Elefante Blanco de Pablo Trapero« L’Eléphant blanc » du titre désigne ce qui aurait dû être le plus grand hôpital du continent américain, immense construction au cœur du bidonville de Ciudad Occulta dans la banlieue de Buenos Aires, monstre inachevé devenu repère de trafics et concentré de misère. « L’éléphant blanc » pourrait aussi désigner le gigantisme et le poids des enjeux que prend en charge le septième long métrage de Pablo Trapero : la détresse des quartiers pauvres des grandes villes du tiers monde, les effets de l’action sociale, le rôle de l’église officielle et l’engagement des prêtres activistes dans l’esprit de la théologie de la libération, la violence militaire, policière, mafieuse… La grande réussite du film est d’échapper à cette pesanteur programmée, même par les meilleures intentions, sans les renier pour autant.
Aux côtés d’un jeune prêtre européen traumatisé par le massacre des paysans auprès desquels il travaillait et qui se replie dans le barrio chez son ami et mentor, le père Julian qui organise le combat quotidien contre la misère dans l’ombre du bâtiment inachevé, Elefante Blanco réussit à articuler au plus juste dramatisation et observation. Cette réussite tient pour beaucoup à l’association entre le réalisateur et ses interprètes. Le scénario pouvait donner dix films bien-pensants et simplificateurs, le jeu des acteurs – Jérémie Renier, Ricardo Darin et Martina Gusmàn – trouve le juste régime d’intériorité qui déplace la définition de leur personnage, le met en résonnance et à l’occasion en danger face aux autres protagonistes, et à l’ensemble de l’environnement. Cette réussite du jeu est à l’unisson de la capacité, qu’on connaissait bien chez le réalisateur de Mondo Grua et de El Buenaerense, mais qui s’était estompé depuis, de faire toute la place à la dimension documentaire de sa réalisation, comme matériau même de la mise en forme de sa fiction.
Dès lors, il importe peu qu’Elefante blanco, et notamment le personnage interprété par Darin, soit en partie inspirés de faits réels. L’essentiel est dans la manière dont le labyrinthe physique du bidonville, l’enchevêtrement politique des intérêts et la complexité inextricable des interactions entre engagement religieux, action sociale de terrain où travaillent côte à côté prêtres, militants de gauche et une partie des habitants construisent ensemble un chaos dynamique, mis en place sans complaisance, et aussi sans cynisme. La manière dont Trapero pervient, tout en suivant ses trois protagonistes, à faire toute sa place au collectif, est à cet égard riche de sens. Plus qu’un commentaire, l’épilogue en totale rupture de ton peut dès lors apparaître comme la juste coda d’une symphonie furiosa composée avec fougue et sensibilité.
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N’ayant pas vu tous les films en compétition, on se gardera ici d’émettre un jugement sur l’ensemble du palmarès annoncé au soir du 16 février par les jurés et leur président, Wong Kar-wai. Ayant vu celui qui a reçu l’Ours d’or, Child’s Pose du Roumain Călin Peter Netzer, on ne peut que regretter le choix d’une réalisation aussi sinistre que dépourvue d’enjeu.
Cornelia est une grande bourgeoise de Bucarest. Elle est en conflit avec tous les membres de sa famille. Lorsque son fils unique écrase un enfant dans une petite ville de province, elle se lance, et le film scotché à elle, dans un combat désespéré pour sauver son rejeton. Cela se traduit par une série de face à face avec toutes les personnes impliquées dans l’accident, jusqu’au climax dans la famille de la victime. Entièrement télécommandé par son programme, le film empile psychologie et pathétique avec une lourdeur aggravée par une caméra dont l’incessante agitation prétend traduire l’instabilité émotionnelle des personnages, procédé d’un simplisme lassant.
Le seul intérêt de cette récompense serait de susciter une comparaison avec l’autre Roumain l’ayant précédé parmi les récipiendaires de statuettes aurifiées dans un grand festival, 4 mois, 3 semaines, 2 jours de Cristian Mungiu, Palme d’or à Cannes en 2007. Superficiellement, on pourrait rapprocher l’atmosphère glauque et la mise en scène à l’arrache des deux films. En fait, tout ce qui était organique, vibrant de sincérité et de nécessité intérieure chez Mungiu semble artificiel et inconséquent chez Netzer, les yeux fixés sur une performance aussi extrême que vaine. Au petit jeu des rapprochements, on pourra aussi noter que Child’s Pose est basé sur le ressort sentimentalo-dramatique que Pieta de Kim Ki-duk, Lion d’or du dernier Festival de Venise, même si le traitement est très différent. Apparemment l’amour au-delà de tout d’une mère pour son fils est un thème qui fonctionne auprès des jurys, avis aux candidats.
A Berlin, lors de la remise de la récompense, la productrice du film lauréat a évoqué l’abandon de l’aide au cinéma par les actuelles autorités roumaines, judicieux cri d’alarme dont on aurait rêvé qu’il soit appuyé sur une œuvre plus convaincante.
Si le palmarès a très injustement oublié le Camille Claudel 1915 de Bruno Dumont, de loin le film le plus fort parmi ceux vus en compétition, il a en revanche bien fait de saluer l’Américain David Gordon Brown pour son très plaisant Prince Avalanche, duo masculin loufoque sur une route en pleine forêt, même s’il n’est pas certain que le prix à la mise en scène soit la récompense la plus appropriée. Et même sans l’avoir vu, on se sera réjoui de l’Ours d’argent décerné à Denis Côté pour son bien nommé Vic+Flo ont vu un ours, alors que le fait de récompenser Harmony Lessons d’Emir Baigazin seulement pour le travail de son chef opérateur au demeurant remarquable – paraît bien en dessous des qualités du film.
Parmi les autres prix annoncés, il faut relever la « mention spéciale », au titre du premier long métrage, attribuée à un film de Guinée Bissau, La Bataille de Tabata de João Viana. Rarement une projection aura donné ainsi le sentiment de pénétrer dans un monde aux règles bien établies mais parfaitement inconnues. L’histoire plurimillénaire de la civilisation mandingue y est invoquée magiquement par musiques et palabres, échos de guerres antiques et contemporaines, gags et drames, irruption somptueuse de rituels dont on ignore sans dommage, et même avec joie, le départ entre tragique et carnaval, mythologie et documentaire. Un bonheur de spectateur.
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Révélé en août dernier au Festival de Locarno, l’extraordinaire film Leviathan de Lucien Castaing Taylor et Verena Paravel n’a depuis plus quitté les programmes des grands festivals du monde entier, et cela ne semble pas près de s’arrêter. A Berlin, il est l’occasion de mettre en œuvre ce qui est devenu une des formes les plus fécondes de mutation du cinéma, l’organisation sous des formes infiniment variées de trafics entre cinéma et arts plastiques. Le grand poème organique pour grand écran des deux réalisateurs est en effet l’occasion de trois installations qui, sous l’intitulé général Canst Thou Draw Out Leviathan with a Hook ?, développent en ce sens les richesses de cette épopée matérialiste et mythologique tournée selon de procédures inédites à bord d’un bateau de pêche dans l’Atlantique Nord.
Organisée par la branche la plus expérimentale de la Berlinale, le Forum Expanded, ces trois installations accompagnent la projection du film proprement dit, toujours aussi envoutant. La première installation, He Maketh a Path Shine After Him. One Would Think the Deep to be Hoary, est une projection selon un rythme distordu, qui ralentit et saccade le déroulement du film, désormais porté de 87 minutes à 6 heures – pas exactement un ralenti, mais une série qui semble infinie de plongées enchainées dans la matière même des images devenues muettes. Car si le film lui-même invente une relation inédite à la matière du monde, à la présence du réel où n’existerait plus de frontière entre esprit, chair, choses et éléments, les installations travaillent la même quête mais du côté de la matière des images.
C’est également ce que font les deux œuvres présentées dans un ancien crematorium berlinois, reconverti de façon assez appropriée en lieu d’accueil de fantômes. Castaing Taylor et Paravel y ont mis en place deux propositions spectrales. L’une est une projection d’images devenues quasi-abstraites, et qui pourtant se souviennent de Marey, d’immenses envols de mouettes sous la coupole d’un lieu qui fut peut-être religieux. L’autre consiste en un choix de spectres, parmi tous ceux apparus dans leurs images, comme les cinéastes les retraversaient sans fin durant le processus du montage. Ces fantômes effrayants ou grotesques, témoins des présences innombrables qui hantent leur film – c’est à dire qui hantent le monde tel que leur film est capable de le faire éprouver – sont comme les messagers (les bons critiques ?) d’un projet artistique exceptionnel.
Si l’œuvre déployée autour de Leviathan est exemplaire des ressources désormais fréquemment explorées de la circulation entre cinéma et arts plastiques, on croise également, et avec grand plaisir, d’autres mises en jeu des limites usuelles dans le champ cinématographique – ce qui n’implique nullement la disparition ou la dissolution de celui-ci, comme on aime à le rappeler régulièrement ici, récemment en appui d’un judicieux ouvrage de Jacques Aumont. Plutôt que les limites du cinéma, il faudrait parler cette fois des limites du film, comme objet construit, circonscrit, dépositaire de son sens autonome et de son régime d’énonciation.
C’est exemplairement ce que remet en question, avec légèreté, profondeur et obstination, le réalisateur coréen Hong Sang-soo. Dans une logique qui rappelle et radicalise la démarche des « collections » d’Eric Rohmer aussi bien que le diarisme sans limite de Jonas Mekas, Hong Sang-soo a transformé son activité de cinéaste en une succession de chapitres d’une sorte de carnet de notes sans fin, explorant sous des modes différents, et avec des personnages différents mais en grande partie interchangeables, les mille facettes du désir amoureux, de la trahison sentimentale, de la brutalité et de la perversité des rapports affectifs, de l’impuissance relationnelle. Après la lumineuse comédie In Another Country avec Isabelle Huppert, découvert à Cannes 2012, l’infatigable Hong revient avec une œuvre beaucoup plus sombre, Nobody’s Daughter Haewon, ce qui n’enlève rien d’ailleurs aux qualités comiques d’un réalisateur à l’humour ravageur. Le film se regarde avec un grand plaisir et non moindre intérêt pour lui-même, mais il ne prend son véritable sens qu’à l’intérieur de ce processus au long cours qu’est l’ensemble des réalisations initiées il y aura bientôt 20 ans avec Le Jour où le cochon est tombé dans le puit, sans rupture de continuité depuis.
On ne pourrait évidemment en dire autant de Viola du jeune argentin Matias Piñeiro, puisqu’il s’agit d’un premier long métrage. Pourtant, sa manière – très rohmerienne elle aussi – d’enchainer des situations d’échanges de paroles entre une succession de protagonistes, féminines et très charmantes pour la plupart, sans exigence d’aucun « développement dramatique » explicite, relève de la même préférence accordée au cinéma, dans les puissances complexes et séduisantes de son avènement possible instant par instant, plutôt qu’à la construction d’un film comme architecture structurée et éventuellement bouclée. De maison en maison, voire dans le refuge provisoire de l’habitacle d’une voiture, dans une salle de répétition ou une autre destinée à l’enregistrement de musique, des filles et des garçons se parlent, avec leurs mots ou avec ceux de Shakespeare ou d’une chanson, se séduisent, se trahissent, se trompent et essaient d’exister. Dès lors qu’on entre dans cette ronde (qui n’invoque pas en vain le nom de Marcel Ophuls), un charme juste, juste au sens où la mise en scène pourrait être juste comme la musique, opère et séduit, laisse déjà attendre moins une suite qu’un rebond, une bifurcation, une relance.
lire le billetDans la jungle des propositions de film qu’est cette Berlinale capable d’offrir bien des découvertes mais définitivement inapte à construire l’intelligibilité d’une programmation, il est possible de capter de multiples échos venus de la terre entière. Un peu comme la navigation sur ces radios ondes courtes qui captent des émissions venues de toutes parties du globe, l’entrée plus ou moins au hasard dans les multiplexes qui accueillent Compétition, Panorama et Forum sont l’occasion de rencontres ô combien inégales, mais parfois réjouissantes. Florilège après deux jours et demi de présence :
– En compétition officielle, une véritable découverte, celle d’un jeune réalisateur de Kazakhstan, Emir Baigazin. Son film, Harmony Lessons, est d’une rigueur brutale, accompagnant sans fléchir le parcours « darwinien » d’un adolescent ostracisé par ses camarades, et qui va construire les conditions de sa survie. Cette fable cruelle, constat sans phrase de la violence sociale, s’impose par la précision de sa composition, sa capacité à ne pas détourner le regard comme à choisir l’ellipse qui ouvre sur le temps, l’espace et l’intelligence.
– Dans un tout autre esprit, Kai Po Che (Brothers for Life) d’Abhishek Kapoor semble de prime abord un pur produit de Bollywood, avec stars draguant éhontément la caméra et bons sentiments à la louche. Et de fait… c’est exactement ça. Mais ça au service d’une interrogation sur ce qui divise et unit la collectivité nationale indienne, avec une capacité à regarder en face la violence des conflits de communauté, de sexe, d’âge et de statuts sociaux qui ne cesse de surprendre. Autour de l’histoire de trois copains passionnés de cricket qui créent leur petite entreprise tandis que montent les antagonismes qui mèneront aux pogroms anti-musulmans du Gujarat en 2002, le film témoigne fièrement des capacités d’un cinéma classique, délibérément adressé au grand public, de prendre en charge de manière frontale les grands enjeux de sa société – une démarche dont on a quelques difficultés à trouver l’équivalent dans les cinémas occidentaux.
– Sur un mode encore très différent, voici une comédie venue du Mexique, et intitulée Workers. Ce premier long métrage de Jose Luis Valle semble d’abord plonger avec détresse dans l’univers fort peu exaltant de quelques travailleurs de Tijuana, un « technicien de surface » salvadorien approchant à l’âge d’une retraite qu’il ne pourra toucher, et les serviteurs d’une riche vieillarde excentrique. Très vite pourtant, des détails d’abord infimes, une distance ou un décalage qui ne feront que se préciser, sans s‘alourdir, travaillent de l’intérieur ces chroniques qui s’avèrent aussi implacables que loufoques. Et l’humour slow burn se révèle un excellent ressort critique, renforcé par l’évidente affection du réalisateur pour ses personnages.
– De l’humour, il y en a également beaucoup dans A World Not Ours du Palestinien Mahdi Fleifel. Il n’y a pourtant pas vraiment de quoi rire, en suivant cette chronique intime et violente de l’existence dans le camp de réfugiés d’Ain Al-Hilweh au Liban, camp dont la famille du réalisateur est originaire, et où ses proches et ses copains n’en finissent plus de végéter, usés par la fatalité du sort de leur peuple. Avec sa caméra utilisée comme pour des films de famille et sa voix off à la fois lucide et ironique, Fleifel dresse un portrait terriblement sombre et tout à fait sans complaisance des multiples sources du désespoir dans lequel s’enlise toute une population. Le recours à des documents d’archives, parfois méconnus, inscrit ces instants de vie dans un contexte à tant d’égard trop connu, et qui trouve pourtant ici un nouveau et juste éclairage.
lire le billetEn principe, un compte-rendu quotidien d’un grand festival de cinéma consiste chaque jour à composer un ensemble aussi significatif que possible à partir de quelques uns des films vus dans la journée. Sauf que là, à peine arrivé, bing ! la grande baffe. Dès la première séance, dans l’immense Friedrischstad Palace bondé, un choc comme on en éprouve pas souvent – au cinéma ou ailleurs.
Qui connaissait le projet de Bruno Dumont de filmer une évocation de Camille Claudel après son internement dans un asile près d’Avignon, avec Juliette Binoche dans le rôle principal, pouvait légitimement s’interroger sur les enjeux d’un tel choix, les effets de la rencontre avec une vedette d’un réalisateur qui a toujours préféré les acteurs non-professionnels, l’étrangeté de sa part à se lancer dans un film d’époque, ou la possibilité pour l’actrice de succéder à la mémorable interprétation d’Isabelle Adjani dans le film de Bruno Nuytten. Interrogations et éventuelles préventions sont balayées par Camille Claudel 1915.
Oh, pas immédiatement. Le film met quelques séquences à imposer son rythme et sa distance, à accoutumer ses spectateurs à la présence infiniment troublante de Juliette Binoche comme jamais vue, à instaurer cette égalité de traitement des mots, des paysages, des visages, qui permet la mise en œuvre d’un programme minimal et bouleversant : regarder la souffrance en face. A mille lieux de tout pathétique, avec une totale dignité dans la manière de montrer chacune et chacun, dans sa folie, son orgueil, ses défenses scientifiques et religieuses, sa générosité ou son égoïsme, ou les deux, le film de Bruno Dumont et Juliette Binoche (il est juste de les associer tant ce qu’elle fait participe de la création même de l’œuvre) envoute et transporte, suscitant en chacun vibrations inédites et interrogations mystérieuses. Sous le soleil froid de Provence, celui-là même qu’avait peint le pauvre Vincent, nait un grand film exigeant, il tarde déjà d’y revenir.
Pas très envie de mêler cette rencontre-là à celle d’autres films. Mais dans les grands festivals, il n’y a pas que les films. Il y a notamment l’occasion d’informations variées. Par exemple la découverte en piles imposantes un peu partout dans tous les lieux de la Berlinale d’un nouveau magazine intitulé The Chinese Film Market, avec le visage énigmatique de Wong Kar-wai en couverture. La seule existence d’une publication de ce titre est significative, les informations qu’elle recèle, notamment sur les modalités de la croissance de la fréquentation en Chine (+30% l’an dernier), la multiplication vertigineuse des multiplexes, ou le secteur émergent des acteurs sino-américains visant clairement une carrière des deux côtés du Pacifique en font, même sur le mode corporate, une assez excitante plongée dans un univers en expansion.
L’étude de cas du premier film chinois à dépasser le milliard de yuans de box-office, la comédie Lost in Thailand, est tout aussi riche d’indications sur l’évolution d’une production commerciale qui avait jusqu’à présent misé sur l’imitation des blockbusters hollywoodiens avec débauche d’effets spéciaux, « sinisés » par la référence au passé légendaire du pays et par les arts martiaux.
L’introduction en bourse des deux géants de la production chinoise, China Film Group et Shanghai Film Group, jusqu’à présent entreprises d’Etat, est aussi de nature à faire évoluer les stratégies de ce qui est devenu, sur le plan financier, la deuxième cinématographie du monde, sans dissimuler son objectif d’atteindre un jour le premier rang.
lire le billetIl s’agit, nul ne peut l’ignorer, du premier film réalisé par une Saoudienne – et d’ailleurs le premier long métrage de cette origine jamais distribué. Mais le film mérite mieux que ces labellisation pour Livre des records : racontant les tribulations d’une collégienne de Riyad décidée à tout faire pour pouvoir s’acheter un vélo, Wadjda, entièrement filmé sur place avec des acteurs locaux, donne à voir nombre d’aspects intrigant du monde dont il est issu, du rapport compliqué au Coran dans les établissements publics à la difficulté pour les femmes d’aller travailler en étant interdites de conduire, de la description d’un intérieur de classe moyenne à l’omniprésence du contrôle des mœurs et à la violence de l’abandon des épouses par les maris selon les exigences de la famille.
Que le film soit construit sur un schéma narratif convenu permet à la fois de mesurer la délicatesse avec laquelle la réalisatrice emploie ces procédés connus, et de prêter davantage attention au contexte, pas du tout connu quand à lui, dans laquelle l’histoire prend place. Les maisons, ce qui décore les murs, les voitures, les habits, les chaussures, le maquillage, les coiffures, tout devient intéressant dans le film. Pas seulement parce qu’on y découvre une société pratiquement jamais montrée à l’écran, et pour cause, mais parce que pour les habitants eux mêmes, tout fait puissamment signe quand tout peut faire l’objet d’un contrôle et d’un interdit. Clairement voulu comme un jalon dans une évolution vers une société moins archaïque, Wadjda est aussi un dispositif volontairement simple, mais attentif et respectueux de ce qu’il montre, l’enregistrement d’un présent d’autant plus intéressant qu’il ne fait aucune place à l’exotisme.
(Cet article reprend la critique publiée lors de la présentation du film au Festival de Venise 2012).
lire le billetLe deuxième long métrage du cinéaste ukrainien Sergei Loznitsa est un des nombreux, mais un des plus injustement oubliés du Festival de Cannes 2012. D’une exceptionnelle beauté, il réussit à offrir à ceux de ses spectateurs qui acceptent d’entrer dans son rythme, on devrait dire dans son souffle, l’accès à un état où le rêve, l’émotion et la pensée circulent librement, se transforment sans heurt l’un dans l’autre. Cette étonnante alchimie nait de l’alliage mystérieux de trois éléments dans l’athanor de la mise en scène de Loznitsa. Le premier de ces éléments est une parabole morale, un argument de fable abstraite – on peut songer au Mur de Sartre – emprunté au romancier Vassil Bykov, et situé durant la Deuxième Guerre mondiale, en Union soviétique occupée par les nazis.
Capturé par les SS avec d’autres villageois, Souchenia est relâché alors que les autres sont exécutés. Les résistants le considèrent comme traître, et envoient deux des leurs pour l’abattre. L’histoire de Dans la brume se joue entre ces trois protagonistes. Mais le film se joue tout autant dans la relation entre ceux-ci et l’environnement naturel, la forêt, la neige, la lumière et l’ombre, la chaleur palpable à l’intérieur des maisons de bois, le vent, le froid extrême. Rarissimes sont les films qui auront été capables à ce point de faire éprouver les sensations, les rapports à l’espace de manière aussi intense. Et c’est cette véritable expérience physique, au moins autant que le puzzle éthique posé par le jeu des certitudes et des doutes, la malléabilité ou la fixité des définitions du bien et du mal, qui fait la puissance, et même l’envoûtement du film.
Aux confins de cette méditation et de ces sensations se trouvent les êtres humains, tels que les filme Loznitsa, tels que les incarnent ses interprètes. C’est évidemment le cas de l’acteur principal, Vladimir Sviski, qui donne à la fois présence et mystère, chair et esprit à Souchenia, figure de saint paysan cheminant vers un accomplissement sans rien perdre de sa présence triviale d’humain parmi les humains, une sorte de travailleur de force de l’humanité dans un monde en proie aux horreurs sans limites.
Mais c’est aussi vrai des autres, jusqu’à la dernière babouchka filmée avec une sensibilité qui permet au film de dépasser l’opposition entre le monde des rapports humains et le monde des éléments naturels. C’est par la présence des hommes et des femmes que Dans le brouillard atteste qu’il n’y a qu’un seul monde, sans solution de continuité entre idéaux et matière.
Ce résultat assez prodigieux est obtenu grâce au sens de la composition d’un cinéaste dont les courts métrages et les documentaires avaient prouvé l’instinct de cinéaste, avant que son premier long métrage de fiction (My Joy, 2010) ne marque un nouveau pas en avant. Mais c’est un véritable bond qu’accomplit cette fois le réalisateur, grâce à son sens du rythme et du cadre, à la rigoureuse justesse des choix sonores, à l’aisance avec laquelle il circule entre les époques comme à la précision avec laquelle il inscrit un corps dans un environnement boisé ou enneigé.
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La nouvelle réalisation du cinéaste franco-sénégalais est sans hésiter le plus beau film de ce début d’année
«Par ici, il arrive que la mort prévienne de sa venue.» Le carton en ouverture installe ce qui va arriver au personnage principal, Satché, sous le signe d’une fatalité imminente et d’une croyance archaïque.
Les yeux s’ouvrent sur le dernier matin. Satché se lève, met la chemise rouge qui sera comme le costume d’apparat de son ultime voyage dans le monde, son monde. La famille est là, elle respecte les rituels, exprime son émotion face à la disparition prochaine de cet homme jeune, beau, en pleine forme. Il a été dit que la mort arrivait, cela suffit. Entouré des siens, il sort devant la maison, et les voisins le saluent, peu à peu s’attroupent, font des cadeaux, chantent et crient et rient. Mais que se passent-il? Où sommes nous? Dans une comédie musicale? Un documentaire sur Dakar aujourd’hui? Un thriller contemplatif? Un film de science-fiction? Un rêve? Nous sommes très exactement dans tout cela à la fois. Pas à la suite mais en même temps.
Escorté de son ami, Satché est en chemin pour son dernier jour. Et c’est une traversée des quartiers de la métropole, une série de rencontres burlesques, violentes, joyeuses. Pratiquement sans parole, mais avec une incroyable présence, le poète et musicien Saul Williams, qui joue Satché, traverse et convoque autour de lui les bruits et les images, ressentis avec une intensité inédite sous le signe de cette mort annoncée.
François Truffaut disait qu’il n’était rien de plus beau que de filmer les «premières fois», Alain Gomis montre combien il peut être puissant, émouvant, mystérieux de filmer les dernières fois —surtout celles des gestes les plus ordinaires, des situations les plus quotidiennes.
Les phrases qui suivent sont extraites d’une conversation publique avec Miguel Gomes organisée le 6 juillet 2012 durant le 40e Festival de La Rochelle, à l’occasion d’une intégrale de ses films et d’une avant-première de Tabou.
lire le billetA chacun de mes films, à un moment du tournage, le producteur se dirige vers moi et me dit: «il n’y a pas l’argent pour faire ce qui tu avais écrit». C’est arrivé aussi sur le tournage de la seconde partie de Tabou. A ce moment, je deviens un peu fâché. Il y a alors deux options : soit je reste fâché et j’exige qu’il trouve l’argent manquant, soit je continue à être un peu fâché mais quand même on cherche un compromis, on jette le scénario à la poubelle et on va trouver comment faire autrement.
Dans le scénario de Tabou, il y avait des éléphants. Mais par manque de moyen, on n’a pas pu les filmer. Les éléphants sont partis du film, mais d’autres choses sont arrivées. Pour moi le cinéma résulte toujours de ce croisement entre un désir et la réalité. Il faut toujours négocier, parfois la négociation est rude, et on risque de perdre des choses importantes.
La recherche de ce compromis fait partie du film, il m’est arrivé du coup de l’inviter dans le film lui-même: dans Ce cher mois d’août, je montrais un affrontement et une négociation avec le producteur. Mais ce que je montrait n’était pas ce qui s’était vraiment passé, c’était une manière d’utiliser cet affrontement pour nourrir le film. Il ne s’agit pas de «révéler la vérité du tournage», c’est de la fiction, mais une fiction née de ce qui s’est passé. Une fiction qui devient positive, qui construit et nourrit le film.
Je n’aime pas les films de dénonciation, les films qui viennent dire aux spectateurs: ça c’est mauvais. Je préfère montrer ce que j’aime. Même les aspects sombres ou difficiles, j’essaie de trouver une manière de la filmer qui n’adresse pas un discours négatif, de garder un rapport de plaisir au fait de les filmer.
Il y a toujours un scénario au départ, mais le film n’y ressemble pas forcément. Le scénario est là où s’inscrivent les envies qui sont à l’origine du film. Si on ne peut pas, en suite, filmer exactement cela, il faut construire la transformation qui garde la mémoire de ses désirs. Je ne dis pas que tous les films doivent être faits comme ça, Hitchcock tournait exactement ce qu’il avait écrit et cela faisait des bons films. Mais sans doute avait-il un producteur qui savait mieux compter que le mien, il avait un producteur américain, pas portugais, c’est déjà un avantage.
Mais au fond j’aime cette négociation avec la réalité, peut-être qui si un jour un producteur me disait: c’est bon, tu peux filmer tout ce que tu as écrit, je commencerai à inventer des problèmes. L’enjeu réel est de renouveler le désir qui est au principe d’un film. Il faut comprendre que c’est long de faire un film, qu’il y a des moments où il ne se passe rien, où on attend. Notamment pendant que le producteur cherche l’argent. Au bout de 15 jours ou un mois, il appelle et dit: «c’est bon on a trouvé une partie du financement, mais ce n’est pas assez pour commencer à tourner, je vais encore chercher le complément ». Dix jours après il appelle et dit «bon on a perdu une coproduction dans un pays, il faut repartir d’un peu plus loin». Etc. Le risque est grand alors de perdre l’élan, l’énergie du début.
Je ne suis pas un cinéaste réaliste, je n’aime pas me contenter de reproduire la réalité, je préfère inventer un autre monde mais avec des connections au nôtre. Les deux parties de Tabou viennent peut-être du Magicien d’Oz, un film que j’aime beaucoup: à un moment on vit dans un monde organisé selon certains règles, ensuite on entre dans un monde régi par d’autres règles. Le vrai film, c’est la 3e partie, qui n’existe que dans la tête du spectateur, c’est celle qui résulte de l’assemblage des deux premières.
Je n’ai pas de relations personnelles avec l’Afrique, même si ma mère est née en Angola, elle est venue très jeune au Portugal, et cette origine n’a pas beaucoup compté. L’Afrique du film vient de la mythologie coloniale portugaise et de la mythologie du cinéma. La 2e partie est comme un cadeau aux 3 femmes de la 1re partie: des crocodiles romantiques, pas d’éléphants mais quand même des singes, du rock, des amours interdites, toutes ces choses romanesques, qui font contrepoids à la 1re partie, qui est pour moi une situation qu’on peut appeler de post-mélodrame: tout a déjà été joué.
On ne fait pas des films « sur » mais avec, avec les sensations des choses, de ce qui est resté en nous, de ce qui nous a touché : un film de Murnau, un souvenir de vacances…
Il y a pratiquement toujours des chansons dans mes films, les chansons permettent à un personnage de dire en 3 minutes des choses décisives de manière condensée et gracieuse. Si j’en avais été capable, j’aurais été musicien plutôt que cinéaste.
Il y a aujourd’hui ce qu’on appelle en français les «docteurs de scénario», en anglais script doctors, ce sont des soi-disant scientifiques qui traitent le scénario comme une formule figée. Ça c’est une idée sinistre du cinéma. Ils croient qu’ils défendent une idée classique du cinéma, mais c’est une idée morte. Les vrais classiques passaient leur temps à transgresser les règles.
Pensez à la manière dont surgit une chanson chantée par Dean Martin au milieu de Rio Bravo, lorsque les héros attendent l’attaque de la prison par les méchants. C’est très beau, ces hommes qui ont peur, qui attendent l’attaque des ennemis, et qui chantent.
Et après, qu’est-ce qu’ils font? Ils chantent une autre chanson!
ça ce n’est pas raisonnable. Jamais un script doctor ne laisserait deux chansons de suite dans une situation de tension dramatique maximum. Une chanson, déjà, ce serait un problème. Howard Hawks fait ça pourquoi ? Pour le plaisir ! C’est aussi la raison pour laquelle je fais appel à des chansons.
File d’attente pour 3 Sœurs, le très beau documentaire de Wang Bing consacré à la vie de paysans pauvres du Yunnan. L’affluence lors de la 34e édition du Festival des 3 Continents à Nantes (20-27 novembre) a confirmé la réponse du public à une programmation de haut niveau.
Né à la fin des années 70, le Festival des 3 Continents a joué un rôle décisif dans la grande mutation du cinéma mondial qui a marqué la fin du 20e siècle : l’inscription sur la carte de la planète cinématographique de nombreuses cinématographies qui en étaient jusqu’alors exclues, et la reconnaissance de nombre des plus grands cinéastes de notre temps. Abbas Kiarostami, Hou Hsiao-hsien, Souleyman Cissé, Pablo Trapero, Jia Zhang-ke, Youssef Chahine, Lino Brocka, Arturo Ripstein, Apichatpong Weerasethakul, Idrissa Ouedraogo, Nabil Ayouch, Darejan Omirbaiev et bien d’autres ont connu une transformation majeure de leur capacité de filmer et de montrer leurs œuvres grâce à ce mouvement dont Nantes a été un des épicentres.
La réussite même de ce mouvement s’est transformé en difficulté majeure pour une telle manifestation, dès lors que les auteurs et les œuvres qu’elle avait permis de découvrir était convoités par les plus grands festivals, sortaient souvent en salle, entraient dans une autre logique. Assez logiquement, une usure de la formule, et de son soubassement idéologique issu du tiers-mondisme, s’est accompagnée d’une usure des hommes, en l’occurrence les frères Alain et Philippe Jalladeau, qui avaient créé et incarné infatigablement le F3C durant 30 ans. Difficulté de leur part à passer la main, mauvaises manières à leur encontre, erreurs de choix humain et de stratégie, subséquemment défiance des bailleurs de fonds, des médias et du public semblaient, au milieu des années 2000, signer l’inévitable crépuscule d’une belle aventure.
C’est exactement le contraire qui se produit depuis trois ans. En atteste à l fois qualité des œuvres présentées et l’extraordinaire fidélité du public (re)venu découvrir des propositions ambitieuses venues des 3 coins de la planète. Un sentiment conforté par la présence massive de jeunes gens parmi les spectateurs. Sous la direction de Sandrine Butteau, qui avait déjà accompagné les dernières belles années du F3C il y a une dizaine d’années, et du directeur artistique Jérôme Baron secondé par la critique Charlotte Garson, on assiste au contraire à ce qui ressemble sinon à une résurrection – le Festival n’était pas mort – du moins à sa réinvention.
« Adolescent, j’ai découvert le Festival à 16 ans, un peu par hasard, dit Jérôme Baron. Un des enjeux actuels est de rouvrir une telle opportunité. Les 3 Continents ont un public historique, qui a vieilli avec eux, et qu’il importe de garder, mais il doit être attractif pour des gens plus jeunes, qui y vienne sans idée préconçue. C’est compliqué alors que la géographie du cinéma se caractérise par un clivage de plus en plus marqué entre multiplexes et salles de type art et essai (J. Baron est aussi le responsable du Cinématographe, une salle nantaise particulièrement en pointe sur les films ambitieux). Simultanément, nous faisons face à une véritable explosion du nombre de festivals dans le monde, ce qui bouleverse la manière de travailler par rapport à ce qui se faisait encore il y a 10-12 ans. »
Ces festivals ne sont pas à proprement parler des concurrents du F3C. Celui-ci s’inscrit dans un modèle inédit, qui combine rivalité pour les titres et partage d’information et de contacts. Seules les plus grosses manifestations compétitives (Cannes, Berlin, Venise, Sundance, Rome, Locarno, Pusan) et de celles qui s’acharnent, et souvent s’épuisent à vouloir se calquer sur ce schéma, restent dans une relation de concurrence frontale. « La question s’est déplacée, explique Baron. Je ne suis pas dans une logique de primeur à tout prix, l’objectif est de poser les bonnes questions, d’être aussi précis que possible dans le relevé des tendances actuelles, des émergences et des mutations. Cela passe par le choix des films, mais aussi la manière dont ils sont programmés. Sans le travail de mise en contexte et de construction de sens autour des films et entre eux, le travail du Festival n’a pas de sens. D’autres festivals font, et dans certains cas font bien, autre chose avec des films qui peuvent être parfois les mêmes. Une programmation, c’est un montage, Nantes propose son montage. » Sandrine Butteau souligne aussi le rôle du Festival dans la vie ultérieure des films, prenant l’exemple des deux titres les plus remarqués l’année précédente : le lauréat du grand prix, Saudade de Katsuya Tomita, a trouvé un distributeur à son retour de Nantes, et le prix du public pour Le Policier de Nadav Lapid a boosté sa sortie. « Mais ce n’est plus suffisant, complète J. Baron. Aujourd’hui, il faut inventer d’autres modes de visibilité que la distribution classique. Les Festivals ont un rôle à jouer, au-delà de la durée de la manifestation. » Des éléments du programme du F3C sont repris immédiatement dans trois salles de la région, à Saint-Nazaire, La Turballe et au Pouliguen. Certains titres figureront es qualité dans d’autres manifestations en Bretagne et Pays de Loire. Le Grand Ouest bénéficie en outre d’un réseau de salles indépendantes dynamiques unique en France (donc au monde).
A ce rôle en aval, aussi nécessaire qu’encore largement à inventer, s’ajoute un rôle en amont : comme beaucoup d’autres manifestations, le F3C s’est doté d’une structure d’accompagnement à la production de nouveaux films, Produire au Sud. Toutefois, à la différence de ce qui se pratique ailleurs, il n’attribue pas de subsides mais organise des ateliers auxquels participent réalisateurs et producteurs des projets retenus (6 sur 140 candidats) et professionnels européens. Le déplacement de certains ateliers vise à conforter une tendance forte, qui accompagne la mutation des fameux continents : l’accompagnement d’une circulation Sud-Sud démultipliant et confortant les circulations Nord-Sud.
Autre articulation indispensable, celle du festival avec le milieu scolaire et universitaire. Nantes est une ville pionnière en matière de cinéma au collège et au lycée, avec un corps enseignant mobilisé. S. Butteau revendique 5000 entrées dues à ce public qui fait l’objet d’une attention particulière. Côté université, il y a beaucoup à reconstruire face au double obstacle d’une indifférence des étudiants aux formes alternatives de cinéma et de la tentation de l’instrumentalisation des films par des professeurs au service de leurs propres approches, notamment dans le domaine des langues.
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