En 2012, comme tous les dix ans depuis 1952, Sight & Sound a demandé à quelques dizaines de critiques dans le monde d’établir leur liste des dix meilleurs films de tous les temps. Publication du British Film Institute, Sight & Sound est aussi la plus ancienne revue de cinéma toujours en activité, et une des plus sérieuses.
Décider des dix meilleurs films de tous les temps? C’est absurde et propice au conformisme, mais aussi amusant et —contrairement à ce que croient les esprits superficiels— utile.
Absurde puisque cela oblige à mettre en concurrence des œuvres tellement différentes qu’il n’y a guère de sens à les classer les unes par rapport aux autres. Propice au conformisme, tant le classement final, qui établit une moyenne entre tous les suffrages, tend inexorablement à confirmer des valeurs classiques: les cinq derniers votes (1962, 1972, 1982, 1992 et 2002) ont tous installé Citizen Kane en numéro 1.
Mais amusant pourtant, comme un retour à des jeux adolescents. Faire des listes est une habitude de cinéphile (comme d’ailleurs de tout adepte d’une philia, d’une affection particulière pour un domaine, qu’il s’agisse d’étoiles, de coureurs du marathon ou de timbres poste) et pas du tout une pratique qui relève de l’activité critique.
Que la grande majorité des critiques aient été cinéphiles, et à certains égards le demeurent, n’empêche pas cette distinction. Dresser des listes fondées sur l’excellence (les «meilleurs» films) est un exercice qui sollicite autant l’image qu’on entend donner de soi qu’une idée du cinéma: se composer en douce un autoportrait à travers ses films favoris, c’est ce qui est amusant.
C’est surtout utile parce que ces listes ont des effets. Elles servent de base à tout un tas de décisions de programmation, de sauvegarde, d’édition, de découvertes pédagogiques, etc. C’était déjà vrai quand Sight and Sound a créé son classement il y a soixante ans, ça l’est encore plus aujourd’hui.
Et si Internet a favorisé la prolifération et la diffusion de cette pratique des classements de tout et n’importe quoi par tout le monde et n’importe qui, la liste constituée par une revue respectée à partir des choix de connaisseurs (on peut appeler ainsi les critiques, qui ne sont certainement ni «experts» ni «spécialistes») pèse d’un poids d’autant plus significatif. Ou plus exactement d’un contrepoids, face aux votes en ligne des spectateurs —face à eux, mais pas du tout contre eux: ce sont deux approches différentes, qui ont chacune leur sens.
Voici donc ma réponse à la proposition de S&S, proposition qui admettait que la liste soit accompagnée d’un bref commentaire, ce qui m’a donné l’occasion de tricher de manière éhontée:
(par ordre chronologique)
L’Aurore de Friedrich Murnau
L’Atalante de Jean Vigo
M le maudit de Fritz Lang
Chantons sous la pluie de Stanley Donen et Gene Kelly
La Prisonnière du désert de John Ford
Vivre sa vie de Jean-Luc Godard
Shoah de Claude Lanzmann
Close-up d’Abbas Kiarostami
Still Life de Jia Zhangke
Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, d’Apichatpong Weerasethakul
Cette liste était accompagnée de ce commentaire:
«C’est seulement avec honte et modestie qu’on peut proposer une telle liste. Honte que n’y figure aucun film de Hou Hsiao-hsien, d’Eisenstein, de Resnais, de Bergman, ni d’Ozu, pas plus que La Splendeur des Amberson, Le Dictateur, Les Rapaces, Antichrist, Apocalypse Now ou Out One. Modestie puisqu’à l’évidence, une semaine plus tôt ou une semaine plus tard, ma liste aurait comporté encore d’autres noms, y compris que ceux que je viens malhonnêtement d’ajouter.»
Et j’ai oublié Vertigo, malheur et malédiction sur moi!
Que racontent les dix titres finalement choisis? D’abord, dix moments de joie extrême de spectateur. La «joie» pouvant bien sûr prendre des tonalités très différentes, de l’évidente euphorie que suscite Chantons sous la pluie (film qui est aussi d’une étonnante complexité et lucidité) au sentiment tragique de Shoah.
Mais, oui, ma joie demeure. Elle naît de la certitude qu’ici le monde s’ouvre, ici, dans cette rencontre avec une œuvre, il y a place pour moi, pour les autres, pour ce qui m’importe et que je ne connais pas. Et cette joie aura été renouvelée à chaque nouvelle vision de chacun de ces titres, au confluent de la retrouvaille heureuse et de la découverte de nouveaux trésors enfouis dans ces films inépuisables.
Mais ces dix films sont aussi, à mes yeux, dix moments, ou même dix tournants, non seulement dans l’histoire du cinéma, mais dans la construction de notre rapport au monde, et aux histoires, et aux imaginaires. Il y en a eu d’autres, évidemment, là passe le vent de l’impondérable, ce qui m’est «passé par la tête» au moment de répondre, et qu’il faut à nouveau accepter avec légèreté. Mais ceux-là sont décisifs, et méritent d’être vus comme tels.
Et encore –c’est le sens de la présence de Kiarostami, Jia et Weerasethakul–, établir cette liste exigeait de prendre en compte l’immense bouleversement qu’a été l’irruption des cinémas du reste du monde, mais surtout d’Asie, dans un moyen d’expression qui aura été durant ses quatre-vingts premières années essentiellement marqué par les modes de pensée et de représentation occidentaux (un Occident qui va de Moscou à Los Angeles).
Il s’agissait en effet de prendre en compte toute l’histoire du cinéma, au moins depuis les années 20 (accomplissement d’un premier âge du langage cinématographique) et certainement pas en omettant l’époque la plus récente: le cinéma d’aujourd’hui est aussi grand que celui des «âges d’or» successifs sous lesquels les nostalgiques et les réactionnaires ne cessent d’essayer de l’ensevelir.
David Lynch, Olivier Assayas, Manoel de Oliveira, Lars von Trier, Quentin Tarantino, Claire Denis, Pedro Almodovar, Gus Van Sant, Pedro Costa, Leos Carax, Béla Tarr, David Cronenberg, Lisandro Alonso, Arnaud Desplechin, Tsai Ming-liang, David Fincher sont des auteurs aussi inspirés et innovants que leurs illustres prédécesseurs, ceux qui dominent les pages des encyclopédies du cinéma depuis vingt, trente ou cinquante ans.
Avec sa part d’arbitraire, cette sélection est encore construite par des films qui condensent ce que d’autres immenses cinéastes représentent par l’ensemble de leur œuvre, sans qu’un titre vienne aisément la représenter: ainsi des frères Lumière comme d’Eric Rohmer, de Rossellini comme de Bresson, de Dreyer comme de Sokourov ou de Marker.
Me défiant autant de l’originalité à tout prix que du conformisme des titres «consacrés» (d’où l’absence, mûrement pesée celle-là, de Citizen Kane), j’ai essayé de choisir le moment de pointe —par exemple, il me semble que Vivre sa vie condense davantage l’immense apport moderne de Godard que A bout de souffle, Pierrot le fou ou Le Mépris, films toujours éperdument aimés. Nonobstant, d’ailleurs, des œuvres plus récentes du même auteur —sans parler du monument Histoire(s) du cinéma, mais qui à proprement parler n’est pas un film. Dans ce registre, parmi les dix choisis, la seule véritable hésitation aura concerné Fritz Lang, entre M et Mabuse le joueur.
Utile et amusant, occasion de se déclarer un peu tout en affirmant ce qui est finalement moins une idée qu’un sentiment du cinéma, le top 10 de tous les temps, par son impossibilité même, est l’opportunité de garder un rapport ouvert, non normatif mais dynamique avec ce que fait le cinéma depuis toujours, et ce qui lui arrive. En quoi cet exercice rejoint in extremis, mais seulement à l’horizon, l’exercice critique.