“Little Go Girls”, au bout de la nuit du ghetto

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Little Go Girls d’Eliane de Latour. Durée 1h28. Sortie le 9 mars.

Des petites putes filmées comme des reines de légende. Dans les bas-fonds d’Abidjan, Eliane de Latour se livre à cette étonnante opération de magie, aux effets plus étonnants encore.

On les appelle les « déchargées », reléguées dans les décharges publiques, les bidonvilles, les ghettos de la capitale ivoirienne. Ce sont de très jeunes filles, qui survivent en vendant leur corps. Des passes à 1,50€. Elles y crèveront un chien mort après elles, ou s’en sortiront à force d’énergie, de volonté. Tout le monde les méprise, elles sont folles, camées, voleuses, sales. Elles sont le déshonneur de leur famille, où si souvent l’honneur consistait à être exploitée, battue, puis mariée de force. Même les ONG ne veulent pas s’occuper d’elles.

Eliane de Latour, elle, s’en occupe. A sa manière. Elle est anthropologue, cinéaste et photographe. Elle connaît bien la ville, où elle a notamment réalisé en 2000 Bronx Barbès. Elle s’approche, elle regarde, elle écoute. Elle cherche une place, les cadrages des images fixes du début en témoignent. Ces premières photos, montrées à celles qui y figurent, visages somptueux dans un environnement abject, lui offrent davantage de proximité avec les Go, de disponibilité de leur part. Les petites Go se livrent, acceptent cet objectif qui ne les juge pas, trouvent un usage à ces images qui les mettent en valeur.

Eliane de Latour en fait un ensemble de photos, qu’elle expose dans une galerie parisienne, elle les vend, publie un livre[1]. Elle rapporte l’argent à Abidjan, pour le partager avec celles qu’elle a photographiées – bien sûr, quand elle avait dit qu’elle ferait ça, personne ne l’avait crue.

Avec sa caméra désormais, elle accompagne le quotidien des Go, leurs délires, leur épuisement, leurs parades de princesses des maquis miséreux, les moments de répit, les instants de pure terreur comme ce retour de l’une d’elle d’un tapin à bord d’un bateau amarré au large : elles étaient parties à quatre, on n’a jamais revu les trois autres.

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Les hommes, à peine – des ombres. Les Go n’ont pas de mac, leur turbin ne rentre pas dans les cases habituelles de la prostitution, c’est autre chose, dont on serait bien en peine de savoir si c’est encore pire, ou moins. La cinéaste n’en sait pas plus. Elle regarde, avec affection mais sans complaisance. La somptuosité des images, c’est un salut, au double sens du mot: un signe d’humain à humain, et un geste qui, même un tout petit peu, même un instant, sauve. Un salut qui rappelle celui, magnifique, de Pedro Costa aux habitants du quartier misérable de Fontainhas dans En avant jeunesse. Ce n’est pas un commentaire.

Non que le film soit sans parole, au contraire, il en fait usage aussi mesuré que riche et complexe, sur trois registres. Il y a les mots, imagés, invetifs, brutaux ou émerveillés, des filles elles-mêmes. Il y a la parole d’Eliane de Latour, modeste, murmurée, qui ne parle que de sa propre place, de ce qu’elle fait. Et il y a des informations brèves inscrites à même l’image, et qui ajoutent des éléments de contexte, mais surtout qui singularisent les jeunes femmes que nous voyons, les arrachent en douceur à l’anonymat de leur sort, et du regard commun sur elle.

Il y a une grande délicatesse dans l’usage de ces petits textes, une manière de ne pas surplomber celles qui sont filmées de l’inévitable hauteur d’une voix off, détentrice d’un savoir – ce que Chris Marker appelait la « voix-maître ».

En même temps qu’elle filme Bijou, Safia, Maïmouna et les autres, Eliane de Latour met en place un dispositif d’accueil, utilisant l’argent des photos pour louer un appartement, rebaptisé la Casa des Go. Une dizaine de filles, plusieurs avec des enfants, y trouvent un refuge, essayent de vivre ensemble. L’une se lance dans la couture, une autre comme esthéticienne, on y apprend à lire et à écrire.

Cela n’ira pas sans mal. Cela durera ce que dureront les fonds réunis – un organisme dépendant de l’ONU avait promis de prendre le relai, ne l’a jamais fait. Avec la Casa, des personnalités s’affirment, de possibilités de lendemains se font jour, des apaisements s’esquissent. Des affrontements aussi.

La réussite étonnante de Little Go Girls tient à la manière dont le film est composé, images fixes puis mobiles, musiques et chants qui magnifient et fictionnent l’enregistrement d’un quotidien souvent sordide ou banal, usage des paroles, celles des Go, celles de la réalisatrice, celles écrites sur l’écran. Mais aussi, surtout, accomplissement d’un montage qui invente le mouvement général d’un documentaire composé de fragments, de moments de vies, captés au détour d’un trottoir, à la lisière d’un bar, aux franges du sommeil ou à la crête d’un abandon aux pulsations des musiques et de lumières des boites de nuit.

Là est la magie: dans cette manière d’être à la fois fragmentaire et comme porté par un mouvement intérieur, celui d’un élan vital dangereux, éphémère, à la fois séduisant et dérangeant. Il permet à Little Go Girls, très au-delà du « document », de convoquer des démons et merveilles qui sont loin de ne concerner que les jeunes filles à la dérive d’une grande cité africaine.

[1] En fait deux expositions, à la Maison des métallos, « Les Belles oubliées » et « Les Belles retrouvées » . Et le livre Go de nuit, Abidjan les jeunes invisibles, Taa’ma éditions.

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