Nocturama de Bertrand Bonello. Avec Finnegan Oldfield, Vincent Rottiers, Hamza Meziani, Manal issa, Martin Guyot, Jamil McCraven, Rabah Nait Oufella, Laure Valentinelli, Ilias Le Doré, Luis Rego. Durée 2h10. Sortie le 31 août.
En trois actes inégaux, Bertrand Bonello compose une sorte d’opéra tragique. Il faut entendre le mot «acte» au double sens d’action et de parties d’un spectacle.
Inégales, les trois parties du film le sont par leur durée, mais surtout par leur tonalité: le premier acte est une chorégraphie de trajets dans les rues, les métros et les immeubles de Paris, l’enchaînement infiniment gracieux et intrigant de parcours, de rencontres, presque sans un mot, entre une dizaine de jeunes gens.
À l’écran, l’écoulement des heures et minutes, la simultanéité réglée comme un ballet de leurs pérégrinations dans la ville, et de leur entrée dans plusieurs lieux spécifiques –un ministère, le siège d’une banque, un grand hôtel en face de la statue de Jeanne d’Arc rue de Rivoli…– associent un puissant effet de réalité, de filmage sur le vif de ces corps jeunes et actuels dans la ville tout aussi actuelle (quoique bien moins jeune) et un effet onirique, fantasmagorique.
Le second acte intervient lorsque les jeunes gens se retrouvent, réfugiés dans un grand magasin de luxe isolé du monde, d’où ils constatent sur des écrans de télé le résultat de leurs agissements précédents, soit l’explosion simultanée de plusieurs bombes dans la capitale, et le chaos qui en résulte.
Commence alors une longue nuit où chacun suit ses désirs et ses délires au gré des tentations suscitées par les marchandises auxquels ils ont un accès aussi libres que leur possibilité de sortir est verrouillée. Dans ce palais enchanté, qui est aussi un piège ensorcelé, la tchatche des uns et le mal vivre des autres, l’individualisme, les appétits, la différence de rapport à l’argent, au langage, aux symboles selon les origines et personnalités se traduisent alors dans le comportement de chacun, toujours sans autre explication.
Le troisième acte, le plus bref, montre l’assaut du bâtiment par les forces de police. Si la virtuosité de la mise en scène de Bertrand Bonello est incontestable, le sens du rythme, l’agencement de plans à la fois intenses et gracieux par ce cinéaste-musicien possède une puissance de suggestion incontestable.
Cela n’empêche pas, bien au contraire, que dès qu’apparaît la nature du projet des protagonistes, un trouble particulier s’empare du spectateur. Cela aurait été vrai de tout temps, mais l’est bien davantage encore en France depuis janvier 2015. (…)
Rencontre avec le réalisateur à l’occasion de la sortie de son nouveau film sur fond d’attentats terroristes dans Paris: Nocturama, dont la critique est à lire ici.
Bertand Bonello: «Pour la première fois, je rencontre des journalistes qui demandent un entretien en disant: “je n’aime pas votre film mais je voudrais en parler avec vous.” Je trouve leurs questions légitimes.»
Ce sont des gens qui trouvent le film mauvais, ennuyeux, ou qui pensent qu’il fait l’apologie du terrorisme?
Ni l’un ni l’autre, leur intérêt et leur malaise portent sur les interférences du réel, qui les empêchent d’aimer le film comme ils auraient aimé le faire. Cette question du rapport réalité/fiction m’intéresse beaucoup. Il y a un aspect culturel, très français, alors que, par exemple, les Américains se servent beaucoup de la fiction pour affronter leurs démons, quitte à le faire de manière biaisée. En France, on a beaucoup plus de mal à faire jouer ces dimensions l’une par rapport à l’autre. Ce qui est précisément le mécanisme sur lequel est bâti le film.
La question de l’interférence entre la fiction et la réalité a aussi dû se poser pendant la production du film, durant une période où il s’est produit des événements graves.
Le film a été écrit en 2011-2012, avant les attentats. Le tournage a eu lieu l’été dernier, après Charlie et avant le Bataclan. Je me suis bien sûr posé la question, mais en y pensant je n’ai pas vu de raisons de transformer le scénario ou la mise en scène. En revanche, j’ai modifié ma manière d’en parler, en évitant pas exemple le mot «terrorisme», qui a été phagocyté par Daech, alors que le terrorisme existe depuis la nuit des temps. De même qu’il a été évident de changer le titre, qui était à l’origine Paris est une fête. Je suis très content qu’il s’appelle Nocturama [d’après le titre d’une chanson de Nick Cave, ndlr], un titre plus fictionnel, plus du côté de la fantasmagorie. C’est aussi la raison du choix de l’affiche, qui a un côté science-fiction. Le film est dans l’imaginaire, même si il vient d’un ressenti qui est, lui, issu de la réalité.
Et qui porte sur quoi?
Sur le sentiment d’une énorme pression dans la société française, de l’accumulation d’une violence latente, de blocages ou de refus très profonds, dans un environnement où le passage à l’acte par des moyens destructeurs comme la pose de bombe est également entré dans le paysage.
Le film s’appuie sur le ressenti d’une saturation de la réalité quotidienne par la violence, mais «en général», sans se référer à des causalités particulières, et encore moins à des faits précis qui se sont produits.
Exactement. Et c’est ainsi que les explosions sont mises en scène, de manière quasi-abstraite, comme des tableaux, il n’y ni figurants, ni souci de réalisme. Ce sont des images.
La première partie du film, celle qui se situe à l’extérieur, dans Paris, avant les explosions, est à la fois d’un grand réalisme sur les lieux, les trajets, les atmosphères, et très stylisé.
C’est le principe de tout le film, qui se traduit de manière différente dans son déroulement. Nocturama est mon film le plus mis en scène, le plus méthodiquement travaillé, cadre par cadre, mouvement de caméra par mouvement de caméra, etc. Et en même temps il a donné lieu à une recherche factuelle très poussée. Les scènes dans le métro sont filmées dans des conditions documentaires, parmi les véritables usagers, en toute petite équipe. De même que pour les scènes de la fin, j’ai travaillé avec un ancien du GIGN, pour avoir la précision des actions, des gestes, des méthodes d’infiltration dans un bâtiment de ce type et des procédures pour en prendre le contrôle.
Ce rapport au réel passe aussi par les acteurs.
J’ai voulu un partage égal entre comédiens professionnels et non-professionnels, qui m’apportent d’innombrables éléments de réalité, dans les voix, les visages, les postures, les rythmes des gestes, etc. Sur le tournage, j’ai été très attentif à ne pas faire disparaître ce qui venait d’eux, tout en l’intégrant à ce que j’avais écrit.
Le film était-il très écrit?
Dans les moindres détails. Tous les dialogues, toutes les musiques, toutes les situations. Durant tout le tournage dans la Samaritaine retransformé en grand magasin, je passais mes week-ends seul à m’y déplacer, à imaginer les départs de caméra, les circulations, la construction des espaces et des temporalités. Cette exigence de précision est aussi liée à la volonté de s’inscrire dans le cinéma de genre, du côté du fantastique dans la première partie, et pour la deuxième du film de siège dont Assaut de John Carpenter demeure la référence. La mise en scène amène de la fiction, les acteurs amènent du réel. (…)
Olmo et la mouette de Petra Costa et Lea Glob, avec Olivia Corsini et Serge Nicolaï. Durée : 1h25. Sortie le 31 août 2016.
Comment parler d’un tel film ? Comment partager le bonheur rare, et assez inexplicable, qui émane de sa vision. Une jeune femme est en scène, elle est actrice de théâtre. Puis elle est chez elle, fait un test de grossesse, qui leur confirme à elle et son compagnon qu’elle est enceinte. Lui aussi est acteur. Ils sont réjouis de l’annonce de « l’heureux événement », elle est horrifiée à l’idée que celui-ci va l’empêcher de participer à la tournée aux Etats-Unis où la troupe dont ils font tous deux partie est invitée, pour jouer La Mouette de Tchékhov.
Actrice et acteur de théâtre, ils jouent leur propre rôle devant la caméra, interprètes d’un film qui décrit une situation bien réelle – ils vivent effectivement ensemble dans la vie, ils portent leurs vrais prénoms, elle est effectivement enceinte. Elle s’appelle Olivia Corsini, elle est italienne mais vit et travaille à Paris. Elle est extraordinaire de présence, de vitalité, de profondeur et de simplicité. Solaire et opaque, travaillée par ses désirs de jouer au théâtre, de vivre avec son compagnon, d’avoir un enfant, et meurtrie par le fait que ces mêmes désirs entrent en conflit, inquiète d’un risque de fausse-couche qui la cloue à la maison. Elle parle et elle bouge, son corps change, les gestes et la voix aussi, les jours et les saisons passent.
Lui, Serge Nicolaï, acteur de théâtre, homme, futur père, est là et pas là, il continue de travailler, de répéter, une autre a remplacé Olivia dans le rôle de Nina. Tout le monde essaie de faire au mieux, ce n’est pas évident. Il y a une vie qui continue, dehors, une vie qui arrive, dedans, et la vie qui se réinvente à tâtons, dans leur petit appartement.
Il y a le cinéma, qui est là aussi, qui les filme, parfois une voix féminine pose une question à Olivia, relance une situation, propose de jouer différemment une situation. Qui parle ? On ne sait pas bien, le film a deux signataires, une réalisatrice de fiction brésilienne, Petra Costa, et une réalisatrice de documentaire danoise, Lea Glob.
Et c’est bien ainsi, à la croisée du documentaire et de la fiction, du théâtre et du cinéma, de la vie intime et du spectacle, du Nord et du Sud.
Sauf que tout cela pourrait être, au mieux, assez abstrait sinon complètement artificiel, et que c’est le contraire. Presqu’immédiatement, et dès lors sans retour, le film est bouleversant, marrant, proche comme un ami cher alors qu’on ne connaît pas ces gens – quand bien même les aurait-on vus lors de spectacles du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, où Olivia Corsini et Serge Nikolai ont travaillé.
Aussi inexplicable qu’imparable, la douceur et la tension qui émanent de ces personnes, la délicatesse avec laquelle elles sont filmées, la traversée comme une aventure à la fois quotidienne et unique de quelques mois dans la vie d’une femme et d’un homme à la fois singuliers et proches, font d’Olmo et la mouette une expérience de cinéma d’une qualité exceptionnelle.
Les thèmes et les enjeux sont multiples, complexes, très repérables. Cela existe bien sûr, et cela compte, mais cela ne consiste et ne vibre que de quelque chose de beaucoup plus impondérable : ces accordailles mystérieuses entre le film et les personnes filmées, qui ouvre très grand la place à qui les regarde et les écoute.
Cela pousse doucement comme l’enfant dans le ventre d’Olivia, cet enfant au prénom d’arbre (Olmo signifie « orme » en italien). Ce mouvement intérieur engendre, pour qui verra Olmo et la mouette, une aventure qui est, bizarrement, l’exact contraire du slogan qui accompagne la sortie. Non, la réalité ne commence pas quand le jeu se termine, il n’y a que de la réalité, dans le jeu et ailleurs, dans le jeu d’acteur et les autres jeux, c’est ce qui éclaire si bien ce film si singulier.
Pour ceux qui le peuvent, il devrait y avoir bénéfice à le voir accompagné des conversations avec ses interprètes, prévues lors de certaines séances :
lire le billetMercredi prochain 31 août sort sur les écrans un film promis à un beau succès, Divines de Houda Benyamina. Très bien accueilli lors de ses projections à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, il a en outre reçu la prestigieuse Caméra d’or, supposée récompenser le meilleur premier film du Festival, toutes sections confondues.
Le film raconte les tribulations de deux jeunes filles d’une cité de banlieue, une Arabe et une Noire, qui à force d’énergie, de ruse, de trafics et de violence parviennent à acquérir ce dont elle rêvent, luxe et pouvoir, écrasant au passage les rivaux non sans subir elles-mêmes des épreuves multiples.
Saturé d’une énergie de clip survolté, entièrement soumis à la fascination pour la consommation et la domination, Divines imite les vidéos de rappeurs qui surjouent la violence, l’arrogance et tous les excès de l’argent et de la force, et qui séduisent tant de jeunes gens dans le monde.
Petite machine efficace et racoleuse, Divines n’aurait aucune raison de susciter le moindre intérêt, s’il n’était un symptôme très significatif de ce temps. Tout ce que font les héroïnes du film, aussi bien que tout ce qui constitue sa réalisation, reconduit les mécanismes de l’oppression, de l’aliénation, des appétits manipulés.
Mais le plus significatif, et le plus désolant, est l’accueil enthousiaste réservé au film par des spectateurs, festivaliers et commentateurs dont nul ne doute (surtout pas eux-mêmes) qu’ils sont d’ardents défenseurs de l’idée de banlieues moins inégalitaires, moins soumise aux injustices, à la violence, à la misère, au racisme et au sexisme.
Et qui, parce que ce film roublard en met plein la vue avec ses héroïnes customisées comme des figurines de jeu vidéo (femmes,jeunes, pauvres, issues de minorités, la totale), ovationne un pur produit de ce que l’excellent Monsieur de La Boétie appelait déjà il y a quelque 470 ans la servitude volontaire.
Une servitudes parée ici du clinquant du fric et du glamour, du kif irépressible pour la célébrité sur réseaux sociaux et de l’éclate comme speed permanent, selon un système qui se croit ludique, voire même libertaire, et qui est la traduction à l’état chimiquement pur des mécanismes du marché et de la domination.
lire le billetRester Vertical d’Alain Guiraudie avec Damien Bonnard, India Hair, Raphaël Thiery, Christian Bouillette. Durée: 1h40 Sortie le 24 août 2016
Beaucoup ne connaissent d’Alain Guiraudie que son plus récent long métrage, L’Inconnu du lac, succès surprise –et mérité– de 2013, mais qui était loin de rendre visible l’ensemble de l’univers de ce mousquetaire moderne et occitan. Inventif, ludique, rieur, onirique, ouvert aux flux impétueux du conte mythologique, de l’amour physique et de la nature ensoleillée, son cinéma est toujours prêt à en découdre avec l’oppression des pauvres comme avec les discriminations sexuelles et les formatages de tous poils.
Ses courts et moyens métrages (Les héros sont immortels, Tout droit jusqu’au matin, La Force des choses, Du Soleil pour les gueux, Ce vieux rêve qui bouge) et son premier long métrage, Pas de repos pour les braves (2003), en ont dessiné le territoire, sans comparaison dans le cinéma français. Avant que Le Roi de l’évasion (2009) n’offre ce qui reste à ce jour le film le plus drôle du XXIe siècle –si, si.
Avec Rester vertical, déjà son cinquième long métrage, et qui eut le difficile honneur d’ouvrir la compétition cannoise cette année, Guiraudie retraverse toutes les dimensions de ce monde qu’il met en place depuis 25 ans. Et il s’aventure dans de nouvelles et très stimulantes directions.
De façon plus ou moins indirecte, il y a toujours quelque chose du roman de chevalerie dans ses films. Comme souvent, le héros, c’est-à-dire davantage que le personnage principal, le spectateur lui-même, a des difficultés à se mettre en chemin, à s’abstraire de la routine pour partir affronter les grands vents de l’imaginaire –qui sont, comme on le sait depuis L’Odyssée et des Don Quichotte, des manières singulières d’avoir affaire aux réalités du monde, de notre monde, le seul qui soit. Et même si possible d’y avoir mieux affaire, grâce à la vision renouvelée qu’en offre ledit fantastique.
Il donc faut un certain temps pour apprécier à sa juste valeur l’étrange proposition de cette fiction construite autour de ce Léo, scénariste à la triste figure en vadrouille sur les Causses de Lozère, attiré par un jeune paysan taciturne croisé sur sa route puis par une jeune bergère armée d’un fusil, avec laquelle il aura un bébé.
Commencée dans une tonalité proche du réalisme, le film ne se révèle que peu à peu comme une manière de western mental, de voyage onirique dans les obsessions et les phobies de son personnage principal, qui n’est autre qu’Alain Guiraudie lui-même –auquel ressemble d’ailleurs sacrément son interprète, Damien Bonnard.
Les scènes frontales de sexe, homo et hétéro, les digressions du côté des contes de l’enfance, l’irruption du hard rock dans la campagne française, les SDF d’un port de l’Atlantique, des agriculteurs qui ne ressemblent à aucune imagerie convenue, la Bible et les loups bien réels (et tout à fait légendaires) peuplent ces tribulations picaresques. (…)
Mimosas, la voie de l’Atlas d’Oliver Laxe avec Ahmed Hammoud, Shakib Ben Omar, Saïd Aagli, Ikram Anzouli. Durée: 1h36. Sortie le 24 août 2016.
C’est ici, et c’est là-bas. C’est aujourd’hui, et c’est dans le temps des légendes, dans le vent des djinns, dans un monde connu, où nous sommes souvent allés, mais ni en train ni en avion, et sans autre passeport que nos rêves et nos souvenirs.
Il y a les chauffeurs de taxis qui embauchent sur la grande place, et râlent quand le patron ne donne pas de voiture. Et il y a les Cavaliers menés par le Vieux Chef à travers la Montagne, pour un but aussi précis que métaphysique.
Ce ne sont pas deux histoires, c’est la même, racontée sur deux tonalités. Oliver Laxe filme comme un organiste joue à deux mains sur deux claviers différents, pour une seule musique.
Le maître de la caravane, les voleurs, l’ange avec une mission, nous ne les connaissons pas, mais nous les reconnaissons. De la Bible aux westerns, les grands récits n’ont cessé de parler d’eux, ils sont personnages pour des aventures sans nombre, toujours renouvelées.
Dans ces rocs et ces déserts d’Afrique du Nord, ces idiomes et ces visages d’Afrique du Nord, il est légitime que ce soient des termes et des gestuelles empruntés au rite musulman qui organisent le récit – même si les enjeux ne sont pas ceux telle ou telle religion, mais qu’il s’agit d’une possible variation d’un conte mythique qui pourraient aussi bien se réinventer partout ailleurs dans le monde.
L’important est la justesse des présences, et des distances, et des lumières. Justesse imparable, évidente.
Pour se lancer dans un tel récit, il faut un intrigant alliage d’ambition et d’humilité, et Laxe ne manque ni de l’une ni de l’autre. Réalisateur né en France, ayant étudié en Espagne, vivant et travaillant au Maroc, Oliver Laxe était apparu sur les écrans il y a six ans avec un essai documentaire au souffle mémorable, Vous êtes tous capitaines. Entièrement différent, ce nouveau film porte pourtant la marque de même regard aux confins de la lucidité réaliste et d’une vision d’où le mysticisme ne serait pas absent, sans formater les choix de prise de vue et de montage.
Shakib Ben Omar et Ahmed Hammoud dans Mimosas
Saïd et Ahmed convoieront-ils le corps du sheikh jusqu’à cette ville au nom de 1000 et 1 nuits ? Dépouilleront-ils les caravaniers d’un trésor dont on n’est pas du tout sûr qu’il existe ? Vers où roulent ainsi ces taxis bringuebalant soulevant des nuages de poussière dans le désert ? Shakib pourra-t-il mener à bien la mission qui lui a été confiée ? Ou est-il là pour un autre motif ? L’arme dont disposent Shakib et Saïd est-elle suffisamment puissante pour attaquer le village des ravisseurs de la jeune fille ?
Mimosas regorge de paysages somptueux et de rebondissements, ses personnages semblent détenteurs d’autant de secrets que les figures surgies du néant de deux cinéastes italiens qui souvent tournèrent loin de chez eux et sont bien moins éloignés l’un de l’autre qu’on ne croit, Pier Paolo Pasolini et Sergio Leone. On retrouve ici quelque chose de cette relation duelle au lointain, à la démesure, et à l’intimité des espaces-temps.
Avec le soleil et la musique, avec les rochers et l’imaginaire, Laxe sculpte une sorte de fresque aux reliefs changeants, dont on peut accepter la dimension hypnotique : nul ici ne cherche à prendre un pouvoir, ni à imposer un chemin.
Au contraire, comme dans une opération chamanique qui ne viserait qu’à ouvrir chacun à sa propre intériorité, il s’agit, pour qui y consent, de parcourir un chemin – cette « voie de l’Atlas » du sous-titre qui ne désigne pas seulement les montagnes du tournage.
Durée et profondeur, neige et vent, rivière et paroles – le parcours de Mimosas est fécond et mystérieux. Indépendamment de l’anecdote du nom d’un bar de Tanger qui faillit jouer un rôle, son titre énigmatique renvoie moins à des fleurs jaunes, totalement absentes, qu’au « mime », au masque, à la mimesis, à la fois aux apparences qui portent avec elle la possibilité d’une autre présence, et à la ressemblance, avec 1000 et tant de récits. A ce voyage, un seul véhicule, nécessaire et suffisant, véhicule au nom incertain, à la définition impossible, et pourtant à l’existence irréfutable : la beauté.
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Dernier Train pour Busan de Yeon Sang-ho, avec Gong Yoo, Kim Soo-ahn, Jeong Yu-mi. Durée: 1h58. Sortie le 17 août 2016.
Il se trouve que c’est actuellement l’année de la Corée en France, opération de diplomatie culturelle qui n’a guère de rapport avec les logiques de distribution en salles des films. Mais c’est incontestablement aussi un peu l’été de la Corée au cinéma. Après Apprentice, The Strangers, Man on High Heels et Blackstone, voici sur les écrans un autre film de genre plutôt réussi. Le genre en question est le film d’horreur, et plus spécifiquement ce sous-genre prolifique qu’est le film de zombie.
Bien après le magnifique mais fort différent I Walked with a Zombie (1943) de Jacques Tourneur (qui hélas s’appelle en français Vaudou), l’essor contemporain vient comme on le sait de La Nuit des morts-vivants (1968) et des suites que lui donna George Romero, dans un esprit marqué par une critique du capitalisme et de l’inégalité mortelle qu’il répand partout sur la terre, associée à un humour potache et aux ressources du grand guignol. Le film de Yeon Sang-ho ne déroge pas à ces canons.
Presqu’entièrement situé dans un TGV ayant quitté Séoul in extremis alors que se répand une marée de morts-vivants voraces, sanglants et grimaçants tout à fait classiques, tous les ressorts dramatiques du scénario mettent en accusation les vrais monstres, qui ne sont pas les zombies mais les patrons, les financiers, et plus généralement l’individualisme, l’égoïsme, la soif de réussite et la peur des autres, fondements du libéralisme, en l’occurrence mâtiné de dirigisme malhonnête de l’État. L’association d’un État fort et d’un libéralisme économique débridé trouvant en Corée du Sud un terreau particulièrement fertile. (…)
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L’écran géant de la Piazza grande en attente des séances de nuit
Il y a les films, et il y a le festival. Il peut sembler étrange de les séparer, c’est pourtant ce qu’on éprouve de manière particulièrement sensible en débarquant à Locarno pour quelques jours, alors que se tenait, du 3 au 13 août, la 69e édition. Disons d’emblée que le bilan est positif pour les uns (les films) comme pour l’autre (le festival).
Positif au sens où parmi les films vus, un nombre significatif répond aux espoirs d’originalité, de diversité, de cohérence et d’accomplissement artistique qu’on est en droit d’espérer de la sélection d’un grand festival. Et positif au sens où la manifestation elle-même connaît une évidente prospérité. celle-ci se traduit par l’affluence des spectateurs à pratiquement toutes les séances, les plus « grand public », sur la Piazza grande désormais totalement dédiée aux crowd-pleasers sans guère d’égards pour leur ambition artistique, comme celles fréquentées par les amateurs d’expérimentations radicales ou les retrouvailles avec des réalisations du patrimoine exhumées du néant. Elle est aussi corroborée par la présence de grands noms, vedettes ou personnalités historiques de la cinéphilie (Roger Corman, Ken Loach, Jane Birkin, Isabelle Huppert, Harvey Keitel, Mario Adorf…).
Cette incontestable réussite de l’événement, et la confiance qu’elle inspire aux autorités locales, régionales (le Tessin) et fédérales se traduit de manière aussi concrète qu’imposante par la construction d’un nouveau Palais du Festival, qui complètera une infrastructure déjà considérable.
Parmi les films, on pointera ici quatre œuvres remarquables à la fois par elles-mêmes et par les échos qui circulent entre ces réalisations pourtant situées sur trois continents différents.
Bangkok Nites de Katsuya Tomita et By the Time it Gets Dark de Anocha Suwichakornpong
La proximité est plus évidente en ce qui concerne Bangkok Nites du Japonais Katsuya Tomita et By the Time it Gets Dark de la Thaïlandaise Anocha Suwichakornpong. L’un et l’autre se situent en Thaïlande aujourd’hui, l’un et l’autre est le deuxième long métrage d’un auteur révélé par un premier film mémorable, Saudade pour le premier, Mundane History pour la seconde.
L’un et l’autre déjoue les règles de la narration classique, multiplie les personnages, les acteurs, les déplacements dans le temps et dans l’espace. Et l’un et l’autre est hanté par les massacres politiques des années 60 et 70 (ici l’écrasement de la guérilla communiste dans la province de l’Isan, là le massacre des étudiants par l’armée à l’université de Bangkok), événements qui trouvent d’inquiétant échos dans l’actualité d’un pays à nouveau soumis à une dictature militaire. L’un et l’autre a une femme, ou des femmes, comme protagonistes principaux, ici une prostituée, là une cinéaste et une ancienne militante…
L’Idée d’un lac de Milagros Mumenthaler et Der traumhafte Weg d’Angela Schanelec
Ce sont des femmes à nouveau qui signent les deux autres films, et des personnages féminins qui y occupent une place prépondérante.
A nouveau un deuxième film après des débuts plus que prometteurs avec le beau Trois Sœurs, la réalisatrice argentine Milagros Mumenthaler présente avec L’Idée d’un lac un autre voyage dans le temps et l’espace, de la ville à cette villégiature idyllique entre lac et montagne, et dans le temps, d’un présent compliqué à un passé hanté par la disparition du père de l’héroïne, naguère victime de la junte militaire. Le moins qu’on puisse dire est que le thème n’est pas nouveau dans le cinéma latino-américain, la beauté, la finesse et la complexité de la composition du film n’en est que plus impressionnante.
Ces trois films défient, on l’a dit, les lois de la narration classique, non par quête d’une singularité mais par exigence d’un autre rapport aux êtres, au temps, au relations entre les apparences et les forces – émotionnelles, politiques, inconscientes… – qui agissent les humains. C’est à l’extrême le cas du film le plus impressionnant vu cette année à Locarno, Der traumhafte Weg de la cinéaste allemande Angela Schanelec. Ce « chemin rêvé » mène des années 80 à aujourd’hui, de la chute du Mur à l’Europe contemporaine : chemin heurté, incertain, mais jalonné de plans d’une puissance extraordinaire, comme on n’en a guère connus ailleurs que chez Robert Bresson. La cinéaste de Marseille, Nachmittag et Orly radicalise avec une puissance et une liberté impressionnantes les ressources d’une invocation du passé et de présent prêts à s’incarner dans de multiples figures, selon une logique qui doit plus à la danse contemporaine qu’au roman du 19e siècle.
Ces quatre films mémorables, travaillés par les enjeux politiques actuels en rapport avec des explorations formelles aussi inventives que légitimes, ne sont pas les seuls dignes d’intérêt découverts au bord du Lac Majeur. On reparlera bientôt du beau Jeunesse, premier film français signé Julien Samani, qui sort en salles le 7 septembre. On salue avec émotion Le Cinéma, Manoel de Oliveira et moi, évocation précise et vibrante de son mentor par le réalisateur portugais Joao Botelho. On note le cas singulier de Where Is Rocky II signé du plasticien Pierre Bismuth et qui surligne la configuration (et les limites) du territoire très fréquenté d’une partie du cinéma actuel, aux confins de la fiction, du documentaire, de l’essai et de l’art contemporain.
A ce double bilan positif (les films, le festival), il faut pourtant ajouter une coda pessimiste. Il est douteux qu’aucun des films qu’on vient de mentionner puisse sortir en salles. L’écart se creuse de plus en plus entre les recherches artistiques et les possibilités de diffusion, et donc d’un minimum de rémunération des œuvres. Et c’est là que le dualisme des deux réussites devient inquiétant. Locarno va bien. On y découvre des artistes de haut niveau. Mais Locarno ne sert pas forcément à l’avenir de ces artistes et de leurs œuvres, la disjonction entre l’événement et les films obère les effets de nécessaire visibilité, au-delà de quelques autre festivals, pour des réalisations qui méritent d’être vues et qui, il y a 5 ou 10 ans, l’auraient été.
Le problème n’est pas propre à la manifestation suisse, sa réussite même, sa prospérité en même temps que la belle exigence des choix de l’équipe de sélection menée par Carlo Chatrian, le directeur artistique, en font le lieu par excellence d’un problème de fond. Celui-ci devient de plus en plus grave, et ne pourra sans doute trouver une issue qu’en inventant enfin une viabilité économique, pour les films, dans le cadre même du considérable et toujours croissant circuit des festivals.
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L’Économie du couple de Joachim Lafosse. Avec Bérénice Béjo, Cédric Kahn, Marthe Keller, Jade et Margaux Soentjens.
Durée: 1h40. Sortie le 10 août 2016.
Phénomène rare, toute l’intelligence du film est contenue dans le titre. Ce n’est pas dire que le titre est plus intelligent que le film, mais que la formule «l’économie du couple» en désigne avec finesse et complexité les enjeux.
C’est encore plus vrai si on se souvient qu’«économie» ne signifie pas seulement ce qui concerne l’argent, les richesses et leur circulation, mais a longtemps voulu dire «arrangement ordonné et harmonieux». Et que c’est un mot qui vient de oikos, la maison, la famille (1).
En regardant L’Économie du couple, on ne se rend compte que peu à peu de l’ampleur de sens que désigne le titre, et qui est à l’œuvre dans le film. Au début, on voit une situation qui est sans doute la plus ordinaire de la fiction dominante, une histoire de couple qui se sépare, se déchire sans avoir tout à fait cessé de s’aimer, en présence des enfants qui jouent comme ils peuvent (et ils peuvent!) leurs cartes dans ce combat douteux.
À cette différence matérielle et sociale entre la femme et l’homme répondent des manières d’être différentes, des gestes, des intonations, des réflexes infimes, à quoi font aussi écho l’apparence physique de Marie et de Boris.
Ils sont en lutte. On pourra dire, non sans raison, la lutte des classes, la lutte des sexes aussi. On n’aura pas tort, on sera bien loin d’avoir tout dit.
C’est là, l’intelligence du film: cette façon d’être à le fois avec les conflits identifiables, crise du couple, opposition sociale, psychologie, et dans une dynamique qui redonne une autonomie, une singularité à cette situation là. Et à ces êtres là qui du coup deviennent à part entière des personnages de fiction avec à la fois leur individualité et leur potentiel d’exemplarité.
Marie se bat pour changer, elle voudrait de toutes ses forces que ce qui a été son histoire –heureuse d’abord, assurément– avec Boris puisse être laissée derrière. Boris se bat à la fois pour empêcher cette rupture qui n’est pas son choix, et pour obtenir une réparation financière à cette rupture dont il ne veut pas. Elle est droite et dure, elle fixe les règles de la cohabitation. Il est contradictoire et confus, ils sont malheureux. Ils sont beaux, aussi, l’une et l’autre. C’est important. (…)
Sieranevada de Cristi Puiu. Avec Mimi Branescu, Dana Dogaru, Sorin Medeleni, Ana Ciontea.
Durée: 2h53. Sortie 3 août.
Un couple en voiture qui s’engueule sur la différence entre la robe de Blanche-neige et celle de la Belle au bois dormant, un médecin sûr de ses valeurs, un pope qui exécute des rites qui semblent d’un autre âge, une vieille à toque qui fait l’éloge du communisme à la roumaine, un adepte des explications conspirationnistes du 11-Septembre, un automobiliste prêt à devenir meurtrier pour une place de stationnement… Sieranevada regorge de scènes burlesques, étranges, subitement inquiétantes.
Mais Sieranevada n’est pas une succession de scènes. Onze ans après La Mort de Dante Lazarescu, qui imposait son réalisateur parmi les figures de proue du jeune cinéma roumain en pleine efflorescence, le nouveau film de Puiu, œuvre majeure de la compétition du dernier Festival de Cannes (et grand oublié du palmarès) est une formidable proposition de cinéma: une totalité, un ensemble justement consacré à ce qu’on appelle le vivre-ensemble –et à son extrême difficulté.
Entièrement tourné en longs plans-séquences, presque toujours en intérieur (mais les rares scènes dans les rues ne sont pas moins oppressantes), le film accompagne les démêlés d’une famille nombreuse au cours de la cérémonie du quarantième jour de deuil qui, traditionnellement dans cette société soumise au rite orthodoxe, succède à un décès.
En l’occurrence celui du pater familias, dont l’image sortira largement transformée d’un processus qui aura vu se multiplier les crises, les révélations, le repositionnement des uns par rapports aux autres des multiples protagonistes.
Discussions, confidences, disputes mobilisent du même élan les secrets et surtout les non-dits des uns et des autres, et des considérations sur l’état du monde, l’actualité politique internationale au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, les séquelles de la chute du communisme, un environnement à la fois marqué par la pauvreté, l’ultralibéralisme et l’autoritarisme politique, la présence du racisme antisémite et antirom chez un grand nombre de Roumains, par ailleurs en désaccord sur à peu près tout.
Avec un sens du mouvement et du cadre impressionnants, et grâce à des interprètes exceptionnels, Cristi Puiu compose peu à peu le portrait d’une société au bord de la crise de nerfs, hantée par le mensonge et incapable de se forger de nouvelles valeurs. (…)