« Qu’est-ce qui s’est passé en mai ? – Il a fait mauvais ». Cet extrait du dialogue ajoute une pointe d’ironie à l’aspect ô combien actuel du film de 1962. C’était, depuis 22 ans, « le premier printemps de paix », suite à la signature des accords d’Evian, point d’orgue de la décolonisation. C’était un moment décisif dans la modernisation de la société française et la mutation urbaine de Paris. C’était, aussi, un tournant dans les possibilités du cinéma de prendre en charge la réalité, grâce à l’arrivée de nouvelles caméras légères et d’enregistreurs de son direct. Et le cinéma se souciait de profiter de ses nouvelles ressources pour raconter et comprendre ces mutations.
La Nouvelle Vague, dont le premier élan était à son plus haut, avait ouvert les moyens artistiques de cette observation intelligente et sensible. Sur la ville et ses habitants, avec des moyens différents, Maurice Pialat (L’Amour existe, 1960), Jean Rouch et Edgar Morin (Chronique d’un été, 1961), bientôt Jean-Luc Godard (Deux ou trois choses que je sais d’elle, 1966) construiront de nouveaux regards, de nouvelles écoutes.
Le Joli Mai est un enquête. Une enquête de Chris Marker, c’est-à-dire une enquête sérieuse, poétique et politique. Le travail de fabrication est si décisif, si novateur que Marker décide d’associer comme co-auteur Pierre Lhomme, le chef opérateur (lire l’entretien). C’est justice –encore qu’Antoine Bonfanti, l’ingénieur du son, aurait aussi pu y prétendre.
Que s’est-il passé ce mois-ci ? Le cinéaste questionne, écoute, regarde. Rencontres de hasard, personnages choisis, visages citadins, voix parisiennes, paysages urbains. Sous le signe de Giraudoux (Prière sur la Tour Eiffel) et de Fantômas, avec la voix d’Yves Montand et les reflets du soleil sur la Seine comme effets spéciaux, le film trace un long et sinueux chemin, un chemin de rencontres, de tragédies, de souvenirs, d’anecdotes, de sourires, chemin que recompose un montage en rîmes et raisons, et sur lequel veillent des chats discrets et vigilants. Et l’enquête se mue en quête inquiète, exigeante et généreuse.
Qu’est-ce qui s’est passé en mai ? Pas si simple ! Mais les amoureux du Pont de Neuilly, l’étudiant africain, le prêtre ouvrier, les grévistes de la SNCF, les noctambules enfiévrés par le twist, la trace encore vive des manifestants silencieux en mémoire des morts de Charonne, les ingénieux ingénieurs et les urbains urbanistes, l’Algérien qui vient tout juste de devenir un immigré, le bougnat et le marchand de fringues surgissent en personnages. Les personnages d’une aventure collective qui s’écrit sous nos yeux, une histoire de France au présent. Et, miracle de l’intelligence sensuelle qui porte le film, c’est d’être tant dans son présent qui rend Le Joli Mai à ce point en phase avec le nôtre, de présent. Pour comprendre combien ce qui a changé a changé, et tout ce qui a si peu changé.
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