Anomalisa de Charlie Kaufman et Duke Johnson avec les voix de David Thewlis, Jennifer Jason Leigh, Tom Noonan. Durée 1h30. Sortie le 3 février.
On entre dans ce film comme dans… un hôtel. Un des ces hôtels modernes anonymes, qui accueillent touristes par cars entiers et conventions professionnelles en tous genres. On entre dans ce film comme dans… une histoire bien connue. Un petit roman moderne ou un scénario convenu, avec angoisse existentielle de l’homme d’âge mûr temporairement séparé de sa famille et rencontre avec une femme pour une nuit. Dans Anomalisa, la banalité n’est pas une fatalité ni défaut, elle est la condition nécessaire de ce qui se joue au contraire de tout à fait extraordinaire.
Anomalisa est un film d’animation. Et c’est aussi sans doute le film le plus théorique qu’on ait vu depuis longtemps sur grand écran. Théorique au sens où il ne cesse de poser frontalement des question abstraites, qu’il formule avec les moyens très particuliers de marionnettes, de décors à l’artifice visible, de situations, de gestes et de phrases stéréotypés. Mais qu’est-ce qui est le plus banal : les visages et les voix uniformes de tous les protagonistes hormis les deux personnages principaux, Michael et Lisa, ou la singularité sans charme particulier de chacun de ces deux derniers, manifestation d’une individualisation aussi terne que le conformisme des autres ?
Ce qui n’est pas banal, en tout cas, est la conjonction des deux, le télescopage à bas bruit, mais à effets de haute intensité, de ce qui verrouille du côté du même, du standardisé, du nivellement, et de ce qui singularise. Et ce qui n’est pas banal du tout, et même sauf erreur parfaitement unique, c’est l’utilisation de la caméra face à cela.
Une définition possible du cinéma moderne face au cinéma classique serait qu’il rend visible, sensible, la présence de la caméra, du dispositif cinématographique dans le film lui-même – il en va d’ailleurs de même dans les autres arts, entrés dans la modernité lorsque leur procédure d’élaboration est devenue un élément de l’œuvre, tableau, écrit ou composition musicale.
Hormis dans le cinéma expérimental du type Norman McLaren, mais alors au prix de la disparition de toute narration, les dessins animés n’ont en ce sens jamais été modernes : ils font toujours comme si la caméra n’existait pas, quitte à lui prêter une virtuosité improbable – pour cette raison simple : l’outil d’enregistrement n’est pas présent dans le même monde que celui des acteurs et des paysages qu’il filme.
C’est l’innovation majeure d’Anomalisa, où se joue une histoire à trois personnages principaux : le couple éphémère qui va se former durant une nuit dans ces chambres et couloirs d’hôtel, Michael et Lisa, et la caméra, la machine de filmage. Tout à fait autre chose que les jeux avec le support et le cadre cinématographique, ce que l’animation a souvent mis en scène, d’Emile Cohl (le personnage dessiné qui sort de l’encrier) à Tex Avery (le personnage qui sort de la pellicule) ou à Roger Rabbit (le face à face entre humains et toons). Différent, aussi, de la méditation au long cours sur la mécanisation de l’humain qui hante la pensée et les arts occidentaux depuis les fables sur les automates.
Michael, le commercial surdoué incapable d’avoir des relations affectueuses avec ses contemporains et Lisa la secrétaire plus très jeune qui ne croit plus à grand chose ne sont pas faits de chair et de sang, l’artifice de leur masque, bien visible, ne laisse aucun doute. Ce ne sont pas des machines. Et ce ne sont pas non plus des personnages de dessins animés. Quoi alors ? Ce sont des personnages de fiction, de fiction réaliste. Ce sont des personnages tels que la caméra en prises de vue réelles les enregistrent, mais partiellement épurés du trouble de l’incarnation – vous savez bien, le paradoxe du comédien, la personne réelle qui joue le personnage.
Partiellement seulement, puisqu’il reste la voix, qui est évidemment un des modes les plus actifs de cette incarnation. Mais assez complètement, puisqu’il s’agit ici d’interroger les visages dans tout ce qui s’y joue d’essentiel (coucou Levinas), mais aussi les corps, la peau, les sexes. De l’interroger d’autant mieux que ces visages et ces corps sont ceux de marionnettes. D’autant mieux que rien, jamais, ne viendra se mettre du côté de la séduction, de l’effet charmeur en direction du spectateur.
Visuellement et intellectuellement, Anomalisa est un film d’une rigueur extrême.
Théorique, rigoureux… oui. Et puis voilà. Voilà qu’au creux de ce que le film a de plus abstrait pointe la plus improbable, la plus puissante, et finalement la plus juste émotion. Anomalisa est un film incroyablement touchant, un film qui non pas malgré mais du fait de ses partis-pris extrêmes, retrouve quelque chose de très enfoui, de très mystérieux, de très… humain, oui. Non plus du tout banal, mais commun, partagé et partageable, et infiniment poignant. C’est un mystère, qui est probablement la raison d’être de ce beau film.