Nénette de Nicolas Philibert est une réjouissante et émouvante rencontre, pas tellement avec la vieille ourang outang du Jardin des Plantes qu’avec les joies mystérieuses du cinéma.

Oui, le regard d’abord. Mais tout de suite davantage, bien davantage. Ce regard est riche de l’indécidabilité de ce qui s’y joue, de la puissance d’interrogation de ce qui est partagé, et de ce qui ne l’est pas, entre animaux et humains. Puisqu’entre les animaux – en tout cas les mammifères – et les humains, ce qui se ressemble le plus ce sont les yeux. Aucun spectateur n’ignore que ces yeux qui occupent tout entier l’écran au début du film sont les yeux de Nénette, la femelle orang-outang du Jardin des plantes. J’allais écrire « la guenon », j’ai esquivé, le mot porte quelque chose d’absurdement péjoratif, ces sous-entendus qui parasitent nos rapports aux autres sont, aussi, un des enjeux du film.
Aux autres ? Quels autres ? Les animaux sont pour nous des « autres », et à un degré plus ou moins grand tous les êtres qui appartiennent à ce que nous appelons « la nature ». Des autres plus différents de nous que les autres humains, et pourtant pas encore de manière absolue. Et voilà un autre enjeu du film, qui lui aussi très tôt se met en branle : l’infini processus de différenciation de l’altérité (désolé pour le jargon, je ne sais comment le dire autrement), tel que nous l’éprouvons, et qui est le même processus ou se jouent les rapports entre hommes et femmes, entre adultes et enfants, et aussi le racisme, l’antisémitisme, le nationalisme.
Car Nénette, avec son aspect d’une extrême simplicité (1h10 à regarder un singe), est une incroyable machine à ressentir, à percevoir, et par le cheminement qu’engendrent ces sensations et les émotions qu’elles suscitent, à réfléchir. Voilà un film qui ne plaira pas à Frédéric Martel, devenu grand prêtre médiatique de la lobotomisation par le marché de la mal-culture.
Je voulais parler de ce qu’il y a en plus de ce regard, dès le début du film, mais je ne peux pas, pas encore. Parce qu’à lui seul tel que Nicolas Philibert l’affronte, et nous met en situation de l’affronter, ce regard qui ouvre le film, à tous les sens du verbe « ouvrir », appelle silencieusement à un dialogue dont nous ne savons pas d’avance la langue, en même temps qu’il inspire le trouble de tout face-à-face. Ce que je lis dans ce regard, dans quelle mesure est-ce ce qui s’y trouve, ce que j’y projette, ce que des conventions et des préjugés y impriment ? Question du vivre ensemble, question du cinéma aussi, qui toujours par son dispositif même est à la fois – mais, à nouveau, dans quelle mesure ? – un peu de réalité qu’il a enregistré, ce qu’il a construit et projeté, et les mises en formes conventionnelles (cadre, montage, codes de représentation) dans lesquelles il s’est coulé.
Nénette nous regarde. Il n’est pas, il ne sera jamais question de se mettre à sa place. Et cet écart infranchissable, qui contredit violemment le racolage anthropomorphiste des animaleries Disney, de L’Ours, des Oiseaux migrateurs et autres Marche de l’empereur, cet écart nous rapproche, nous humains spectateurs de cinéma, d’elle, la vieille orang outang de Bornéo. C’est un paradoxe, si on veut, mais un très vieux paradoxe. Cela s’appelle la rampe, ce dispositif qui en traçant la séparation entre le ceux qui regardent et ceux qui sont regardés permet la construction d’un espace de symbolisation et de langage, qui nécessite ou pas l’énoncé de dialogues sur scène.

Dans Nénette, on s’en doute, pas de dialogue de celle qui est regardé. Et donc pour Nénette un statut compliqué, qui n’est ni celui d’une actrice, ni celui d’un personnage. Nénette est une présence physique, dont le regard, plus tard les gestes, les attitudes, les mimiques portent une immense quantité de suggestions dramatiques, comiques, affectueuses, etc., selon des modalités inusuelles, et qui du coup ont en outre le mérite d’interroger sans cesse ce que nous sommes habitués à regarder sur un écran – des acteurs et des personnages dans les films de fiction, mais même dans ce qu’on nomme documentaire, des personnes qui se tiennent là pour ce qu’elles sont ou prétendent être, qui portent un récit, ne serait-ce que celui de leur existence ou de leur activité.
Mais la construction du film de Nicolas Philibert ne repose pas sur ce seul échange de regard avec Nénette. Dès la première image deux autres éléments décisifs sont mobilisés. Le premier tient à la présence, discrète mais essentielle, d’une vitre entre la caméra et le singe. De manière plus ou moins explicite, ce qui se passe à l’extérieur de la cage de Nénette est reflété par cette vitre – autant dire que par le plus simple des moyens le cinéaste accomplit ce paradoxe fondamental au cinéma qui est de faire exister le hors-champ dans le champ. Car, avec les visages et les mouvements des visiteurs qui se devinent dans cette vitre, et à l’occasion la caméra du réalisateur, c’est le monde tout entier qui devient présent, sur un mode qui à la fois ne laisse jamais oublier que l’être filmé est un être prisonnier, et que ce qu’on voit de lui est inscrit dans un rapport au monde à son tour d’une grande complexité.
On pourra dire que ce rapport est celui du voyeurisme, ce sera vrai, à ceci près qu’on ne saura toujours pas ce qu’on a dit. Du moins peut-on assurer qu’il y ait du désir, de la compassion, de l’ironie, des formes de mépris ou de frayeur, des tentations de rabattre l’inconnu sur le connu sous d’innombrables formes. Ce tissu d’affects est ce qui construit la cage où est enfermé l’être singulier que nous aussi nous regardons. Et cela se perçoit très bien dans le jeu ininterrompu de signaux qu’émet cette plaque de verre, signaux parfois très discernables et parfois à peine.
A quoi s’ajoute encore, et de manière immensément riche et complexe, tout ce qui advient sur la bande son. La composition inventive de ce qu’on voit (Nénette), et de ce qu’on entend (les visiteurs, habitués ou touristes de passage, les gens du zoo qui s’occupent d’elle, des savants, un texte de Buffon, une sorte de poème un loufoque…) ne cesse de déployer davantage ce qui relie et ce qui sépare – ce qui relie et ce qui sépare les hommes entre eux, les hommes des animaux, les spectateurs du spectacle, du double spectacle, celui du zoo et celui du cinéma… Cet espace saturé de question est la raison d’être de Nénette, comme à vrai dire de tout film digne de ce nom, la Règle du jeu aussi bien qu’Avatar.
Le « sujet » n’importe qu’à peine, dans le documentaire pas plus que dans la fiction. La Ville-Louvre n’était pas un film sur le Louvre, ni La Moindre des choses un film sur les aliénés, ni Etre et avoir un film sur l’école (mais il y a eu un malentendu qui a fait son succès inattendu). Comme tous les films de Nicolas Philibert, Nénette n’est pas un film « sur » ce qu’il montre. Ce n’est ni un film sur les singes, ni un film sur le fossé entre humains et animaux, ni un film sur les zoos et leurs visiteurs, encore moins un film sur l’incommunicabilité (au secours !). Drôle, touchant, compliqué, surprenant, Nénette est un film. C’est bien mieux.
lire le billetSortie en salle aujourd’hui mercredi 10 mars 2010 d’un film de joie et d’émotion, Valvert de Valérie Mrejen. Un film qui est aussi une des manifestations d’une expérience exceptionnelle menée à travers toute l’Europe

Ils sont assis sur les marches d’une terrasse, elle et lui. Ils parlent tranquillement. Mais pas vraiment l’un à l’autre. A qui ? A la personne qui les filme ? A nous, spectateurs ? A quelque interlocuteur imaginaire ? Le film, qui vient à peine de commencer, ne le dit pas. Il laisse juste flotter cette incertitude, ce léger trouble.
Après, nous, les spectateurs, en saurons davantage. Nous saurons qu’on se trouve dans l’hôpital psychiatrique Valvert, à Marseille, que les personnes que nous avons vues sont des patients, que ce lieu qui, lors de sa création il y a une quarantaine d’année, portait les espoirs d’approches différentes de la prise en charge des malades mentaux est aujourd’hui rattrapé par les si contemporaines exigences sécuritaires et gestionnaires, ce couple fatal de la liberté pour le fric et de la contrainte pour les hommes qui est la Loi de notre début de siècle.
Nous devinerons, en écoutant et regardant des hommes et des femmes dont certains sont des malades, certains des médecins, certains des infirmiers, certains des employés qui s’occupent de la cafétéria, du jardin, de l’intendance, comment se nouent et s’interrogent les unes les autres des histoires, des imaginaires, des choix politiques, des peurs qui rendent fou, comme on dit. Des fous qui sont à l’hôpital. Et des fous qui n’y sont pas. Des fous qui décident peut-être parfois aussi de ce qui va arriver à l’hôpital.
Ce n’est pas une insulte, « fou ». Ni pour les uns ni pour les autres. Juste la manifestation de dérèglement divers, que l’environnement a du mal à prendre en charge, et qui peuvent, en cas de mauvaises réponses, nuire à tous, celui qui est fou et les autres.


Elle filme tout ça, Valérie Mrejen, dans les couloirs de Valvert, avec son nom de clinique hitchcockienne et son décors méridional, plutôt avenant, pas du tout chic. Elle laisse advenir les paroles, les gestes. Parfois quelqu’un fait irruption dans le cadre, déclare quelque chose, balance une phrase. Parfois quelqu’un parle et on ne comprend pas les mots. On comprend alors mieux la qualité de l’écoute de celui ou celle qui lui répond. C’est simple, c’est rigolo – c’est vrai que c’est rigolo, des fois, les fous. C’est soudain bouleversant. Elle fait un film, Valérie Mrejen, on voit bien qu’elle se fiche éperdument de savoir s’il s’agit d’un documentaire ou d’une fiction, ceux qu’elle a trouvé à Valvert, qu’elle regarde, qu’elle écoute, sont des personnages. C’est à dire qu’elle les filme comme des personnages.
Certains reviennent souvent, d’autres n’apparaissent qu’une fois mais restent dans la mémoire bien après la fin du film. Il y a une femme très belle, et qui ne dit rien. Il y a le garçon qui voudrait bien jouer la pétanque, mais personne ne veut jouer avec lui. Il y a cette femme qui porte un amour irradiant à ce garçon en arrière-plan, flou à lier. Il y a le soignant en colère contre les tâches bureaucratiques qui ne laisse plus de temps pour s’occuper des pensionnaires. Il y a cette grille ouverte sur la rue, et du soleil.
Encore une fois, l’intelligence du cinéma rencontre le défi du monde de la folie. Encore une fois, après Deligny (Le Moindre Geste), Depardon (San Clemente), Wiseman (Titicut Follies), Philibert (La Moindre des choses), après l’admirable Elle s’appelle Sabine de Sandrine Bonnaire (liste non-exhaustive), une écoute, une sensibilité qui est à la fois travail éthique et désir de récit construit un jeu de distances, de lumières, d’émotions, qui donne à comprendre, à s’interroger soi-même, à rire et à s’effrayer. Valvert est une grande joie de spectateur.
C’est aussi une réponse singulière au sein d’un immense projet qui se met en place peu à peu à travers toute la France, et désormais dans d’autres pays d’Europe. Ce projet, initié par la Fondation de France, s’appelle « Les Nouveaux Commanditaires ».
C’est quelque chose qui, quand on en découvre l’existence, redonnerait espoir dans le monde d’aujourd’hui, ce qui n’arrive pas bien souvent.
Les Nouveaux Commanditaires sont nés de l’existence, de la part de personnes ou de collectivités auxquelles cette attente n’est pas d’ordinaire reconnue, envers des œuvres d’art. Il s’agit toujours de la présence d’œuvres d’art dans un contexte précis, un territoire, un lieu public (géré par des organes qui peuvent, eux, être publics, semi-publics ou privés) : une place de village, une école, un ensemble d’immeubles, des bains publics, etc. Quelque part quelqu’un a un problème, se dit que peut-être un artiste pourrait l’aider à résoudre ce problème, mais ne sait pas comment, ni à qui s’adresser. Pour Les Nouveaux Commanditaires, la Fondation de France a mis en place des médiateurs, qui étudient avec les personnes ou la collectivité demandeuse la nature du projet, proposent de rencontrer des artistes contemporains qui semblent pouvoir répondre à ce cas, se chargent de faire se rapprocher des rapports au réel et au symbolique (celui d’un édile, d’une administrateur, d’e responsables associatifs, d’enseignants et celui d’artistes) à l’origine très éloignés. Ce sont aujourd’hui plus de 250 œuvres qui ont été créées dans ce cadre. La plupart, comme il est prévisible, relèvent des arts plastiques, de l’architecture, du design, parfois de la musique. Valvert est la première œuvre de cinéma commanditée dans ce cadre, par un groupe de médecins et de soignants de l’hôpital marseillais désireux de construire une autre représentation du fonctionnement du lieu où ils travaillent que ce qu’en donnent les rapports administratifs, ou même une description journalistique.
En artiste de cinéma, qui donne toute leur place au temps, à l’espace, aux rythmes, aux couleurs, aux sons, aux personnages, Valérie Mrejen répond exemplairement à la commande. Et prouve combien, par nature, une telle démarche, si elle provient d’une demande spécifique issue d’un groupe précis, par nature s’adresse à tous dès lors qu’elle se matérialise.
lire le billetA propos des commentaires suscités par un précédent article sur La Journée de la jupe. Tentatives d’éclaircissement sur ce qu’il est légitime (selon moi) d’attendre d’un film.

En écrivant sur slate.fr/projection-publique le texte « Le Noir fantasme de La Jupe » j’espérais bien susciter des réactions. En effet, j’avais été choqué par le consensus, à mes yeux complaisant et paresseux, qui avait accueilli ce film à sa sortie, à de très rares exceptions près. Mes espoirs n’ont pas été déçus. , et je remercie tous ceux qui ont eu envie d’intervenir. Même si cela a été, dans certains cas, pour tenir des propos inutilement agressifs, voire haineux – où ne s’entend que trop bien cette peur, source de violence, dont il me semble que le film se nourrit d’une manière que je trouve inadmissible. Exemplairement, toute la rhétorique des « fruits pourris », du « bon coup de balai », du « y a qu’à » – les mettre en prison, à l’usine ( !), les renvoyer ailleurs, si possible dans les espaces intergalactiques… Le tout agrémenté de l’insistant « c’était mieux avant ». Les noirs fantasmes de La Journée de la jupe, fantasmes qui ont dans le passé trouvés d’innombrables mises en œuvre ayant toujours abouti à des tragédies, sont partagés par nombre de nos concitoyens, dont plusieurs se sont exprimés à propos de l’article. Cela ne fait que conforter l’inquiétude que m’inspire le film.
Je suis critique de cinéma, je ne prétends à aucune expertise particulière dans le domaine de l’éducation, des banlieues, de la sécurité ou de l’immigration. Ce qui ne m’empêche pas de pouvoir, comme ancien élève, comme parent, et d’abord comme citoyen, exprimer mon point de vue. Il se trouve que je vis en banlieue (et pas une banlieue chic), que jamais de ma vie je n’ai pensé mettre ma fille dans une école privée, et que j’ai aussi travaillé, longtemps, avec des « jeunes de quartiers difficiles » (pour employer une expression elle-même lourde de simplification et de clichés). Mais si j’aurais préféré que les commentaires de mon texte évitent de me caricaturer sans me connaître, je ne me soucie pas de développer ici mes opinions sur des « sujets de société », qui ne sont pas la raison d’être de Projection publique. Je voudrais uniquement réagir sur le fait que La Journée de la jupe est un film, et sur les questions relatives au cinéma qui ont été soulevées par les commentateurs.
Pour être clair, je reprends les expressions utilisées dans ces commentaires, en espérant ne pas dénaturer le sens qu’y donnent leurs auteurs. De toute façon, ces formulations figurent sur slate.fr à la suite de mon texte, chacun peut donc s’y reporter pour les replacer dans leur contexte.
– Un film peut-il jouer un « rôle catalytique ou même exorciste » ? J’en doute. J’ai beau chercher, je ne vois guère d’exemple – et je ne crois d’ailleurs pas du tout à cette invention qu’on appelle à tort « catharsis », en faussant gravement le sens de ce mot.
– « Le film cherche à faire réfléchir ». Un film peut-il faire réfléchir ? Assurément oui. Est-ce le cas avec La Journée de la jupe, est-ce au moins l’objectif de celui-ci ? Il me semble que non. Au contraire, j’y vois la construction de situations dramatiques et de rapports entre les spectateurs et les personnages tels que tout est verrouillé d’avance, qu’il n’est ouvert la possibilité d’aucune interrogation personnelle. Tout l’effort du scénario, de la réalisation et de l’interprétation porte au contraire sur le fait d’imposer en permanence une réponse réflexe chez les spectateurs.
– J’aurais « oublié qu’un film, en soi, n’a rien à voir avec la morale. L’art ne s’occupe pas de morale…C’est un film qui est purement émotionnel comme la plupart des films que choisit Adjani… ». Mon point de vue est diamétralement opposé, je crois (à la suite de très nombreux penseurs de bien plus haut niveau que moi) qu’il y a toujours une dimension éthique dans la construction d’un regard. Et que précisément le regard que ce film construit sur ses personnages, et sur le monde dont il s’inspire, donc aussi le regard que ce film cherche à construire chez ses spectateurs, est éthiquement inadmissible.
– « ce qui est très révélateur dans votre article, c’est de parler de pulsion forcément “nauséabonde” ». Je n’ai jamais dit que toute pulsion était nauséabonde. Mais que celles sur lesquelles le film fonctionne le sont. Un film, comme toute œuvre d’art, s’adresse d’abord à nos émotions. C’est à partir d’elles qu’il rend possible, ou au contraire travaille à rendre impossible la construction d’une réflexion, qui est d’abord construction de soi-même dans son environnement. C’est cela, le véritable sens du mot « catharsis » (et pas je ne sais quelle purge). Ce qui est nauséabond, c’est de travailler de cette manière particulière, en cherchant à enfermer le public dans ses pulsions de peur, de haine et de rejets, d’une manière qui ne laisse aucune chance d’en faire quelque chose pour soi.
– « Le personnage d’Adjani n’est pas haineux: elle pète un plomb à force d’être poussée à bout. C’est très différent… Votre discours est très très démagogique, moralisateur… » Nous sommes d’accord, ce n’est pas le personnage d’Adjani qui est haineux, c’est le film lui-même. Ce n’est pas parce qu’il essaie de poser des questions éthiques que mon discours deviendrait moralisateur : je ne me réfère à aucune doctrine morale. Réclamer qu’un film aide à réfléchir plutôt que d’enfermer dans les instincts les plus bas est pour moi l’exact opposé de la démagogie.
– « j’aurais plutôt tendance à défendre ce film, qui procure volontairement un véritable électrochoc. » J’ai pour ma part la plus grande méfiance envers les électrochocs. En général, l’étape d’après c’est l’ablation du cerveau. Il n’y a pas de problème à susciter un choc émotionnel, c’est ce que cherche à faire toute œuvre d’art. Mais tous les chocs ne se valent pas, certains anesthésient la pensée, d’autres la suscitent.
– « Le film, dans la réaction du professeur, n’est un évidemment qu’une sorte de parabole pour nous montrer que la violence de certains jeunes gens qu’on appelle en langage courant des voyous n’a pas de limite si ce n’est la violence susceptible de pouvoir leur être opposée. Et la seule légitimité de la violence susceptible de leur être opposée, c’est la nécessaire violence de l’état dans un état de droit. La violence de l’individu, même poussé à bout, ne pouvant mener qu’au drame comme le montre l’épilogue du film. » Voici en effet un très bon résumé du film, qui met en évidence son côté mécanique implacable. Qui montre combien l’application d’emblée d’un mot, « voyou », décide de tout ce qui doit arriver ensuite (« pas de limite si ce n’est la violence susceptible de pouvoir leur être opposée »). Qui oublie juste de dire que la violence de l’Etat est figurée par une escouade de tireurs commandée par un officier qui considère d’emblée que la seule solution est de tirer dans le tas. Oui le film impose une réaction « tout sécuritaire », sans laisser ouverte d’autres options – notamment en ridiculisant le médiateur joué par Podalydès, et en ne donnant aucune chance aux personnages de parents.
– « ce qui se passe dans les banlieues, croyez-moi, et c’est loin d’être un “ensemble homogène constitué de jeunes victimes d’un état français raciste.” C’est évidemment bien plus complexe que ça, ce qu’un film comme “La Haine” avait déjà bien montré avant ». Je partage pour une bonne part votre avis sur La Journée de la jupe, mais pas sur La Haine. A mes yeux, ce film ne montrait en rien la complexité de la situation dans les banlieues, du fait de son désir de spectaculaire. Son leitmotiv, «Pour l’instant tout va bien », servait à susciter la certitude d’une issue violente, qui dramatisait le scénario en fonction de ses intérêts en termes de show plutôt qu’il ne prenait en considération la réalité. Il existe heureusement d’autres films situés dans les banlieue autrement attentifs aux complexités, et pourtant sans complaisance envers ce qui s’y passe. Je songe notamment à Etats des lieux de Jean-François Richet et Patrick Dell’Isola, à Wesh Wesh, qu’est-ce qui se passe de Rabah Ameur Zaimeche, à Douce France de Malik Chibane, Bye-bye de Karim Dridi, à L’Esquive d’Abdellatif Kechiche… Et bien sûr, selon une autre approche, Entre les murs faisait lui aussi place à une complexité, loin de cadrer une réponse univoque.
lire le billetPassionnante exposition que celle organisée actuellement, et jusqu’à cet été au Musée du Quai Branly, sous l’intitulé « La Fabrique des images ». Passionnante, instructive, agaçante à certains égards, stimulante surtout.
Rêve de deux hommes Paddy Jupurrurla Nelson, Yuendumu (Australie)
L’exposition a été conçue par l’anthropologue Philipe Descola, l’auteur d’un des plus beaux livres d’ethnographie qui se puisse lire, Les Lances du crépuscule (Plon, Terre humaine, réédité chez Presses Pocket). Elle met en scène avec une clarté convaincante les conclusions d’une longue méditation du chercheur sur les grands modes de représentation auxquels recourent les humains, selon leurs conceptions du monde et de leur place dans ce monde. Ce sont ces modes de représentation dont Descola explicite la nature et le fonctionnement dans son maître-ouvrage, Par-delà nature et culture (Gallimard).

Masque Maou (Côte d’ivoire)
Philippe Descola est parvenu au classement des images en quatre grandes catégories. Ce classement est fondé sur un rapport différent entre les humains, le reste du monde matériel, et éventuellement les forces invisibles. Chacun de ces rapports, qu’il nomme « naturaliste », « animiste », « totémique » et « analogique », définit, à travers la relation aux images, la manière dont les hommes comprennent leur appartenance au cosmos (1). Parmi ces quatre grandes approches, seule celle qui prévaut en Occident (mais qui désormais tend à dominer la planète), le naturalisme, se fonde sur une séparation entre nature et culture.
Les cartels qui introduisent l’exposition sont d’une louable lisibilité, et la mise en espace des dizaines d’objets réunis à l’enseigne de la Fabrique des images privilégie la pédagogie sur la recherche d’effet, tout en permettant d’éprouver la richesse des ces autres rapports au monde réel et imaginaire que ceux auxquels nous sommes accoutumés. Logiquement, ces objets relèvent de statuts différents, certains ont, dans notre culture, statut d’œuvres, d’autres sont d’ordinaire perçus comme objets votifs, ou encore d’usage quotidien. Sans la formuler, leur présence simultanée suggère une réflexion sur le statut des masques, tableaux, colliers, dessins, films ou éléments de mobiliers ainsi exposés. Cette interrogation, qui habite tout le Musée Branly (et d’ailleurs, d’une manière ou d’une autre, tout musée), est dans cette exposition intensifiée par la présence simultanée d’œuvres issues de la peinture occidentale classique, et de documents scientifiques sur différents supports, notamment vidéo, en dialogue avec les objets que nous considérons comme ethnographiques.

Outarde femelle. Terre d’Arnheim
La réinscription commune de ces objets hétérogènes dans le questionnement de l’ensemble de l’exposition (quel rapport aux hommes, aux êtres vivants et inanimés, réels et imaginaires, traduisent les régimes d’image inventés par les humains, de la préhistoire à aujourd’hui et sous toutes les latitudes ?) suscite un autre regard aussi bien sur une toile de maître hollandais que sur la statue d’ homme-requin du Bénin, sur une coiffe de plumes venue du Mato Grosso ou les extraordinaires masques asymétriques de Malaisie ou d’Alaska.
L’unique motif d’agacement lors de la visite tient au caractère sinistre du lieu. « La Fabrique des images » n’en est pas la première victime, de précédentes expositions à Branly ont elles aussi pâtit de l’ambiance sépulcrale qui y règne. Mais la beauté vive des objets présentés et la dynamique suscitée entre elles par la conception d’ensemble rend d’autant plus dommageable l’atmosphère de ces salles-grottes où règne une oppressante ambiance marron foncé.

Masque à transformation Nuxalk (Amérique du Nord)
Heureusement que le catalogue (La Fabrique des images, visions du monde et formes de la représentation. Sous la direction de Philippe Descola. Somogy/Musée du Quai Branly), en regard de textes de très haute tenue, donne à voir – une fois n’est pas coutume – les œuvres exposées dans de meilleurs conditions que ce que permet leur présence réelle dans les vitrines. Il manque, hélas, dans l’ouvrage, les éléments audiovisuels de l’exposition, dont le montage des sublimes petits films réalisés par Etienne-Jules Marey et ses assistants, et, tout aussi beau et moins connu, la visualisation en imagerie à résonnance magnétique de deux événements advenant dans le cerveau humain : la mise en image de l’activité cérébrale d’une personne en train de lire, et celle de la survenue d’une idée (un grand moment, à présenter au Festival de Cannes !).
Bien entendu, si la visite de La fabrique des images est si stimulante, c’est à la fois par les beautés immédiatement perceptibles des objets exposés, par la pertinence de la proposition théorique ici mise en scène, par les perspectives qu’elle ouvre et par l’incitation à en débattre. Une si vaste proposition d’ensemble ne saurait aller sans appel à poursuivre les interrogations. Du moins il faudrait être bien mal intentionné pour croire Descola si naïf qu’il réduirait toutes les images à ces quatre catégories, et prétendraient que celles-ci définissent la totalité des représentations de manière figée. Ce qu’il propose est un schéma directeur, une sorte d’outil de navigation, aussi juste et aussi abstrait que la Rose des vents était une inscription fixe et spatialisée du plus mouvant des phénomènes physiques. Un « Rose des images », en quelque sorte.
L’exposition fait place à des documents de toutes natures, il n’empêche que son approche la mène à associer systématiquement les procédures de représentation des sociétés contemporaines uniquement à ce que Philippe Descola nomme le naturalisme. La question se pose pourtant de la manière dont des techniques élaborées dans un contexte culturel marqué par une certaine conception de l’image, la « nôtre », sont susceptibles d’être travaillées par d’autres conceptions dès lors que ces techniques sont appropriées par des gens issues d’autres cultures. La question vaudrait pour les utilisations de la peinture par des sociétés différentes – par exemple ce que nous appelons l’ « art naïf » de Haïti.
Et la question vaut pour la possible résurgence, dans nos sociétés, de survivance ou d’effets de contamination des autres régimes de représentation. Les arts plastiques occidentaux ont convoqué, parfois explicitement (du japonisme à l’art nègre, des mandalas aux dessins aborigènes) des sources graphiques venues d’autres civilisations, et ils ont cherché à élaborer d’autres relations au réel et à l’imaginaire que la bonne vieille mimesis – c’est même l’essentiel de l’art pictural. Il est d’ailleurs évident que ces rapports au monde ne nous sont pas absolument étrangers, même s’ils ne guident pas notre comportement et nos croyances : sinon les objets exposés au Musée Branly ne nous toucheraient en rien, resteraient de simples curiosités formelles, chromatiques, ou de purs objets d’études.
Cette question de la possibilité d’autre modalités de la représentation que selon le schéma naturaliste se pose singulièrement, et avec une particulière acuité, pour le cinéma, aujourd’hui mode d’expression utilisé dans le monde entier. Nous savons depuis Flaherty et Jean Rouch (et Painlevé) qu’il n’y a en la matière aucune raison de tracer une ligne de séparation entre usages « scientifique » et « artistique » de la caméra. Mais il ne suffit pas non plus qu’un aborigène d’Australie ou un Tarahumara s’empare d’une caméra pour qu’il en fasse un usage radicalement différent. L’hypothèse est pourtant dès lors ouverte qu’il le fasse. Ce qui, entre autres, met à l’épreuve la puissance des requisits idéologiques contenus dans la matérialité même de l’outil, outil qui n’est jamais entièrement neutre, comme on le sait depuis longtemps, comme Jean-Louis Comolli l’a si bien expliqué à propos des outils du cinéma dans la série d’articles « Technique et idéologie » récemment réédités (Cinéma contre spectacle. Editions Verdier, 2009).
A cet égard, la typologie de Philippe Descola invite à rechercher dans l’histoire du cinéma des œuvres qui auraient, au moins en partie, échappé à la conception naturaliste dont le cinéma semble pourtant mécaniquement l’instrument le plus efficace. Je ne pense pas tellement ici aux hypothèses surréalistes, qui mènent, dans les meilleurs cas, un combat contre l’empire du naturalisme, mais selon des règles qui s’en inspirent pour les contredire. Les réalisations « oniriques », « formalistes », « géométriques » ou « expérimentales » qui scandent l’histoire du cinéma sont les manifestations de ces révoltes contre un ordre de la représentation archi-dominant. Sans en sous-estimer l’importance, de longtemps reconnue comme partie prenante de l’histoire des avant-gardes, c’est à une autre approche, envisageant la possibilité de plonger dans des sources archaïques, qu’incite l’exposition du Quai Branly.
Parmi de rares mais puissants exemples, on peut citer l’œuvre de Glauber Rocha, habitée par les rapports magiques si actifs au Brésil, notamment ceux du Candomblé. Ses films (à la différence de ceux de ses collègues et amis du cinéma novo) peuvent à bon droit être tenus pour la quête d’une construction d’images (et de sons) fondée sur un autre rapport au cosmos, non naturaliste. Plus récemment, les films d’Apichatpong Weerasethakul, surtout Tropical Malady et Vampire, inventent la possibilité d’un cinéma animiste, d’une bouleversante beauté. Tandis que les réalisations de Lisandro Alonso, La Libertad, Los Muertos et Liverpool, sont portés par une sensation du monde qu’on pourrait à bon droit rapprocher de ce que Descola appelle « analogique ».
Au hasard Balthazar de Robert Bresson
Mais il n’est pas indispensable d’aller aux antipodes pour rencontrer de telles approches non-naturalistes. Paradoxalement, c’est le cas de grands cinéastes chrétiens comme Carl Dreyer, et surtout Robert Bresson, dont les choix de mise en scène, et notamment les cadrages, mettent en valeur l’intensité d’une présence égale dans un visage, une autre partie du corps humain, un animal, une branche d’arbre. Il s’agit de l’application du grand principe bressonien, et clairement de type « analogique » TOUT EST FACE.


Antichrist de Lars von Trier. Trouble Every Day de Claire Denis
Plus près de nous dans le temps, on retrouvera des approches comparables, par exemple dans le récent film de Lars von Trier, le merveilleux et si mal compris Antichrist – où se mêlent des éléments animistes et des éléments analogiques. C’est aussi vrai, quoique par des voies très différentes, des films de Claire Denis, où ne cessent de se tisser des liens de co-existence efficace, de similarité essentielle entre des êtres que nos catégories intellectuelles rangent dans des cases étanches. Sur le terrain des aventures du cinéma aussi, de ce qui s’y invente aujourd’hui de plus créatif et de plus troublant, « La Fabrique des images » est une très stimulante rencontre.
1) Dans un entretien au Figaro du 19 février, Philipe Descola définit ainsi les quatre approches : « L’animiste croit que les objets ont une intériorité semblable à celle des humains. Ils divergent seulement par leur corps, on peut donc communiquer avec eux. Les masques inuits, par exemple, servent ainsi de médium aux chamans pour devenir ours ou oiseau. À l’inverse, le naturaliste croit que seul l’homme possède un esprit. Notre Moyen Âge et surtout la Renaissance ont sur cette base inventé la notion de sujet. Des retables aux tableaux, les figures se sont de plus en plus humanisées, avec des expressions d’une psychologie toujours plus fine. Troisième manière de voir, le totémisme est l’idée qu’on partage des éléments moraux et physiques entre humains et non-humains. Certains totems australiens, par exemple, sont des êtres originels, doués de certaines caractéristiques morales ou physiques, d’où peuvent descendre indifféremment hommes, animaux, plantes, rochers, rivières…Enfin, à l’opposé, «la pensée analogique affirme que tous les éléments du monde sont singuliers mais qu’ils peuvent se relier par correspondances. Ce type de pensée se repère aussi bien dans notre Moyen Âge qu’en Afrique de l’Ouest, en Extrême-Orient ou dans les Andes. »
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La découverte d’un film réalisé sur le tournage du chef d’oeuvre d’Alain Resnais témoigne à plus d’un titre des audaces d’une époque désormais lointaine.

Delphine Seyrig dans L’Année dernière à Marienbad
En 1960, Alain Resnais tourne dans deux châteaux près de Munich L’Année dernière à Marienbad, d’après un scénario d’Alain Robbe-Grillet. Une des actrices, Françoise Spira, filme avec sa caméra super-8 ce qui, sur ce tournage, attire son attention. Elle décède peu après, et les pellicules alors enregistrées restent longtemps invisibles, oubliées, inconnues. Jusqu’à ce qu’elles soient confiées à l’Imec (Institut pour la Mémoire de l’Edition contemporaine), pour enrichir le fonds Robbe-Grillet. L’Imec confie alors ces bandes à Wolker Schlöndorff, qui, avant de devenir l’auteur des Désarrois de l’élève Törless, de L’Honneur perdu de Katharina Blum et du Tambour, était deuxième assistant sur le film de Resnais.
Schlöndorff en a réalisé un montage auquel il a ajouté son commentaire, également nourri de ses propres souvenirs, montage intitulé Souvenirs d’une année à Marienbad. L’Imec, du fait de son partenariat avec La Règle du jeu, la revue de Bernard-Henri Lévy, elle a confié à celle-ci le film de Schlöndorff, qui est mis en ligne par épisodes d’une dizaine de minutes sur la version online de la revue à partir de ce mercredi 24 février, tandis qu’un dossier est consacré à ce « Making of » dans le n° 42 de la revue « papier ».
Françoise Spira (filmée par Delphine Seyrig) dans son propre film sur le tournage
dans le château de Schleissheim
Outre son caractère « sorti du néant », ce document est intéressant à plusieurs titres. D’abord il permet de revenir sur l’aventure étonnante que fut le projet de ce film, conçu en connivence – du moins au début – avec une des principales figures du Nouveau Roman. Le commentaire de Schlöndorff comme les images de préparation de plans dans le château de Schleissheim témoignent de l’audace qu’il y a à se lancer dans une telle aventure cinématographique. « Tout le monde savait que nous étions en train de faire quelque chose qui ne s’était jamais fait. Personne ne savait ce que ça allait donner » dit le commentateur. Cet esprit d’aventure est à l’unisson de celui d’expérimentateurs comme la littérature ou la peinture en ont connu (dont Robbe-Grillet), il suffit de regarder les plans tournés par Françoise Spira pour visualiser le gouffre qui sépare ceci de cela. Aventure individuelle de l’artiste audacieux ici, mise en chantier d’une considérable machine mobilisant des dizaines de personnes là.
Parmi ces personnes, des producteurs prêts à risquer des fonds importants sur semblable incertitude, des techniciens prêts à accompagner cette hasardeuse entreprise loin de leurs habitudes et de leurs savoir-faire, des comédiens prêts à se livrer à un rapport inédit à leur propre travail, au personnage, à la caméra, à la narration. C’est, Schlöndorff y insiste, surtout le cas de Delphine Seyrig, présentée comme l’héroïne de cette trouble aventure, à la fois objet de la sollicitude de tous et victime d’un principe d’incertitude érigé en loi par le cinéaste, à rebours de l’entrainement « professionnel » de la comédienne formée à l’Actor’s Studio. Pourtant, elle avait débuté au cinéma devant la caméra au moins aussi peu académique de Robert Frank dans Pull My Daisy, et nous savons qu’elle sera capable de bien davantage d’audace encore par la suite, retrouvant Resnais dès le film suivant, l’admirable et politiquement si courageux Muriel, puis notamment Duras, Buñuel, William Klein, jusqu’à Chantal Akerman pour Jeanne Dielman, et ses propres films engagés.

Pointe alors l’impression que c’est moins Delphine Seyrig et les autres qui sont déstabilisés par cette aventure que le Schlöndorff d’aujourd’hui, lui qui proclame finalement le soulagement d’un retour au studio et à son confort, effectivement plus en phase avec ce qu’est devenu son cinéma qu’avec l’esprit d’expérimentation qui soufflait alors. Cet esprit dont se réclame un texte rédigé par Robbe-Grillet afin d’accompagner la sortie du film, texte sidérant aujourd’hui, et qui permet de mesurer combien nous avons régressé devant la complaisance et le mercantilisme. Ce texte, publié dans le n°42 de La Règle du jeu aux bons soins d’Olivier Corpet, le patron de l’Imec, revendique en effet fièrement la disponibilité du « grand public » à découvrir des films ambitieux, dérogeant aux lois de la chronologie narrative et du romanesque classique. Un discours quasi-informulable aujourd’hui.
Cet esprit d’aventure, on le perçoit pourtant dans les images tournées sans façon par Françoise Spira – encore qu’il faudrait en connaître l’ensemble et pas seulement le montage qui est ici présenté. Si le film L’Année dernière à Marienbad est d’un abord imposant (encore que pour ma part j’y ai toujours perçu une très forte dose d’humour), avec ses rituels glacés dans des décors somptueux où errent des silhouettes mystérieuses, et où se rejoue en miroirs infinis la scène de la séduction et du retrait face au désir, le tournage façon « film de famille » de ce making of d’un heureux amateurisme en laisse transparaître l’énergie à la fois studieuse et joueuse.
Viseur et chewing-gum, Alain Resnais à la manoeuvre, filmé par Françoise Spira
Est-ce un hasard s’il fait aussi écho à un autre document, également dû à une actrice sur un tournage de Resnais ? L’an dernier paraissait chez Gallimard Tu n’as rien vu à Hiroshima, très bel ouvrage composé à partir des photos prises par Emmanuelle Riva durant la réalisation de Hiroshima mon amour. Même agencement de documentaire précis, de liberté du regard et d’ouverture sur une fantasmagorie où se mêle le projet du film et la manufacture cinématographique elle-même. Avec à chaque fois l’irruption nécessaire de la tragédie historique (la bombe à Hiroshima, le camp de Dachau où se rendent les membres de l’équipe de Marienbad un jour de repos). Du Resnais, quoi. Le même qui vient de nous offrir Les Herbes folles.
lire le billetQuand présenter les films de Robert Bresson dans la capitale libanaise se révèle l’occasion d’en découvrir les enjeux contemporains les plus brûlants.
Il y a de par le monde des escouades de gens enthousiastes, déterminés, laborieux, qui construisent jour après jour la possibilité de rencontres entre des personnes et des œuvres. Les motivations ne sont pas toujours les mêmes, ni les difficultés qu’ils affrontent – mais ces difficultés sont toujours immenses. Je m’honore d’en connaître un assez grand nombre, je me réjouis qu’il en existe d’autres que je n’ai pas encore eu la chance de croiser.

Peu sont aussi actifs, efficaces et généreux que le groupe qui a créé et qui fait vivre à Beyrouth la salle Metropolis, organisant projections, rencontres et débats, distribuant des films qui sans eux n’auraient pas accès aux écrans libanais, accueillant scolaires et universitaires, travaillant avec d’autres groupes plus particulièrement dédiés aux arts plastiques, à la musique, à la littérature, aux nouveaux médias. Le 1er juillet 2006, un groupe de huit activistes de l’action culturelle réunis autour de la belle et énergique Hania Mroué, ouvrait cette salle utopique dans le paysage sinistré de la cinéphilie libanaise. Le 2 juillet, l’aviation israélienne bombardait le pays, et le cinéma devenait refuge pour les victimes de l’attaque. Il le resta tant que dura la guerre, puis put enfin commencer son travail. Trois ans plus tard, le Metropolis a quitté le quartier de Hamra pour celui de Ashrafiyeh, il dispose à présent de deux belles salles, d’un foyer avec un bar et d’une petite librairie.
C’est là qu’à l’invitation de Hania et de ses amis, dont les cinéastes Joana Hadjithomas, Khalil Joreige et Ghassan Salhab, je suis venu présenter quelques un des films de l‘intégrale Robert Bresson organisée avec le soutien décisif du Centre culturel français. Moi aussi, comme tout le monde, j’aime bien dire du mal de nos institutions. Et moi aussi, plus que beaucoup, je m’inquiète des réductions drastiques de moyens dont souffrent notamment ceux qui sous l’égide de la diplomatie, se démènent pour accompagner les projets culturels dans le monde entier. Alors je peux aussi dire que, dans des difficultés croissantes, il y a encore sur place beaucoup de gens qui font un travail admirable, peu ou pas reconnu. A Beyrouth, entre autres.
Jany Holt dans Les Anges du péché
Trois soirs de suite, devant des salles combles, j’ai donc présenté les trois premiers longs métrages de Bresson, Les Anges du péché, Les Dames du Bois de Boulogne, Le Journal d’un curé de campagne, exactement le genre d’œuvres que des bons esprits sûrs d’eux-mêmes réputent aujourd’hui incapables d’attirer un public. Une majorité de très jeunes gens composait ces publics, et celui qui a participé à la conversation d’une 1h30 à propos de l’œuvre de Bresson que j’ai eu avec Ghassan Salhab, cinéphile émérite autant que cinéaste important.
Bresson à Beyrouth… Je n’y avais pas du tout songé en venant. J’irais n’importe où parler des films de Robert Bresson. Et chaque fois que je le pourrai je répondrai à une invitation des amis de Metropolis. Alors pour Bresson, c’était une évidence. C’est seul sur la scène à l’orée de ces trois œuvres dont deux ont un rapport explicite à la religion, et à propos d’un cinéaste dont la foi fut un puissant moteur de son inspiration, que j’ai réalisé combien parler de Bresson au Liban, au Moyen-Orient, prenait une dimension particulière. Dans ce pays et cette région où la religion est au cœur de conflits toujours actifs, conflits sanglants dont les traces matérielles et les effets psychologiques demeurent si sensibles, conflits toujours prêts à s’embraser, évoquer les thèmes religieux à partir de l’œuvre de Bresson peut sembler délicat, ou en porte-à-faux.
C’est en percevant les réactions des spectateurs, en dialoguant avec eux qu’il m’a semblé au contraire que cela était d’une pertinence inattendue. Que montrer Bresson dans un tel environnement n’était pas seulement permettre la découverte de chefs d’œuvre de l’art cinématographique, mais ouvrir, un tout petit peu, la possibilité d’autres relations à l’invisible, à ce qui émeut et transporte les êtres humains face à l’instrumentalisation des textes sacrés de toute obédience, et du sacré lui-même, au service d’intérêts financiers, claniques et politiciens.

Claude Laydu dans Le Journal d’un curé de campagne
Et dans cette ville où comme presque partout dans le monde les intégrismes gagnent du terrain, où la répression des corps et du désir s’intensifient, c’était montrer l’évidence de la connivence entre les aspirations spirituelles les plus hautes et la capacité à ressentir et à partager les ondes de la sensualité, cette chair palpitante des femmes, des hommes, du monde lui-même, qui est le matériau du cinématographe de Robert Bresson.
Je crois que nous l’avons réalisé ensemble, ces spectateurs dont certains étaient musulmans – dont des femmes voilées -, certains chrétiens, certains athées, les organisateurs et moi. C’était d’autant plus beau qu’à l’évidence là se joue la véritable raison du long combat de ceux (celles surtout) qui font vivre le Metropolis.
Combat d’amoureux du cinéma, bien sûr, mais combat politique d’abord et in fine, qui sait qu’aujourd’hui c’est par les détours de ces rapports à la fois inspirés et matériels au monde que se peuvent encore déjouer les idéologies identitaires et d’exclusion, celles qui tuent chaque jour au Moyen-Orient et ailleurs, au Moyen-Orient plus qu’ailleurs. Eux, qui travaillent là-bas tous les jours, entre indifférence et hostilité de leur gouvernement et des grands médias, se garderaient bien de phrases aussi pompeuses et générales que celles que j’écris ici. C’est précisément pourquoi, moi qui ne risque rien, je décide de les écrire, dans l’avion qui me ramène à Paris.
lire le billetParmi les sorties du 27 janvier, un nombre inhabituel de beaux films, menacés de passer inaperçus.
Douze nouveaux films en salles cette semaine, c’est beaucoup et pourtant nullement exceptionnel, depuis que la moyenne s’établit du côté des 14 ou 15 nouveaux titres hebdomadaires. Mais si on veut bien considérer que les énormes succès sortis à la fin de l’année, Avatar et Invictus continuent d’occuper à eux seuls plus de 1100 écrans (sur un total de 5500 en France), ce nouvel arrivage a forcément du mal à trouver sa place. Mais surtout, ce qui est renversant à la lecture des sorties de la semaine, c’est l’accumulation de films véritablement importants, d’œuvres singulières qui auraient chacune méritée une attention, une écoute, une disponibilité – des médias d’abord, de ceux qui aiment le cinéma et désirent être en mesure de se rendre compte par eux-mêmes de ce qui advient d’inventif en ce domaine. Voilà la liste des sorties, avec le nombre d’écrans sur lequel chaque film sort, et qui souligne l’extraordinaire disparité de visibilité, d’accessibilité entre ces nouveautés : La Princesse et la grenouille (712), Océans (595), In the Air (306), Le Refuge (124), La Baltringue (90), Mother (40), Sumo (39), Ne change rien (11), Chaque jour est une fête (5), Suite parlée (4), The Rebirth (3), Were the World Mine (2).
Je ne me soucie pas de commenter tous ces films, mais d’essayer d’attirer l’attention sur cinq d’entre eux , qui chacun aurait mérité une attention supérieure à ce qui est presqu’inévitablement leur lot dans de telles conditions de sortie: Mother, Le Refuge, Ne change rien, Suite parlée, The Rebirth.
Kim Hye-ja dans Mother de Bong Joon-ho
Mother de Bong Joon-ho, le mieux remarqué, est pourtant accueilli très en-dessous de ce que mérite ce film incroyable de vigueur, d’étrangeté, d’émotion à la fois intense et complexe. Remarqué avec son deuxième film, Memories of Murder, consacré avec le suivant, The Host, le jeune réalisateur coréen est à l’évidence un de ces rares cinéastes qui possèdent, outre les codes du cinéma de genre, la capacité à la fois de pousser à des sommets encore inédits ce qu’on peut en attendre (ici dans les registres du mélodrame familial et du film noir, aux franges de l’horreur), et d’emporter son film – et ses spectateurs avec lui – sur un territoire complètement inconnu. A quoi il faut ajouter un travail d’acteurs exceptionnel, non seulement de la part de l’actrice principale, mais de tous ceux qui l’entourent. Bong Joon-ho est sans doute un des plus grands cinéastes de sa génération, mais il semble que ce n’est pas cette fois-ci qu’on va s’en aviser.
Isabelle Carré et Louis-Ronan Choisy dans Le Refuge de François Ozon
Quant à François Ozon, il poursuit décidément une passionnante trajectoire, à la fois inventive et cohérente. Après l’admirable et mal compris conte baroque Angel, après l’ébouriffant Ricky, il explore avec Le Refuge une variation nouvelle de ce qui habite et porte son cinéma depuis toujours: l’impétuosité et les enchevêtrement des pulsions de vie, au défi de tous les obstacles. Avec une sincérité joueuse, il offre ainsi cette fois sans doute la plus libre approche de l’enfantement et de la maternité qu’on ait vu au cinéma depuis des lustres. Il le fait avec le concours d’une actrice qui jamais sans doute ne fut aussi bien filmée, Isabelle Carré, et d’un jeune acteur (et musicien) qui est une révélation, Louis-Ronan Choisy.

Jeanne Balibar dans Ne change rien de Pedro Costa
Les trois autres films appartiennent, surtout dans l’esprit de ceux qui ne les ont pas vus, à une sorte de marginalité. Ce sont pourtant, dans des registres très différents, trois expériences de cinéma aussi touchantes que passionnantes. Dans Ne change rien, Pedro Costa filme Jeanne Balibar préparant un spectacle de chant classique. Moi j’aime Jeanne Balibar, la personne et l’artiste, sa voix, sa présence à l’écran et en scène. Tout le monde n’est pas de cet avis. Cela n’a aucune importance en ce qui concerne ce film. Parce que ce dont s’occupe Pedro Costa est moins d’une chanteuse et actrice, ni même du chant, que de l’aventure extraordinaire que peut être, si on sait regarder et écouter, un être humain au travail. Travail physique, ô combien, et dont la caméra capte les efforts et les modulations, travail de l’esprit qui contrôle et qui laisse aller, qui s’élance et qui se protège, travail des nerfs et du corps tout entier, risque de l’inconnu, victoires et défaites vécues avec une intensité admirablement perçue. Aventure, oui, au-delà du cas particulier auquel on assiste : là où se joue, dans le contrôle de soi et l’abandon de soi, dans le boulot quotidien et la capacité à aller où on ne fut jamais, le dur et beau métier de vivre en être humain.
Bruno Lochet dans Suite parlée Marie Vermillard et Joel Brisse
Avec Suite parlée, Marie Vermillard poursuit l’œuvre ébauchée l’an dernier avec Petites Révélations : la mise à l’épreuve, par la petite forme de brèves rencontres, des modes de récit et de représentation du cinéma, sur le terrain des sensations et des émotions. Elle filme ici, comme autant de portraits qui seraient ceux d’une parole autant que d’un visage, vingt-trois comédiens, chacun racontant une histoire écrite par le co-réalisateur, Joël Brisse. Histoires tristes ou drôles, souvenirs intimes ou rêveries fantastiques, petits cailloux d’un imaginaire singulier, et qui pourtant murmure à l’oreille de chacun. Les images sont là, dans la présence et la voix de chaque acteur. Quel est ce mystère qui nous les fait percevoir, en même temps que la présence des visages d’hommes et de femmes devient comme un écran où adviennent des drames, des comédies et des contes fantastiques. Nous en savons le nom, même si nous ne savons toujours pas comment ça marche: cela s’appelle l’incarnation.
Masahiro Kobayashi et Makiko Watanabe dans Rebirth de M. Kobayashi
Léopard d’or du Festival de Locarno, Rebirth de Masahiro Kobayashi est une tragédie optimiste, d’une beauté tendue et envoutante. Dans un décor de bout du monde, deux être au bout d’eux-mêmes et qui devraient se haïr élaborent dans la répétition des gestes du quotidien la possibilité d’une autre relation. Œuvre véritablement kafkaïenne, notamment par l’importance de l’humour dans la description de ces rituels infimes et terrifiants, Rebirth est un film où chaque moment recèle une vibration particulière, et qui mobilise chez ses spectateurs des formes d’attention, de disponibilité à ce qui advient, de vibration à d’infimes variations, qu’ils ne se savaient pas posséder. Pas mal comme cadeau.
lire le billetLe 20 janvier, sortie en salle d’un film à nul autre pareil, Shirin d’Abbas Kiarostami: à la fois un conte magique, sensuel et cruel, et une mise en jeu radicale de la place du cinéaste, de l’acteur, et du spectateur.
« Dans une salle de spectacle, l’art sort des spectateurs. » Henri Langlois.

Il était une fois une princesse. Si belle, si libre, si prête à suivre les élans de son désir. Elle fut aimée d’un roi, Khosrow, et d’un ouvrier, Farhad. Elle les aima l’un et l’autre. Elle fut malheureuse et sincère, libre et déchirée. Elle s’appelait Shirin, son histoire est une légende inspirée de personnages réels – le roi sassanide Khosrow II Parwiz (590-628) et la reine d’Arménie qui donna son nom à une ville aujourd’hui sur la frontière entre Iran et Irak, Qasr-e Chirin. Les amours de Shirin ont été chantées par le grand poème épique perse, Le Livre des rois, puis, au 12e siècle, le poète Nezâmi a dédié à son histoire sensuelle et tragique son œuvre Khosrow et Shirin, rendant ce récit aussi célèbre en Iran que le sont, en Europe, ceux de Roméo et Juliette ou de Tristan et Yseult.

Il était une fois un artiste de cinéma. Il avait exploré jusqu’au confins des ressources de son art. Pourtant, à ses débuts de réalisateur, Abbas Kiarostami se concevait lui-même comme un pédagogue autant que comme un artiste, et c’est ainsi qu’il découvrit très tôt que les moyens de l’art du cinéma pouvaient aider à mieux comprendre le monde et à mieux le faire comprendre. Ainsi réalisa-t-il des courts métrages pour donner à voir les effets de pratiques quotidiennes(Deux solutions pour un problème, Avec ou sans ordre…), ainsi fut-il, en cinéaste, le témoin précis de la Révolution iranienne comme aucune autre révolution n’aura eu de chroniqueur, à la fois témoin et analyste(Cas n°1, cas n°2), ainsi étudia-t-il, toujours grâce à la mise en scène, les effets des systèmes d’enseignement (Les Premiers, Devoirs du soir) et de justice (Close-up) ou les comportements civiques (Le Concitoyen). Il advint qu’il y avait dans ces projets de recherche plus de grâce et de beauté que dans tant de films autoproclamés œuvres d’art, et surtout que cette élégance et cette beauté s’avéraient les moyens nécessaires pour accomplir leur tâche. Dès le début (Le Pain et la rue, le premier court métrage, L’Habit de mariage, le premier moyen métrage, Le Passager, le premier long métrage), les films de fiction portèrent eux aussi la marque de cette manière de mieux voir le monde en sachant le filmer avec davantage d’élégance.
Kiarostami a depuis longtemps affirmé que toute œuvre digne de ce nom n’était jamais offerte achevée à un public, qui serait alors réduit au seul statut de consommateur, mais n’avait de sens que si elle restait ouverte, pour être terminée par chacun, pour lui-même. Voilà 25 ans qu’il dit que c’est seulement dans le regard et dans le cœur des spectateurs qu’une œuvre s’accomplit, et que sa tâche à lui est seulement d’ouvrir le plus possible l’espace où chacun pourra entrer. Il n’est pas le premier à l’avoir dit, et mis en œuvre, même si rares sont ceux qui l’auront fait avec autant de constance et de talent. Mais il est le premier à avoir poussé au bout de sa logique cette intelligence de l’art, en filmant les spectateurs eux-mêmes pour voir et donner à voir comment les visages et les corps manifestent ce qu’éprouvent les esprits et les cœurs devant une proposition artistique. La première traduction concrète de ce renversement a été l’œuvre intitulée Tazieh, où Kiarostami filme en gros plans puis montre sur des grands écrans les visages (séparés) des hommes et des femmes assistant, bouleversés, à une représentation du théâtre religieux traditionnel qui, en Iran, commémore chaque année le massacre de Kerbala, événement fondateur de l’islam chiite. Plusieurs variations dans les modalités de représentation de Tazieh (avec le spectacle lui-même ou comme installation autour d’une captation télé) ont commencé de déployer les ressources de cette approche paradoxale : à la fois indirecte (l’essentiel n’est plus ce qui se joue sur scène ou à l’écran mais ce que se traduit sur le visage des spectateurs) et plus subtilement directe (aucun spectacle n’a de sens en soi, ce sont ses effets sur le public qui comptent).

Il était une fois un film, Shirin. A dire vrai, il était deux fois le film Shirin. Car Abbas Kiarostami a bien, sous ce titre, réalisé deux œuvres de cinéma. Que l’une des deux ne soient perceptibles que sur la bande son n’en fait pas moins un film, celui qui raconte, de manière très simple, très « visuelle » même si ces images ne se forment que dans nos esprits, l’histoire de Shirin. Comment elle tomba amoureuse du roi Khosrow après avoir vu son portrait. Comment celui-ci la surprit nue alors qu’elle se baignait. Quels chassés-croisés les séparèrent longtemps. Comme après que Khosrow en eut épousé une autre elle fut aimée et aima en retour le tailleur de pierre Farhad. Les batailles, les ruses, les exploits, les frayeurs, les moments de joie et de désespoir. Les meurtres sanglants et les douces étreintes. Ce film dont toutes les images sont inspirées à notre imagination par le son – à nous spectateurs occidentaux qui découvrons ce récit comme, bien différemment, à des spectateurs iraniens qui le connaissent par cœur – est « vu » par des spectateurs, que nous regardons. Voici le deuxième film.
Il bénéficie du plus prestigieux casting dont jamais rêva un réalisateur : toutes les grandes actrices de son pays, à travers quatre générations, sont présentes à l’écran – parmi elle s’est glissée, on le sait, une grande actrice étrangère, Juliette Binoche. Des actrices, des vedettes, de très belles femmes. Car le film de Kiarostami ne s’appelle pas Khosrow et Shirin comme le texte dont il est inspiré, mais Shirin. C’est son histoire à elle, contée par elle, et c’est, dans la lumière réfractée sur le visage de toutes ses spectatrices, quelque chose de leur histoire à elles toutes. Elles, ces « sœurs » qu’invoque l’héroïne malheureuse, et dont le sort touche si profondément celles qui regardent, et que nous voyons. Elles, les femmes d’Iran – et aussi bien, les femmes de façon générale.

Que regardent-elles véritablement ? De quel phénomène lumineux devinons-nous la réfraction sur ces visages si beaux, si différents, si intenses ? Nous ne le saurons pas. Pas plus que nous ne savons ce que regardait en fait Falconetti ligotée au bûcher de Jeanne d’Arc, ce que regardait Vivien Leigh au pied de l’escalier d’Autant en emporte le vent. Un rail de travelling peut-être. Ce sont des actrices.
Mais ce sont des femmes. En faire, aujourd’hui, en Iran tel que ce pays est réglementé, les uniques êtres visibles dans la lumière est à la fois une affirmation courageuse et digne, et un gag offensif : le film retourne la séparation entre hommes et femmes imposée dans les espaces publics par la loi de la République islamique, pour faire de toutes les femmes ses héroïnes, tout en transgressant ostensiblement cette loi puisqu’il y a aussi des hommes dans cette salle, même s’ils demeurent constamment dans la pénombre des arrières plans.
Il était une fois la salle de cinéma. Pour ses 60 ans, le Festival de Cannes avait demandé à une trentaine de réalisateurs du monde entier un petit film à la gloire de ce lieu dont on annonce sempiternellement la disparition ou au moins la désuétude. Kiarostami avait alors donné un petit extrait de ce qui allait devenir Shirin (avec le son d’un autre film, Roméo et Juliette, projeté hors champ). On ne mesurait pas alors ce qui devient si évident avec le long métrage achevé : qu’il s’agit aussi d’un chant d’amour à ce lieu à nul autre semblable qu’est la salle de cinéma, et d’une étude très précise de ce qui s’y joue d’essentiel. Là où se construit, dans le noir et face à une lumière deux fois réfractée – par l’écran, qui est le même pour tous, par chaque visage, qui n’est jalais le même – un rapport à l’intimité et au collectif sans équivalent dans aucun temple, aucun théâtre ni aucun stade.
Il était une fois l’histoire d’une aventure de cinéma, qui réunit un des artistes les plus renommés de son temps, un récit populaire, émouvant et spectaculaire, un grand nombre de très belles femmes… Une aventure de cinéma, c’est aussi, Kiarostami ne cesse de le dire, l’aventure d’une rencontre entre le film et des spectateurs. Tous les spectateurs ne sont pas disponibles d’emblée à assister non pas à un film mais à deux, à laisser leur esprit inventer davantage qu’à recevoir un objet tout fabriqué, à accepter l’écart entre bande image et bande son. Pourtant, si le film surprend nos habitudes, il n’y a là en lui qui fasse obstacle à une rencontre de l’émotion. L’histoire est belle et simple, il suffit de se la laisser conter. C’est l’éternelle invitation des Mille et une nuit, où Shéhérazade magiquement démultipliée nous entraine dans un conte qui est aussi notre histoire.
(Ce texte figure dans le dossier de presse du film, distribué par MK2)
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Jean-Claude Brialy dans Le Genou de Claire
Il était très sérieux, et très drôle. Il semblait tout savoir, et être prêt à tout oublier dans l’instant pour suivre des yeux une jeune fille qui passait sur le trottoir d’en face. Il était aussi un sportif – regardez-le cavaler sur la plage dans le making of de son «Conte d’été», disponible en DVD. Le «Grand Momo», comme l’appelait ses copains des «Cahiers du cinéma» dans les années 50, était, oui, un professeur, un savant, un érudit. Quand son ami et ancien collègue Jacques Rivette lui donnera (dans «Out One») le rôle d’un universitaire spécialiste de Balzac, ce ne sera pas un rôle de composition. Et nul cinéaste de première grandeur n’aura comme lui pratiqué, avec modestie et passion, la réalisation de films pour la télévision scolaire.
Eric Rohmer par Carole Bellaïche
Animateur du Ciné-club du Quartier latin depuis 1948, fondateur de «La Gazette du cinéma» en 1950 (à laquelle collaborent les tout jeunes Godard et Rivette), il rejoint très vite les nouveaux «Cahiers du cinéma», toujours sous son véritable nom, Maurice Schérer. Aussi fou de littérature que de cinéma, il avait déjà publié un roman chez Gallimard, «Elisabeth», sous le nom de Gilbert Cordier. Prof de lettres cherchant très vite à devenir cinéaste, il avait mis en chantier très tôt des courts métrages qui s’appelaient «Journal d’un scélérat» (1950, d’après Stroheim, perdu), «Charlotte et son steak» (1951, starring JL Godard, tordant), «Les Petites Filles modèles» (1952, inachevé et invisible), un «Bérénice» inspiré d’Edgar Poe, où Rohmer joue Egée et dont Rivette est le chef op’ (1954), «La Sonate à Kreutzer» (1956) produit par Godard et dont il partage la vedette avec un débutant nommé Jean-Claude Brialy.
La liberté du stratège
Dans ces années-là, Eric Rohmer est, plus encore qu’un critique, un théoricien, qui réfléchit en termes très nouveaux les rapports entre le cinéma et les autres arts, surtout les arts plastiques et la littérature – ses principaux textes pour les Cahiers sont réunis dans l’indispensable «Le Goût de la beauté» (Editions Cahiers du cinéma, 1984).

Les Amours d’Astrée et de Céladon (2007)
Le plus intéressant, le plus significatif, c’est la simultanéité d’une activité intellectuelle de haute volée et l’implication dans une pratique survoltée, volontiers joueuse, celle des courts métrages. Ainsi sera Eric Rohmer.
(…) Lire l’article complet, publié sur slate.fr le mardi 12 Janvier 2010
Pour le début de l’année, je vous offre quelques images de cinéma, trouvées sur Internet.

Pour commencer, voici le bref Une catastrophe, strophe d’un poème d’amour, de Jean-Luc Godard, qu’il a composé en guise bande annonce pour l’excellent festival de Vienne (en Autriche). Art du montage, puissances d’invocation des fantômes.
Un des intérêts, selon moi, de ces images trouvées sur le web est de montrer, y compris contre ce que Godard lui-même professe volontiers, que le cinéma reste le cinéma, où qu’on le trouve. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas une magie singulière, irremplaçable, de la salle et du grand écran, comme on l’a d’ailleurs plaidé ici même dans « Le cinéma au cinéma ». Mais cela signifie que ce qui habite le cinéma, et lui seul, ce qui le hante lorsque c’est un véritable cinéaste qui le met en œuvre, résiste admirablement (quoique, il est vrai, inégalement), au transfert sur d’autres modes de diffusion que le sien – pour tout un tas de raisons, dont celle, décisive, que le désir du grand écran et de la salle obscure continue de l’habiter.
Serge Daney, lorsqu’il tenait dans Libération la chronique « Les Fantômes du permanent » (toute l’année 1988), avait tenté d’accompagner et de décrire ce qui advenait aux films, ceux qu’il avait aimés mais aussi les autres, en les revoyant sur le petit écran (de télévision). Il avait ainsi pu mettre en évidence moins une perte sèche que ce qu’il appelait une « anamorphose », quelque chose du cinéma pouvait même y gagner, être mis en évidence (Ces textes ont été publiés dans Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Aléas, 1991).
Les générations qui ont découvert John Ford et Fritz Lang, Bergman et Fellini grâce au « Ciné-club » de Claude-Jean Philippe sur Antenne 2, au « Cinéma de Minuit » de Patrick Brion sur FR3 et (pour le cinéma hollywoodien seulement) à « La Dernière Séance » d’Eddy Mitchell, n’ont sans doute pas aimé le cinéma de la même manière que leurs ainés nourris uniquement à la Cinémathèque et dans les salles de répertoire. Mais qui peut dire qu’ils l’ont moins aimé, ou moins bien aimé ?
Propositions d’aller voir
On rétorquera que l’exemple de Godard n’est pas très probant, que l’Oncle Jean fait du cinéma depuis si longtemps, avec tant de passion et de savoir, que cela explique que celui-ci se survive dans ses œuvres JLG, même lorsqu’elles sont faites pour d’autres destinations et d’autres supports. Sans doute. Mais voici que je reçois par la poste électronique deux propositions d’aller voir. A vrai dire j’en reçois bien davantage, auxquelles je donne suite pratiquement toujours, avec des résultats comme il se doit très inégaux. Mais cette fois, ce furent deux véritables cadeaux, d’autant plus réjouissants qu’ils viennent de très jeunes réalisateurs, complètement inconnus (de moi, mais aussi apparemment de Google, qui pourtant supposé connaître tout le monde). Sur chacune de ces deux propositions souffle ce que j’appellerai, faute de mieux, « l’esprit du cinéma ». L’un s’appelle Adrien Alonso, il a réalisé le court métrage Nous irons voir la mer.

L’autre se nomme Tommy Weber et il a, lui, signé (et interprété) un long métrage, Callao.

Tommy Weber, Céline Proust et Augustin de Monts dans Callao
Est-il logique ou intrigant que leurs deux films se ressemblent – même hypothèse de départ d’un voyage en voiture plus ou moins improvisé, mêmes petites routes de province et même rupture avec l’adolescence à l’horizon, même confiance dans le plan séquence ? Ce qui est certain, c’est que de telles prémisses sont aujourd’hui particulièrement périlleuses : depuis que Pierrot qui s’appelle Ferdinand est parti vers la Méditerranée avec Marianne Renoir, depuis que le technicien TV appelé en Algérie est partie en virée corse avec les deux filles d’Adieu Philippine, le schéma a tant servi qu’il semblait usé jusqu’à la corde. Et Wim Wenders aura sans doute tour à tour haussé à son sommet (Au fil du temps, Paris Texas) et porté à son épuisement (Jusqu’au bout du monde) les ressources du road movie. Moi qui vous cause, j’en ai vu quelques dizaines – centaines ? – de ces « films de jeunes » scotchés sur ce canevas, pour d’interminables et stériles randonnées.
Sauf qu’on sait bien qu’en art, le plus convenu des motifs – peindre un paysage ou un nu, écrire un roman d’amour contrarié – peut toujours, toujours, être réinventé, comme au premier jour, comme si rien n’avait existé auparavant.

« Il suffit » (mais c’est énorme) de retrouver la joie de filmer, et que celle-ci soit perceptible à chaque plan – c’était le seul véritable point communs entre les films qui composèrent qu’on appela la Nouvelle Vague. « Il suffit » de croire en ses acteurs, et que ceux-ci répondent à cette confiance, avec une générosité qui ne doit pas grand chose à la technique de jeu, et énormément à la connivence entre filmeur et filmés, grâce à laquelle advient cet inexplicable miracle : la « présence ». Et, par elle, tout le reste vient à nous : le monde, les émotions, les souvenirs.
Donc mesdames et messieurs voici voilà un simple et réel bonheur de spectateur, à partager sans modération. En vous souhaitant une très bonne année.
