Enjeux et promesses de la projection à l’ère du numérique et du relief

En ce moment se joue une mutation majeure dans la manière de montrer les films. Il s’agit du passage de l’utilisation d’outils analogiques, notamment la pellicule, à des outils numériques, aussi bien au moment du tournage que lors de la projection. S’inscrivant dans une évolution bien plus vaste (les innombrables aspects du recours à des techniques numériques, dans tous les domaines), le phénomène particulier du passage à la projection numérique est l’occasion d’une réflexion des professionnels et des pouvoirs publics, partout dans le monde, dont l’importance en fait bien plus qu’un simple enjeu technique. Y compris dans des pays où l’idée même d’une organisation coordonnée d’intervention des pouvoirs publics dans un domaine à la fois d’entreprises privées et de produits culturels, cela aura été l’occasion d’initiatives nouvelles, et significatives bien au-delà du dossier lui-même. Ainsi par exemple en Grande Bretagne ou en Pologne, qui revendiquent pourtant d’ordinaire des attitudes ultralibérales de non-intervention. En France, le sujet a donné lieu à une initiative particulièrement intéressante (cf. « La guerre des salles aura-t-elle lieu ? » sur ce même blog).
Qu’est-ce qui se joue, en effet, à l’occasion de ce changement ? Avant d’essayer de mettre en évidence ces enjeux, il faut commencer par dire que le passage des salles de cinéma de la projection de la pellicule analogique, ou argentique, à des images et des sons stockés dans un fichier numérique ne fait plus l’objet d’aucun débat quant à son principe. La chronologie de cette évolution, les différentes normes techniques, les modèles économiques, la possibilité et la nécessité de conserver à titre mémoriel des projecteurs analogiques en état de fonctionnement restent des questions débattues, mais pas le principe lui-même du passage progressif, mais en constante accélération, de la projection en salles avec des outils numériques.
Pourquoi est-ce donc si important ? La question appelle deux réponses, complémentaires mais différentes. La première porte sur la manière dont le développement des techniques numériques modifie le processus même de la projection. La seconde concerne la place de ce dispositif particulier qu’est la projection dans un environnement où se multiplient les autres modes d’accès aux images (et aux sons).

La projection à l’ère du numérique
Il faut ici à nouveau introduire d’emblée une autre distinction, entre la projection des films dans les salles de cinéma et la projection à domicile ou dans un espace privé.
Pour ce qui concerne les salles, il faut remarquer que le cinéma commercial analogique aura vécu selon une règle commune, égalitaire : du point de vue du matériel, tout les films distribués dans les salles commerciales utilisaient le même support, la pellicule 35mm. Cela a joué un rôle très important dans la possibilité de faire coexister dans les mêmes lieux des films très radicaux et des films très grands publics, disons un film de Steven Spielberg et un film de Jean-Marie Straub. Même si nous savons bien que l’accès réel aux salles n’a jamais été égalitaire, ce point de passage technique commun entretenait, symboliquement mais aussi dans une certaines mesure pratiquement, l’hypothèse de l’appartenance à un même univers, celui du cinéma.
Les développements de la technique numérique proposent, à l’inverse, des choix plus variés, et d’ailleurs très intéressants, mais porteurs de nouveaux risques. Avec du matériel léger et bon marché, il est aujourd’hui possible de montrer facilement des films dans des lieux à peine aménagés, et dans des conditions de conservation et de transport beaucoup plus souples qu’auparavant. Il serait absurde de se draper d’emblée dans le refus de ce « cinéma du pauvre », quand nous savons que des régions entières deviennent des déserts cinématographiques, quand nous recevons chaque année l’annonce de la fermeture de la dernière salle d’un pays, comme par exemple cette année est arrivée la nouvelle concernant le Cameroun.
Simultanément, les technologies les plus avancées de la projection numérique permettent des projections d’une très haute qualité technique de l’image et du son, auxquels est en train de se joindre le relief, qui permettent une offre très « haut de gamme » dans des installations prestigieuses et hyper-équipées. Il y a là d’énormes moyens matériels, de considérables perspectives commerciales, et sans doute, si de grands créateurs s’emparent de ces projets, l’hypothèse d’œuvres nouvelles et différentes, même si c’est à l’évidence l’industrie qui ouvre cette voie. Le cinéma est habitué à ce type de processus : c’est l’industrie, et non les artistes, qui a joué un rôle moteur dans le passage au cinéma sonore, puis au cinéma en couleur. Ce qui ne signifie pas que l’industrie a toujours raison mais que les créateurs savent s’emparer d’innovations nées de motivations qui n’étaient pas les leurs.
Il n’empêche qu’avec ces disparités entre les modes de filmage et entre les modes de projection introduites par le numérique, le risque est désormais énorme de voir le cinéma se casser en deux dans le lieu même qui maintenait les apparences de son unité : la salle.

Cette fracture n’est pas une fatalité. Pour illustrer cette affirmation, parlons un moment de ce qui est peut-être en train de devenir l’application la plus spectaculaire du passage à la projection numérique : la 3D. Dans ce cas en particulier, il ne fait pas de doute que l’initiative vient de l’industrie lourde, et que les capacités de s’adapter à ce nouveau système sont, dans un premier temps au moins, le privilège des grands circuits. Mais rien n’exclue que les salles indépendants puissent construire les conditions de leur accès à ces systèmes de projection, avec le soutien des pouvoirs publics, en négociant avec les fournisseurs de matériels et autant que possible en trouvant des formes d’alliances entre elles (soit, pour une large part, ce qui s’est produit ou est en train de se produire pour l’équipement en numérique 2D).
Une telle perspective n’a de sens que si on y ajoute une interrogation le plus souvent évacuée dans les débats corporatifs : l’équipement 3D oui, mais pour projeter quoi ? Or il apparaît que si la 3D contemporaine a commencé avec des blockbusters et presque uniquement des films d’animation, elle est susceptible d’être utilisée à des usages artistiques beaucoup plus diversifiés.


On a commencé à voir arriver des films 3D en prises de vues réelles, comme Le Voyage au centre de la terre, et les projets Avatar de James Cameron, Alice au Pays des merveilles de Tim Burton (les vignettes ci-dessus) et Tintin de Steven Spielberg ont vocation à élargir considérablement la place des films en 3D au sein de l’offre, tout en explorant ses usages narratifs, plastiques et spectaculaires. Surtout, on voit déjà des indépendants s’intéresser eux aussi au relief, et réaliser des films à budgets modestes avec cette technologie, par exemple The Hole de Joe Dante, présenté au Festival de Venise cette année: The Hole 3D et aussi Joe Dante’s The Hole 3D: Filming a pivotal scene
Ce sont des projets qui, pour l’instant, relèvent d’un genre spécifique, le cinéma fantastique. En quoi la 3D déploie dans les salles ce qui aura été son principal usage dans les années 1990 et 2000, les effets spectaculaires d’étrangeté et de surprise sur les visiteurs dans les parcs d’attraction. Mais si une évolution de l’enregistrement de la réalité du relief devient ainsi une possibilité à portée de la main, pourquoi ne serait-ce pas aussi pour d’autres usages ? De l’attraction foraine spectaculaire au développement d’un langage artistique élaboré, c’est une évolution que le cinéma a déjà connu lors de ses premières décennies d’existence, et rien n’empêche a priori d’envisager une trajectoire comparable. Dans de multiples directions, la réalisation en 3D ouvre des possibilités plastiques nouvelles, et infiniment plus nuancées que les effets de foire (c’est à dire de parcs d’attraction) auxquels le procédé a d’abord servi.
D’ores et déjà la prise de vue en 3D ouvre à de nouveaux éléments de vocabulaires visuels, en terme de rapports dans l’espace et de rapports d’échelle (voir le dossier du numéro 647 des Cahiers du cinéma, juillet-août 2009). Nous vivons dans un monde en relief, en quoi le cinéma, art de l’enregistrement du réel, se dévoierait-il s’il apprenait à restituer ces trois dimensions comme il a appris à restituer le mouvement, puis les sons, puis les couleurs ? Et déjà, les cinéastes qui ont commencer de travailler ces procédés tendent très vite à inverser le « sens » du relief : non plus utiliser l’illusion d’optique pour faire sortir des objets de l’écran, sur un mode le plus souvent agressif, mais au contraire « creuser derrière l’écran », construire l’espace du relief vers l’arrière et pas vers l’avant par rapport au plan de l’écran.
Nul doute qu’il y ait là, pour les inventeurs de formes cinématographiques de demain, des possibilités esthétiques et dramatiques à explorer, et qui passent par des décisions techniques tout à fait inédites.
Parlons maintenant d’un tout autre aspect de la projection numérique, la facilité d’installer un vidéo-projecteur numérique à la maison. La maison n’est pas la salle, et une part importante des caractéristiques ne s’y retrouvent pas : tout ce qui est lié au fait de sortir de chez soi, de se retrouver avec d’autres, des inconnus, et bien sûr la forme d’engagement que constitue l’acte de paiement. Mais le désir de voir chez soi le film grâce à une telle installation atteste de l’importance encore accordée aux conditions de relation du spectateur avec les images et les sons : l’installation d’un vidéo-projecteur est très différente de l’acquisition d’un grand écran de télévision, elle implique un autre rapport au lieu et à la durée, suppose de créer l’obscurité, et reproduit une part du rituel de l’image plus grande que soi et venue de derrière, qui n’a pas les mêmes effets psychiques que l’image électronique émise par l’écran de télévision.
Et il n’y a pas que la maison. Le vidéoprojecteur permet, on l’a dit, de projeter des films dans des conditions à peu près acceptables dans un très grand nombre d’endroits publics cette fois, mais qui ne sont pas des salles : l’école, l’université, les centres culturels, les colonies de vacances, les maisons de retraite, les entreprises, les hôpitaux, les prisons…, et ainsi d’organiser partout où c’est possible des rencontre collectives et individuelles avec le cinéma, d’en donner le goût à de nouveaux spectateurs. Avec comme effet, aussi, qu’ils acquièrent ou retrouvent le désir de se rendre dans des salles ensuite pour découvrir par eux-mêmes les films – d’autres films que ceux vers lesquels le marketing dirige des populations entières.
En France, un très grand nombre de pratiques de cette nature tirent avantage de ces possibilités liées au numérique (cf. sur ce blog, le texte « Chaque jour, dans un cinéma… »), d’autant mieux qu’elles sont conçues en collaboration avec les salles. Les exploitants ne peuvent de toute façon pas empêcher que les films soient désormais vus massivement ailleurs et autrement que dans leurs salles, il faut dès lors insister sur la manière de tirer partie des nouveaux modes de diffusion pour renforcer aussi la salle.
Qu’est qui se projette ?
Abordons maintenant la question sous un autre angle. Qu’est-ce que c’est que ce phénomène de la projection, et singulièrement de la projection en salle de cinéma ? Cette question de la projection est aussi ancienne que le cinéma lui-même, voire que la lanterne magique ou même que le mythe de la caverne de Platon si vous voulez, mais elle est évidemment reposée de manière nouvelle à partir du moment où les films sont majoritairement vus autrement qu’en projection. Ma question est donc plus précisément : qu’est-ce qui se joue de singulier dans le phénomène de la projection quand ce n’est plus la manière dominante dont les films sont vus ? Puisque désormais ils sont vus surtout sur des écrans plus petits, individuels, et qui ne sont plus une surface de projection, mais qui émettent des images, généralement accompagnées de sons.
Sur ces écrans (télévision, ordinateurs, téléphones), on peut évidemment voir des films, mais aussi beaucoup d’autres choses : toutes les formes de programmes de télévision, du Journal télévisé aux émissions de variétés, des talk-shows aux feuilletons et aux fictions conçues pour la télé, mais aussi des publicités, des jeux vidéo, des œuvres d’artistes vidéo, des images enregistrées avec une caméra numérique, parfois avec un téléphone portable, et qui peuvent être mises en lignes sur Internet, en particulier sur les sites comme YouTube ou Vimeo. Mais parmi toutes ces productions audiovisuelles, il y en a qui restent conçues comme destinées à la projection en salles, et ce sont celles-là, et seulement celles-là, qui sont des films de cinéma. Même si nous connaissons des expériences de programmations d’autres produits événementiels en salles, la salle est le lieu réservé du cinéma. Elle reste le véritable destinataire du film, alors que les autres écrans tendent à gommer ce qui différencie les œuvres, les produits, les manières de s’adresser au spectateur. Ce qui fait la singularité des films, c’est qu’à la différence de tous les autres objets audiovisuels, dont certains peuvent avoir de grandes qualités, les films sont conçus pour être projetés, et projetés sur grand écran. Ils sont habités, on pourrait même dire hantés par leur vocation à être projetés, quand bien même celle-ci est une forme devenue minoritaire de diffusion, et n’est plus le mode de rentabilisation le plus efficace.
Cette caractéristique particulière du film de cinéma ne repose pas sur des critères objectifs, elle renvoie à l’expérience esthétique individuelle de chaque spectateur.
Ce rapport à la projection était naturellement présent dans les œuvres du cinéma d’avant la prolifération du petit écran, mais il devient un parti pris stylistique dans un monde saturé d’écrans électroniques diffusant en permanence des images et des sons. Il s’y joue donc désormais un phénomène de distinction, très conscient chez certains cinéastes – je pense ici aussi bien à Gus Van Sant qu’à Jean-Luc Godard, à Alexandre Sokourov ou à Pedro Almodovar, à Clint Eastwood comme à Jia Zhang-ke, tous ces cinéastes qui interrogent leurs outils et leurs effets dans le corps même de leurs films. Mais ce phénomène de distinction peut aussi être peu ou pas conscient, c’est le cas de certains films hollywoodiens en particulier, mais aussi de films d’auteur documentaires par exemple.
(Un jour, à propos de Pale Rider, Clint Eastwood m’a raconté comment il tournait exprès un grand nombre de plans très sombres pour que le film soit irregardable à la télévision…)
La singularité de la projection, et tout particulièrement de la projection publique, tient à la combinaison de plusieurs facteurs. Voir un film en projection cela veut d’abord dire voir le film dans un lieu clos et où il fait noir, et donc s’abstraire du monde pour accepter un face-à-face avec une représentation du monde Et cela veut dire voir le film en situation contrainte, assis dans un fauteuil où on consent à rester, à renoncer à sa mobilité et à se soumettre à une durée choisie par d’autres. Voir un film projeté, cela signifie également voir une image plus grande que soi, dans un rapport spéculaire inégal, où ce qui est représenté, et qui toujours à un degré ou à un autre, nous ressemble, se présente selon une autre échelle. Enfin voir un film en salle c’est accepter, ou mieux, désirer le recevoir au sein d’une collectivité principalement composée d’inconnus, avec lesquels on partage ce récit, ce spectacle, ce rapport à soi et aux autres. L’expérience très singulière qui résulte de ce dispositif est celui des arts du spectacle tel qu’il existe depuis des siècles. Mais il s’applique à un rapport particulier au réel qui n’existe ni au théâtre ni dans aucune autre forme de spectacle.
Les cinéastes, les critiques et les professionnels qui réfléchissent aux caractéristiques propres au cinéma, à ce qui fait sa force, sa séduction et sa beauté, ne se sont pendant longtemps guère intéressés à la question de la projection, parce que longtemps celle-ci a été évidente. Nous savons combien, aujourd’hui, cette dimension est devenue particulière et minoritaire. Ce nouveau statut ne fait que mettre en évidence combien est décisif ce régime spécifique de relations avec le réel et avec l’imaginaire, lié aux conditions particulières que j’ai décrites.
Il serait plus exact de dire que la projection construit non pas un régime spécifique de relations avec le réel et avec l’imaginaire, mais un ensemble de modes de relations avec le réel et avec l’imaginaire. Ces relations ont ainsi une dimension religieuse, ou du moins concernant le sacré, une dimension érotique ou du moins concernant la libido, elles ont partie liée avec les peurs, et avec tant d’autres régions de la conscience, du subconscient, de l’inconscient. Parmi tous ces modes figure en bonne place, à différents titres, celui du politique – au sens où le dispositif de la projection construit des rapports de force, réels et imaginaires, des processus d’appartenance, des possibilités de se construire comme individu. Parmi ces relations politiques figure manière décisive les similarités entre le fait de se « projeter » comme appartenant à une même collectivité (historique, territoriale, linguistique, politique) et ce qui se passe dans la salle de cinéma (c’est l’objet de mon livre La Projection nationale, Odile Jacob, 1997).
Comme les films parmi l’ensemble des productions audiovisuelles auxquelles nous sommes, volontairement ou non, confrontés, les salles de cinéma sont devenues des espaces minoritaires et différents, par rapport aux modes de diffusion dominant de toutes ces images, sous le régime du flux. Comme les films, les salles de projection de cinéma, pour toutes les raisons qu’on a dites, marquent une alternative et une rupture par rapport aux procédures de communication et d’immersion dominants. Elles sont devenues à la fois un espace d’affirmation – les salles répondent à un désir – et de questionnement – les salles dérogent aux modes majoritaires de consommation des images. Par leur nature, avant même de considérer ce que montre tel ou tel film, ce que programme telle ou telle salle, les cinémas constituent un décalage par rapport à une pratique dominante et formatée. Avec toujours comme ambition que ce soit tout le cinéma qui puisse rencontrer potentiellement tous les spectateurs dans les conditions particulières de la projection en salles.
Ce texte est une version remaniée d’une conférence prononcée en ouverture du 14e Congrès d’Europa Cinemas, qui s’est tenu du 20 au 22 novembre à Varsovie. Créé et financé par l’Union européenne dans le cadre du Plan Media, Europa Cinemas est l’organisme qui fédère et soutient les 2000 salles qui projettent une majorité de films européens (http://www.europa-cinemas.org ). Cinq cents professionnels de toute l’Europe mais aussi sud-américains et asiatiques participaient à ces journées.
Remerciements à Claude-Eric Poiroux, Directeur général d’Europacinema, et à Fatima Djoumer.
lire le billetIl y a d’innombrables festivals de cinéma dans le monde. Et c’est tant mieux. Mais celui de Sao Paulo, qui se tient dans la métropole brésilienne du 23 octobre au 5 novembre, se caractérise par une créativité inhabituelle dans les manières de construire des lieux de rencontre entre les publics et les œuvres.
Invité comme membre du jury du 33e Festival de Sao Paulo, je n’en commenterai évidemment pas la sélection, d’autant que le palmarès n’est pas encore décidé. Mais il n’est nul besoin d’attendre pour souligner l’importance et l’originalité de cette manifestation, marquée par la personnalité de son fondateur, Leon Cakoff, et désormais de sa codirectrice et épouse, Renata de Almeida.
Le Festival est né sous la dictature militaire, il fut alors un espace de résistance démocratique, et connut à ce titre un immense retentissement, malgré les difficultés matérielles et de censure au sein desquelles il a grandi.
Le Brésil a immensément changé depuis 33 ans, et la mégalopole de Sao Paulo aussi, mais cette tension fondatrice demeure. Aujourd’hui, les centaines de films sélectionnés par Cakoff et Almeida sont projetés dans pas moins de 20 lieux (et quelque 35 écrans), depuis la Cinémathèque jusqu’aux multiplexes à l’intérieur de centres commerciaux. Et si les grands cinéastes du monde entier continuent de faire de Sao Paulo une étape importante sur leurs agendas, c’est qu’il s’agit toujours d’une forme de résistance, même si le contexte est entièrement différent. La double emprise des Majors nord-américaines et du gigantesque conglomérat national de médias TV Globo sont désormais les pouvoirs qui se veulent hégémoniques sur les imaginaires de cet immense pays, et c’est bien face à eux que se dressent des entreprises comme la Mostra pauliste.

Chacun ici entendra qu’on ne compare pas terme à terme dictature militaire et puissance des multinationales médiatiques. Mais que cela n’exclue pas d’observer comment, dans des situations différentes, des réponses variées mais animées du même esprit sont possibles, et nécessaires. Sous la dictature, Leon Cakoff avait réinventé ce qui n’existait plus alors nulle part dans le pays : un espace démocratique, manifesté par l’utilisation du bulletin de vote. En effet, unique festival au monde (à ma connaissance) à pratiquer cette méthode, les responsables du festival choisissaient tous les films qui leur paraissaient dignes d’intérêt pour le public brésilien, œuvres de grands maîtres inaccessibles autrement, grandes révélations d’autres festivals, nouveaux films nationaux ou étrangers. Mais c’est le public qui, parmi les premiers et deuxièmes films (une quarantaine), désignait la dizaine qui constitueraient la « sélection officielle » sur laquelle aurait à se prononcer un jury.
Aujourd’hui le procédé a clairement atteint ses limites. Nous vivons en effet à une époque entièrement différente où, au contraire, le public est invité à voter en permanence, par téléphone ou sur internet, sur tout et n’importe quoi à commencer par d’innombrables jeux télé débiles. Une époque, aussi, où l’offre marketing a si bien modélisé les choix dominants que le rôle des festivals (et des critiques) n’est plus de rendre accessible ce qui était rare sinon hors d’atteinte, mais de travailler à ouvrir les esprits à d’autres formes, d’autres rythmes, d’autres histoires vers lesquels les spectateurs saturés de messages promotionnels ne se dirigeraient sûrement pas d’eux-mêmes, quand bien même ces œuvres se trouvent à portée de clic. Le phénomène du dévoiement des procédures démocratiques classiques vaut d’ailleurs peut-être aussi pour d’autres domaines…
Une salle virtuelle
Mais face à l’évolution des techniques et des pratiques, les organisateurs du Festival ne sont pas restés les bras ballants. Ils ont inventé cette année (à nouveau c’est à ma connaissance une première mondiale) la possibilité de redéployer leur travail grâce à Internet, cette fois en tirant le meilleur parti des nouvelles technologies. Ils ont en effet ajouté une nouvelle salle à celles où est présentée leur programmation : une salle virtuelle, accessible en ligne à partir du site du Festival, http://www.mostra.org . Réservée à ceux qui se trouvent au Brésil, ouverte seulement pendant la durée de la Mostra (jusqu’au 5 novembre au soir, heure brésilienne) et limitée à 300 places, cette salle « on line » permet de visionner gratuitement, en streaming, une trentaine des titres de la sélection. Parmi eux, les derniers Bellocchio ou Kitano aussi bien que des jeunes réalisateurs quasi-inconnus (je recommande notamment le documentaire japonais de Toshi Fujiwara, The Fence : http://www.mostra.org/exib_filme.php?filme=414&language=en ). Cette création s’est faite en collaboration avec le site qui met en ligne aujourd’hui, dans le monde entier, le plus grand catalogue de films d’auteur, en fonction des droits libérés pour chaque pays, The Auteurs (http://www.theauteurs.com ).
Encore n’est-ce qu’un début : pour cette première année, nombre de producteurs ont eu peur de donner leur autorisation à la Mostra de Sao Paulo, bien que les risques de piratage soient nuls, et que ce procédé, en limitant l’accès aux 300 premiers candidats spectateurs, ne peut en aucun cas assécher l’offre commerciale classique. Il est au contraire très susceptible de lui donner un élan. Il y a tout à parier qu’une telle offre est appelée à s’étendre les prochaines années, et à susciter des émules dans le monde. Et que la Mostra de Sao Paulo, qui n’aura cessé depuis sa naissance de diversifier ses activités – notamment en travaillant avec les universités, en s’associant avec un éditeur pour publier des ouvrages de référence sur le cinéma contemporain, ou en produisant des courts métrages réalisés par les grands cinéastes invités par la manifestation, que la Mostra, donc, aura continué son travail inlassable, et plus nécessaire que jamais, de défrichage d’espaces de rencontres entre le public et les films.
JMF
lire le billetLe Festival de Pusan, plus importante manifestation cinématographique en Asie, permet de repérer une part essentielle de ce qui travaille l’univers des images dans le monde. Par exemple une étonnante expérience malaisienne.

Dans le plus grand port coréen, ou plus exactement dans la station balnéaire qui désormais le redouble à quelques kilomètres sur la côte de la Mer du Japon, se tient depuis 14 ans un événement dont l’importance dépasse celle d’un grand festival de cinéma. Le Pusan International Film Festival, PIFF pour les amis, est aujourd’hui un rendez-vous majeur sur l’agenda des professionnels et un grand moment pour les adolescents de la ville qui se pressent en cohortes innombrables pour ovationner les stars locales mais aussi pour assister aux films – les quelque mille séances sont toutes complètes, y compris pour les documentaires ou les films aux recherches esthétiques les plus audacieuses. Mais au-delà de sa réussite comme Festival, due pour beaucoup à l’énergie et l’intelligence politique de son fondateur, Kim Dong-ho, le PIFF aura été synchrone de deux mouvements de nature tout à fait différente.
D’une part sa création fut liée au retour à la démocratie de la Corée du Sud : à une époque où les dictateurs d’extrême droite tenaient solidement en mai le cinéma national depuis Séoul, les hommes politiques et les industriels progressistes avaient fait de Pusan leur principal bastion, et c’est avec leur soutien que les gens de cinéma purent créer ce qui fut d’emblée conçu comme un immense projet artistique, économique et médiatique. Le succès de Pusan aura été tel qu’il est question de déplacer dans la ville, où sont en train de voir le jour de nouvelles installations, la plupart des infrastructures liées au cinéma (studios, laboratoires, palais des festivals, école de cinéma, cinémathèque, jusqu’à l’administration d’Etat chargée du cinéma, le Kofic).
Le succès et l’importance du festival aura également tenu au choix effectué depuis le début de se dédier à ce qui n’existait pas réellement en tant que tel au début des années 90 : le cinéma asiatique. S’il y avait bien sûr de nombreux films réalisés dans toute l’Asie, c’est depuis une quinzaine d’année que s’est levé l’immense mouvement qu’on peut à bon droit désigner du terme générique de « cinéma asiatique » – encore que pour être plus précis il faudrait parler de « cinéma de la façade Pacifique », les pays réellement concernés étant la Chine, la Corée du Sud, le Japon, Taiwan, Hong Kong, et désormais les Philippines, la Thaïlande, la Malaisie et Singapour, l’Indonésie faisant figure de plus sérieux prochain candidat. Le Piff, et son bras armé dans le domaine de la production, le PPP (Pusan Production Project) auront accompagné, amplifié et dans de nombreuses occasions contribué à susciter des films où se fédèrent les énergies, les moyens financiers et les participations artistiques et techniques de plusieurs pays de la région. Ce que l’Union européenne n’est jamais parvenu à faire exister sur notre continent (ni pour le cinéma ni plus largement en termes de culture commune), une nébuleuse d’interventions dont le Festival de Pusan aura été le centre l’a fait, et ne cesse de continuer à le faire en Asie.
C’est le véritable sens de cette idée de « hub » revendiquée aujourd’hui comme le slogan officiel de la manifestation : une plate-forme opérationnelle où se croisent en permanence des talents et des représentants de puissances financières et politiques, avec comme objectif de tisser un réseau toujours plus serré de coproductions, de bourses de projets, de circulation des noms et des visages les plus connus. Et le Festival y aura d’autant mieux participé qu’il a été, et reste, programmé selon une haute exigence artistique, qui fait large place aux singularités nationales et locales comme aux innovations technologiques, et, en contribuant à leur reconnaissance, en tire à son tour une partie de sa propre force.
Exemplaire aura été de ce point de vue, cette année, la découverte en salle d’un film à bien des égards exceptionnel. Les habitués des festivals de cinéma ont depuis 4 ou 5 ans repéré l’apparition d’une génération de jeunes et talentueux réalisateurs en Malaisie – ce dont une grande rétrospective témoignera prochainement au Centre Pompidou. Ces réalisateurs figurent pour la plupart au générique de 15Malaysia présenté pour la première fois en salle. Il est fréquent que les « films véhicules » réunissant de nombreux réalisateurs se révèlent des opérations fourre-tout, où l’affiche vaut plus que ce qui se passe sur l’écran (qu’on se souvienne du récent gadget Paris je t’aime). Rien de tel ici, où 15 jeunes cinéastes ont réalisé chacun un film très court inspiré par la situation contemporaine de leur pays, situation notamment marquée par la montée des tensions intercommunautaires, la répression politique et des mœurs, le racisme et l’aggravation des inégalités sociales.

Avec le concours de stars de l’écran et de la chanson, mais aussi d’hommes politiques acceptant de se prêter au jeu de fictions pas toujours à leur avantage, c’est une kaléidoscopique et ludique interrogation sur l’identité nationale à partir d’une approche ouvertement non-nationaliste que réussit ce film. Initié et coordonné par le jeune producteur (et musicien) Pete Teo, 15Malaysia a été conçu pour le public malaisien, mais en sachant n’avoir aucune chance de pouvoir jamais sortir en salles, encore moins être diffusé à la télévision, vu la censure règnante. Aussi le film a-t-il été distribué sous la forme d’un épisode mis en ligne gratuitement tous les deux jours sur YouTube (on peut tout regarder avec http://15malaysia.com ). Il a connu en Malaisie un tel succès (figurant parmi les 10 programmes les plus vus de Youtube durant plusieurs semaines) qu’il est devenu un événement politique national d’importance, et que les dirigeants, du premier ministre aux chefs de l’opposition, sollicitent à présent les auteurs. Lesquels affichaient d’ailleurs, lors du débat qui a suivi la projection de leur film à Pusan, une vive défiance envers cette soudaine sollicitude.
Là aussi, il y a convergence entre la créativité individuelle de cinéastes comme Tan Chui-mui (Love Conquers All), James Lee (Things We Do When We Fall in Love), Amir Muhammad ( Village People Radio Show), Liew Seng-tat (Flower in my Pocket) et les autres … et bien sûr Yasmin Ahmad (Mukshin), la « mère » du cinéma malaisien, décédée brutalement cet été et dont la contribution à ce film collectif aura été la dernière œuvre, entre ces talents très personnels, donc, un mouvement créatif plus général, et des enjeux politiques situés encore à une autre échelle.
15Malaysia fait penser à ce qu’aurait été Paris vu par qui, quatre ans après l’apparition de la Nouvelle Vague française, réunissait certains de ses plus brillants protagonistes (Godard, Rohmer, Chabrol, Rouch, Pollet…), s’il avait en plus cherché à mettre en place une réflexion collective sur la réalité, l’imaginaire et les angoisses de la France de l’époque, y compris en réquisitionnant des figures politiques et intellectuelles influentes. Dans le cas de 15Malaysia , la cohérence entre recherche artistique, acuité politique et’intelligence du recours aux nouveaux moyens de diffusion, le tout récompensé par l’écho suscité dans leur propre pays par le film, établit la singularité et l’importance de cette œuvre … un des 354 films présentés au festival de Pusan.
JMF
lire le billetC’est un soir de semaine comme un autre. Le mercredi 16 septembre, je fais ce qui se fait chaque soir dans des dizaines d’endroits en France : je présente un film dans une salle de cinéma. Ce film-là, Les Herbes folles, œuvre légère, terrible et loufoque, et son auteur, Alain Resnais, me tiennent énormément à cœur mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici – j’y reviendrai peut-être lorsqu’il sortira dans les salles le XX novembre. Il s’agit de la circonstance.
La projection de ce soir-là est particulières, c’est une avant-première. Le cinéma où je me trouve est particulier lui aussi, il est connu de beaucoup de gens en France parce qu’il a durant des années servi de décor aux « Dernières Séances » présentées par Eddy Mitchell à la télévision (à l’époque où la télévision était encore à peu près digne de ses missions de service public). Mais aujourd’hui, Le Trianon, salle municipale dont se partagent la responsabilité les villes de Romainville et de Noisy-le-Sec, en Seine Saint-Denis, est juste un cinéma de banlieue, un peu défraichi même si pas dépourvu de charme. Un cinéma à salle unique, c’est à dire un lieu dont la survie est devenue précaire à l’ère des multiplexes.
En banlieue, en province dans des agglomérations de toutes tailles, à la campagne aussi, dans les salles de cinéma mais aussi parfois sur le terrain de foot d’une cité, parfois sur la place du marché, parfois sous le préau de l’école, parfois dans une grange et parfois dans une salle itinérante aménagée dans une caravane quand il n’existe pas de lieux adéquats, des films sont chaque soir montrés, accompagnés de présentation, de commentaires, d’invités souvent, presque toujours de débats à l’issue de la séance. Débats qui, à l’occasion, se prolongent ensuite au bistrot d’à côté s’il s’en trouve un encore ouvert, ou dans la rue si le temps le permet. Au Trianon de Romainville/Noisy-le-Sec, il y avait des petits pains fourrés et du thé à la menthe servis par une association de femmes immigrées de Romainville, et les paroles ont continué tard dans la nuit. Quinze jours plus tôt, en Corse, c’est à la belle étoile que nous avions longuement continué de parler de Dans la vie, le film de Philippe Faucon que j’avais présenté en compagnie de son auteur, dans un parc à la sortie d’Ile rousse.
Le cinéma, je veux dire le cinéma en salle, est une industrie prospère aujourd’hui. Il y a quinze ans on prédisait son effondrement, mais il enregistre désormais des résultats, en nombres de spectateurs et en rentrées financières, supérieurs à ce qu’il a connu depuis 40 ans. Toutefois cette prospérité repose sur un nombre limité de films, tandis que des centaines d’autres (la France restant le pays au monde où sont distribués des films en nombre aussi élevé et d’une telle diversité) n’apparaissent jamais dans les « box-office », ces statistiques que les journaux publient chaque semaine. Les grands médias populaires, à commencer là encore par les grandes chaînes généralistes, les ignorent.
Pourtant il existe une autre vie du cinéma, exclue des grands circuits, pas moins intense pour autant.
C’est celle qui résulte de cet activisme permanent, auquel prennent part des responsables de salles, des enseignants, des critiques, des membres d’associations pas seulement cinéphiles, des réalisateurs et d’autres professionnels passionnés par l’art qui les fait vivre (plus ou moins bien), ou des « citoyens lambda », pour de multiples raisons, qui vont du pur amour du cinéma à des engagements politiques, civiques, culturels, communautaires, religieux, d’accompagnement de groupes humains confrontés à des problèmes particuliers… Tous les soirs quelque part en France, ça projette, ca discute, ça s’engueule parfois. A quoi s’ajoutent les centaines de festivals locaux, souvent animés par une poignée de bénévoles enthousiastes, mais c’est encore mieux si cette activité permet de faire vivre au moins une partie de ceux qui s’y consacrent, parfois durant une semaine et souvent à temps plein.
Des avant-premières de films inédits, des classiques, des œuvres accompagnées par leur auteur ou leurs interprètes, des programmes complets autour d’un thème ou d’un nom : dans les salles de cinéma bien sûr, mais aussi les bâtiments scolaires, les mairies, les salles des fêtes, parfois les hôpitaux, les prisons. Ce n’est pas de la « promo » au sens habituel et commercial, c’est l’inlassable tissage d’innombrables liens, où les films sont parfois le but et parfois le moyen.
La mauvaise nouvelle c’est que cet activisme se joue de plus en plus « à l’écart », en marge des circuits du « grand cinéma », du cinéma « normal ». Il en va ici de la responsabilité de la puissance publique de faire en sorte que le cinéma puisse demeurer, comme la République, « un et indivisible ». Que pour les spectateurs de tous âges et de tous milieux il y ait continuité et non antagonisme entre le désir de découvrir un grand film à succès en salles, aux séances et tarifs habituels, et le désir de se livrer à des expériences plus aventureuses, moins balisées par le star-system, la publicité et les promotions médiatiques. D’innombrables expériences de terrain prouvent que c’est possible (on ne dit pas que c’est facile), qu’il se trouve partout et toujours des personnes pour porter de tels projets et en ce cas un public significatif pour répondre à cette offre. Seules l’idéologie du triomphe mercantile ou la paresse face à sa pression font que ici, et ailleurs, on lâche prise, et qu’alors tout se défait. Si vite que s’en est effrayant.
Mais il y a aussi une bonne nouvelle. Les personnes qui participent d’une manière ou d’une autre à ce nécessaire et toujours fragile labeur de Sisyphe, labeur si gratifiant dès lors qu’il s’exerce dans des conditions correctes (c’est-à-dire avec le soutien des divers organes, territoriaux ou institutionnels, dont ils relèvent), ces personnes sont par nature dispersées. Géographiquement mais aussi de par leur statut, qui va du professionnel à plein temps au bénévole occasionnel, en passant par d’innombrables modes de fonctionnement. Ce n’est que récemment, au cours d’Etats généraux qui se sont tenus au début de cette année, que l’ensemble des participants à ce que le jargon administratif nomme l’ « action culturelle cinématographique » s’est regroupé en un organisme commun baptisé Blac (Bureau de liaison de l’action culturelle http://blac.collectif.googlepages.com ).
L’enjeu n’est pas de multiplier les organisations et autres « machins », il est de prendre acte de la cohérence de ces innombrables micro-actions, et de leur importance au titre de ce que devrait être une politique culturelle qui ne serait pas que l’accompagnement de la prospérité des industries culturelles mais fonctionneraient selon d’autres logiques, d’autres visées, et d’autres modes d’évaluation. Pour que prolifèrent les herbes folles du bonheur du cinéma, et ainsi les possibilité de l’ « être ensemble ».
JMF