Ixcanul (Volcano)de Jayro Bustamante (Compétition), K d’Emyr ap Richard et Darhad Erdenibulag (Forum).
L’exotisme a mauvaise presse, son emploi est devenu presque toujours péjoratif. Pourtant, si bien entendu le sens qu’il a pris de folklore superficiel dissimulant les réalités d’un pays ou d’une culture éloignée de la « nôtre » ( ???) est négatif, dans son principe le fait d’être confronté aux mœurs et usages fort différents de ceux auxquels on est accoutumés n’a rien de répréhensible, bien au contraire. En ce qui concerne les films, le reproche d’exotisme s’accompagne souvent d’un deuxième, supposé encore plus infâmant : l’idée que les films seraient faits pour les étrangers, les Occidentaux, et pas pour les spectateurs de leur pays d’origine. Etrange reproche en vérité : que les Chinois fassent des films « pour les Chinois » (c’est quoi ?), les Bulgares pour les Bulgares, les Guatémaltèques pour les Guatémaltèques. La France aux Français, quoi. Fort heureusement, le cinéma, quasiment depuis sa naissance grâce aux opérateurs Lumière envoyés dès la fin du 19e siècle dans le monde entiers, comme leurs collègues de chez Gaumont, Pathé ou Albert Kahn, ont fait exactement le contraire. Exotiques ils le furent, ah ça oui. Et pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, ils ont montré le monde au monde – et, partout, tout le monde a été passionné, émerveillé, amusé par ça. Même si au passage ont été mis en circulation d’innombrables clichés, simplismes et visions condescendantes qu’il convient de critiquer, voilà tout de même une idée plus généreuse et plus dynamique que l’injonction du repli sur soi sous-jacente à la haine par principe de l’exotisme.
Les grands festivals internationaux sont, et c’est heureux, des machine à produire de l’exotisme. Ce samedi par exemple à la Berlinale, on pouvait rencontrer deux films venus de pays qui n’ont pas l’habitude d’inonder nos écrans, et c’était deux très belles rencontres.
En compétition, Ixcanul (Volcano)du jeune réalisateur guatémaltèque Jayro Bustamante, en offrait quasiment un cas d’école. Très vite, alors que l’intrigue du film n’est pas encore lancée, on s’étonne et se rend attentif à tout ce qu’on perçoit – des visages et des corps “différents”, une langue aux sonorités particulières et dont on ne saura pas le nom même si on se doute que c’est celle d’Indiens de cette partie de l’Amérique centrale, mais aussi des fruits, des tissus, des manières de manger et de s’habiller, une forme particulière de syncrétisme religieux… Ixcanul n’est pas un traité d’ethnologie chez les Mayas, c’est une histoire pleine de rebondissements et d’émotions. Et assurément si le film en restait à la description simplificatrice (forcément simplificatrice) d’un mode de vie, il tomberait sous le sens négatif du mot « exotisme ».
Au lieu de quoi, il met en place autour de la famille dont il conte l’histoire tout un jeu articulant le proche et le lointain, la relation aux populations urbaines hispanophones, le mirage du voyage vers le Etats-Unis, le rapport complexe, et le cas échéant dangereux, à des croyances qui sont d’abord des moyens de faire avec l’état de la nature et les contraintes du travail, et de la collectivité. D’autant plus émouvant qu’il est d’une grande sécheresse, sans un gramme de sentimentalisme, Ixcanul donne en effet le sentiment de découvrir des humains, des paysages, des pratiques auxquelles on a pas l’habitude d’avoir affaire – et dès lors qu’on croit pouvoir affirmer que ni les personnages ni les spectateurs ne sont traités de manière infantilisante ou manipulatrice, c’est un réel bonheur que de faire cette rencontre-là.
La situation est complètement différente avec K des cinéastes mongols Emyr ap Richard et Darhad Erdenibulag. Cette fois, l’histoire, on la connaît très bien, puisqu’il s’agit d’une transposition du Château de Kafka. Et c’est justement là que joue l’exotisme, mais d’une autre manière, grâce à la liberté dont font preuve les auteurs, respectant méticuleusement l’esprit de l’ouvrage mais l’offrant à une totale contamination par les choses, les lieux, les gestuelles du village de Mongolie où se déroule le film.
La singularité et la séduction des corps, l’étrangeté (à nos oreilles occidentales) de la langue, l’usage des musiques et des chansons, l’incertitude sur le degré de réalisme des bâtiments ou des costumes dans un contexte qui est aussi celui d’un conte fantastique, réinventent littéralement le récit de Kafka. Ils lui donnent une autre chair et d’autres échos sans jamais le trahir. Pas question ici de parler d’une valeur ethnographique, mais la puissance documentaire, elle, joue tout de même puissamment, quoique de manière plus décalée – souvent drôle, voire carrément burlesque, et parfois inquiétante : l’absurde et la violence du pouvoir n’ont pas l’air hors contexte dans ce cadre, c’est le moins qu’on puisse dire.
Ixcanul est-il un film pour les Guatémaltèques ? K est-il un film pour les Mongols ? Qu’est-ce que j’en sais, moi qui ne suis ni l’un ni l’autre ? Ce sont des films qui le temps de leur projection, se seront en tout cas adressés à moi, depuis leurs lointains, avec leurs lointains mais sans s’y résumer, sans prétendre en avoir tout dit ni se contenter de ces éléments particuliers. Et c’est pour cela que je peux, de ma place de spectateur (occidental, festivalier, etc.), la seule place d’où il me soit légitime de m’exprimer, les accueillir et en faire quelque chose – et ainsi me sentir un peu moins ignorant du monde où je vis. Faut-il vraiment en exiger davantage ? Ou juste réaffirmer cette banalité : l’exotisme n’est pas un péché en soi, il y a justes des bons et des mauvais films exotiques. Ixcanul et K sont des bons films, dont l’exotisme est une des vertus.
lire le billetQueen of the Desert de Werner Herzog (Compétition), Histoire de Judas de Rabah Ameur-Zaïmèche (Forum)
Ce sont deux films étonnants, pour des raisons diamétralement opposées. Deux films qui n’ont pour seul point commun que de se situer principalement dans le désert.
Le premier, Queen of the Desert, en compétition officielle, est surtout étonnant parce qu’on n’attendait pas pareil ratage de son réalisateur, Werner Herzog. De ses quelques 40 films (fictions et documentaires, longs ou moyens métrages), on peut même dire que c’est le premier film sans intérêt qu’il ait jamais réalisé. A moins de supposer qu’il a eu besoin d’argent, et trouvé dans ce pensum hollywoodien kitsch la possibilité d’en gagner beaucoup en tournant ce pseudo-remake de Lawrence d’Arabie, centré sur un personnage authentique, Gertrud Bell, Anglaise exploratrice du monde arabe au début du 20e siècle.
On sait Herzog très intéressé par les figures d’aventuriers de l’extrême, la différence entre un grand film comme Aguirre et celui-ci est comparable à celle entre Klaus Kinski et Nicole Kidman, tirée à quatre épingles dans ses toilettes de chamelière doit sortie de chez un couturierde Los Angeles. Tout aussi improbable est James Franco en séduisant attaché d’ambassade à Téhéran – Robert Pattinson en Lawrence s’en tire un peu mieux, dans un registre parodique.
On aurait peut-être simplement oublié cette opération ringarde qu’on espère du moins rémunératrice pour un cinéaste lui-même praticien d’aventures audacieuses (Potemkine est en train de publier en DVD un florilège remarquable de ces réalisations), si on ne trouvait au centre du film un motif visuel et thématique qui est également décisif pour un autre film présenté ce même jour à Berlin, le désert.
Celui-ci est en effet également essentiel au magnifique et étrange Histoire de Judas de Rabah Ameur-Zaïmeche, qui est, lui, étonnant par la manière dont le réalisateur réussit à poursuivre et amplifier la puissance de son cinéma, dans un contexte où on ne l’attendait pas. Avec une puissance d’évocation exceptionnelle, une sorte d’émotion tendue, à la fois violente et fraternelle, le cinéaste de Dernier Maquis propose une vision inédite de la passion du Christ, toute entière tournée vers la matérialité des choses, l’humanité des êtres, la violence des enjeux de pouvoir et l’exigence des liens de fidélité, d’affection et de révolte contre l’oppression.
Coupant au travers des récits établis sans les attaquer ni offenser qui que ce soit, Rabah Ameur-Zaïmèche invente une diagonale de la compassion et de la souffrance qui, en-deçà de tout rapport religieux ou dogmatique, et sans naïveté aucune, affirme une foi dans les hommes et dans ce qui vibre entre eux.
De manière qu’on croira de pure coïncidence, et qui se trouve dire très clairement la vérité antagoniste de deux idées du cinéma, le désert de Queen of the Desert, que la caméra ne tolère jamais comme désert, que la réalisation ne cesse de peupler de gadgets visuels, de symboles, d’anecdotes aggravées par une musique tonitruante, s’oppose radicalement au désert d’Histoire de Judas, dans sa puissance tellurique, sa singularité comme espace, comme sensation, comme autre de l’humain et que pourtant celui-ci habite, ou affronte.
Ce serait la même chose n’importe où, à la ville, à la mer ou à la campagne comme disait Michel Poicard, mais l’âpreté exigeante du désert (que Herzog avait d’ailleurs lui-même si bien filmée dans Le Pays où rêvent les fourmis vertes, comme ailleurs le fleuve, la forêt ou la montagne) ne fait que souligner davantage ce qui distingue, et oppose, un cinéma avec le monde – fut-ce pour raconter une mythologie antique – d’un cinéma qui élimine le monde – fut-ce pour raconter une histoire vraie, et aux échos très actuels.
lire le billetCe jeudi soir 5 février s’ouvre le 65e Festival de Berlin. Déferlement de vedettes sur le tapis rouge du Berlinale Palast près de la Potsdammer Platz, avec en film de gala Personne n’attend la nuit de la réalisatrice espagnole Isabel Coixet, starring Juliette Binoche. Le jury présidé par Darren Aronofsky aura à attribuer les ours d’or et d’argent en départageant, le 15 février, 23 films en compétition, dont les nouvelles réalisations de Benoit Jacquot (Journal d’une femme de chambre), Terrence Malick (Knight of Cups), Wim Wenders (Everything Will Be Fine), Werner Herzog (Queen of the Desert), mais aussi Jiang Wen, Peter Greenaway, Pablo Larrain, Kenneth Branagh, Patricio Guzman, Alexei Guerman Jr… Des hommages spéciaux seront rendus à Wenders et à Marcel Ophuls, tandis que, comme il est d’usage à Berlin, les pléthoriques sections parallèles, Panorama et Forum, couvriront tout le spectre de la production, du plus convenu au plus expérimental.
Au sein de ce programme, en compétition, un film occupe d’ores et déjà une place singulière. C’est aussi le seul dont il est assuré que son réalisateur n’assistera pas à la projection officielle. Ce réalisateur, Jafar Panahi, reste sous le coup d’une interdiction de quitter l’Iran, ce qui ne constitue qu’une partie de la sentence qui l’a frappé: depuis 2010, il est condamné à six ans de prison, et interdit de réaliser des films et de s’exprimer en public, à la suite de son soutien affiché au mouvement «vert» qui a tenté de s’opposer à la réélection frauduleuse de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la république en juin 2009. A l’époque arrêté et emprisonné sans ménagement, Panahi vit désormais chez lui, toujours sous la menace que la sentence concernant la prison soit exécutée.
S’il a respecté les interdictions de s’exprimer et de voyager, il a en revanche par trois fois contrevenu à celle de ne pas filmer. Ayant fait l’objet d’un immense mouvement de solidarité de la part de cinéastes du monde entier au moment de son arrestation, salué avec éclat notamment par les grands festivals à commencer par Berlin (qui lui réservait en 2011 un fauteuil –vide – de juré officiel), Cannes, Venise et Toronto, Panahi a répondu aux tentatives du régime de le faire taire avec trois réalisations importantes.
Dans le huis-clos de son appartement téhéranais, Ceci n’est pas un film (cosigné avec Mojtaba Mirtahmasb et présenté hors compétition au Festival de Cannes 2011) est une passionnante –et souvent très drôle– méditation sur le sens même de faire un film, et ce qui se joue dans ce processus. Deux ans plus tard, Pardé (Closed Curtains, cosigné avec Kambuzia Partovi), poursuivant sur un mode plus abstrait les mêmes interrogations dans une maison au bord de la mer mais coupée du monde, était présenté à Berlin. Panahi récidive donc cette année avec Taxi. (…)
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Rarement une manifestation cinématographique aura aussi bien porté son appellation de « Rencontres ». Dans la salle de la Cinémathèque de Bejaïa dominant le port de la cité kabyle comme dans les bistrots environnants ou au Café-ciné installé dans le foyer du théâtre voisin, les conversations, débats parfois vifs aussi bien qu’échanges érudits ou mise en commun de projets ou de carnets d’adresse semblent ne jamais devoir s’interrompre. Cette circulation de paroles est bien au cœur du projet tel que l’a conçu l’initiateur des Rencontres Cinématographiques de Bejaïa il y a 12 ans, Abdenour Hochiche : « à partir du début des années 2000, au sortir de la période la plus sombre, il est devenu possible de relancer des activités publiques, directement issues de la mobilisation démocratique en même temps que des enjeux artistiques concernés (la ville accueille également un festival de théâtre très actif). Dès le début, nous avons voulu créer un lieu d’échanges sans exclusive, les RCD ne sont ni un festival – il n’y a pas de compétition – ni une vitrine de quoi que ce soit. Chaque année on nous reproche l’absence de tel ou tel film algérien, mais ce n’est pas notre vocation. Il y a en Algérie de nombreuses manifestations copiées sur des modèles extérieurs, et qui tendent à privilégier le côté événementiel, l’effet d’annonce. Nous sommes différents. »
Natif de cette ville au cœur d’une Kabylie toujours rebelle, vigoureusement laïque, et où la culture est depuis longtemps un enjeu politique revendiqué, militant associatif autant que cinéphile activiste, Hochiche insiste sur la relation indispensable entre le temps fort que sont les RCB et le travail au long cours que mène l’association organisatrice, Project’heurts, grâce notamment à un ciné-club bimensuel, mais aussi à l’organisation d’ateliers d’initiation à l’image avec les enfants et les adolescents. Apparues dans le sillage d’une autre manifestation cinématographique consacrée au documentaire, Bejaïa Doc, en tandem avec le travail d’une association basée en France, Kaina Cinema, les RCB organisent également des ateliers d’écriture de courts métrages destinés à de jeunes réalisateur maghrébins.
D’un dynamisme et d’une indépendance d’esprit dont on chercherait en vain l’équivalent dans le paysage actuel du cinéma algérien sinistré par l’asthénie générale qui plombe le pays depuis les années noires, l’incurie officielle et le poids des anciennes baronnies de ce qui porta jadis les espoirs d’un cinéma du tiers-monde dont il ne reste que les fantômes, les Rencontres ont pourtant failli ne pas avoir lieu en 2014. La ministre de la culture d’alors avait coupé les vivres fin 2013, et un cruel paradoxe a voulu que les violentes réactions qui ont marqué, en Kabylie, le coup de force du président Bouteflika violant la constitution pour se faire élire à un quatrième mandat en avril dernier ait entrainé des destructions de bâtiments officiels… dont la Maison de la culture, lieu habituel de la manifestation. D’ordinaire organisée en juin, celle-ci a finalement pu avoir lieu grâce à l’arrivée d’une nouvelle ministre, Nadia Labidi, elle-même productrice de films, qui a rétabli le soutien de l’Etat, indispensable complément de l’apport de la ville et de la contribution de l’Institut français. De quoi rendre in extremis possible une manifestation frugale (100 000 euros de budget total), qui doit ses conditions d’existence à l’engagement de nombreux bénévoles.
L’universitaire Olivier Hadouchi, les critiques Saïdou Barry et Saad Chakhali lors du débat consacré à Serge Daney, animé par Samir Ardjoum, critique et directeur artistique des RCD
Du 7 au 13 septembre, la programmation explicitement conçue pour susciter le débat a donc mobilisé invités et public, dont de nombreux jeunes réalisateurs algériens venus de tout le pays. Conçue par le directeur artistique des RCD, le critique Samir Ardjoum, cette programmation cherche un équilibre entre courts et longs, œuvres artistiquement ambitieuses et sujets de société (dont le très polémique At(h)ome d’Elisabeth Leuvrey sur les essais nucléaires français et leurs séquelles mais aussi l’utilisation du site comme camp d’emprisonnement-mouroir pour des militants islamistes), films algériens, arabes et internationaux. Ardjoum a également animé deux rencontres consacrées à Serge Daney, le plus grand critique de sa génération, qui s’était rendu à de nombreuses reprises en Algérie. Il s’agissait là moins de célébrer une grande figure de la pensée sur le cinéma que de tenter de mettre à jour comment la pratique et la réflexion développées par Daney dans les années 70 et 80 peuvent servir dans le contexte actuel. Des jeunes critiques (le Français Saad Chakhali, le Burkinabé Saïdou Barry) et universitaires (l’historien Olivier Hadouchi) auront ainsi contribué à cette recherche, en écho aux témoignages de participants plus chevronnés (le réalisateur franco-vietnamien Lâm Lê, la productrice de radio Catherine Ruelle – et l’auteur de ces lignes).
Parmi les quelques 36 titres de tous formats présentés aux 12èmes RCD, ce sont surtout des films signés par des Algériens qui ont attiré l’attention – à l’exception du magnifique 1000 Soleils de Mati Diop et d’un beau court métrage cambodgien de Davy Chou. Heureux effet d’un problème technique comme les Rencontres, qui se tiennent dans des conditions qui restent précaires, ne cessent d’en affronter, le documentaire El Oued El Oued d’Abdenour Zahza s’est retrouvé en projection d’ouverture, à la satisfaction générale. Le très beau H’na Barra (Nous, dehors) de Bahia Bencheikh El Fegoun et Meriem Achour Bouakaz, exemplaire transformation par ses deux réalisatrices d’un sujet à thèse (le voile dans la société contemporaine) en épanouissement d’une écoute, d’une attention aux visages, aux voix, aux silences, débordant de toute part un énoncé qui, à Bejaïa, ne fait pas polémique. Ainsi également le très prometteur moyen métrage de Karim Moussaoui, Les Jours d’avant, évoquant le télescopage d’une adolescence et de la violence terroriste au début des années 90. Avec Loubia Hamra, la cinéaste Narimane Mari propose une sorte d’incantation visuelle aussi stylée que complexe autour de la présence contemporaine de la mémoire des luttes anti-coloniales, grâce à une sidérante bande de gosses débordant de vie. Sur les deux rives de la Méditerranée, Nazim Djemaï déploie les ressources d’un regard très personnel : le court métrage La Parade de Taos est un vif poème noir et blanc hanté par la violence subie par les femmes dans l’espace public, quand A peine ombre, tourné à la clinique psychiatrique de La Borde, construit une très belle attention aux êtres humains qui y vivent, sans préjuger du statut qui leur est affecté.
Chaque séance a donné lieu à des discussions inhabituellement denses, et parfois enflammées, grâce à un public qui souvent ne s’embarrasse pas de diplomatie. Quitte à surprendre les invités, comme lorsque le réalisateur tunisien Mehdi Ben Attia s’est félicité de pouvoir pour le première fois montrer Je ne suis pas mort dans un pays arabe, pour s’entendre rétorquer vigoureusement, et collectivement : « ici, ce n’est pas un pays arabe ». Dans cette Algérie qui ne produit plus que 2 ou 3 longs métrages par an, dont les salles vieillottes sont fermées ou désertées, où le travail critique est en jachère et la formation professionnelle aux métiers du cinéma en demi-sommeil, les RCB ne peuvent assurer seules une renaissance d’un cinéma qui est pourtant étonnamment riches de talents susceptibles de rejoindre les grands cinéastes algériens d’aujourd’hui, comme Tariq Teguia ou Malek Ben Smail. Dans l’attente d’une hypothétique nouvelle politique, les Rencontres de Bejaïa entretiennent tout du moins une dynamique dont on sent clairement, sur place, qu’elle ne demande qu’à prendre son essor.
La villa de Mon Oncle et Marina Vlady dans 2 ou 3 choses que je sais d’elle à la Biennale d’architecture.
Un bref passage (de quatre jours) ne permet pas de porter un jugement sur l’ensemble d’une édition qui dure le triple et présente, toutes sections confondues, quelque 180 films. Mais les 16 titres rencontrés au Lido durant cette 71e édition de la plus ancienne manifestation cinématographique du monde suscitent néanmoins un bilan inquiet. La grande majorité de ces films se caractérise en effet par leur caractère prévisible. Prévisible au sens de s’installant durant les 10 premières minutes de projection sur des rails que rien ne viendra perturber ou animer de quelque manière.
Il ne s’agit évidemment pas de surprendre à tout prix, il s’agit de laisser vivre un film quelque soit son style, son genre (et son budget), d’en donner à partager la respiration, les mouvements internes, les emballements ou les moments de suspens. Au lieu de quoi, on voit un nombre impressionnant d’objets définis par ce qui ressemble à un programme (au sens de programme informatique), et qui n’en variera pas d’une ligne avant que ne se rallume la lumière.
Sans même s’appesantir sur le seul film vraiment indigne, l’horrible The Cut de Fatih Akin évoquant le génocide arménien avec les moyens d’une interminable pub Armani, on retrouve la même rigor mortis dans un film de mafia italien figé dans les codes du genre (Les Ames noires de Francesco Munzi) aussi bien que dans le débraillé volontaire d’une histoire de junkie new-yorkaise (Heaven Knows What de Josh et Benny Safdie, qu’on a connus plus inspirés), dans un premier film chinois au scénario trop rusé (Binguan de Xin Yukun), comme dans le «véhicule pour les oscars» spécialement dessiné pour Al Pacino, Manglehorn de David Gordon Green, ou la machination verrouillée autour des rêves perdus d’intellectuels cubains vieillissants de Retour à Ithaque de Laurent Cantet, sans parler du faussement expérimental et totalement monocorde Near Death Experience de Kervern et Delépine avec Houellebecq. Un petit film qui revendique l’ultra-simplicité de sa ligne narrative, aussi ténue que celle d’une balade de folksong, Jackie and Ryan, d’Ami Canaan Mann, est plus plaisante.
Tout n’est pas à mettre dans le même sac, et on a dit le plaisir de découvrir la libre audace des Métamorphoses selon Christophe Honoré. On attend avec impatience l’occasion de saluer à leur tour l’admirable 3 Cœurs de Benoit Jacquot (qui sort le 17 septembre), et bientôt le poignant Tsili d’Amos Gitai réinventant avec une grâce radicale le roman d’Aharon Appelfeld, et aussi le complexe film de fantôme hanté par la révolution culturelle Red Amnesia de Wang Xiao-shuai.
Bonne surprise également avec le deuxième film de David Oelhofen, Loin des hommes, western minimaliste dans les montagnes de l’Atlas au début de la guerre d’Algérie échappant à son propre programme grâce à la manière de filmer les paysages immenses, et grâce à ses interprètes, Viggo Mortensen et Reda Kateb.
Ces titres suffisent pour nuancer tout jugement d’ensemble uniformément négatif à propos d’une sélection dont on voit tout de même combien elle souffre de plus en plus d’une conjoncture défavorable.
P’tit Quinquin
Du 27 juin au 6 juillet, la 42e édition du Festival de La Rochelle présente comme à son habitude un vaste ensemble de nouveaux films tout en ouvrant de multiples fenêtres sur différents aspects de l’histoire du cinéma.
Du cinéma muet soviétiques (en ciné-concert) associant chefs d’œuvre d’Eisenstein, Vertov et Barnet a de nécessaires découvertes, à Howard Hawks, de Hannah Shygulla à Bernadette Lafont ou du côté des francs-tireurs Pipo Delbono et Jean-Jacques Andrien, le programme est d’une extrême diversité, que souligne la judicieuse invitation au jeune réalisateur birman Midi Z. Cette année l’intégrale célèbre un réalisateur qui occupe une place décisive dans le cinéma français, Bruno Dumont. On en est d’autant plus réjoui que l’absence de son admirable Camille Claudel aux Césars de cette année, si elle témoigne surtout de l’ignorance niaise des votants (pas même de nominations…) qu’a confirmé leur choix final, reste comme une injustice aussi absurde que cruelle. Retour sur une œuvre qui, jusqu’au récent P’tit Quinquin découvert à Cannes, n’a cessé de croître à la fois en cohérence et en capacité à se renouveler.
C’est un plan impossible, que personne ne pourrait ni d’ailleurs ne voudrait faire. Une femme sort de son bain. Elle est nue, elle n’est ni jeune ni jolie, et pas même le personnage principal du film. Que la femme au bain soit un motif pictural classique ne souligne que mieux la totale singularité de ce plan, qui doit tout au seul cinéma. Surtout, ce plan est d’une beauté ravageante, il irradie littéralement. C’est un plan de La Vie de Jésus, le premier film de Bruno Dumont, et d’une certaine manière il dit l’essentiel de ce cinéaste. Comment la rencontre entre un regard incandescent d’attente envers le monde et la réalité la plus simple, la plus triviale, la moins apprêtée engendre un état extrême de la beauté, une pure déclaration d’amour au monde, une affirmation absolue de la dignité des êtres.
« Sublime », « absolu », voici que le vocabulaire du sacré est venu pour évoquer la scène la plus quotidienne, la plus concrète et banale qui soit. Précisément. A l’exception de Twenty Nine Palms, qui fut comme l’envers abstrait, théorique bien que sensuel et brûlant, de tout le reste de son cinéma, Bruno Dumont ne filme que des êtres de chair et de sang, dans la proximité immédiate de leur existence terrestre, commune, dans la matérialité de leurs voix, de leurs accents, de ce qui occupe leur temps et leurs gestes. Et c’est exactement là, dans cette épaisseur concrète, que son cinéma devient plaque sensible où s’inscrivent l’angoisse et le désir de soi-même et des autres, l’esprit si on veut.
Quoi ? Ah mais on ne sait pas, quoi ! « ça » dirait le psy, « Dieu » dirait le prêtre, « l’Absolu » dirait le philosophe. Bruno Dumont ne dit rien, et il se passe des majuscules – on se souvient qu’il a voulu que le titre de L’humanité ne soit pas affecté d’une capitale. Il regarde et il écoute. Souvenez-vous de ce grand champ labouré, au début de L’humanité, justement. C’était quoi ? Ben c’était un champ labouré, normal, on est à la campagne. Oui, c’est tout. Et tant d’autres vibrations pourtant émanent de cette terre, de cette couleur, de cette masse, de cette profondeur, de ce chaos plane, de cette trace du labeur, de cette inscription dans le temps des saisons et des longues durées. Le cinéma – seul le cinéma ? – peut prendre tout cela en charge d’un coup, sans le détailler, sans le commenter, sans le métaphoriser. C’est là. On entend sourdement la phrase de Beethoven – « Cela doit-il être ? Cela est ».
Et cet « être » à lui seul – mais cette « solitude » est infiniment peuplée – déploie, plan après plan, un accès à un monde plus riche, plus complexe, doté de plus de dimensions que ce que nous avons l’habitude d’en percevoir, ou que ce que nous en offre d’ordinaire les films, ou les romans tout autant que les journaux. Dans Hors Satan, la caméra filme celui qu’on appelé simplement le gars, ce marginal qui vit à l’écart de la petite ville. Lui, il regarde en retour, mais un peu ailleurs. Et dans son regard, dans son visage, se dessine soudain ce que nous ne verrons pas – il n’y a d’ailleurs rien de spécial à voir, pas d’anecdote, pas de secret. C’est dans ce jeu de la marge et du centre, du face à face et de ce qui l’excède, que s’ouvre l’accès à une ampleur et à une complexité du monde.
C’est dans ce processus de croyance mise en action par le travail de filmer, croyance qui n’a besoin des béquilles d’aucune religion, que ce processus d’ouverture prend en charge des phénomènes on ne peut plus concrets, actuels, communs – la misère sociale et le racisme dans La Vie de Jésus, la prolifération des images dans Twenty Nine Palms, la guerre dans Flandres, le terrorisme dans Hadewijch, l’exclusion dans Hors Satan ou, très différemment, dans Camille Claudel. Avec P’tit Quinquin, nouvelle et puissante manière de se décaler à nouveau, voilà Bruno Dumont qui emprunte au burlesque, à un art venu du cinéma muet lui-même inspiré par la pantomime, pour retraverser l’ensemble de ces champs, y compris avec une dose d’humour sur lui-même : répéter sur le mode comique « on est au cœur du Mal », leitmotiv silencieux ds précédents films, permet de prendre une distance avec la formule, sans nullement abolir ce qu’elle signifie, et qui demeure hélas pertinent.
Rien ne serait plus étranger au cinéma de Bruno Dumont tel que ses sept premiers longs métrages et sa série pour la télévision le constituent que d’en faire une œuvre hors du réel, une sorte de méditation solitaire et abstraite. S’il est juste d’inscrire le réalisateur de Bailleul dans la lignée de Dreyer et de Bresson, de Bergman et de Pasolini, c’est précisément parce que, quelles qu’aient été leur credo personnel (pas le même), ils sont tous des cinéastes de la matière, des filmeurs de terrain, convaincus que c’est dans la présence réelle des choses que se tiennent les ressources d’émotion et de pensée avec lesquelles a affaire le cinéma.
Il faudrait dire même la surface. « Superficiel » est un mot péjoratif, c’est bien dommage. Il n’y a rien d’autre à voir que la surface, il ne s’agit pas de creuser vers on en sait quel ailleurs, on ne sait quelle profondeur. Tout est là, tout est déjà là, mais il faut regarder, mieux, autrement. Regarder la peau de Juliette Binoche, écouter la voix de la jeune femme quand les garçons du village partent se battre et mourir dans un désert lointain, prêter la bonne attention aux mains, aux visages, aux sexes.
Ce qui est finalement passionnant, même si en même temps ridicule et horrible, dans la manière dont la représentation de l’acte sexuel dans les films de Dumont a pu faire polémique, est ce que cela traduit l’incroyable déni de réalité qu’un tel rejet suppose – déni de la réalité de l’activité sexuelle comme pratique d’une absolue banalité, déni de la réalité des conditions de tournage, ni plus ni moins « artificielles » (pour autant que quelqu’un sache ce que ça veut dire) que celle de n’importe quelle scène. On ne se souvient pas que quiconque de ceux qui reprochèrent à Dumont d’avoir truqué une scène de pénétration aient réclamé qu’il fasse vraiment tuer les acteurs jouant les soldats de Flandres sous prétexte qu’il est un cinéaste qu’on dit réaliste – mais en lui collant une idée bien misérable du réalisme.
Le sexe est comme le champ de L’humanité, comme la dune de Flandres ou celle de Hors Satan, comme le corps de la mère de La Vie de Jésus, s’il y avait quelque chose d’obscène, ce serait d’y ajouter du discours, des ornements qui ne le concernent pas (pas ceux de l’érotisme mais ceux de la marchandise spectaculaire), des masques qui ne viennent pas de ceux qui à ce moment le pratiquent mais d’une injonction extérieure.
Cinéma qui pense, qui pense à partir de la réalité et des émotions que, dans certains conditions très particulière qui sont ce qu’engendre la mise en scène, le cinéma de Bruno Dumont est un cinéma sans discours – ni théorique, ni religieux, ni psychologique, ni sociologique. Un cinéma, surtout, nettoyé de toute forme de sentimentalisme. C’est la même question, évidemment, celle de l’être-là du corps, du sexe, des mots aussi – ceux qui ont leur place dans ce lieu et ce temps – et celle du sentimentalisme, qui est à vrai dire une forme de censure sous les oripeaux d’une bienséance psychologisante et racoleuse.
Avec ses chefs opérateurs, Yves Cape puis Guillaume Deffontaines, avec ses producteurs, Jean Bréhat et Rachid Bouchareb, Dumont paraît suivre une force intérieure assez mystérieuse, comme si chacun de ses plans, chacune de ses décisions de cadrage et de montage procédait d’un « impératif catégorique », et qui pourtant n’aurait été évident pour personne d’autre – et n’a d’ailleurs été mis en œuvre pas personne d’autre. Il a été prof de philo dans sa ville natale, Bailleul dans le département du Nord. Bien plus qu’un certain bagage de connaissances et une disposition à la spéculation, il importe d’y détecter une inscription dans un territoire – géographique, humain, imaginaire – un monde rural à proximité des mines à présent fermées et des industries lourdes, et aussi l’expérience de l’adresse, du savoir intime que parler (ou filmer), c’est moins s’exprimer dans l’affirmation de sa subjectivité que parler à des gens, mobiliser des éléments partageables, et qui visent à une forme de transformation.
Mais ce souffle de justesse et de nouveauté qui traverse ses films tient pour une bonne part aussi au choix de ses interprètes par Bruno Dumont. Presque toujours, ces visages et ces corps inconnus, ces voix singulières participent de l’invention d’une place particulière pour ceux que nous voyons sur l’écran : non pas l’habituelle séparation acteurs/personnages mais un horizon commun aux deux, une asymptote plutôt, où ce qui vibre entre l’un et l’autre, entre l’acteur et son personnage, semble l’énergie de deux pôles rapprochés sans se toucher, et chargés de deux énergies différentes – la réalité et la fiction, pour le dire vite.
Le choix de Katia Golubeva dans Twenty Nine Palms, de Juliette Binoche dans Camille Claudel ressortit de la même démarche, dès lors qu’il s’agit dans le premier film moins d’une personne que de l’incarnation d’une image (l’amoureuse, l’étrangère) et dans le deuxième de confier à une personne célèbre (qui est aussi une très bonne comédienne) le rôle d’une personne célèbre. Hilarante et terrible, la série P’tit Quinquin fait encore davantage place cette tension, en convoquant les grimaces de Carnaval, de Groucho Marx et de Michel Simon, mais aussi l’abime d’un visage de gamin trop vrai pour être enfermé dans aucune fonction romanesque. Ce qui n’est pas le contraire de la fiction, mais à l’inverse son déploiement infini.
(Ce texte figure dans le catalogue du Festival de la Rochelle.)
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Jour 1: A quoi sert un film d’ouverture? (Grace de Monaco d’Olivier Dahan)
La Chambre bleue de Mathieu Amalric
Jour 2: Timbuktu d’Abderrahmane Sissako, Eau argentée d’Ossama Mohammad et Wiam Simav Bedirxan
Jour 3: Party Girl de Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Theis, Bande de filles de Céline Sciamma, FLA (Faire : l’amour) de Djinn Carrénard et Salomé Blechmans
Jour 4: Saint Laurent de Bertrand Bonello
Jour 5: La sélection de l’ACID
The Homesman de Tommy Lee Jones, Jauja de Lisandro Alonso
Jour 6: Le cinéma français à Cannes
Jour 7: Deux jours, une nuit de Jean-Pierre et Luc Dardenne
Deux jours une nuit de Jean-Pierre et Luc Dardenne, Still the Water de Naomi Kawase
Jour 8: Adieu au langage de Jean-Luc Godard
Jour 9: Mommy de Xavier Dolan, Jimmy’s Hall de Ken Loach, Coming Home de Zhang Yi-mou
Jour 10: Sils Maria d’Olivier Assayas
Jour 11: Un Palmarès bancal
lire le billetAdieu au langage de Jean-Luc Godard| durée: 1h10 | sortie: 21 mai 2014
Il y a Adieu au langage, qui sort au cinéma ce mercredi 21 mai, et il y a «le Godard à Cannes», assez sidérant phénomène d’excitation médiatique et festivalière. Entre les deux, un gouffre insondable, où le réalisateur Jean-Luc Godard s’est bien gardé de venir se laisser happer, ce qui se serait immanquablement produit s’il avait mis les pieds sur la Croisette. Il s’en explique d’ailleurs dans une lettre filmée à Gilles Jacob et Thierry Frémeaux.
Dudit phénomène, au-delà de l’expertise des spécialistes des relations publiques qui s’en sont occupé, il faut constater une remontée de la cote people du nom de Godard, qui tient à la disjonction désormais totale avec ce qu’il fait (et que si peu de gens vont voir). Godard a atteint le moment où la radicalité dérangeante et mélancolique de son œuvre ne gêne plus du tout le besoin d’adoration fétichiste d’un public de taille conséquente. Sur un horizon accablant, la défaite de ce que pour quoi Godard aura filmé et lutté toute sa vie, c’est une sorte de minuscule victoire, son travail de cinéaste n’ayant plus du tout à rendre des comptes aux statues qu’on a commencé de lui ériger il y a longtemps, qui lui ont longtemps nui, et dont voit bien qu’elles n’attendent que son décès pour proliférer à l’infini.
Le film, lui, est un nouvel «essai d’investigation cinématographique». Il le dit très clairement –Godard dit toujours tout très clairement, et ne cesse de constater que plus il est clair, moins on le comprend. D’où la mention, dans le film, de la nécessité de traducteurs pour se comprendre, proposition qui pointe l’impuissance du langage, mais n’y apporte nulle solution.
Ce n’est évidemment pas en ajoutant du langage au langage qu’on se comprendra mieux. Comment alors? Ni Jean-Luc Godard ni son film ne le savent, mais du moins flairent-ils une piste. Ou plutôt, le chien qui est le protagoniste principal du film la flaire pour eux – «protagoniste» et pas «personnage», cet être duplice dont Godard a souvent condamné la fabrication, et qui est ici à nouveau stigmatisé sans appel.
Ce chien, frère de ceux déjà souvent invoqués (notamment dans Je vous salue Marie et Hélas pour moi, puisque les ouvrages sont cent fois sur le métier remis) fait exister la possibilité d’une vie d’avant la séparation entre la nature et la culture, cette culture que Godard désigne ici de manière ajustée comme «la métaphore». Il témoigne silencieusement d’un en-deçà du langage qui ne fait disparaître ni les images ni les histoires, mais les réinscrit dans la continuité d’un être-au-monde où le trivial et le mythologique, la pensée et la merde ne sont pas disjoints.
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Au sein d’une sélection dont l’éclectisme confine parfois capharnaüm, une constante se dessine : la qualité des propositions venues d’Extrême-Orient. On a déjà mentionné ici un premier film coréen découvert par hasard, trois autres films – dont la découverte doit moins au hasard – viennent confirmer ce diagnostic. Ce sont trois films « chinois », même s’ils le sont à des titres et à des degrés divers.
Membre du cercle très fermé des auteurs du cinéma chinois contemporains bénéficiant d’un accès assuré aux grands festivals internationaux, Lou Ye revient un an après la sortie du beau Mistery avec Blind Massage, en compétition officielle. A nouveau tourné à Nankin, le film est adapté d’un roman racontant la vie des masseurs aveugles d’un des nombreux établissements de ce genre qu’on trouve un peu partout en Chine. La cécité devient l’occasion d’une relation extraordinairement physique, tactile, sensuelle avec les protagonistes en même temps qu’une interrogation abstraite sur la relation entre la vérité de ce qui est vu telle que peuvent la réinterroger ceux qui ne voient pas, question tendue par le procédé cinématographique en de nombreuses directions, qu’il s’agisse de la définition de la beauté par le regard et la parole des autres ou d’une méditation sur les illusions, celles des sens et celles de l’esprit et du cœur. Film très peuplé, un peu frénétique, aux personnages multiples comme comprimés dans la boutique où ils officient, Blind massage est à vrai dire un film très ambitieux, qui confirme combien Lou Ye continue d’employer son art pour se lancer dans des expériences et des recherches qui, si elles n’aboutissent pas toujours, sont du moins portées par une ambition, et une indéniable énergie.
Grande figure de l’art cinématographique contemporain, le cinéaste taïwanais (né en Malaisie) Tsai Ming-liang a entrepris une série de films de longueurs diverses fondés sur le mêm principe : l’acteur de tous ses films, Lee Kang-sheng, vêtu de la robe safran des moines bouddhistes, parcours extrêmement lentement les rues d’une grande ville. Menée à bien à Taipei et à Hong-kong, cette opération a été renouvelée à Marseille en profitant d’une proposition dans le cadre de Marseille-Provence 2013, sous le titre Journey to the West. A la performance de l’acteur, danse extrêmement gracieuse et étrange qui, par contraste, fait saillir les rythmes de la ville, le caractère relatif mais particulier de la vitesse et de la trajectoire de chaque passant, de chaque cycliste, de chaque automobile, s’ajoute la présence d’un deuxième interprète, Denis Lavant, dont le visage immobile en gros plan occupe les 10 premières minutes de ce film d’un peu moins d’une heure, présence de plus en plus intense à mesure qu’elle se prolonge, et qu’on y entre comme dans un paysage. Lavant rejoint ensuite Lee dans les rues de Marseille, double fantômatique d’un élégant spectre spirituel. Expérimentale, l’œuvre de Tsai est d’une envoutante beauté, qui ne peut se déployer que dans le contexte de la projection en salle – sur un petit écran ou sous forme d’installation dans une galerie elle perdrait tout son charme et toute sa puissance. En quoi, aussi radicale soit-elle, elle relève bien pleinement du cinéma.
Mais le plus beau film vu à Berlin jusqu’à ce jour est dû à un réalisateur birman d’origine chinoise (et vivant à Taiwan), Midi Z, déjà signataire de deux réalisations très intéressantes, mais que surpasse clairement ce Ice Poison. Le film conte la rencontre dans une petite ville de la province birmane d’un jeune paysan ayant dû quitter sa ferme qui ne le nourrit plus et d’une jeune femme revenue enterrer un grand père après avoir émigrer en Chine pour travailler. Ensemble, ils vont se lancer dans une tentative désespérée de s’en sortir, en devenant livreurs de drogue (la « glace » du titre).
Ce n’est pas tant le scénario, même s’il mobilise sans insister nombre de thèmes importants dans toute la région, que la manière de filmer qui fait la force émouvante et féconde du film. Accompagnant le plus souvent en plan large ses protagonistes regardés avec une tendresse sensuelle, la caméra (et la bande son) ne cessent d’accueillir d’innombrables autres éléments de toutes natures, notations sociales, indices affectifs, traces de conflit, éclats de lumière, qui donnent à Ice Poison une richesse presqu’infinie, alors même que son intrigue toute simple, et réalisée avec des moyens minimum, évolue vers son dénouement.
Il y a quelque chose d’immensément généreux dans la manière de filmer de Midi Z, générosité envers ses protagonistes qui, victimes d’un destin on ne peut plus prévisible, ne sont jamais pour autant dépouillés de leur humanité, de leur singularité, de la promesse d’un espoir, d’un possible, d’un élan. Et générosité envers le monde lui-même, ce monde archaïque et contemporain, où les traces de vie paysanne et des artefacts urbains les plus actuels nourrissent un remuement du réel, une réceptivité à ce qui s’y joue, s’y affronte, s’y partage. Tendre et violent comme Les Amants de la nuit de Nicholas Ray, réaliste et modeste comme un film de Kiarostami, Ice Poison est une respiration heureuse dans l’accumulation, qui menace d’être étouffante, de la Berlinale.
PS: Encore ce texte est-il rédigé avant d’avoir pu voir le deuxième film chinois en compétition, Black Coal Thin Ice, très attendu au vu des précédents films de son auteur, Diao Yi-nan (Uniform, Night Train).
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Il incombe au chroniqueur de festival de découvrir, ou si besoin d’inventer un fil, aussi ténu soit-il, entre les films rencontrés chaque jour. Confessons ici même que ce texte sera l’aveu d’un échec à identifier le moindre rapprochement entre les réalisations vues ce dimanche. L’auteur a certainement sa part dans cet échec, mais il faut dire que la programmation, incroyablement dispersée, complique singulièrement la tâche. A défaut du moindre lien, voici donc quelques notes sur deux films ayant du moins retenu l’attention (on n’a cure ici de mentionner tout ce qu’on a vu, beaucoup ayant tout à gagner à un oubli bienveillant).
Singulier, gonflé, coloré, amusant et ambitieux : ainsi se révèle le nouveau film de Michel Gondry, Is the Man Who Is Tall Happy ? Michel Gondry a rencontré Noam Chomsky au MIT, il s’est longuement entretenu avec lui, de sa vie, de sa recherche en linguistique, de ses engagements politiques, de ses idées sur l’existence. Chomsky parle avec modestie et précision, son savoir et la rigueur de ses prises de position, qui ont fait de lui une conscience des Etats-Unis (et l’ont à l’occasion envoyé en prison), donnent au film sa structure, malgré le caractère un peu décousu de la conversation avec le réalisateur. Mais celui-ci ne s’est pas content d’enregistrer le chercheur, il a entrepris la fabrication artisanale d’un dessin animé inventant avec un apparente naïveté et beaucoup de finesse et d’empathie des traductions formelles, visuelles et aussi sonores, à ce que dit Chomsky parlant de grammaire générative, des crimes contre l’humanité commis par les Américains ou de sa famille. Pari cinématographique assez fou, et pour l’essentiel gagné, qui cherche à coups de feutres bleus, verts et rouges, de lignes sautillantes et de petits personnages facétieux la traductions pour les yeux des faits, des idées et des sentiments énoncées par l’auteur du Langage et la pensée. Il y a quelque chose de très affectueux de la part de Gondry à l’égard de Chomsky, et de très confiant dans le cinéma, même comme ici littéralement « fait à la main », pour accompagner une vie, une pensée, une recherche et un combat, qui rendent toute l’affaire éminemment sympathiques, et parfois passionnante.
Autre rencontre intrigante autant qu’imprévue, avec un film irlandais titré Calvary, deuxième long métrage de John Michael McDonagh. Le film raconte une semaine de la vie d’un prêtre irlandais dans un petit village côtier, semaine qui s’ouvre dans le confessionnal où un homme qu’on ne verra pas annonce au père Lavelle qu’il va le tuer en représailles de viols commis autrefois par un curé aujourd’hui disparu. McDonagh ne lésine pas sur les simplifications dans sa manière de dessiner les personnages, ni sur les artifices visuels, à commencer par les images touristiques des beautés des falaises et des plages irlandaises. Pourtant, quelque chose de trouble et d’intense bout au cœur de cette construction à l’emporte-pièce, où les plans évoquent trop souvent de l’imagerie de téléfilm. Une noirceur, une détresse, une absence de compromission travaillent le film et petit à petit font de Calvary un film de guerre – guerre des humains contre eux-mêmes dès lors qu’il sont perdu le sens du vivre ensemble, enfermés dans une série de postures antagonistes, et qui toutes fabriquent du malheur.
Au détour d’un chemin, le nom de Bernanos est prononcé, et de fait c’est bien une lointaine dérive du Journal d’un curé de campagne qui est ici proposée, non sans audace, et non sans pugnacité. Malgré les jeux d’acteurs appuyés et les images illustratives, une angoisse réelle et juste perce dans le film, film qui aura l’honnêteté de ne pas faillir à la sombre vision du monde qu’il a mis en place.
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