Deux cercueils étrangers

Katia Golubeva dans L’Intrus de Claire Denis

En quatre jours, cela fait deux fois que je me trouve devant un cercueil. Samedi 20 à l’inhumation de Katerina Golubeva, au Père-Lachaise. Ce mardi à la cérémonie en mémoire de Raoul Ruiz, avant que son corps ne parte au Chili pour être inhumé. Ni elle ni lui n’était des amis proches, elle comme lui incarnait pourtant quelque chose d’infiniment cher. Une liberté de créer, une liberté d’être qui se matérialisait en une présence. L’attestation d’une force qui travaille de l’intérieur, qui ne laisse pas en paix, qui fait avancer celui qui la porte, et ceux qui croisent son chemin.
Leur « carrière », comme on dit, ne sont pas comparables, Ruiz est une sorte de recordman de la réalisation, avec quelque 110 films, quand Katia fut si rare sur les écrans. Il était cinéaste et écrivain, elle était actrice. A 70 ans, il était gravement malade depuis longtemps, elle n’avait pas 45 ans. Il était immensément cultivé, savant polyglotte, homme des Lumières autant que des Lumière, lointain neveu de Pic de la Mirandole, elle n’aura en public existé que par sa présence physique et son aura, quelque chose de magnétique qui avait partie liée avec les astres et les légendes. N’empêche. C’est autre chose. Ils vivaient et travaillaient en France tous les deux, ils y étaient venus. Ruiz obligé de quitter le Chili après le coup d’Etat de Pinochet, Katia partie d’une Russie déchirée par la violence du changement d’époque, durant les années 1990 : la voyageuse comme tombée du ciel de Few of Us de Sharunas Bartas, l’errante dans les bois sombres de Pola X de Leos Carax, et plus encore l’immigrée sauvage de J’ai pas sommeil de Claire Denis, sans doute son plus juste portrait.
Je mesure l’absurdité de l’expression « cercueils étrangers », c’est exprès. Les cercueils n’ont pas de patrie, n’ont pas de papier. Les morts ? Marchant au grand soleil derrière le corbillard de Katia, écoutant le prêtre de l’église Saint Paul demander la prière pour Raoul à une assistance majoritairement athée, il vibrait l’écho de ce qui se joue dans l’exil des artistes. Chez lui, dans son pays, sa région, sa maison, un artiste est de toute façon déjà en exil. Alors ce redoublement, dans l’espace et l’histoire, fait résonner cet ailleurs intérieur, comme vibre la corde d’un instrument frottée par cette circonstance. Et en même temps, il est si troublant que la plus belle réponse de cinéma au défi de l’écriture de Proust, ce soit ce Chilien qui l’ait inventée. Sans doute cette sorte d’étrangeté était-elle utile sinon nécessaire, sans doute est-ce logique, finalement, mais cette logique-là n’a rien d’évident.
Comme il n’est pas évident, mais tout de même vrai, que ce qu’ils auront pu, un peu (elle), beaucoup (lui) donner de leur art a trouvé, jamais facilement, jamais sans se battre, des espaces de possible dans ce pays-là. Dans certains aspects de ce que permet le cinéma en France, son organisation – la générosité qui, à certains moments, a participé à son organisation. Nulle part ailleurs Ruiz n’aurait été Ruiz 40 ans durant, de L’Hypothèse du tableau volé aux Mystères de Lisbonne, des œuvres qu’on montrera encore dans cinquante ans, comme Les Trois couronnes du matelot, L’Eveillé du Pont de l’Alma ou Généalogies d’un crime. C’est encore plus vrai de ce que cela soit pour beaucoup dû à la complicité avec un artiste portugais, le producteur Paulo Branco. Et au loin de son pays où il
n’y avait nulle place pour elle, Katia Golubeva aura été naturellement celle que regardent des poètes cinéastes actuels, ici : Leos Carax, Claire Denis, Bruno Dumont.
Après leur départ, à elle Katia, à lui Raoul, départs que rien ne rapproche sinon la proximité des dates, nous voilà si tristes. Et puis plus pauvres.

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