Ouvroir The Movie, by Chris Marker
Du 28 au 31 mars, La fémis, la grande école des métiers du cinéma, a organisé un séminaire destiné à tous les élèves de l’école et également ouvert au public, sur le thème «Ce que le cinéma fait avec Internet». Sont intervenues des personnalités représentatives de toutes les facettes de la relation complexe entre cinéma et internet. Nous avons réorganisé en 5 «chapitres» les extraits des huit séances qui ont composé ces rencontres, intégralement filmées par les élèves de l’école.
Si les enregistrements ne montrent guère que des « têtes qui parlent » (celles des intervenants qui se sont succédés à la tribune), ces textes comporteront des liens permettant de visionner certains des éléments auxquels il est fait référence.
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Ce 23 mars s’ouvre la nouvelle édition du Festival du Réel, au Centre Pompidou à Paris. Programme trop riche et trop divers pour être détaillé ici, mais au sein duquel on se permettra du moins deux recommandations parmi les nouveautés, Foreign Parts de Verena Paravel et JP Sniadecki, et Nous étions communistes de Maher Abi Samra. Outre les sélections d’inédits, plusieurs rétrospectives sont construites à propos du travail documentaire aux Etats-Unis, parmi lesquelles figure un hommage en sept films à Leo Hurwitz. Vous ne le connaissez pas ? On ne saurait vous le reprocher, tant il a disparu de la mémoire cinématographique – son nom ne figure même pas dans les 50 ans de cinéma américain de Tavernier et Coursodon, qui passe pour un ouvrage de référence. Hurwitz est pourtant une figure essentielle du cinéma américain, et se révéla à plusieurs reprises un pionnier dans différents domaines décisifs, sur les plans politiques, esthétiques et techniques.
Né en 1909 de parents venus de Russie (son second prénom est Tolstoy), diplômé de Harvard, il fréquente très jeune les photographes et cinéastes de la gauche américaine, au sein de la Film and Photo League pour laquelle il réalise Hunger en 1932 et Scottsboro en 1934 sur le procès de 9 jeunes noirs accusés faussement du viol de jeunes files blanches lors d’un procès en Alabama. Il sera ensuite le caméraman de The Plow that Broke the Plain de Pare Lorentz (1936), consacré aux parias du Dust Bowl au moment de la Grande Dépression, film considéré comme un des sommets de la « première vague » du documentaire américain, aux côtés de ceux de Flaherty. Hurwitz participe ensuite à la fondation de la coopérative Frontier Films.
C’est dans ce cadre qu’il réalise ses grands films, du milieu des années 30 au milieu des années 50. Il signe son premier long métrage, Heart of Spain (1937), en compagnie de Paul Strand, le grand photographe et cinéaste à qui on doit notamment Manhattan (1921), œuvre fondatrice du réalisme expérimental newyorkais. Destiné à populariser aux Etats-Unis le combat des Républicains espagnols contre les franquistes soutenus par les fascistes italiens, le film est composé d’images tournées par Herbert Kline. Plus encore que le talent de monteur de Hurwitz qui s’y révèle, c’est sa conception très personnelle du cinéma qui commence de s’y affirmer : une approche du film comme outil du même élan descriptif, polémique et poétique, voire romanesque, le montage d’images documentaires étant pris dans un tourbillon lyrique qu’amplifient la voix off et la musique.
Native Land
Toujours en compagnie de Strand, c’est cette idée du cinéma qui est mise en œuvre de manière plus ample (et à partir d’images qu’il a cette fois pour la plupart lui-même tournées) avec l’étonnant Native Land (1941). Associant histoire longue de l’humanité et de son chemin vers la liberté et la civilisation, récit précis de l’histoire des Etats-Unis, éléments documentaires, œuvres d’art et scènes de fiction, Hurwitz met en scène, et met en intrigue l’histoire du syndicalisme aux Etats-Unis, son ancrage dans les références fondatrices du pays comme dans des traditions importées d’Europe, la violences brutale des oppositions qu’elle suscite, la répression et les manœuvres des dirigeants des grandes entreprises pour briser l’organisation des ouvriers et des employés, l’emprise meurtrière du racisme.
Il documente des moments aussi spectaculaires qu’oubliés de l’affrontement social tout en fabricant de toutes pièces des scènes de fiction qui montrent les méthodes d’infiltration et de manipulation mises en œuvre par le FBI et les agences privées au service des entrepreneurs, dans les villes et les campagnes. Symphonique et parfois emphatique, Native Land est à la fois un exceptionnel témoignage sur un pan occulté de l’histoire américaine et l’invention d’une forme cinématographique qui transcende les distinctions entre fiction, documentaire, pamphlet et film-essai grâce à son sens du rythme, de la syncope poétique et politique, de l’assemblage de matériaux hétérogènes.
Après avoir travaillé durant la Deuxième Guerre mondiale pour l’Office of War Information et le British Information Service, il crée et dirige le service des informations et éditions spéciales de la toute jeune chaine de télévision CBS, et sera un pionnier du journalisme télévisé, formant toute une génération de reporters. Il quitte CBS pour réaliser le flamboyant et provocant Strange Victory (1947) où il remet en scène les origines du nazisme et les manifestations de sa barbarie, en parallèle avec la recrudescence du racisme et de l’antisémitisme aux Etats-Unis dans l’après-guerre. A nouveau, Hurwitz associe documents d’archives, reportages documentaires (notamment sur le sort des soldats noirs revenus à la vie civile), scènes jouées, poèmes et statistiques, commentaire et musique pour élever un édifice critique d’une singulière ambition. Il ira plus loin encore dans la complexité des interrogations avec The Museum and the Fury (1956), qui intègre de manière extrêmement moderne ce qu’on n’appelle pas encore le devoir de mémoire, la question de la construction de repères émotionnels et d’intelligence critique face aux tragédies de l’histoire, à propos du site d’Auschwitz et de sa transformation en musée. Ce film commandité par les Polonais n’est pas montré aux Etats-Unis : Hurwitz, blacklisté par le maccarthysme dont on oublie souvent que les effets se sont poursuivis bien longtemps après la chute du sénateur d’extrême-droite, est interdit de filmer, condamnation dont il subira les effets durant une décennie (Comme Panahi en Iran ?), travaillant alors de manière anonyme.
Grand inventeur de formes cinématographique, Hurwitz avait également été au début des années 50 un précurseur dans le recours aux techniques légères de filmage, qu’il emploie pour The Young Fighter (1953), utilisant des méthodes qui allaient donner naissance au « cinéma direct » et à ses avatars, sur les deux rives de l’Atlantique.
Parmi ses réalisations des décennies suivantes, à côté d’une importante série consacrée à l’histoire de l’art, The Art of Seeing (1968-1970), deux grandes œuvres dominent la dernière partie de son œuvre. A la mort de sa deuxième femme, Peggy Lawson, il compose en 1980 une immense élégie filmée de 3h45. Celle-ci assemble à nouveau archives (dont des extraits de ses propres films, certains réalisés avec Peggy Lawson), documents d’actualité, images de la nature et grandes œuvres d’art, auxquelles il joint un riche agencement de signes graphiques issus de la culture urbaine, de l’architecture, de la presse et des médias. Film d’amour et méditation politique sur l’histoire, Dialogue with a Woman Departed est une œuvre à laquelle on cherche en vain des comparaisons, sinon peut-être certaines des grandes « élégies » filmées par Alexandre Sokourov.
Plus étonnant peut-être avait été en 1964 An Essay on Death : a Memorial to John F. Kennedy, « tombeau » pour le président assassiné devenant une immense méditation sur la mort, et sur sa place dans la vie à partir d’un montage incroyablement créatif dont la plupart des images (sublimes) concernent une randonnée par montagnes et forêts d’un père et de son fils. Sur la bande son, un collage de textes de Montaigne, Tagore, Sénèque, Bertrand Russell, Shakespeare, Hölderlin ou Robert Frost, de musiques et de sons enregistrés dans la nature contribue à l’élaboration de cette forme cinématographique en quête d’intelligence sensible du monde. Quête passionnée qui court au travers de cette œuvre durant quelque 50 ans, et se révèle un continent occulté de l’histoire de cinéma.
Personnage aux multiples facettes passionnantes, Leo Hurwitz est aussi l’homme qui a été choisi pour filmer le procès Eichmann à Jérusalem en 1961, et a pour cette occasion inventé un système de tournage d’une fécondité impressionnante. Dans leur livre Univers concentrationnaire et génocide. Voir, savoir, comprendre (Mille et une nuits), Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka ont précisément documenté le dispositif conçu par Hurwitz, et sa logique. Chris Marker a repris certaines des images tournées dans l’enceinte du tribunal par les caméras de Hurwitz pour un montage, Henchman Glance, qui doit aussi être présenté au Centre Pompidou.
Référence de plusieurs générations de documentaristes et cinéastes engagés aux Etats-Unis, dont Richard Leacock qui vient de mourir, à la veille de l’ouverture du Festival du Réel qui lui rend également hommage, Leo Hurwitz fut un inlassable enseignant, qui dirigea notamment le Graduate Institute of Film and Television de New York University. Il est mort le 18 janvier 1991 chez lui à Manhattan.
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Vous croyez savoir ce qu’est le cinéma ? Vous vous trompez. Vous ne savez rien du tout, que tchi, nib de nib, ouallou !, si vous n’avez pas encore vu L’Etrange Affaire Angelica, le nouveau film de Manoel de Oliveira. Oui, lui, le réalisateur de plus de 100 ans. On s’en fiche de son âge, il ne se voit pas dans ses films. Pendant des dizaines d’années Oliveira a fait des films bizarres et somptueux au milieu d’une indifférence quasi générale, maintenant que sa longévité Guinness size lui vaut une curiosité anecdotique, elle s’interpose à son tour entre lui et ses films. Mais il ne s’agit pas ici des films d’Oliveira en général, de l’œuvre de Manoel de Oliveira, il s’agit juste d’un film, celui qui sort ce mercredi : L’Etrange Affaire Angelica. Film miraculeux dévolu au miracle du cinéma – ou plus précisément au miracle matérialiste de l’image enregistrée, dans ce bas monde où règnent la mort, le désir et le travail.
Est-ce un conte ou un rêve ? C’est un voyage. Un voyage dans un véhicule bricolé par Georges Méliès et réparé par James Cameron pour traverser le pays des frères Lumière, de Robert Rossellini et de Jeannot Vigo. C’est une histoire d’amour comme en aurait raconté Jean Cocteau et dont rêve encore Tim Burton, les nuits où il est en forme. C’est Gene Kelly au moment où il passe de la fausseté du décor de Hollywood à l’hyper-fausseté de la reconstitution de Broadway, mais cette fois pour entrer dans la vérité du labeur des travailleurs de la terre, et la mélancolie brusque des chants de la campagne portugaise. Sur les routes nocturnes et pluvieuses qui pourraient mener à un château des Carpates, le jeune et beau photographe s’en va tirer le portrait de la jeune et belle demoiselle. Elle est morte, hélas. Tout juste mariée, et complètement morte. Mais dans l’objectif du garçon, elle le regarde et lui sourit.
Et dans la scientifique, chimique, irréfutable vérité de la trace enregistrée, enregistrée dans l’âme et le cœur du garçon comme sur sa pellicule – mais qu’est-ce que le négatif du sourire d’une fille morte ? –, dans cette commotion qui permet à Chagall de faire la courte échelle à Boulgakov, Oliveira sculpte de bric réaliste et de broc onirique une parabole envoutante et simple.

Simple ? Ce qui est simple, très simple, est d’aller à sa rencontre. Comme il est simple d’entrer dans un labyrinthe, aux côtés de ce garçon qui se nomme Isaac et porte les stigmates des exils et des exterminations. Et qui travaille trop, qui aime trop. Il n’en réchappera pas.
Ce qui est simple c’est de s’asseoir à la table de la pension de famille où il réside et où on débat à l’occasion d’antimatière aussi bien, c’est à dire aussi mal, que de politique européenne. C’est d’entrer dans un cycle de vie et de mort qui suggère soudain la proximité de L’Etrange Affaire avec La Jetée, comme si le moment où la morte s’anime dans le viseur du photographe répondait à la poignée de secondes où le visage de la femme se met en mouvement dans le film en images fixes de Marker. Et elle, Angelica, comme elle, la femme d’Orly, sera la Némésis de cet amoureux fasciné, sous le signe d’une catastrophe métaphysique et bien réelle. Un film.
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Ce sont sept grands écrans disposés côté à côte, décrivant un arc de cercle très ouvert. Sur chacun de ces écrans passe un film en noir et blanc. Un film ? On va y revenir. En tout cas un plan de cinéma, un plan séquence d’un peu plus de 10 minutes. Chaque plan est différent. Tous concernent la même scène, il serait plus exact de dire : la même situation. Les sept projections commencent et se terminent à l’unisson. Nous sommes dans le sous-sol de la galerie Marian Goodman à Paris, qui présente une œuvre de l’artiste chinois Yang Fudong.

L’installation Fifth Night
Trois choses apparaissent rapidement tandis qu’on essaie de capter l’ensemble des sept écrans, ce qui est impossible, qu’on s’attache à ce qui se passe sur l’un, puis l’autre, avec une sorte de vision périphérique de ce qui se déroule simultanément sur les écrans voisins de celui sur lequel on a temporairement jeté son dévolu.
1) L’artifice. Ce que montrent ces séquences a été composé, nous sommes devant des acteurs et des figurants en costumes, il s’agit d’une reconstitution d’époque (à un moment « 1936 » apparaît sans plus de commentaire au fronton d’un bâtiment), ce que font ces personnages, tous muets, n’est pas très clair mais résulte à l’évidence d’une mise en scène, l’espace dans lequel ils évoluent, le cas échéant avec des véhicules d’époque (grosse voiture, charrette, pousse-pousse) a été fabriqué pour figurer ce qui pourrait être une place à Shanghai dans les années 30. Ces personnages portent des costumes et accessoires qui indiquent, ou au moins suggèrent fortement des rôles sociaux, deux ouvriers, une prostituée, une jeune bourgeoise amoureuse, deux messiers endimanchés, un homme d’affaires, deux provinciaux perdus dans la grande ville…
2) La beauté. Chaque plan est d’une élégance singulière. Le mouvement des personnages qui l’occupent ou le traversent comme la grâce des mouvements de caméra, le charme physique de plusieurs des hommes et femmes que nous voyons, les jeux de lumière subtils ou parfois éclatants composent sept poèmes visuels dépourvus de signification explicite (il n’y a pas à proprement parler de récit) mais riches de joies artistiques. Ces sept offrandes sensorielles s’agencent dans ce long ruban d’écrans, il en émane, globalement, une puissante émotion esthétique, renforcée par la musique aérienne qui baigne l’ensemble.
3) L’unité de lieu, de temps et d’action. Intuitivement, nous percevons très vite que ces sept scènes sont tournées au même moment et au même endroit, alors que ce n’est pas d’abord ce que nous voyons. Mentalement, on reconstitue le dispositif, simple dans son principe et infiniment complexe à mettre en œuvre : sept caméras disposés selon sept angles différents, avec des tailles de cadre et des profondeurs de champ différents sont réparties sur la place. Une seule chorégraphie collective a lieu, dont nous voyons « simultanément » mais sans pouvoir jamais les appréhender toutes, sept fragments qui communiquent entre eux ; tel personnage quitte le champ d’une caméra pour pénétrer dans celui d’une autre, l’ouvrier en tricot de corps est visible à la fois dans ce plan rapproché qui le cadre de face et dans cet autre où on le voit dans le fond et de trois-quarts dos… A la musique qui unifie s’opposent les bruits qui proviennent d’un plan particulier, souvent de ce groupe d’hommes affairés à réparer un vieux bus.
Le tournage de Fifth Night
Plus on regarde mieux on comprend « comment c’est fait », rien de bien mystérieux à vrai dire, mais plus en même temps s’ouvre un immense espace. Intitulée Fifth Night (sans qu’on sache en quoi cette nuit serait la cinquième), l’œuvre de Yang Fudong se charge peu à peu d’une multiplicité d’hypothèses de fictions, elle se déploie à mesure qu’on prend conscience des espaces qui séparent ce qu’on voit, qu’on raccorde mentalement les gestes et les attitudes, qu’on guette un sens qui ne sera jamais avéré, jamais refusé. A mesure que s’écoule la durée de la projection, la diversité des points de vue enrichit de manière joueuse, onirique, parfois burlesque et parfois un peu inquiétante, les éléments sensibles qui se trouvent proposés, suscitant une myriade de possibles histoires alors même qu’aucune n’est racontée.
Dès lors Fifth Night se trouve en effet fonctionner comme un film, un très beau film, de ceux qui en agençant espace et temps, présences humaines et récit de péripéties, permettent à leurs spectateurs d’investir un espace imaginaire, de le configurer et de le compléter à leur guise, d’une manière d’autant plus créative que la proposition du cinéaste est belle. Yang Fudong fait exactement la même chose, mais au lieu de le faire dans l’axe du déroulement du temps comme le fait tout film classique, il le déploie en surface, à la surface d’un mur. Par ses sept cadres juxtaposés son dispositif cligne de l’œil vers les photogrammes alignés sur un film, mais en fait il invente une alternative au « ruban de temps » que matérialise la pellicule, en produisant une « surface d’espace-temps » construite le long du mur d’une galerie.
Jusqu’au 2 avril Galerie Marian Goodman
79 Rue Du Temple 75003 Paris
Telephone 33-1-48-04 7052

Journal d’une demi-Berlinale n°4

Il est absolument incompréhensible que la présentation de Pina, Dance, dance, otherwise we are lost, le nouveau film de Wim Wenders à la Berlinale le 13 février dernier n’ait pas été salué comme un événement majeur, et l’incontestable sommet de ce Festival. D’abord parce qu’il s’agit d’un film magnifique et bouleversant, le plus beau réalisé par Wim Wenders depuis très longtemps. Ensuite parce qu’il s’agit d’une œuvre pionnière, qui ouvre une nouvelle voie pour le cinéma de manière plus décisive qu’aucune autre réalisation 3D à ce jour. Enfin parce qu’on pourrait se souvenir, en Allemagne un peu mieux qu’ailleurs, que l’auteur de Paris Texas et des Ailes du désir a été durant une décennie tenu non sans raison comme le meilleur cinéaste de sa génération, et que si son succès même l’a conduit dans des chemins décevants et solitaires, c’est une manière d’événement de le voir renouer avec un tel niveau d’excellence, non pas en retournant sur ses pas (il ne l’a jamais fait, c’est tout à son honneur, même quand cela s’est traduit en errances, et en errements) mais en s’aventurant sur des chemins nouveaux, que seuls un grand artiste de cinéma, un grand connaisseur amoureux du cinéma était capable d’explorer.
Mais il faut revenir d’abord au film lui-même. Revenir à sa beauté fulgurante, qui s’invente aux confins des splendeurs chorégraphiques conçues par Pina Bausch, de l’émotion suscitée par sa disparition, et de la manière de filmer, en scène et en extérieur, en action et en paroles, ce qui a été construit par le Tanztheater Wuppertal. Revenir à l’émotion dans l’évocation de la personnalité de la chorégraphe par celles et ceux qui l’ont accompagnée dans sa quête, émotion que Wenders rend d’autant mieux perceptible qu’il la ressent lui-même. Cette affection du cinéaste pour celle à qui il dédie ce film en même temps qu’il le lui consacre est pour beaucoup dans l’ovation qui a salué le film à l’Urania, l’immense salle berlinoise où il était possible aujourd’hui de le « rattraper ». Pour comprendre le bonheur qu’offre Pina, il faut revenir à cette source inépuisable de beauté et de force cinématographique à laquelle il puise généreusement : filmer le travail. Filmer les corps et la pensée au travail, la sensibilité et l’inspiration transmuées patiemment en gestes, en actes, en pratiques : dans cet exercice-là, le cinéma est irremplaçable.




Employer la 3D pour un tel projet semble de prime abord absurde, ou vain. Il faut à Wim Wenders une intelligence égale de la danse telle que la concevait Pina Bausch et du cinéma pour au contraire en faire l’occasion d’une double magnification, d’une double évidence. Evidence retrouvée de la poésie, de l’humour et de l’énergie qui président à cette succession vertigineuse de créations collectives, évidence d’un rapport nouveau mais pourtant qui se justifie en permanence de l’image cinématographique à l’espace tridimensionnel. En regardant le film, on s’aperçoit que la 3D permet ce qui au cinéma aurait été presqu’impossible autrement : construire physiquement la constante articulation de l’individuel et du collectif qui se joue en permanence dans les ballets de Pina Bausch, dans son travail avec ses danseurs. Et aussi : donner toute leur présence aux corps des danseurs et plus encore des danseuses, aux volumes des seins, des fesses et des cuisses, et à l’érotisme puissant qui s’impose dès la représentation du Sacre du printemps, au début du film, en même temps que sont admirablement rendus les drapés et les textures, mais aussi la puissance des masses de corps, féminins ici, masculins là, qui s’aimantent et qui s’affrontent.
Mais Wenders n’en reste pas là. Il ne se contente pas de filmer l’espace scénique, il y pénètre. Et s’y déplace, avec ceux qui en sont en principe les seuls occupants. Il ose des mouvements de caméra 3D qu’on aurait crus impossibles sans des déséquilibres et des pertes de repères, mais que sa sensibilité de cinéaste (admirablement soutenue par le travail du spécialiste de cette technologie, Alain Derobe) transforme en véritables harmoniques visuelles du spectacle dansé. Et encore : il sort les danseurs dans les rues de Wuppertal, les emmène dans l’étonnant métro suspendu pour un scène gag mémorable avec monstre et oreiller, ou de vertigineux travellings embarqués. Il les envoie à la piscine, les installe dans une cimenterie ou au milieu d’un carrefour. Et voilà cette danse des pulsions intimes inscrite dans le monde, jouant des proximités et des lointains (« si loin si proche », bien sûr), des souvenirs et du présent, de la stylisation extrême et d’un réalisme prêt à en découdre avec les matières, avec les lumières, avec les morphologies, avec les bruits et les choses du monde.
Ce n’est pas, pas du tout comme assister à un spectacle de Pina Bausch, c’est par de toutes autres voies retrouver leur vérité profonde, leur justesse. Et c’est, en tournant un documentaire où la mise en scène est revendiquée à chaque plan, montrer combien la 3D peut tenir toute sa place dans la construction de représentations du réel, aussi loin des impératifs du spectacle forain de l’heroic fantasy ou du dessin animé que d’un pseudo-naturalisme du relief. C’est affirmer que toute image de cinéma, documentaire ou de fiction – c’est ici de manière si évidente les deux à la fois – est une construction, un geste de cinéaste, et que bien sûr la 3D peut y prendre sa place, et devenir partie prenante du vocabulaire d’un artiste.
On s’en fiche de faire un concours de créativité entre Cameron et Wenders, à ce jour il existe deux grands films en 3D, Avatar et Pina. L’un comme l’autre sont riches de promesses immenses, on a vu à ce qui a suivi Avatar combien ces promesses étaient difficiles à tenir, celles dont le film de Wenders est porteur le sont tout autant, il n’en est que plus remarquable, et plus chargé de désir de voir ce qui viendra ensuite.


Journal d’une demi-Berlinale, n°1
J’arrive au Festival de Berlin au milieu, pas possible de prétendre rendre compte de toute la manifestation. En plus j’arrive agacé : à Paris, j’ai reçu vingt invitations à des fêtes berlinoises, qui toutes avaient lieu entre le 10 et le 14. Cela faisait deux ans que je n’étais pas venu, je découvre que la montée en puissance du Marché du Film, qui ne se tient que durant les cinq premiers jours, a littéralement cassé en deux la Berlinale, et complètement atrophié sa deuxième partie. Tous les amis à qui j’avais proposé de se retrouver ici repartaient le lundi ou le mardi… Métaphore évidente (le marché vs la sélection artistique), mais surtout symbole de ce qui menace les manifestations en apparence les plus solides. En plus, il gèle à mur fendre.
Mais tout cela n’a très vite aucune importance. Première projection : un abîme de bonheur. Avec Le Cheval de Turin, Béla Tarr déploie une parabole sublime et désespéré, une prophétie d’apocalypse qui explose lentement à l’intérieur de plans où ne figurent pourtant qu’un vieux paysan et sa fille, au cœur de la puszta hongroise battue par un vent de fin du monde. L’homme est peut-être le cocher qui, Piazza Alberto à Turin, battait ce cheval que Friedrich Nietzche prit dans ses bras pour un geste désespéré de refus de la terreur, le 3 janvier 1889, avant de sombrer dans une folie dont il ne sortirait que par la mort. Ou peut-être pas, là n’est pas l’important, mais dans la puissance de construction des plans, par la lumière et la durée. Une porte de grange, une flamme qui vacille, un puits à sec, des patates bouillies : chaque image se révèle peu à peu riche d’une puissance presqu’infinie.
Janos Derzsi et Erika Bok dans Le Cheval de Turin de Béla Tarr
C’est comme regarder un portrait de Rembrandt ou une nature morte de Van Gogh, lorsqu’on a bien vu que cela représente un bonhomme avec le nez comme ci et la moustache comme ça, ou une paire de chaussures avec des talons comme ci et des lacets comme ça, il devient possible de pénétrer dans le tableau, de l’habiter, de l’investir d’une rêverie sensuelle, personnelle, sans limite. Parce que dans chacune de ces images il y a l’univers – comme dans toute véritable image, mais les véritables images sont rares, alors que les imageries sont légion. C’est très simple d’entrer dans les images immensément ouvertes et pleines à la fois de Béla Tarr, c’est l’opération la moins intellectuelle qui soit, même si on sait bien que peu de gens sont disponibles à cette aventure, et préfèrent que tout reste bien visible à la surface – « comme les vieilles putes qui portent tout en devanture » disait Léo Ferré.
Dans Le Cheval de Turin, il y a du vent dans la plaine, le père handicapé et sa fille mangent des pommes de terre, le cheval lui ne mange plus, des Tsiganes enfiévrés viennent et puis s’en vont. Ça dure 146 minutes, c’est le temps qu’il faut. Eh oui ! Vous êtes pressés ? N’allez pas au cinéma, allez au fast food.
C’est somptueux, et absolument tragique. Tragique ne veut pas dire sinistre, au contraire. Lorsque le battement intime des êtres et des choses, la vibration intérieure de ce qui fait vivre et mourir sont ainsi rendus sensibles, la puissance vertigineuse des images (images sonores, ô combien, même si taiseuses) submerge d’un torrent d’émotions à la fois inhabituelles et si proches, si humaines. La beauté n’est pas triste, jamais. Elle peut être terrible. Les spectateurs de Damnation (1982), de Satantango (1994), des Harmonies Werkmeister (2000) et de L’Homme de Londres (2007) le savent, Béla Tarr ne porte pas, n’a jamais porté sur le monde un regard optimiste. Ce n’est pas ce qui se passe dans son pays depuis que le populiste nationaliste raciste Victor Orban a pris le pouvoir qui risque de le mettre de meilleure humeur. La presse européenne a parlé de ce qu’Orban est en train de faire à la presse hongroise, la presse s’intéresse volontiers à ce qui arrive à la presse. Elle n’a pas dit un mot de la lettre signée par tous les grands cinéastes hongrois pour alerter sur la destruction méthodique perpétrée par les nouvelles autorités.
Voici cette lettre :
Aux amis du cinéma hongrois
La culture est un droit humain élémentaire. Le cinéma hongrois est une composante à part entier de la culture européenne. Les films hongrois parlent du peuple hongrois, de la culture hongroise, d’une manière unique et originale. Ces œuvres emploient un langage artistique particulier pour transmettre au monde ce qu’est notre pays, ce que nous sommes. Détruire cela c’est détruire la culture.
Cela ne peut pas être justifié par le « réalisme économique », une vision faussée de la situation financière, une idéologie politique ou un point de vue subjectif.
Le gouvernement hongrois a décidé qu’à la place de structure démocratiquement gérée par les professionnels du cinéma qui a garanti le pluralisme de la production jusqu’à aujourd’hui, une seule personne nommée par lui aurait désormais tout pouvoir de décision. A nos yeux cette décision menace la diversité du cinéma hongrois.
Nous, cinéastes hongrois, décidés à rester fidèles à notre vocation et désireux de pouvoir continuer à travailler au mieux de nos capacités artistiques, demandons à chacun de soutenir le pluralisme du cinéma hongrois.
Budapest, le 10 janvier 2011.
Signé : Ildikó Enyedi, Benedek Fliegauf, Szabolcs Hajdú, Miklós Jancsó, Ágnes Kocsis, Márta Mészáros, Kornél Mundruczó, György Pálfi, Béla Tarr.
Cette lettre a pour l’instant reçu le soutien des artistes et professionnels dont les noms suivent :Theo Angelopoulos (Grèce), Olivier Assayas (France), Bertrand Bonello (France), , Frédéric Boyer (France), Leon Cakoff (Brésil), Alfonso Cuaron (Mexique), Luc et Jean-Pierre Dardenne (Belgique), Arnaud Desplechin (France), Jacques Doillon (France), Marion Döring (Allemagne), Atom Egoyan (Canada), Amat Escalante (Mexique), Jean-Michel Frodon (France), John Gianvito (USA), Erika et Ulrich Gregor (Allemagne), Joana Hadjithomas et Khalil Joreige (Liban), Michael Haneke (Autriche), Alejandro Hartmann (Argentina), Shozo Ichiyama (Japon), Jim Jarmush (USA), Aki Kaurismaki (Finlande), Stella Kavadatou (Grèce), Vassilis Konstandopoulos (Grèce), Mia Hansen-Love (France), Wojciech Marczewski (Pologne), Cristian Mungiu (Roumanie), Celina Murga (Argentine), Olivier Père (Suisse), Timothy et Stephen Quay (Grande Bretagne), Carlos Reygadas (Mexique), Arturo Ripstein (Mexique), Daniel Rosenfeld (Argentine), Gus van Sant (USA), Uli M Schueppel (Allememagne), Ulrich Seidl (Autriche), Hanna Schygulla (France), Tilda Swinton (Grande Bretagne), Juan Villegas (Argentine), Peter Watkins (Grande Breyagne), Andrzej Wajda (Pologne).
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C’est une troublante sensation qui nait en regardant ce DVD. Plaisir du film pour lui-même, impression de vivre une résurrection, celle d’une œuvre créée il y a près de 60 ans et presqu’aussitôt disparue, perception d’une place à la fois inconnue et nécessaire dans l’histoire du cinéma français, ou même des formes cinématographiques. Réalisé en 1954 par un jeune homme de 27 ans, Closed Vision, sous-titré 60 minutes dans la vie intérieure d’un homme, ressurgit aujourd’hui grâce à son édition vidéo tel une comète brûlante d’un feu allumé il y a si longtemps, ayant traversé de lointaines ténèbres, jamais éteinte.
A la fin des années 40, le tout jeune Marc-Gilbert Guillaumin, pas encore Marc’O, est au cœur des mouvements artistiques les plus radicaux. Il crée le journal Le Soulèvement de la jeunesse, et la revue Ion – dont le contenu a été très opportunément édité en volume fac-similé en 1999 (Jean-Paul Rocher Editeur). On peut y lire le premier texte publié par Guy Ernest Debord, Prolégomènes à tout cinéma futur, et les pamphlets du groupe lettriste emmené par Isidore Isou. Si la littérature est alors le « front principal » pour ces insurgés de l’art, le cinéma les mobilise grandement, et c’est encore Marc’O qui se retrouve producteur du Traité de bave et d’éternité, film de combat esthétique d’une fulgurante beauté réalisé par Isou (récemment édité en DVD chez RE :VOIR).
Le jeune homme décide de passer à son tour à la réalisation, avec ce projet singulier dont le résultat sera présenté à Cannes 1954 par deux prestigieux parrains, Luis Buñuel et Jean Cocteau. Le projet de Marc’O est de construire une transcription cinématographique de ce qui pourrait se former comme images mentales chez un personnage imaginaire, dont nous ne saurons rien d’autre que ces représentations. Nous saurons en revanche selon quel principe est conçu le film, un préambule en explicitant les idées, et les procédures de réalisation. Avant le surgissement par association libre de scènes oniriques, érotiques, grotesques ou angoissantes, cette mise à distance critique, ou même pédagogique, est l’un des aspects qui distingue Closed Vision du cinéma d’art des années 20 et 30, sous l’influence des surréalistes. Le film de Marc’0 apparaît ainsi comme une sorte de chainon manquant entre d’une part Le Chien andalou et Le Sang d’un poète, œuvres de ses parrains cannois, mais aussi A propos de Nice de Jean Vigo ou La Coquille et le clergyman de Germaine Dulac, et d’autre part ce que feront, selon des approches différentes, Jean-Luc Godard, Alain Resnais et Chris Marker : l’interrogation des processus mentaux de représentation par le cinéma selon des approches à la fois poétiques et critiques. Déjà à l’époque, l’essai cosigné par Resnais et Marker, Les Statues meurent aussi, exact contemporain de Closed Vision, lui fait en partie écho.
Les conditions de naissance de ce film sont elles-mêmes une histoire incroyable, difficilement imaginable aujourd’hui : le milliardaire Howard Hughes, alors patron du studio RKO, avait dépêché en Europe des émissaires chargés de trouver de jeunes artistes de cinéma prometteurs. L’un d’entre eux croisa le chemin de Marc’0, et décida de financer cette réalisation du coup étrangement soignée, aux plans d’un noir et blanc très composé, et qui d’emblée exista en versions française et anglaise – ce bilinguisme étant incorporé avec élégance dans la construction « psychique » supposée organiser le film. Se voulant à la fois manifeste et œuvre inspirée par les idées que proclame ce manifeste (double statut qui pèse un peu sur l’œuvre), Closed Vision explore des voies qui seront, bien plus tard, celles que parcourra notamment le David Lynch d’Ereserhead, de Lost Highway ou de Inland Empire.

Marc’O, lui, partira poursuivre ses expérimentations au théâtre, où il participera à la révolution des années 60 et permettra l’éclosion d’une génération de comédiens (Bulle Ogier, Jean-Pierre Kalfon, Michelle Moretti…), auxquels il offrira aussi un tremplin vers le cinéma, en réalisant en 1967 Les Idoles, une des plus précises et des plus toniques préfiguration d’un mois de Mai qui venait.
Le DVD Closed Vision est édité par Les périphériques vous parlent
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Je reçois souvent des invitations à participer à des festivals, fréquemment comme membre d’un jury. J’y réponds de mon mieux, tant je suis convaincu de l’importance de ces manifestations, notamment des « petits festivals » qui irriguent, en France particulièrement, un riche tissu de relations entre spectateurs et films. Mais souvent je dois refuser, pour des problèmes d’emploi du temps. Lorsque j’ai reçu l’invitation à présider le jury du Festival « A nous de voir » d’Oullins, près de Lyon, j’ai pourtant accepté, aussi au titre de mon activité de rédacteur en chef du site artsciencefactory puisque le thème du festival est le “film de science”.
Des amis plus spécialisés que moi m’ont confirmé la qualité du travail qui s’y faisait, j’ai constaté qu’y avaient été plusieurs fois primés de jeunes réalisateurs que je tiens parmi les meilleurs aujourd’hui dans l’approche du domaine scientifique par les moyens du cinéma, Mathias Théry et Etienne Chaillou… Bref, j’ai accepté.
Mais je me suis étonné auprès de la déléguée générale du Festival, Pascale Bazin, du programme qu’elle m’avait communiqué : une journée pour voir les films, une journée pour délibérer. D’ordinaire, la délibération prend entre une heure et deux heures et demi, quand c’est compliqué, avec beaucoup de films. Là, on avait 8 films, dont 7 de moins d’une heure. Elle m’a répondu que je verrai bien, mais qu’elle croyait cette durée utile. J’ai vu.
J’ai vu d’abord que j’étais le seul « spécialiste du cinéma » (hum…) du jury. Autour de moi, des pointures, mais venus d’autres domaines : la neurobiologiste Catherine Vidal, les sociologues Alain Kaufmann et Dominique Cardon, le philosophe des sciences Jean-Michel Besnier, l’historien Denis Peschanski. Donc on a regardé les films ensemble, je n’en parlerai pas ici en détail, ce n’est pas le sujet de cette chronique. Disons seulement qu’ils étaient d’une extraordinaire diversité dans leurs thèmes (le clonage et l’épigénétique, les suites d’une expédition anthropologique dans le Pacifique Sud, le risque nucléaire quand EDF confie l’entretien des centrales à des sous-traitants, la collecte quotidienne de données par des amateurs pour Météo-France, les effets du néolibéralisme sur le traitement des troubles psychiatriques graves, le portrait de l’inventeur du LSD…), tout aussi divers par leur distance à un sujet scientifique, leur style et leur ton.
Le lendemain, surprise : au moment de se réunir pour choisir le lauréat, un micro est installé bien en évidence, qui va enregistrer nos débats, auxquels assistera (sans jamais intervenir) la déléguée générale du Festival. Après quelques considérations sur l’œil de Moscou qui nous surveille, commencent des délibérations qui vont justifier amplement et le temps qui leur est imparti, et la présence du micro, destiné à les restituer au moins pour l’équipe qui organise le festival. Commence en effet, grâce à l’acuité des regards différents portés sur les mêmes films, la production d’un ensemble de réflexions, à la fois sur les sujets évoqués par les films et sur les capacités du cinéma à aborder ces enjeux, d’une richesse qui me paraît supérieure à celle des films eux-mêmes. Ça prendra une bonne partie de la journée, et il fallait bien ça, ce sera d’ailleurs complété par une conversation entre notre jury et un autre composé d’étudiants en cinéma et d’étudiants en sciences, conversation elle aussi fort instructive.
Je prends conscience de la richesse que pourrait, que devrait représenter une discussion de jury, dès lors que le but premier n’est ni d’imposer un candidat ni d’en finir au plus vite avec cette tâche protocolaire. Sans doute la composition de ce jury-là était elle exceptionnelle, mais il y aurait de toute façon beaucoup mieux à faire que ce qui se pratique d’ordinaire. A mesure que le temps passe, j’éprouve un sentiment de gratitude, à l’égard de mes co-jurés qui, défendant des films que je n’aime guère, y voient des choses qu’ils savent rendre passionnantes, à l’égard de l’organisation du Festival qui, par le choix des films et des jurés mais aussi la construction de cette durée, a rendu cette situation possible, et à l’égard du cinéma lui-même, décidément infiniment fécond, même quand, à mes yeux, il est pauvrement représenté dans des productions pour la plupart formatées pour une diffusion télé qui est leur seule chance de viabilité économique. A la fin, nous ne savons toujours pas ce que veut dire “film de science”, mais nous sommes nettement plus au clair sur nos attentes et nos exigences vis-à-vis des films pris un par un.

Une image de La Pieuvre de Laetita Carton
Et vous savez quoi ? Au terme de cette longue conversation, c’est bel et bien la réalisation qui relève le plus directement du geste cinématographique, la seule d’ailleurs qui dure 1h30, vers laquelle converge la très grande majorité des suffrages. Il s’agit d’un premier long métrage d’une jeune femme de 33 ans, Laetitia Carton, intitulé La Pieuvre. Avec un impressionnant mélange de courage, de sensibilité et de précision, elle y décrit sa propre existence au sein de sa famille soumise à l’omniprésence d’une maladie atroce, la chorée de Huntington, qui a emporté un grand nombre des siens, frappe de ses terribles symptômes plusieurs autres, et la menace elle aussi. Aussi pudique qu’émouvant, le film est une éclatante expression de la capacité du cinéma à construire une compréhension à la fois de ce que fait une maladie et des processus individuels et collectifs de multiples natures qu’elle est susceptible de déclencher, à l’échelle d’une famille comme de la collectivité.
La soirée du palmarès achèvera de consacrer cette évidence, celle du talent d’une jeune cinéaste comme de la richesse possible de l’interaction entre enjeux cinématographiques et scientifiques : avant notre propre récompense, le prix du public et le prix du Jury jeune ira… à La Pieuvre de Laetitia Carton.
Au générique, il est indiqué que le film a été coproduit par FR3, ce qui lui promet une diffusion sur la chaine. Mais après la proclamation des résultats, la réalisatrice nous apprendra que FR3 ne manifeste aucun empressement à le diffuser. «Trop personnel », trop direct… Mes collègues du jury sont outrés, des portables bien intentionnés jaillissent pour appeler quelqu’un d’influent qui mettrait un terme à cette bêtise et à cette injustice. Pendant les délibérations du jury, j’avais essayé, pas toujours avec succès, de mettre en évidence les effets délétères du formatage télévisuel sur des projets qui, souvent, possédaient d’autres potentialités, celles du cinéma. Le cinéma où, je l’espère, on pourra un jour prochain voir La Pieuvre… avant qu’il passe (aussi) à la télé.
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Il a mal à la tête. Il est Palestinien. Il est réalisateur. Ces trois caractéristiques de Raed Andoni dessinent le périmètre où nait son film. Un film qui, inévitablement, met en jeu ce que c’est de vivre aujourd’hui à Ramallah. Un film, surtout, qui joue avec cet épuisant « inévitablement ». Fix Me raconte l’histoire d’un homme dont la vie est tellement définie par le fait d’être Palestinien que ça « lui prend la tête », littéralement – que ça l’empêche d’exister, ça lui bouffe le quotidien, dans la vie, dans les pensées, les désirs, les rêves. Cela fait de lui un cinéaste qui ne peut pas être un cinéaste mais, inexorablement, un “cinéastepalestinien”.
Ça le rend malade, Raed Andoni, alors il se soigne. Fix Me (bande annonce) raconte cette tentative de cure, chez un psy et en compagnie de proches, des amis, de la famille. Il parle avec ceux qui ne comprennent pas qu’il se préoccupe d’un sujet si limité, lui-même. Avec ceux qui ne peuvent faire autrement que ressasser les souvenirs des tortures, des brutalités, des mille harcèlements commis par l’armée israélienne. Sans cesse, sans fin. Ils sont fous, forcément. Ceux qui se réfugient dans une sorte d’ « infra-vie », de déni de la situation réelle, des checkpoints aux attentes interminables, des humiliations, du « mur de sécurité » qui emprisonne tout un peuple. Un autre genre de folie. Il raconte son enfance à son toubib, se la fait raconter par sa mère. Il cherche. C’est la folie.
La folie de vivre des décennies dans un état d’exception. La folie de vivre dans un environnement entièrement structuré par un espoir, la libération des Territoires occupés, qui ne cesse de reculer, de se ternir, de se salir. La folie de sentir à chaque instant que l’« Occupation » est aussi l’occupation des esprits, non pas au sens où ils y acquiesceraient mais au sens où ils en sont sans fin occupés. L’occupation, elle est aussi dans la tête, et ça fait mal à la tête.
Raed Andoni (à gauche) chez le psy
Grâce à cette approche individuelle, par le ressenti physique de celui qui le fait, Fix Me invente une manière renouvelée d’évoquer la situation dans la région. Mais c’est aussi, et du même élan – là est la grande réussite du film – une mise en jeu critique du statut d’artiste aux prises avec un « sujet » qui le domine et l’obsède, auquel il ne peut échapper. Documentaire, il se situe en même temps aux franges d’un fantastique qui vient de Poe, de Barbey, de Maupassant, de Gogol et de Kafka, tous ces auteurs en proie à des obsessions qui menacent de les dévorer littéralement.
Sans se pousser du col, le film parvient ainsi à la fois à montrer ce que c’est d’être un homme entièrement assujetti à une force qui le hante – Andoni est né en 1967, il n’a connu son pays qu’occupé – et d’être un auteur sommé de ne s’occuper que d’un seul sujet. Film dépressivement drôle, Fix Me est une comédie fantastique renouant avec la tradition de l’auteur-acteur-personnage : Raed Andoni joue évidemment son propre rôle. A cet égard son approche évoque celle de son compatriote Elia Suleiman. Mais, parce que Fix Me est aussi, et très puissamment, un documentaire, on songera surtout aux constructions subtiles et détonantes du cinéaste israélien Avi Mograbi. Trois exemples qui suggèrent que face à cette machine à broyer les individus qu’est ce qu’on nomme pudiquement « la situation au Moyen-Orient », et du fait même de son caractère interminable, les cinéastes n’auraient d’autre choix que d’entrer dans le champ, et d’offrir leur intimité (Suleiman en pyjama, Mograbi dans sa salle à manger, Andoni chez le psy) comme matière ultime, pour se réapproprier un espace où pouvoir exister quand même. Et, de là, pouvoir encore poser des questions, ouvrir un peu d’espace. Faire un film.
(Sortie le 17 novembre)
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