Sasha Lane dans «American Honey» d’Andrea Arnold
Trois films présentés par la sélection officielle, «Mademoiselle» de Park Chan-wook, «Toni Erdman» de Maren Ade et «American Honey» d’Andrea Arnold matérialisent trois approches du cinéma complètement différentes, sinon antagonistes.
Espéré comme la rencontre entre le talent de son réalisateur, de l’heureuse folie de du précédent «P’tit Quinquin» et de la présence d’acteurs de premier plan, le nouveau film de Bruno Dumont prouve qu’au cinéma aussi toutes les promesses ne pas toujours tenues.
Le problème politique des réfugiés influe de nombreux films présentés à la Berlinale, qui a lieu du 11 au 21 février. De manière indirecte (Mort à Sarajevo de Tanis Tanovic, Cartas de guerra d’Ivo Ferreira, mais aussi L’Avenir de Mia Hansen-Løve ou Quand on a 17 ans d’André Téchiné) ou très frontale (Fuocoamare de Gianfrancoo Rosi, Ta’ang de Wang Bing, Between Fences d’Avi Mograbi).
C’est compliqué. Et comment ne le serait-ce pas? Une chose est, en effet, de placer le Festival sous le signe de l’accueil des migrants, avec vigoureuse déclaration du directeur de la Berlinale, Dieter Kosslick, soutien explicite de la présidente du jury, Meryl Streep, et de la première star invitée sur le tapis rouge, George Clooney, venu défendre Avé César des frères Coen, film d’ouverture. Il est également possible de sélectionner, dans les multiples sections et sous-sections, un nombre important de films en rapport avec cette thématique –ce qui fut fait.
Mais une autre chose est de percevoir comment la vision effective d’un film, dans le cadre d’un festival de cinéma, entre en interférence avec les enjeux complexes et fort peu festifs de la tragédie mondiale que sont devenus les phénomènes migratoires, sous l’effets des guerres, des dictatures insupportables, de la misère atroces et des catastrophes environnementales.
Ce nécessaire et troublant télescopage est exactement ce qui s’est produit avec la premier film en compétition officielle, le très puissant et subtil documentaire Fuocoammare de Gianfranco Rosi. Le film est entièrement tourné sur la désormais tristement célèbre île de Lampedusa, destination d’innombrables embarcations tentant de traverser la Méditerranée depuis sa côte Sud. Il débute aux côtés d’un garçon de 11 ans, habitant de l’île, ses jeux, sa vie de famille, ses copains, il continuera d’accompagner cette chronique tout en y mêlant des séquences rendant compte des procédures d’accueil, des tentatives de sauvetage, du travail des secouristes, des pompiers, des policiers, du médecin, de la prise en charge des vivants et des morts.
Et c’est cette manière extraordinairement attentive, pudique, précise, de ne pas séparer le «phénomène» –gigantesque, monstrueux, répété comme un cauchemar sans fin– du «quotidien», cette manière de faire éprouver combien ces damnés de la terre contemporaine et ces habitants d’une petite cité européenne appartiennent à un seul monde, le nôtre, qui fait la force et la justesse du film. Y compris dans un contexte aussi singulier qu’un grand festival de cinéma.
Fuocoammare peut sans mal être situé au sein d’une galaxie de films également présentés au début de cette 66e Berlinale. Ainsi, toujours dans le registre documentaire, du très beau Ta’ang de Wang Bing, dont le titre désigne une ethnie birmane en but aux exaction de l’armée et obligée de chercher refuge en Chine. Ou Entre les frontières (Between Fences) d’Avi Mograbi, réflexion sur les puissances de représentation du cinéma et du théâtre face à une crise migratoire et humaine, celle des réfugiés éthiopiens et érythréens en Israël, parqués dans des camps sans pouvoir obtenir aucun statut. Mais aussi bien la fiction composée par le Bosnien Danis Tanovic, Mort à Sarajevo.(…)
Le Festival Premiers Plans d’Angers, dont la 28e édition se tient du 22 au 28 janvier, c’est quoi? Une vitrine pour des premiers films européens, et des films d’école réalisés dans toute l’Europe: c’est sa raison sociale, et toujours une de ses dimensions importantes. Mais aussi un des festivals les plus fréquentés de France, notamment par des lycéens et des étudiants. Et encore, un lieu d’échange où se rencontrent artistes, professionnels, médias et responsables de pouvoirs publics, ou l’occasion de découvrir des premiers films chinois, d’écouter la lecture de scénarios de films au futur…. Et c’est l’occasion, devant des publics toujours nombreux, de rétrospectives travaillant à construire ou à entretenir la place que de grands cinéastes occupent dans l’histoire de leur art et dans l’imaginaire collectif.
Cette année, c’est surtout le cas de Milos Forman, grande figure d’un cinéma aimanté par les polarités des cultures européennes et états-uniennes, artistes ayant traversé les bouleversements politiques, artistiques et intellectuels de la deuxième moitié du 20e siècle avec une lucidité joueuse et une inventivité curieuse sans grand équivalent. Et c’est aussi le cas d’un cinéaste à la fois reconnu et toujours à découvrir, Alain Cavalier.
Comme beaucoup de jeunes gens de sa génération, celle qui aura 20 ans au début des années 1950, le jeune Alain Fraissé voulait faire du cinéma. Il s’inscrivit donc à l’école de cinéma, l’IDHEC, y fut diplômé, puis devint assistant d’un des meilleurs parmi ses prédécesseurs dans cette institution, Louis Malle.
Lorsqu’il devient réalisateur à son tour avec le court métrage L’Américain en 1958, le jeune homme devenu Cavalier entre en cinéma au moment où celui-ci, dans le monde mais singulièrement en France, connaît une révolution. Ce ne sera alors pas son affaire, et les quatre films tournés dans les années 60 n’appartiennent pas à la Nouvelle Vague. Cavalier est pourtant attentif au monde dans lequel il vit, et aux mouvements qui l’agitent. Ses deux premiers longs métrages figurent parmi les œuvres importantes (moins rares qu’on ne le dit souvent) que le cinéma français aura consacré à la guerre d’Algérie. Ce qui vaudra au Combat dans l’ile (1962, inspiré de l’attentat de l’OAS contre le Général De Gaulle au Petit-Clamart) et à L’Insoumis (1964, inspiré d’exactions de l’OAS contre une avocate) des difficultés avec la censure, le deuxième étant d’abord interdit puis considérablement coupé.
Liés à l’actualité, ces deux films sont aussi des films de genre, des thrillers, film de complot pour le premier, de poursuite pour le second. Tout comme seront des films de genre les deux suivants, film de hold-up avec Mise à sac (1967), drame sentimental et étude psychologique adaptée d’un roman à succès avec La Chamade (1968, d’après Françoise Sagan, avec Catherine Deneuve et Michel Piccoli – et des costumes d’Yves Saint Laurent). Ces quatre films sont tous des réussites, à l’intérieur d’un certain nombre de convention – le dernier offrant ce qui reste, près de 50 ans après, un des plus beaux rôles de Deneuve.
Une carrière large et prestigieuse comme l’avenue des Champs Elysées s’ouvre alors devant Alain Cavalier en train de conquérir une reconnaissance professionnelle et publique, artisan stylé promis à un bel avenir dans le système du cinéma français version mainstream haut de gamme, avec budgets importants, vedettes, élégance de la réalisation, vernis culturel et recettes efficaces. Deux événements, l’un public, l’autre privé, vont emmener Cavalier sur des chemins autrement escarpés, ludiques, exigeants et personnels.
L’événement public, appelons-le Mai 68, et le bouleversement des représentations et des rapports humains que ce séisme fait courir à travers la société dans les années qui suivent. L’événement privé est la mort de sa femme, l’actrice Irène Tunc, dans un accident en 1972.
Le premier effet de ce double séisme est un long silence, de huit ans, avant que ne sorte un nouveau film. Le deuxième effet, directement relié à l’onde de choc de Mai, est ce film de 1976, Le Plein de super, film libre et vif, inventé en route avec quatre copains comédiens. Comme si Cavalier découvrait pour lui-même la Nouvelle Vague 15 ans après, et s’y trouvait délicieusement bien. Pas d’imitation ici, ce film ne ressemble ni à du Godard, ni à du Varda, ni à du Rohmer mais, justement, la joie d’une découverte de chaque instant, d’une invention, d’une énergie.
Contrepoint très sombre et directement lié à l’autre événement, le radical Ce répondeur ne prend pas de message en 1979 témoigne à la fois d’une époque difficile pour l’homme Cavalier et de la capacité du réalisateur à faire de sa solitude et de sa vision très sombre le matériau d’un travail de cinéma profond et rigoureux. Personne alors, à commencer par l’intéressé, ne peut savoir combien ces deux films préparent la réinvention majeure qui adviendra 15 ans plus tard.
Il faudra pour cela passer par deux films qui poursuivent, sur un mode intimiste et à l’écriture très ouverte, l’impulsion du Plein de super, avec le couple de Martin et Léa (1979) et le tandem père-fille d’Un étrange voyage (1981).
Mais Cavalier veut, doit aller plus loin dans la réinvention des manières de filmer. Et ce seront deux merveilles, une lumineuse et l’autre sombre, l’une qui le rendra soudain très célèbre, et l’autre qui passera presqu’inaperçue. Thérèse, ovationné au Festival de Cannes 1993, succès public inattendu, s’enferme dans le cocon d’un studio pour trouver d’autre échappées vers les routes au longs cours de l’esprit, de la jeunesse, du désir, à propos d’une star contemporaine appelée Thérèse de Lisieux, petite sainte paysanne de la fin du 19e siècle. Le second, le bouleversant Libera me (1993), à nouveau contrepoint douloureux du précédent, en reprend le dispositif minimaliste et fermé, pour explorer les chemins de la terreur telle que les humains l’infligent aux humains, ici et ailleurs, maintenant, jadis et naguère.
Avec les années 70, Cavalier a gouté aux vents de la liberté, dans l‘euphorie et dans la douleur, ces vents le poussent toujours plus loin, l’éloignent davantage du cinéma formaté, des règles du métier et du jeu social. C’est encore le cas avec la série de Portraits (1991), portraits de femmes au travail, mais aussi en filigrane de lui-même se confrontant de plus en plus ouvertement, intimement, personnellement, au monde et à ceux qui le peuplent.
Quand apparaissent les premières caméras numériques, légères, autonomes, bon marché, c’est comme si toute sa trajectoire antérieure les attendait. A nouveau un événement public, l’avènement du digital, croise en événement privé, l’apparition dans la vie du réalisateur de la cinéaste, productrice, monteuse, princesse des steppes orientales et des théières culottées, grande prêtresse ornithophile Françoise Widhoff. C’est de cette double rencontre que le film justement intitulé La Rencontre (1996) porte témoignage.
Désormais le cinéaste est seul, et découvre que c’est ce dont il rêve depuis 25 ans. Seul, c’est à dire plus près du monde, plus près des autres, plus près de la lumière, de la femme qu’il aime, plus près de ses propres pensées et émotions, plus près des enfants, des chevaux, des fantômes, des chats, des comédiens, des humains de rencontre, de passage, de grande affection. A 65 ans, Alain Cavalier devient le plus jeune et le plus moderne cinéaste de son époque.
Commence, totalement inédite et unique et totalement cohérente avec sa longue histoire, la formidable aventure que scandent notamment Le Filmeur (2005) dont le titre sert désormais à qualifier la manière d’être et de faire de son auteur, Bonnard (2005), Irène (2009), Pater (2011) ou Le Paradis (2014). Jusqu’au tout récent Le Caravage (2015). Il y a du documentaire, il y a de la fiction, il y a de l’essai et du journal, il y a du cinéma partout, mais autrement. Ce sont ses images, cadrées par son œil et sa main et habitées par sa voix dans le même mouvement, inouï, de la prise de vue et de la prise de parole. Ces images-voix, rythmées par son souffle et son montage, accueillent le très proche et le très vaste, le très concret des choses et les plus nécessaires et généreuses idées. Cinéma à la première personne du singulier, ouvert sur l’infini de l’univers.
(Le texte sur Alain Cavalier figure également dans le catalogue du Festival Premiers Plans).
lire le billetLe Festival de Morelia, dont la 13e édition a eu lieu du 23 octobre au 1er novembre, se déroule dans la capitale du Michoacan, province centrale du Mexique. Morelia est dotée d’une vieille ville historique magnifique, qui participe du plaisir des festivaliers étrangers, comme y contribuent la qualité de l’accueil, les délices de la table, le confort des hébergements, la disponibilité des organisateurs.
Il vous semblera peut-être que tout cela est futile et anecdotique, voire assez déplaisant, à l’aune d’un pays où règnent la violence criminalo-politique et des inégalités et dénis de démocratie extrêmes.
Cette bulle de bien-être enluminée de la présence de grands noms du cinéma international (cette année, Isabelle Huppert, Benicio del Toro, Stephen Frears, Jerry Schatzberg, Tim Roth, Thierry Fremaux…) peut sembler saugrenue, décalée.
Mais voilà qu’à côté de la présentation des films qui ont marqué les grands festivals cette année, films présentés en soirée de prestige mais d’abord à l’intention du public local (la ciné jet-set les a déjà vus), toutes les compétitions du Festival Internacional de Cine de Morelia sont consacrées soit aux réalisations mexicaines (fictions, documentaires, courts métrages), soit aux réalisations régionales, produites ou tournée au Michoacan.
Voilà qu’à côté de rétrospectives cinéphiles cosmopolites d’ailleurs d’excellente qualité, cette année des frères Lumière à Barbet Schroeder le FICM propose la découverte du patrimoine du cinéma mexicain, avec un vaste travail de recherche et de restauration notamment des films de genre – cette année le cinéma d’horreur, des années 30 aux années 90. Et, parallèlement, la résurrection de traces d’histoire grâce à la collaboration avec les archives du pays, notamment les traces laissées par les Républicains espagnols exilés en 1939, nourrit une programmation à la fois ouverte sur le monde et ancrée dans son territoire et son histoire – dont l’étrange Torero ! de Carlos Velo (1956) et le très beau En el balcon vacio de Jomi Garcia Ascot et Maria Luisa Elio (1961), jalon du cinéma moderne au Mexique, et en Amérique latine.
Voilà, aussi, que si un public se masse chaque soir autour d’un tapis rouge lui-même assez décalé sur le pavage colonial et à proximité d’une église baroque et d’un admirable cloitre reconverti en conservatoire de musique, pour voir les vedettes marcher sous les projecteurs, les salles sont pleines, toute la journée, et pour une programmation qui ne peut être qualifiée de complaisante.
Voilà par exemple un public très jeune (il y a plusieurs universités dans les environs) pour assister aux 3h20 de la trilogie de Bill Douglas, sur une proposition de Nicolas Philibert. Puisque c’est cela, aussi, que permet la séduction de Morelia. Philibert est venu il y a quelques années avec un film, revenu avec une rétrospective de ses films, cette fois, il a fait une proposition à Daniela Michel, la directrice artistique et ambassadrice mondiale du Festival. Et il a offert à des spectateurs qui n’en auraient pour la plupart jamais entendu parler cette splendeur âpre et vitale du cinéaste écossais.
En ces temps où dominent symétriquement arrogance des riches et discours populistes, le cas de Morelia – il en est beaucoup d’autres, heureusement, mais celui-ci est exemplaire – permet de réaffirmer les vertus du mélange, de la diplomatie intelligentes des forces, des séductions et des exigences. Il permet de souligner combien non seulement les festivals, non seulement le cinéma, mais l’espace commun, ce qu’on appelle la société civile tirent avantage de ces interactions, de ces circulations, de ces courts-circuits parfois.
lire le billetParmi les multiples usages des grands festivals figure, ou devrait figurer la possibilité d’y observer un état de la planète cinéma, de de découvrir de grands repères sur ce qui travaille le cinéma, et la manière dont lui-même travaille le monde et ses représentations. A mi-parcours de la 72e édition du Festival de Venise, qui se tient du 2 au 12 septembre au Lido, le moins qu’on puisse dire est que la Mostra vénitienne ne joue pas du tout ce rôle.
Impossible de discerner la moindre logique de programmation, la construction d’un quelconque assemblage porteur de sens – hormis le poids massif de film aguicheurs et médiocres en compétition, section pour laquelle l’ambition artistique semble être devenue un repoussoir, surtout en l’absence d’un « grand nom ». Mais si ces noms sont devenus « grands », c’est bien parce qu’en d’autres temps et d’autres lieux des programmateurs et des critiques avaient parié sur ces auteurs.
Face à cette confusion, on peut toujours s’en tirer en revendiquant le chaos, comme le fait dans le sabir prétentieux et prétendument rebelle qui est devenu la langue commune de la plupart des curateurs de grandes manifestations artistique le commissaire de la Biennale Okwui Enwezor, faisant de la confusion le principe directeur de la gigantesque exhibition d’art contemporain qui s’étale aux Giardini, à l’Arsenale et dans de multiples autres lieux dispersés dans la Sérenissime – dont un certain nombre d’œuvres signées de réalisateurs de films (Chris Marker, Chantal Akerman, Harun Farocki, les Gianikian, Jean-Marie Straub…), rarement à leur avantage.
A défaut, donc, de pouvoir tirer la moindre conclusion un peu générale des quelque 30 films vus au Lido, on se contentera ici de saluer une poignée de découvertes. En compétition officielle, outre Marguerite de Xavier Giannoli dont on aura la possibilité d’expliciter les qualités lors de sa sortie le 16 septembre, et le très singulier Sangue de mi Sangue de Marco Bellocchio, attendu le 7 octobre, deux grandes œuvres ont dominé de la tête et des épaules la première moitié du Festival. Deux œuvres ambitieuses, où se mêlent fiction, documents, reconstitution, pour travailler des enjeux historiques et politiques avec un sens des ressources du cinéma dont la plupart des autres réalisateurs de cette section ne semblent pas avoir la moindre idée.
Francofonia d’Alexandre Sokourov
Ainsi de Francofonia du Russe Alexandre Sokourov répondant à une commande du Louvre, et convoquant archives, jeu avec des acteurs reconstituant des séquences historiques, petits shoots de fiction, pour travailler avec inventivité et un certain humour la question de la place des grandes institutions culturelles dans la construction des nations, et les lignes de force souterraines qui pourraient donner un sens au mot Europe.
Rabin, The Last Day d’Amos Gitai
Et ainsi de Rabin, The Last Day, vertigineux travail de mise en relations des événements qui ont mené à l’assassinat du premier ministre israélien le 4 novembre 1995 et des réalités actuelles. Le vertige ici n’est pas source de confusion, mais de déstabilisation des idées reçues, de remise en mouvement de la pensée, par la construction d’un assemblage rigoureux de documents factuels et de représentations critiques des régimes de langage et d’image.
Brève halte du côté de Hollywood : après une ouverture en altitude qui est surtout un sommet d’ennui et de conformisme (Everest de Baltasar Kormakur, sabotant l’histoire passionnante vécue et racontée par Jon Krakauer dans Tragédie à l’Everest) et le totalement transparent The Danish Girl de Tom Hooper, on aura eu droit à deux retours au classicisme des genres, bizarrement tous les deux situés à Boston. Tout à fait vaine resucée de films noirs 1000 fois vus, Black Mass de Scott Cooper ne vaut que pour la fausse calvitie de Johnny Depp. En revanche, sur un modèle lui aussi éprouvé, Thomas McCarthy réussit un thriller qui pourrait s’appeler Les Hommes du Cardinal : Spotlight raconte en effet la manière dont, en 2002, les journalistes du Boston Globe ont mit à jour l’étendue de la pédophilie au sein du clergé de leur ville, déclenchant une trainée de scandales dans toute l’église catholique, américaine puis mondiale. Du film émane aussi un parfum singulier, lié au rôle de la presse écrite dans l’établissement de la vérité, avec plans obligés des rotatives et des camions se répandant dans la ville, images aux accents aujourd’hui nostalgiques.
Parmi les autres sélections de la Mostra (Orizzonti, Semaine de la critique, Journées des Auteurs), et à condition là aussi de prendre le risque de tomber sur des abominations navrantes, il était possible de faire également des rencontres réjouissantes, qui relèvent de deux groupes, dont on voyait bien (et qu’on entendait confirmer par les collègues) qu’ils attiraient très peu d’attention et de visibilité médiatique, au risque d’une marginalisation toujours aggravée.
A Flickering Truth de Pietra Bretkelly
Parmi les documentaires, à côté d’un montage indigent consacré à la révolution ukrainienne (Winter of Fire) et d’un autre, utile mais sans grande énergie politique ou artistique, dédié à la destruction de l’URSS (Sobytie, The Event de Sergei Loznitsa qu’on a connu plus inspiré), un film véritablement extraordinaire accompagnait la résurrection du cinéma en Afghanistan. Dans A Flickering Truth, la réalisatrice néo-zélandaise Pietra Bretkelly suit pas à pas les efforts du réalisateur et producteur afghan Ibrahim Arify, et c’est à la foire l’histoire moderne du pays, les enjeux artistiques, politiques et éducatifs qu’est capable de mobiliser le cinéma, la fonction d’analyseur social que constitue un travail sérieux de restauration de films, et une admirable aventure humaine qui se déploient.
Outre le nouvel opus, très singulier, de Frederick Wiseman cartographiant la diversité infinie du quartier le plus multiethnique de New York, In Jackson Heights, un portrait assez plan-plan de Janis Joplin (Janis) s’embrase littéralement sous la puissance d’émotion suscitée par la présence à l’image, et au son, de la chanteuse. Et on sait gré à la réalisatrice Amy Berg de n’avoir pas cherché à trop traficoter son matériel, et de laisser réadvenir, dès le surgissement de Balls and Chains et jusqu’à ce que se dissolve Me and Bobby McGhee le magic spell de la plus grande blueswoman blanche de l’histoire.
Viva la sposa de et avec Ascanio Celestini
Avouons être embarrassé de réunir ensemble sous une étiquette réductrice, quelque chose comme « cinémas du monde » (comme si tous les films n’était pas « du monde », comme si « le monde » était en réalité celui des marginalisés du star système et du commerce poids lourds), des films tout à fait singuliers, et différents entre eux.
Bonne nouvelle, voici que s’avance un deuxième bon film italien – aux côtés du maestro Bellocchio, le trublion Ascanio Celestini, repéré il y a 4 ans pour son étonnant premier film, La Pecora nera. Avec Viva la Sposa, il quitte le Mezzogiorno pour la banlieue de Rome, et un asile de fous pour un monde complètement dingue, mais présent, surprenant, vif, comique et triste.
Le grand réalisateur algérien Merzak Allouache a, lui, présenté une nouvelle œuvre puissante et ancrée dans un réel de cauchemar, Madame courage – le titre est le surnom donné à une des drogues qui ravagent une jeunesse sans présent ni avenir.
Dans un magnifique noir et blanc, le réalisateur tibétain Pema Tseden propose avec Tharlo, histoire d’un berger pris dans les mirages de la ville, une fable contemporaine et éternelle, portée par un interprète impressionnant de puissante. Fable aussi, sur les ambigüités de la volonté de bien faire et les dérives délirantes que provoque l’argent, le premier film de l’Iranien Vahid Jalilvand, Wednesday, May 9. Véritable découverte – de paysages, d’un mode de vie, d’une manière de raconter – un autre premier film, Kalo Pothi de réalisateur népalais Bahadur Bham Min. Fable, histoire pour enfants même, mais intensément mêlée aux drames de la guerre civile qui a ravagé le pays durant la première décennie du 21e siècle.
Et, à nouveau premier film, étonnant de puissance d’évocation et de capacité à raconter beaucoup par des moyens très simples, Beijing Stories du jeune et très prometteur réalisateur chinois Peng Fei, accompagnant plusieurs personnages dont les chemins se croisent et se séparent, avec une émotion attentive, des éclats de comédie et des frémissements de drame, finissant par susciter la grande image d’une urbanisation délirante dans la Chine actuelle (Sortie en France annoncée pour le 18 novembre).
De cette réelle et stimulante diversité, à laquelle d’autres titres montrés à Venise mais pas vus pourraient légitimement s’ajouter, il y aurait tous lieux de se réjouir. Mais ce serait oublier qu’à la Mostra, ces films-là sont de moins en moins visibles, reconnaissables, accompagnés et valorisés par le processus même d’une manifestation qui s’honore d’être le plus ancien festival du monde, mais n’entretient plus que des rapports distants avec ce qui vibre et s’invente dans le cinéma contemporain.
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Le Festival de Locarno, dont la 68e édition au bord du Lac Majeur se tient du 5 au 15 août, occupe une place singulière sur la carte de plus en plus fournie des festivals de cinéma. Faisant partie des plus anciennes manifestations du genre, le festival tessinois s’est construit une position enviable, qui ne rivalise pas avec les poids lourds (Cannes, Berlin, Toronto, Venise) tout en affirmant sa vocation généraliste très ouverte, du cinéma de recherche le plus exigeant au blockbuster sur la prestigieuse Piazza grande, de la star légendaire venue de Californie à l’icône du cinéma d’auteur européen comme au jeune réalisateur indonésien ou vénézuélien présentant son premier film. Et cela tout en offrant également une vitrine luxueuse pour le cinéma suisse, des rétrospectives inventives (cette année, Sam Peckimpah) et une visibilité recherchée pour les courts métrages du monde entier. Il faudrait compléter par l’imposant arsenal d’hommages, ateliers de production, formation de jeunes critiques, dispositifs d’aides aux œuvres à venir.
Malgré les aléas et réajustements depuis 1946, Locarno doit cette position à la quasi-continuité de l’excellence de ses directeurs artistiques, depuis Freddy Buache, désormais légende vivante (et toujours spectateur assidu, débonnaire mais exigeant, du Festival) à l’actuel maître de cérémonie, le critique italien Carlo Chatrian. Il le doit aussi à sa capacité à mobiliser des moyens matériels importants, que peuvent lui envier bien des manifestations situés dans des zones moins prospères, et au soutien des autorités locales et régionales, sensibles aux bénéfices collatéraux générés par la manifestation.
Un festival de cinéma, et Locarno plus encore, mieux encore que beaucoup d’autres, ce sont des rencontres. Rencontres avec des films, d’une réjouissante diversité, on l’a dit – même si cette diversité implique aussi la rencontre avec des films parfaitement antipathiques, et cordialement détestés. Rencontres avec des gens, cinéastes, producteurs, critiques, cinéphiles de tous âges et de toutes origines, retrouvés d’une année sur l’autre ou au contraire croisés pour la première fois, dans un environnement qui échappe à la kafkaïenne hiérarchie des multiples accréditations et aux labyrinthes sécuritaires triant et retriant les VIP, les superVIP, les extramegaVIP (ad lib) qui sont l’ordinaire conditions des festivaliers dans les autres manifestations qui gèrent la venue de vedettes.
Mais un festival, cela peut être aussi la rencontre entre des films. Des œuvres conçues très loin les unes des autres, par des gens qui le plus souvent ne se connaissent pas. A côté de la découverte d’autres réalisations sur lesquelles on se promet de revenir à leur sortie, notamment les nouveaux films de Chantal Akerman (No Home Movie) et d’Otar Iosseliani (Chant d’hiver), à côté aussi des films qu’on n’a pas réussi à voir au cours d’un trop bref séjour, ce sont deux rencontres de ce type qu’on aura envie de mettre ici en évidence.
La première rencontre rapproche, ou met en écho, deux œuvres qui s’avèrent avoir le même sujet, mais regardé sous des angles très différents. Ils ont signés par deux des cinéastes européens les plus stimulants, qui l’un et l’autre œuvrent aux frontières de ce qu’on nomme le documentaire, l’Italien Pietro Marcello et le Catalan José Luis Guerin.
Pure splendeur d’intelligence politique, Bella e perduta de Marcello, réalisateur découvert il y a 5 ans avec l’admirable La Bocca del Lupo, prend en charge la véritable histoire d’un paysan de Campanie qui, il y a quelques années, se consacra à l’entretien et à la défense d’un château du 18e siècle, essayant de le protéger du pillage systématique mis en place par la Camorra.
Cette histoire, qui convoque forces sociales et paysages actuels de l’Italie du Sud, est racontée grâce à l’intervention de personnages mythiques, un « Pulcinella » (masque de la commedia dell’arte) et un jeune buffle doué de parole, qui construisent une poétique sensible du refus de la médiocrité, de la soumission et de la laideur d’une bouleversante puissance. Sans en avoir l’air, Bella e perduta devient ainsi un manifeste rêveur et ultra-précis contre la berlusconisation de l’Italie, et ses profonds ravages.
L’Accademia delle Muse de Guerin, auteur notamment du si beau Dans la ville de Sylvia, semble bien loin, accompagnant l’enseignement d’un prof de philologie de l’université de Barcelone cherchant à rendre sensibles à ses élèves la puissance des mots à partir des récits mythologiques et de l’œuvre de Dante. Concret, joueur, sensuel, émouvant, ce parcours ouvertement pédagogique circule de reflets en échos, de salle de cours espagnole en campagne sarde, et finalement fait naître sous ses plans la même quête que le film de Marcello.
La quête méthodique, argumentée poétiquement et sensoriellement, des possibilités d’une reconception du monde, d’une réinvention de la manière de l’habiter qui ne se soumettrait pas à la laideur et à l’argent. Les jeux du vocabulaire et du désir, la musique des ombres et des matières y déploient des ressources qui invitent à penser en souriant, à sourire en pensant, heureuse promenade où n’existent nulle séparation du corps et de l’esprit, où là aussi les bergers du présent portent un savoir et une séduction pour aujourd’hui et demain.
L’Arcadie est bien le territoire commun de ces deux films, lieu non pas d’une nostalgie mais d’un possible à faire émerger des êtres d’ici et maintenant.
L’écart de départ est encore plus grand avec l’autre belle rencontre entre films à laquelle la programmation de Locarno aura permis d’assister. D’un côté le retour d’un réalisateur perdu de vue depuis le siècle dernier, après une carrière aussi inégale que remarquée, et qui se lance dans l’adaptation d’un des chefs d’œuvres de la littérature les plus inadaptables qui soient. De l’autre un jeune chinois de 26 ans, venu d’une région reculée de son pays, et qui surgit avec un poème visuel assez renversant.
Ici, donc, Andrzej Zulawski, le réalisateur polonais de L’Important c’est d’aimer et de Possession, entreprenant de porter à l’écran Cosmos, le roman monstre de Witold Gombrowicz.
Transposé au présent et au Portugal, le récit halluciné et volontiers grotesque s’invente d’extraordinaires matérialisations de cinéma, grâce notamment aux interprétations de Sabine Azéma et Jean-François Balmer s’en donnant à cœur joie dans le registre délirant. Dans une veine extrême où s’illustrèrent entre autres Oliveira et Ruiz, Zulawski relayé aussi par trois jeunes et très vaillants acteurs (Johann Libereau, Jonathan Genet, Victoria Guerra) circule du romantisme nervalien à sa parodie bouffonne, de la quête par l’absurde d’un chiffre secret du monde à des scènes comme des sauts dans l’inconnu.
Ce cinéma-là cherche, et par définition s’il cherche, il ne trouve pas toujours. Surtout, ce qu’il a « trouvé », la réussite d’une séquence, la beauté, la drôlerie, la puissance interrogative d’un moment, ne garantit rien pour le suivant.
C’est un cinéma sans accumulation de capital, un cinéma qui mise tout à chaque instant – évidemment qui souvent perd. Zulawski a fréquemment travaillé dans ce sens, avec des réussites diverses, dont la plus belle restait son premier film, La Troisième Partie de la nuit. S’en prenant au texte luxuriant de Klossowski, il entraine dans une sarabande qui rend justice au roman et ne cesse de surprendre, avec quelques moments explosifs.
Ce saut dans l’inconnu est aussi à quoi invite Kaili Blues. Bi Gan est un jeune poète cinéaste originaire d’une zone excentrée du Sud de la Chine, dont une ville donne son titre au long métrage. Glissant entre des personnages dont la relation parait d’abord obscure, ou absente, avec comme viatique une citation de Bouddha affirmant l’unité des choses au-delà de leur apparente diversité (certes), et d’énigmatiques fragments de poème, il semble qu’il faille accepter de se perdre dans le labyrinthe de situations que propose le film. Cette perte n’a d’ailleurs rien de déplaisant, tant le réalisateur sait s’approcher d’un visage, rendre sensible un espace, suggérer des tensions émotionnelles.
Mais Kaili Blues raconte une histoire, et celle-ci sera narrée, même si pas selon les usages. Peu à peu se mettent en place les tenants et les aboutissants, au fil de déplacements – géographiques, temporels, stylistiques – qui s’enrichissent progressivement de sens qui paraissaient d’abord disparates. Loin de Kaili, le film culmine avec une incroyable séquence en un seul plan de 40 minutes en mouvement à travers un village d’une communauté rarement montrée, les Miao, qui est une véritable plongée dans un monde réel et affectif inconnu.
Ici aussi, quoiqu’avec d’autres moyens, c’est bien d’une aventure de cinéma – c’est à dire aussi d’une aventure comme spectateur, qu’il s’agit. Se recomposant constamment comme la caméra fluide de Bi Gan ne cesse de redessiner l’inscription de ses protagonistes dans leur environnement, la relation au médecin parti à la fois sauver un enfant vendu par son père et accomplir un pèlerinage sentimental au profit d’une autre – double mission qui produira des effets aussi inattendus que délicats – ne cesse de se réinventer avec une émotion qui ne fait que croître. Double émotion, même, à la fois celle engendrée par le film et celle engendrée par la certitude d’assister aux débuts d’un authentique cinéaste.
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