culture, cette culture que Godard désigne ici de manière ajustée comme «la métaphore». Il témoigne silencieusement d’un en-deçà du langage qui ne fait disparaître ni les images ni les histoires, mais les réinscrit dans la continuité d’un être-au-monde où le trivial et le mythologique, la pensée et la merde ne sont pas disjoints.

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Trois raisons de voir «Les Trois Désastres», le court-métrage 3D de Jean-Luc Godard

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Les Trois Désastres, de Jean-Luc Godard | 25 min | in 3X3D | sortie le 30 avril 2014

En prélude à la présentation à Cannes du nouveau long métrage de Jean-Luc Godard, Adieu au langage, réalisé en 3D, sort sur les écrans, ce mercredi 30 avril, Les Trois Désastres, court-métrage du même réalisateur, également en 3D. Il se présente comme faisant partie d’un assemblage de films courts intitulé 3X3D, assemblage produit au nom de la ville portugaise de Guimarães, qui était capitale européenne de la culture en 2012. La plus élémentaire charité commande de ne rien dire des deux autres courts métrages, réalisés par Peter Greenaway et Edgar Pêra. Mais pour rester en affinité avec cette entreprise placée sous le signe du chiffre 3, disons que le film de Godard est passionnant pour trois raisons.

1. Godard, une parole toujours nouvelle

Selon un procédé dont le réalisateur est devenu virtuose au cours des années 1990, durant la conception de l’ensemble Histoire(s) du cinéma et ses œuvres satellites (The Old Place, L’Origine du XXIe siècle, Dans le noir du temps, Moments choisis des Histoire(s) du cinéma, Ecce Homo), il assemble des images fixes ou en mouvement venues de très nombreux films (dont les siens), des musiques et des voix pour composer une méditation ici centrée sur les effets de la science et de la technique, dans la société et dans l’art du cinéma en particulier.

Les compositions de Godard possèdent une puissance émotionnelle, qu’on dirait envoûtantes si elles ne stimulaient aussi en permanence la réflexion et l’esprit critique tout autant que les émotions. Voilà qu’à nouveau se déploie cette sensation que quelque chose de vraiment grave, de vraiment juste, se murmure ici dans un langage qu’on ne pratique pas et que pourtant on n’ignore pas, ou dont on garde des réminiscences.

Il y a quelque chose de la Pentecôte dans cette descente d’une parole inconnue et que pourtant on comprend, et quelque chose de la prière dans cette répétition incantatoire –bref, une dimension qu’on ne saurait dire religieuse (ni Dieu ni église ici), mais qui a bien à voir avec le sacré.

2. Godard, mort et ressuscité

Comme souvent chez Godard, il est impossible de décider jusqu’à quel point ce qui lance un film en est le thème, ou seulement un prétexte pour s’aventurer bien ailleurs. Ici, en tout cas, le numérique, et en particulier l’image 3D, sont clairement un enjeu, et de manière explicite, la cible de ce qui se présente comme une attaque implacable, que soulignent le titre ou la formule «le numérique sera une dictature».

Mais comme souvent, aussi, chez Godard –en fait, comme toujours depuis son retour sur la terre du cinéma, au début des années 1980–, les dénonciations radicales, et toujours dignes de la plus grande attention, des trahisons et effondrements du cinéma sont contredites par les images et les sons de celui qui affirme que tout cela est mort et sans intérêt alors que lui-même en ressuscite, seconde par seconde, la beauté et le mystère.

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L’Odyssée de Pi, un petit pas pour la 3D, malgré tout

Le nouveau film d’Ang Lee peut être décrit de trois manières. C’est un conte bien pensant un peu nunuche et un peu rusé, doté d’un twist bref mais intéressant dans les toutes dernières minutes –on suppose que tout cela vient du best seller de Yann Martel dont il est adapté (pas lu, pas plus envie de le lire après). C’est une déferlante de jolies images d’un kitsch particulièrement spectaculaire, une version du calendrier des postes, ou des tableaux lumineux qui ornent les murs de certains restaurants orientaux, démultipliée presque à l’infini par les ressources du numérique et d’imposants moyens de tournage. Et c’est une étape dans la construction, lente mais toujours en mouvement, des possibilités de la 3D.

Pour n’avoir éprouvé à peu près aucun intérêt aux tribulations de l’adolescent indien adorateur des dieux hindous, du Christ et d’Allah, perdu sur l’océan en compagnie d’un tigre, et pour avoir été vite rebuté par le trafic d’imagerie effréné auquel se livre L’Odyssée de Pi, on ne prêtera ici attention qu’au troisième point.

Le film d’Ang Lee ne tire aucun usage intéressant de la 3D pour la plupart des scènes les plus spectaculaires: les deux grandes tempêtes qui scandent le film, l’essaim de poissons volants, le surgissement de la baleine, la mer phosphorescente, l’île carnivore, et bien sûr les diverses variations dans l’affrontement-connivence entre le garçon et le fauve.

Toutes ces séquences auraient exactement le même impact en 2D qu’en 3D —le film est d’ailleurs également distribué en version 2D. Le seul apport réel de la technologie et de l’esthétique 3D, la seule vision forte dont seront privés les spectateurs qui ne verront pas le film dans ce format, concerne un motif récurrent, et impressionnant: la fusion entre ciel et mer, la translation selon des modalités imprévues, qui troublent les perceptions et suggèrent, même sur l’horrible mode sulpicien du film, ce rapport au cosmos qu’il veut convoquer à grand renfort de références religieuses.

De diverses manières au cours de la projection, un personnage passe d’un élément à l’autre, ou flotte/vole dans un environnement hybride, qui peut être le bassin d’une piscine comme l’océan sans limite, une coursive envahie d’eau et les nuages sur Paris, le ciel nocturne ou carrément une vision de l’univers. Tour de prestidigitation visuelle? Sans doute.

Mais ces usages-là de la 3D sont, sauf erreur, inédits. Et on sait depuis Méliès qu’avec la mise au point de tels tours, c’est le vocabulaire du cinéma qui s’enrichit, et peut demain exprimer davantage et plus «profondément» (c’est le cas de le dire) une infinité de rapports au réel et à l’imaginaire autrement plus riches et complexes que ce que fabrique ce pauvre Pi.

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Les trop grands habits du Hobbit

Bilbon (Martin Freeman) entouré de quelques nains

Le Hobbit. Un voyage inattendu de Peter Jackson

Le confort est le point de départ de Bilbo le Hobbit, le récit pour enfants par lequel Tolkien commença en 1937 ce qui allait devenir la saga de la Terre du Milieu, dont l’œuvre maîtresse est Le Seigneur des anneaux. Le confort définit l’existence des hobbits, ces petits êtres 90% humains et 10% lapins inventés par l’auteur britannique né en Afrique du sud, et auquel l’un d’eux, Bilbo (qui ne deviendra en français Bilbon que lors de la traduction du Seigneur des anneaux), s’arrache pour se lancer dans une aventure épique en forme de conte d’initiation.

De la manière dont Bilbo Baggins, devenu en français Bilbon Sacquet, fut arraché à la quiétude de la Contrée par treize nains emmenés par le magicien Gandalf, nous n’ignorerons nul détail du fait du trop long prologue que constitue ce Voyage inattendu; de ce qui s’en suivit, les spectateurs devront patienter deux ans, afin qu’arrivent les deuxième et troisième parties, pour connaître le détail.

Le confort, c’est, pour le public d’aujourd’hui, les habitudes de spectateurs prises devant le cinéma fantastique saturé d’effets spéciaux numériques, dont la transposition munificente de la trilogie de l’anneau par Peter Jackson est devenu un des monuments les plus populaires. En toute fidélité à l’œuvre de référence, s’arracher à ce confort-là supposait sans doute d’être tout simplement dans le ton du livre, ouvrage proportionnellement beaucoup plus bref et nettement plus «simple», une simplicité qui n’en altérait nullement la richesse.

La différence, évidemment, se joue dans les contraintes commerciales du projet. Ce n’est pas parce que, contrairement à ce qui s’est passé pour les livres, Le Seigneur des anneaux a été réalisé avant Le Hobbit que celui-ci était contraint d’adopter la même ampleur, mais parce qu’après le jackpot du triplé La Communauté de l’anneau/Les Deux Tours/Le Retour du roi, il n’était pas question de revenir à un format plus modeste. Quitte à devoir gonfler un matériau qui ne s’y prêtait pas.

A cette contrainte, deux réponses possibles, côté technologie et côté scénario. Côté technologie, il faut rester sur sa faim, alors que le film est annoncé comme recourant à des procédés expérimentaux, fondés sur une accélération de la vitesse de prise de vue et de projection censée produire des effets visuels inédits.

Inspiré des recherches des années 70 de Douglas Trumbull (l’homme des effets spéciaux de 2001, Blade Runner et Tree of Life), le nouveau système demeurera aussi invisible qu’un porteur d’anneau magique dans l’immense majorité des salles où le film sera montré, mais où n’existe pas l’installation technique nécessaire. En l’état, on peut seulement noter un usage particulièrement sans intérêt de la 3D et une grande confusion dans les scènes de batailles avec milliers de figurants numériques, pire encore que les grandes scènes équivalentes du Seigneur des anneaux.

Côté scénario, quiconque a lu le livre ne pourra qu’être frappé par la lenteur du récit, inévitable pour en faire la matière d’une nouvelle trilogie filmée. Cette lenteur appliquée est aussi la rançon de ce qu’il y a finalement de meilleur dans ce Voyage inattendu: l’incontestable affection de Peter Jackson pour le texte d’origine et pour ses protagonistes. C’est pourquoi il se refuse à ajouter des péripéties de son cru, à l’exception d’une scène d’ailleurs réussie de combat entre des montagnes prenant fugacement forme humaine pour se démolir les unes les autres.

C’est la principale qualité du film, la seule qui se situe du côté d’une certaine modestie: la croyance en la possibilité et en la légitimité de raconter cette histoire-là et pas une autre.

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Pourquoi Cameron a mis “Titanic” en 3D

James Cameron est l’incontestable pionnier du cinéma 3D. Avatar reste à ce jour une des très rares réussites en la matière, parce qu’un cinéaste a véritablement pensé l’utilisation du relief au service d’un projet artistique et spectaculaire. Et depuis, il a dénoncé à de multiples reprises les usages paresseux et mercantiles à courte vue du procédé.

Non seulement cette paresse et ce mercantilisme produisent des films encore plus mauvais que s’ils avaient été présentés sous leur forme classique, mais ils risquent de saboter l’idée de même 3D, le public se lassant vite de ce gadget surfacturé. Il est d’usage de surtout critiquer la «mise en 3D» de films tournés en 2 dimensions.  Mais on trouve d’aussi médiocres résultats avec des tournages directement en 3D, où celle-ci est utilisée de manière vulgaire, ou, «au mieux», complètement inutile —comme dans le Tintin de Spielberg par exemple.

Toujours est-il que si c’est Cameron lui-même qui s’empare du passage à la 3D pour le film qui l’a établi au sommet de la reconnaissance mondiale, on se dit qu’il a en tête une manière autrement créative et légitime de pratiquer cette chirurgie esthétique.

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“Hugo Cabret”, un voyage dans le cinéma

Le meilleur film de Martin Scorsese depuis des lustres, première véritable réussite hollywoodienne en 3D depuis Avatar, est une réussite totale.

Trois événements en un seul film, c’est plutôt rare. Le premier événement est que voici une heureuse réussite dans le genre à peu près impossible du «film de Noël», film pour enfants apte à attirer tous les publics sans se vautrer dans la niaiserie et le kitsch.

Vif, facile à suivre mais riche de rebondissements qui ne cessent de dévier le film de sa trajectoire, bondissant dans le temps aussi bien que dans l’espace, Hugo Cabret est un tour de force dans le registre difficile du produit de qualité pour fêtes mondiales de fin d’année. C’est aussi, deuxième événement, le meilleur film de fiction de Martin Scorsese depuis plusieurs lurettes.

Sous son costume (parfaitement légitime) de distraction grand public, c’est un passionnant agencement de thèmes essentiels qui traversent l’œuvre de l’auteur de Mean Streets et des Affranchis. Solitude et reconstruction à tout prix d’une communauté, opacité du passé et impact décisif de l’enfance, immaturité, fétichisme, fascination pour la technique et les archétypes imaginaires règlent cette virée entre songe et réalité comme ils ont organisé polars, comédies, films fantastiques et adaptations littéraires par le passé.

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Tintin ajoute un clou au cercueil de la 3D

Grosse affaire, mais tout petit film. Le gap bande dessinée/cinéma, le fossé culturel européo-américain (1), le budget, les technologies, la célébrité de Spielberg, son alliance avec l’autre grande puissance qu’est Peter Jackson, le budget pharaonique… tout ce qui accompagne la sortie de Les Aventures de Tintin : le secret de la Licorne avait de quoi alimenter les gazettes, ce qui aura été le cas ad nauseam. Après, dans la salle, sur l’écran ? Pas de quoi s’énerver ni s’emballer, une petite aventure qui ne suscite guère de commentaire particulier sur le plan du cinéma.

Qu’il soit bien clair que l’auteur de ces lignes se considère, comme des millions de ses contemporains, comme un tintinologue chevronné, capable d’exégèse éperdue sur les métamorphoses pileuses dans L’Etoile mystérieuse et On a marché sur la lune, les usages symboliques de l’appareil photo dans Le Sceptre d’Ottokar et Le Lotus bleu, et se souvenant de (presque) tous les noms des savants des Sept boules de cristal. Mais que ce n’est pas vraiment l’enjeu. On va au cinéma pour voir un film, en l’occurrence un film d’aventures, c’est écrit dans le titre, pas pour mesurer l’écart entre modèle et adaptation. Le film d’aventure est sympathique et pas très intéressant, seul Haddock suscite un peu d’intérêt et a droit à un peu de présence, pour une raison fort simple : Spielberg filme ses yeux.

Pour le reste, l’hybridation humain-dessin permise par la motion capture donne des résultats plutôt faibles, même si la scène de bataille navale entre le Chevalier de Hadoque et Rackham le rouge est assez réussie. Aucune comparaison possible avec la puissance et l’inventivité d’Avatar, ou même avec certaines réalisations d’un pionnier du genre, Robert Zemeckis, qui après avoir associé acteurs et créatures animées dès Qui veut la peau de Roger Rabbit ? (il y a 23 ans…) a exploré avec Le Pôle Express et La Légende de Beowulf des pistes visuelles autrement stimulantes. C’était pourtant des productions Spielberg, dont Zemeckis est un proche.

En ce qui concerne Tintin, il reste une étrangeté, le relief. Un récent article publié sur slate pointait le très mauvais état de ce procédé, en chute libre au box-office après une succession de productions indigentes, et en explicitait les causes. La seule objection à cette analyse aussi précise que pessimiste résidait dans le fait que deux des plus grands noms de Hollywood étaient en train de finaliser des films en 3D, et que personne ne pouvait croire qu’un Steven Spielberg ou un Martin Scorsese recourrait à cette technique sans être porteur d’un projet original, qui donnerait au relief ses lettres de noblesse, reprenant le flambeau fièrement brandi par James Cameron il y a deux ans, et repris par personne depuis.

En ce qui concerne Spielberg, il  faut à cet égard déchanter. Que le film soit en 3D ne l’a manifestement pas du tout intéressé. D’ailleurs, le film sort à Paris sur 30 copies dont une bonne dizaine en 2D, et il ne fait pas de doute que ceux qui le verront dans cette version n’y perdront rien. On dira qu’il y avait un paradoxe à se lancer pour la première fois dans l’aventure du relief à partir de planches dessinées par le maître de la « ligne claire » et de l’aplat. De fait, dans les entretiens accordés à propos du film, Spielberg semble faire peu de cas de ce procédé, il ne faut pas le pousser beaucoup pour qu’il en dise plutôt du mal. De là à supposer que c’est une exigence des financiers (datant de l’époque où on croyait que le relief boostait les entrées) plutôt qu’un choix artistique, il n’y a pas loin.

Avant la séance de Les Aventures de Tintin : le secret de la Licorne, on peut voir la bande annonce de Hugo Cabret, le film 3D de Martin Scorsese né lui aussi sous le signe d’un magicien européen, non plus Hergé mais Georges Méliès. L’histoire de Méliès a prouvé que les créateurs isolés face à l’industrie n’ont aucune chance. Ce qui est en train de se passer avec la 3D ressemble à une nouvelle mouture de cette vieille histoire. Après Wim Wenders et Werner Herzog, dont Pina et La Grotte des rêves perdus traduisent de véritables innovations dans l’usage delà 3D, Jean-Luc Godard réalise en ce moment lui aussi un film en 3D. Mais il est clair que si l’industrie n’impose pas le dispositif et choisit d’y renoncer après l’avoir inconsidérément surexploité, il n’y a aucune chance que les artistes singuliers puissent continuer d’explorer ces chemins pourtant prometteurs. A cet égard, l’inintérêt total de la 3D dans le Tintin de Spielberg est une sorte de défaite. Scorsese ou la dernière chance ?

 

(1) Petite curiosité sur ce terrain : dans le film en version originale, Tintin vit Grande-Bretagne, choisie sans doute comme lieu intermédiaire entre Europe et Etats-Unis (il paie la maquette de la Licorne en livres sterling). Dans la version française il est en territoire francophone, indécidable entre France et Belgique mais dans une ville qui est aussi un port capable d’accueillir le Karaboudjan. Où habite-t-il pour les versions allemande, italienne, japonaise… ?

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« Pina », le grand œuvre de Wim Wenders

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Journal d’une demi-Berlinale n°4

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Il est absolument incompréhensible que la présentation de Pina, Dance, dance, otherwise we are lost, le nouveau film de Wim Wenders à la Berlinale le 13 février dernier n’ait pas été salué comme un événement majeur, et l’incontestable sommet de ce Festival. D’abord parce qu’il s’agit d’un film magnifique et bouleversant, le plus beau réalisé par Wim Wenders depuis très longtemps. Ensuite parce qu’il s’agit d’une œuvre pionnière, qui ouvre une nouvelle voie pour le cinéma de manière plus décisive qu’aucune autre réalisation 3D à ce jour. Enfin parce qu’on pourrait se souvenir, en Allemagne un peu mieux qu’ailleurs, que l’auteur de Paris Texas et des Ailes du désir a été durant une décennie tenu non sans raison comme le meilleur cinéaste de sa génération, et que si son succès même l’a conduit dans des chemins décevants et solitaires, c’est une manière d’événement de le voir renouer avec un tel niveau d’excellence, non pas en retournant sur ses pas (il ne l’a jamais fait, c’est tout à son honneur, même quand cela s’est traduit en errances, et en errements) mais en s’aventurant sur des chemins nouveaux, que seuls un grand artiste de cinéma, un grand connaisseur amoureux du cinéma était capable d’explorer.

Mais il faut revenir d’abord au film lui-même. Revenir à sa beauté fulgurante, qui s’invente aux confins des splendeurs chorégraphiques conçues par Pina Bausch, de l’émotion suscitée par sa disparition, et de la manière de filmer, en scène et en extérieur, en action et en paroles, ce qui a été construit par le Tanztheater Wuppertal. Revenir à l’émotion dans l’évocation de la personnalité de la chorégraphe par celles et ceux qui l’ont accompagnée dans sa quête, émotion que Wenders rend d’autant mieux perceptible qu’il la ressent lui-même. Cette affection du cinéaste pour celle à qui il dédie ce film en même temps qu’il le lui consacre est pour beaucoup dans l’ovation qui a salué le film à l’Urania, l’immense salle berlinoise où il était possible aujourd’hui de le « rattraper ».  Pour comprendre le bonheur qu’offre Pina, il faut revenir à cette source inépuisable de beauté et de force cinématographique à laquelle il puise généreusement : filmer le travail. Filmer les corps et la pensée au travail, la sensibilité et l’inspiration transmuées patiemment en gestes, en actes, en pratiques : dans cet exercice-là, le cinéma est irremplaçable.

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Employer la 3D pour un tel projet semble de prime abord absurde, ou vain. Il faut à Wim Wenders une intelligence égale de la danse telle que la concevait Pina Bausch et du cinéma pour au contraire en faire l’occasion d’une double magnification, d’une double évidence. Evidence retrouvée de la poésie, de l’humour et de l’énergie qui président à cette succession vertigineuse de créations collectives, évidence d’un rapport nouveau mais pourtant qui se justifie en permanence de l’image cinématographique à l’espace tridimensionnel. En regardant le film, on s’aperçoit que la 3D permet ce qui au cinéma aurait été presqu’impossible autrement : construire physiquement la constante articulation de l’individuel et du collectif qui se joue en permanence dans les ballets de Pina Bausch, dans son travail avec ses danseurs. Et aussi : donner toute leur présence aux corps des danseurs et plus encore des danseuses, aux volumes des seins, des fesses et des cuisses, et à l’érotisme puissant qui s’impose dès la représentation du Sacre du printemps, au début du film, en même temps que sont admirablement rendus les drapés et les textures, mais aussi la puissance des masses de corps, féminins ici, masculins là, qui s’aimantent et qui s’affrontent.

Mais Wenders n’en reste pas là. Il ne se contente pas de filmer l’espace scénique, il y pénètre. Et s’y déplace, avec ceux qui en sont en principe les seuls occupants. Il ose des mouvements de caméra 3D qu’on aurait crus impossibles sans des déséquilibres et des pertes de repères, mais que sa sensibilité de cinéaste (admirablement soutenue par le travail du spécialiste de cette technologie, Alain Derobe) transforme en véritables harmoniques visuelles du spectacle dansé. Et encore : il sort les danseurs dans les rues de Wuppertal, les emmène dans l’étonnant métro suspendu pour un scène gag mémorable avec monstre et oreiller, ou de vertigineux travellings embarqués. Il les envoie à la piscine, les installe dans une cimenterie ou au milieu d’un carrefour. Et voilà cette danse des pulsions intimes inscrite dans le monde, jouant des proximités et des lointains (« si loin si proche », bien sûr), des souvenirs et du présent, de la stylisation extrême et d’un réalisme prêt à en découdre avec les matières, avec les lumières, avec les morphologies, avec les bruits et les choses du monde.

Ce n’est pas, pas du tout comme assister à un spectacle de Pina Bausch, c’est par de toutes autres voies retrouver leur vérité profonde, leur justesse. Et c’est, en tournant un documentaire où la mise en scène est revendiquée à chaque plan, montrer combien la 3D peut tenir toute sa place dans la construction de représentations du réel, aussi loin des impératifs du spectacle forain de l’heroic fantasy ou du dessin animé que d’un pseudo-naturalisme du relief. C’est affirmer que toute image de cinéma, documentaire ou de fiction – c’est ici de manière si évidente les deux à la fois – est une construction, un geste de cinéaste, et que bien sûr la 3D peut y prendre sa place, et devenir partie prenante du vocabulaire d’un artiste.

On s’en fiche de faire un concours de créativité entre Cameron et Wenders, à ce jour il existe deux grands films en 3D, Avatar et Pina. L’un comme l’autre sont riches de promesses immenses, on a vu à ce qui a suivi Avatar combien ces promesses étaient difficiles à tenir, celles dont le film de Wenders est porteur le sont tout autant, il n’en est que plus remarquable, et plus chargé de désir de voir ce qui viendra ensuite.

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La 3D pour tous

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Vous avez vu ? Shrek 4 est sorti en salles fin juin. Oui, vous avez vu, pas forcément le film, mais qu’il était sorti, c’était impossible de ne pas s’en apercevoir. Soit dit en passant, le géant vert sur le retour s’est même entièrement goinfré la Fête du cinéma, ce qui fut jadis une véritable fête où on se bousculait pour découvrir des films qu’on n’aurait pas forcément été voir à un autre moment est devenu une semaine commerciale au seul service des plus grosses machines. A l’époque, il y avait aussi une fête pour les gens de cinéma, c’est un peu superficiel mais il y avait un sens à ce que les patrons des grands groupes, les artistes, les techniciens, les acteurs vedettes et ceux qui ne le sont pas se retrouvent devant le Ministère de la culture : une incarnation d’un soir d’une idée commune du cinéma, celle-là même qu’une action politique républicaine aura vaille que vaille mis en œuvre de 1959 à 2009. Mitterrand le petit a supprimé ça aussi.

Je reviens à Shrek 4, et au battage qui a accompagné sa sortie. La chose dont on n’a pour ainsi dire pas parlé est que le film était en 3D : désormais, pour un blockbuster animé, c’est la moindre des choses. Pour le quand même nettement plus regardable Toy Story 3 : pareil. Le relief pour ce genre de film n’est plus un sujet, exactement comme après Blanche-neige il n’était tout simplement pas question qu’un grand dessin animé Disney ne soit pas en couleurs. Mais le passage ou non au relief, et ses effets, sont loin d’être des questions réglées. Questions qu’il faudrait faire précéder d’une autre : la 3D, à quoi ça sert ?

Il faut se souvenir que la 3D au cinéma est une vieille histoire. Dès l’invention du cinématographe on a cherché à produire l’effet stéréoscopique, comme on savait le faire avec les photos. Les frères Lumière ont d’ailleurs été parmi les pionniers de cette technique – tout comme on a, dès la fin du 19e siècle, réalisé des films sonores et parlants, et des films en couleurs. Ce n’est jamais la seule impossibilité technique qui a empêché, ou du moins retardé la naissance effective d’une norme, son, couleur ou relief. C’est toujours la combinaison d’une avancée technique,  d’un besoin de renouvellement de l’industrie et de la capacité du secteur de mener une telle mutation grâce à une réponse de grande ampleur du public. Cela pourrait se démontrer avec le parlant et la couleur, pour le relief, il est tout à fait exemplaire que Hollywood ait essayé en vain, après une première grande tentative dans les années 20 (en même temps que le son), de lancer au début des années 50 ce qui n’était pas la première mais sans aucun doute la plus importante tentative de mise en œuvre industrielle de ce dispositif.

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Avec les lunettes polarisantes ou les lunettes vertes et rouges (anaglyphes), le système fonctionnait, pas tellement moins bien qu’aujourd’hui, même s’il était susceptible d’amélioration – certaines ont eu lieu, d’autres restent à venir. On a dépensé beaucoup d’argent, des grands cinéastes s’y sont mis, dont Alfred Hitchcock avec Le meurtre était presque parfait, mais aussi Douglas Sirk, Raoul Walsh, André de Toth, ou même Chuck Jones pour un dessin animé avec Bugs Bunny. Le filon le plus évident, celui du fantastique et de l’horreur, a été exploité – avec notamment le mémorable L’Etrange Créature du lac noir de Jack Arnold. Au total, ce sont près de 200 films en 3D qui ont été réalisés à Hollywood, dont une centaine pour la seule année 1953. Mais « le cinéma » n’en a pas voulu, ou pour le dire autrement l’état des rapports entre les publics et les films n’a pas massivement produit ce désir-là. Pourtant le cinéma vivait à cette époque une menace décisive sur ce qui était alors sa suprématie comme loisir populaire et mode de dominant de production de représentations collectives, avec la montée en puissance de la télévision, qui allait d’ailleurs le supplanter dans ces rôles spécifiques. Il est plus que douteux que, même s’il avait « pris », le relief aurait permis d’enrayer ce phénomène. Mais il apparut qu’à l’époque, la montée en puissance de la couleur, montée en puissance pas encore achevée, et l’apparition des formats larges, dont le plus célèbre est le Cinémascope, suffisaient à susciter la curiosité du nouveau – ou d’ailleurs son rejet : on se souvient du fameux « le scope c’est juste bon pour filmer les serpents et les enterrements » de Fritz Lang.

Il y aura eu depuis, plus timidement, beaucoup d’autres systèmes 3D, beaucoup d’autres brevets. Mais cette fois ça y est. Rejeton de la révolution numérique, la projection 3D a clairement conquis plus de positions depuis deux ans que dans son siècle d’histoire précédente. Là-haut, Avatar et Alice ont en moins d’un an scandé les principales étapes de ce blitzkrieg victorieux. Reste à savoir de quelle victoire il s’agit.

C’est à n’en pas douter une victoire, réelle mais temporaire, des exploitants de cinéma, au moins de ceux qui ont les moyens de s’équiper pour la projection numérique. Double jackpot : non seulement les films en relief attirent davantage de spectateurs que la projection en 2D des mêmes films, mais en outre ces spectateurs sont prêts à payer plus cher leur place de cinéma. Il n’est pas sûr que cela dure bien longtemps (cf. notre ami Shrek). Mais au passage cette victoire-là aura aggravé le phénomène de différenciation entre les plus puissants et les plus pauvres, elle aura marqué une étape peut-être décisive dans ce qui définissait le dispositif de monstration des films dans un cadre professionnel, pratiquement depuis les origines : tous les films étaient montrés avec le même appareil, un projecteur de cinéma, à partir du même support, une pellicule 35mm. Même si l’utopie d’André Bazin, « les film naissent libres et égaux » n’a jamais été vraie, le processus de projection professionnel travaillait en ce sens démocratique, et le même projecteur pouvait montrer le dernier Spielberg et le nouveau Jean-Marie Straub, Titanic et Wiseman.

Au-delà, il clair que le « bond en avant » de la 3D ne concerne, pour l’instant, qu’un certain type de cinéma : les dessins animés et les films fantastiques produits dans des conditions luxueuses. On dit « Hollywood », mais même si les productions américaines occupent pour l’instant la quasi-totalité du créneau, il n’y a priori aucune dimension nationale dans le phénomène. Le tournage du premier long métrage français en 3D, Derrière le murs de Pascal Sid et Julien Lacombe, avec Laetitia Casta, a lieu en ce moment, il s’agit d’un film d’horreur dans la campagne française dans les années 20. Un peu partout dans le monde, en Chine comme en Allemagne et en Australie, on tourne des films en 3D.

Il y a bien en revanche une approche selon certains genres, avec à nouveau un risque de cassure : le risque que se développe d’une part un cinéma ultra-spectaculaire, en 3D, et un autre, intimiste, confiné à la 2D. Disons un cinéma hollywoodien non au sens d’une origine territoriale mais d’une forme particulière, et un cinéma non-hollywoodien. Il faut d’abord observer que cette division ne recoupe pas si exactement qu’on le croit la division entre cinéma très grand public et films d’auteur. Chaque année des films sentimentaux, des comédies et des mélodrames, occupent des places enviables dans le box-office mondial (pour parler des productions hollywoodiennes) comme dans le box-office français. Un part significative des bénéfices de l’industrie lourde du cinéma se fait avec des films où les effets spéciaux et les scènes d’action ne sont pas les ingrédients principaux.

Il faut ajouter que la question, bien réelle, du coût supplémentaire de la fabrication des films en 3D, est malgré tout relative : cette différence est de l’ordre de 20%, aujourd’hui, elle a vocation à baisser avec la banalisation des outils et la maîtrise croissante des procédures, elle est un sujet pour les producteurs mais pas un obstacle rédhibitoire pour la production de films 3D avec des budgets moyens, ou même faibles. Joe Dante a réalisé un film d’horreur à budget relativement modeste, The Hole, présenté à Venise en septembre dernier. Au même moment, une étudiante de la Femis, Jeanne Guillot, tournait comme film de fin d’études un court métrage en 3D, Le train où ça va, exemplaire de la capacité à faire exister des réalisations de ce type hors industrie lourde. Il faut donc se garder des clivages simplistes, et surtout de considérer les positions qui viennent de s’établir depuis un an, comme définitivement acquises.

tintin-1Image présentée comme celle du futur Tintin 3D de Steven Spielberg en action

La 3D est passionnante parce qu’elle ouvre un immense champ de nouvelles possibilités dans le langage cinématographique. Il serait évidemment ridicule de considérer que les blockbusters à très gros moyens seraient, du fait de leur envergure technique et économique, incapables de contribuer à cette évolution. Bien au contraire. James Cameron est à n’en pas douter un grand explorateur, et Avatar d’ores et déjà un jalon important dans l’histoire de l’art du cinéma. Et il y a fort à parier que si un Steven Spielberg s’empare du relief, ce qu’il est en train de faire avec Tintin, il marquera à son tour de son empreinte cette immense mutation. Et il y a tout lieu de croire que le choix de la 3D par Wim Wenders pour filmer une chorégraphie de Pina Bausch porte la promesse de nouvelles approches de cette technique, bien différentes. Puisqu’il est d’ores et déjà acquis que les multiples utilisations du relief vont bien au-delà de ce pourquoi on l’aura utilisé à ses débuts : l’effet de surprise et d’agression d’objets ou de personnages jaillissants de l’écran. Cameron en aura fait d’ailleurs un usage très modéré, travaillant bien davantage dans la profondeur que vers « l’avant » de l’écran. L’image de cinéma devient une « boîte », différente de la boîte scénique mais elle aussi en 3 dimensions, contrairement aux usages forains primitifs, il semble que la vocation de cette boîte soit de se situer plutôt « vers l’arrière » qu’en envahissant la salle depuis l’écran.

Image 1Le train où ça va, court métrage 3D réaliste de Jeanne Guillot

Ces perspectives de développement du langage cinématographique se formulent selon deux enjeux, pas exclusifs l’un de l’autre. Le premier concerne l’invention de nouvelles compositions en quatre dimensions, combinant les ressources du relief à celles de la durée, brève ou longue, et du rythme. Ce sont des hypothèses formellement très riches. En effet, il ne s’agira pas seulement de reproduire l’effet d’optique produit par l’écartement réel entre nos deux yeux. Bien d’autres processus sensoriels sont rendus possibles, ne serait-ce qu’en faisant varier cette distance. Les impressions ressenties ne concernent pas seulement une plus ou moins grande impression de relief, mais des rapports d’échelles devenus variables entre objets se trouvant dans le cadre, et des sensations de transformation de l’espace aux ressources considérables, en termes comiques ou horrifiques comme sur le terrain purement plastique.

Mais, bien que pratiquement personne ne semble s’en soucier aujourd’hui, le relief est d’abord, tout simplement, un facteur de réalisme. Dans la vie, et sauf infirmité, nous voyons le monde en 3 dimensions. Et le cinéma est un art réaliste, un art capable de trouver d’infinies ressources dans l’enregistrement du réel. Donc c’est, tout simplement, enregistrer encore mieux le réel que le faire en trois dimensions. Il y a là des possibilités qui pour être moins spectaculaires ou tape-à-l’œil, c’est le cas de le dire, ne sont pas moins riches.

Souhaiter que ce cinéma-là, celui qui accorde volontairement une place significative à la relation au réel, s’empare aussi de la 3D, c’est souhaiter découvrir ce qu’en feraient des grands réalisateurs aussi bien de fiction que de documentaires, disons Depardon, Wiseman, Nicolas Philibert ou Dvortsevoy comme Kiarostami, Sokhourov, Lisandro Alonso, Jia Zhang-ke ou Apichatpong Weerasethakul.

Mettre ainsi en évidence ce double enjeu possible de la 3D c’est aussi , stratégiquement, refuser la cassure qui se dessine entre un cinéma de l’artifice et un cinéma de la réalité. Sous les noms de Méliès et Lumière on les oppose traditionnellement, mais il ne s’agissait jusqu’à présent que des deux pôles extrêmes du même continuum qu’on appelait « cinéma ». Si demain la tendance Lumière s’exclue du 3D ou en est exclue – encore une fois les motifs techniques et financiers, même s’ils sont bien réels, ne sont pas suffisants pour l’exclure d’emblée – elle se trouvera isolée dans un ghetto qui peut être un tombeau. Et c’est tout le cinéma qui en souffrira. Le cinéma dans sa dimension réaliste, on vient de le dire, mais aussi le cinéma de l’artifice et de la composition spectaculaire, qui s’appauvrirait irrémédiablement en perdant son lien, même ténu ou indirect, avec le réel. Il y a donc bien un risque, et il n’est pas mince. Mais il y a, si dans toute l’étendue du cinéma il est possible de s’emparer de cette nouvelle écriture, d’un nouvel essor, d’une grande fécondité, et qui se ressente comme une grande promesse.

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