Un peu parce que la question est, à juste titre, devenue omniprésente, un peu comme effet secondaire de la controverse récurrente sur les sélections trop dépourvues de réalisatrices à Cannes; beaucoup par symétrie avec la polémique déclenchée aux Oscars par l’absence de Noirs parmi les nommés, l’enjeu «diversité» a accompagné la cérémonie des Césars qui a eu lieu le 26 février.
Elle l’a accompagnée mezzo voce, la présence de quelques films et de quelques artistes (comédiens et réalisateurs) présentant une image… disons pas trop uniforme: il y a des femmes parmi les candidats aux titre de meilleur réalisateur, il y a des «minorités visibles» parmi les éligibles aux prix d’interprétation. Même si pas assez.
C’est que tout cela n’est formulé qu’en termes statistiques, que le problème n’est posé que sur le mode quantitatif. De quels films s’agit-il, quelles décisions artistiques mais aussi politiques et éthiques sont en jeu? Tout le monde s’en fiche, du moment qu’un quota est si possible atteint.
Au point qu’on peut se demander si, en fait de diversité, ce n’est pas plutôt d’uniformisation qu’il s’agit, les meilleures sentiments poussant à faire autant que possible rentrer tout le monde dans le même moule, fut-il celui du mâle blanc occidental hétérosexuel, intériorisé par tous ceux (l’immense majorité des êtres humains) qui ne relèvent pas de cette catégorie.
Le jour où James Bond sera interprété par une Noire lesbienne, mais en respectant les codes narratifs et spectaculaires de la franchise, diversité où sera ta victoire?
A contrario, il faudrait rappeler que la revendication de diversité est celle de l’apport d’êtres différents, et dont il ne s’agit pas de réduire les différences, au risque d’un appauvrissement généralisé, d’une uniformisation mortifère –cette rencontre entre différence étant, ne pouvant être que problématique. Et ce quand bien même les dominés, les «autres» n’aspirent qu’à rejoindre le groupe dominant –un certain Frantz Fanon nous a très bien expliqué tout cela il y a déjà plus d’un demi-siècle.
Bien sûr, la revendication quantitative de diversité a une bonne raison, une raison syndicale: oui, il faut du travail dans le cinéma et les industries du spectacle, toutes les industries, pour les femmes, les arabes, les Noirs.
Mais disons que ce n’est pas exactement le même problème que celui de la diversité comme projet de société, comme idée du monde dans lequel on a envie de vivre. Cet enjeu autrement libérateur, celui de la rencontre des autres comme autres, et pas comme réduction au même, était admirablement décrite par Jean-Luc Nancy dans le bref film de Claire Denis Vers Nancy, en forme d’hommage à Jean-Luc Godard.
Pour en revenir aux Césars, la question est reformulée dans les mêmes termes que la sélection avec le palmarès. Mais disons alors, une fois n’est pas coutume, que le résultat est plutôt réjouissant cette année, mais selon deux angles d’approche distincts. Il l’est grâce aux lauréats des deux principales récompenses de ce concours, celles attribuées au meilleur film et au meilleur réalisateur. (…)
The Revenant d’Alejandro Gonzales Iñarritu, avec Leonardo DiCaprio, Tom Hardy, Will Poulter. Durée: 2h35. Sortie le 24 février 2016.
Réglons tout de suite l’aspect le moins intéressant de The Revenant, la «performance» de Leonardo DiCaprio destinée à lui faire obtenir un Oscar. Elle est entièrement conforme à ce qui est prévu dans ce cas de figure, succession de grimaces et de contorsions, dans la boue, dans la neige, dans les fleuves glacés, même dans un cheval mort. C’est une idée bien misérable du travail des acteurs, et bien méprisante des acteurs eux-mêmes, a fortiori des très bons acteurs comme Leonardo DiCaprio, que d’être sommés de se livrer à pareil numéro pour mériter une consécration.
Pour le reste, The Revenant est un film aussi antipathique qu’intéressant. Antipathique est la manière dont tout, absolument tout –les actions, les sentiments, les idées, les paysages, les sons– est asséné comme coup de massue au spectateur. L’insistance, la triple dose, la surenchère d’effets est l’idée même que se fait Iñarritu (Birdman…) de la mise en scène –en quoi il est parfaitement en phase avec une époque où règne le quantitatif, où le «toujours plus» reste la loi dominante telle que le marché l’a établi pour toutes les relations humaines, où l’emprise sur le cerveau des autres demeure le but ultime de la production, sous influence écrasante de la publicité.
The Revenant raconte une histoire en elle-même très intéressante, et inspirée d’un fait réel, mais le raconte stupidement –pas par bêtise, mais par volonté délibérée d’être stupide. C’est-à-dire d’être du côté du surjeu, du passage en force, du «coup», de la mise raflée. C’est ici que le film commence à devenir quand même intéressant, pour ce qu’il n’est pas.
Contrairement à ce qu’on répète ici et là (y compris sur Wikipedia), il n’est en aucun cas un western. (…)
No Home Movie de Chantal Akerman. Durée : 1h55. Sortie le 24 février.
Dans ma tête un rond-point de Hassan Ferhani. Durée : 1h40. Sortie le 24 février.
Tempête de Samuel Collardey, avec Dominique Leborne, Matteo Leborne, Mailys Leborne. Durée 1h29. Sortie le 24 février.
No Home Movie, film de non-deuil, film d’accompagnement jusqu’à la mort, et puis dans la suite du monde, ne peut plus ne pas se regarder d’une manière particulière, hantée, depuis que sa réalisatrice est elle aussi morte, le 5 octobre.
Pendant des semaines, Akerman la voyageuse revenue au bercail bruxellois a filmé sa mère, cette femme très âgée et en mauvaise santé, cette survivante des camps, ce lien avec la mémoire et l’enfance de la cinéaste.
Cadre fixe après cadre fixe, plan séquence après plan séquence, c’est un cérémonial d’invocation qui se joue. Qui se joue pour chacun, y compris bien sûr si on ne connaît pas mesdames Akerman mère et fille, ou ne se soucie nullement de leur vie privée.
Dans le grand appartement clair comme la ligne claire de la bande dessinée belge, il n’y a le plus souvent que ces deux êtres de chair, celle qui filme (et parfois se filme), celle qui habite là, et qui vaque à ses occupations quotidiennes et à ses souffrances et angoisses de vieille dame. Et cela ouvre l’espace immensément à tout ce qui est aussi là, mais autrement. Tout ce qui est aussi là pour elles, Chantal et sa mère, des objets, des traces, des souvenirs, des mots chargés d’échos, des gestes qui font signe. Mais aussi pour chacun des spectateurs. No Home Movie est un film intime, mais au sens où il fait place à l’intimité de chacun.
C’est l’un des sens qu’il faut donner au titre du film : No Home Movie n’est pas un « film de famille » de la famille Akerman, c’est un travail de partage ouvert. Ce n’est assurément pas non plus, malgré l’extrême austérité de son dispositif de tournage, un home movie au sens d’images de la famille captées à la va comme je te pousse par la petite caméra de papa.
D’abord de papa, il n’y en a pas – cela aussi fait partie de la « situation » (et de tout le cinéma d’Akerman). Mais surtout, même seule avec sa caméra légère, l’auteure de Jeanne Dielman et de La Captive compose des plans d’une rigueur extrême, même, surtout lorsque le cadre semble étrange, maladroit, anormal. Et avec la monteuse Claire Atherton, sa partenaire de cinéma, elle organise les rythmes, les durées, les ruptures d’intensités lumineuses et sonores, d’une manière souverainement émouvante et suggestive.
No Home Movie signifie aussi que cela n’est pas « sa » maison, à elle, Chantal, qui se sera vécue comme éternelle errante, littéralement comme la Juive errante. Même au milieu des objets de son enfance, elle n’est pas chez elle mais chez sa mère, elle qui aura profondément, douloureusement, follement ressenti n’avoir pas de lieu – I Dont Belong Anywhere est le titre du très beau portrait filmé que lui a consacré Marianne Lambert en 2015, juste avant sa disparition.
Ainsi l’extrême réalisme du filmage, l’attention aux lieux et aux objets, rend-il sensible cette idée impondérable, la non-appartenance, la perte du monde qui précède et que redouble mort de la mère – et qui, rétrospectivement, prophétise la mort de la fille.
Dans ma tête un rond-point, premier film du jeune réalisateur algérien Hassan Ferhani, appartient lui aussi de plein droit est ce qu’on est fondé à désigner comme documentaire, et pourtant il n’a rien à voir. Aucun lien personnel ne rattache le réalisateur à ce qu’il filme, et même si dans les deux cas il s’agit d’un lieu clos (avec dans les deux cas quelques brèves échappées), ils n’ont absolument aucun rapport.
Le « théâtre » – c’en est un, à plus d’un titre – où se situe le film, ce sont les anciens abattoirs d’Alger, promis à une prochaine fermeture. Ferhani y accompagne le travail de ceux qui tuent chaque jour des bêtes pour nourrir la ville, les relations entre ces travailleurs à la fois déconsidérés, marginalisés par la société, très pauvres, souvent venus de province poussés par la misère, et en même temps investis d’une mission nourricière et sacrificielle, dans les conditions archaïques où ils travaillent.
Le réalisateur filme le lieu, son architecture, les formes étranges que font surgir à la fois les instrument de l’abattage, la présence des bêtes vivantes et des bêtes mortes, du sang, et les marques puissantes du temps, de l’usure, de la ruine parfois. Mais il s’approche aussi des êtres qui travaillent et parfois vivent là, il les écoute, les regarde, les entend. Dans ma tête un rond-point est un exceptionnel travail de composition, qui agence le proche et le lointain, le singulier et le collectif, le trivial, le social et le mystique.
Les figures les plus mémorables qui émergent de cette composition sont toujours à la fois existantes pour elles-mêmes et parties prenantes d’ensembles qui les dépassent, les contiennent, mais ne les résument ni ne les définissent. Aucune assignation à résidence sociologique, générationnelle ou professionnelle ici.
A nouveau le titre, emprunté à une phrase d’un des protagonistes essayant de définir sa propre place et sa manière de voir son avenir, suggère cet agencement étrange et juste. Dans ma tête un rond-point est à la fois extraordinairement concret et cosa mentale, ces murs carrelés et ces tuyauteries rouillées, ces masses frémissantes ou sanguinolentes, ces corps sculptés par le travail physique et les duretés de l’existence, ces visages où vivent des espoirs, des terreurs, des épuisements, sont le matériau même d’une perception qui à son tour ne se résume à rien de clos.
Ce n’est pas un film sur les abattoirs du quartier du Ruisseau à Alger, pas un film métaphore sur l’état actuel de l’Algérie, ou sur un changement d’époque dans le traitement de la viande par l’industrie alimentaire. Ce n’est pas un film sur. C’est un film avec la complexité du monde, et des êtres, hommes, bêtes, objets, gestes, rêves, paroles, qui le peuplent, et le font monde.
Tempête pourrait paraître au croisement des deux premiers, à la fois inscrit dans un milieu professionnel manuel bien précis (les marins pêcheurs à la place des tueurs des abattoirs) et construit sur une histoire de famille (une relation d’un père et de ses deux enfants au lieu d’une relation mère-fille). Il n’en est rien.
De prime abord, à la différence des deux autres films, le troisième long métrage de Samuel Collardey ne se présente pas comme un documentaire. Dans un port de la côte Atlantique, nous suivons les démêlés d’un homme, Dom, divorcé, employé sur un chalutier, père de deux adolescents qu’il peine à élever. Problèmes d’argent, problèmes d’organisation de son temps, problèmes de relations affectives, entre lui, sa fille et son fils, avec d’autres femmes. Une « tranche de vie » contemporaine chez des gens maltraités par l’existence, mais rien de misérabiliste dans ce récit, grâce à un étrange et très solide alliage de simplicité et d’énergie.
Le scénario n’en rajoute pas, ne « mélodramatise » pas. Dom fait des erreurs, fait de son mieux, agit et puis s’épuise, tourne en rond. Quelque chose de plus qu’une chronique dramatisée est à l’œuvre ici, qu’on détectera ou pas, au fond peu importe, ce sont les effets qui comptent.
Comme il l’avait fait avec son très remarquable premier film, L’Apprenti, Samuel Collardey a filmé des gens, une famille et leurs proches, rejouant leur véritable histoire.
Aucun effet d’emphase ici, aucun clin d’œil au second degré en direction du spectateur, aucun geste revendiquant une mise en forme explicite – contrairement au « théâtre » des abattoirs, ou même aux cadrages d’airain d’Akerman.
En lieu et place, un acte de foi : la croyance dans la capacité du cinéma d’accompagner une certaine vérité des gestes, des mots, des affects, à la condition sine qua non de toujours trouver la bonne distance, la bonne écoute. Tempete est, au sens littéral, un film de fiction : les acteurs jouent un rôle, fut-ce le leur.
On voit bien dès qu’on dit cela combien cela questionne l’idée même du documentaire – comme si les gens filmés « dans la vraie vie ne jouaient pas toujours un rôle, comme si de toute façons ne nous ne jouions pas toujours, y compris « dans la vie », un rôle, ou plusieurs. Air connu, rabâché, cliché plus qu’usé, mais écueil à jamais incontournable. Et qui, du coup, redonne une place singulière, efficiente et même, oui, heureuse, à ce passage assumé par la fiction pour mieux conter un petit quelque chose d’une vérité.
En revendiquant ce passage par le romanesque, voire le feuilletonesque – Dom obtiendra-t-il le prêt pour acquérir son propre bateau ? Réussira-t-il à se réconcilier avec sa fille ?… – mais un feuilletonesque saturé d’une réalité qui s’infiltre dans tous les rouages des mécaniques dramaturgiques, Collardey réussit une passionnante opération de transsubstantiation, qui là aussi, mais par un chemin différent, fait honneur aux potentialités du cinéma.
Un mot encore, quand même. Au-delà de tout ce qu’on a dit, un point commun à ces trois films : par des chemins très différents, ils partagent la capacité, pas si courante aujourd’hui, de regarder les humains avec respect, de laisser apparaître la beauté sans égale d’une vieille dame, des quelques ouvriers venus du Sud algérien, d’une ado en pétard contre son père et la vie. C’est beaucoup.
lire le billet
Un jour avec, un jour sans de Hong Sang-soo, avec Jung Jae-young, Kim Min-hee. Durée 2h01. Sortie le 17 février.
Ou
Lui, on ne le connaît pas, mais on le reconnaît. Cet homme entre deux âges, réalisateur en vue, et en visite dans une ville de province. Il erre aux abords d’un temple par désœuvrement avant de venir participer à un débat sur ses films qui ne l’intéresse pas du tout. C’est un nouveau double de Hong Sang-soo, coutumier du procédé. Mais c’est aussi, surtout, cette figure beaucoup plus vaste du représentant de l’auteur de la fiction dans celle-ci, double qui propose, dans d’innombrable romans, nouvelles, pièces de théâtre, films et même tableaux, un jeu de la sincérité et de la duplicité, l’expression d’une voix intime avec les atours de l’imaginaire.
Et qu’advient-il alors ? Au mieux, comme c’est ici le cas, presque rien. La plus minimale, la plus prévisible des histoires. L’homme rencontre une jeune femme, il marchent, parlent, boivent et mangent, se séduisent un peu, et un peu plus. Coucheront-ils ou pas avant qu’il reparte vers la capitale ? C’est la moins intéressante des questions (dans les films).
Plus l’anecdote sera ténue (personne n’est tué, aucune banque n’est attaquée, aucune catastrophe naturelle ne se produit non plus qu’aucun événement politique notable, aucune menace inédite ne pèse sur la galaxie), plus la rencontre de ces deux êtres pourra être riche de ce qui mobilise ce récit : l’infinie complexité des manières d’être. Hong Sang-soo raconte ça. On pourrait même dire qu’il ne raconte que ça, depuis le premier de ses désormais 17 films – mais la liste s’allonge d’au moins un titre par an. Il le raconte avec la subtilité précise d’un Maupassant, d’un Buzzati ou d’un Raymond Carver. Il y a chez lui un génie du novéliste, saturé par une dimension qui lel singularise à nos yeux occidentaux, et qui tient à la langue, aux corps, aux mœurs de son pays, la Corée, de son environnement, l’Asie.
Dans presque tous ses films, Hong utilise une construction binaire, qui reprend différemment la même histoire, ou deux histoires jumelles (il lui est arrivé d’aller jusqu’à 3, dans In Another Country en 2012, avec Isabelle Huppert ou Haewon et les hommes en 2013, et même 4, avec Le Jour où le cochon est tombé dans le puits, son premier film en 1996).
Ici, le réalisateur Ham rencontre la jeune Heejeong dans un temple désert de la provinciale Suwon. Et puis, à la moitié du film, le réalisateur Ham rencontre la jeune Heejeong dans un temple désert de la provinciale Suwon.
Et alors ? Et alors il arrive d’abord une multitudes de détails pas du tout sans importance – les détails, c’est là qu’habite le diable, on le sait, mais sans doute aussi dieu, et surtout, si cela existe, ce qu’on pourrait appeler l’humain.
Il arrive des mots, des gestes, des silences, des émotions, des mensonges, des vérités. Mais pourquoi, pourquoi voudriez vous tellement qu’il se passe en plus on ne sait quel rebondissement spectaculaire, tel bouleversement explosif ? Qu’on viole quelqu’un, qu’on massacre quelques enfants par exemple. Alors que là, à bas bruit, de verre de soju en verre de soju, de confidence en confidence, de regards qui s’ajustent en clopes fumées dans le froid, tout arrive. Littéralement.
Et c’est le milieu du film. L’histoire est finie. Alors elle recommence. Pareil, et pas pareil. Effet comique, effet d’étrangeté, et puis autre chose. Car le même – le rituel, l’habitude, le déjà-prévu, la routine, ce qui rassure comme ce à quoi on ne sait pas échapper – est infiniment plus important, plus compliqué, et aussi plus riche et plus troublant, dès lors qu’un grand cinéaste s’en soucie, que l’abracadabrant et l’exceptionnel. Plus c’est pareil, et plus c’est passionnant.
Et pourtant ce n’est pas tout à fait pareil (ça pourrait). Chaque infime variation, chaque léger décalage, chaque glissement d’abord imperceptible et puis moins – entre elle et lui, avec les compagnons de soirée, lors du débat à l’issue de la projection – sont des stimuli supplémentaires, des éclats qui enrichissent et font miroiter ce parcours en forme d’épure.
Un jour avec, un jour sans, amusant questionnement de ce que tout ce qui fait le tissu des jours comme l’étoffe des fictions, méditation poétique sur l’idée même de récit, ajoute à la désormais longue liste des œuvres siglées HSS qui, de manière ludique et minimaliste, mais avec une obstination de philosophe ami des liqueurs fortes, ne cessent de travailler la question.
Ou
Un homme s’assoit devant un temple dans une ville en Asie. Une jeune femme s’installe à proximité. Entre eux deux, quelque chose de miraculeux, une grâce de mots simples et de gestes simples. Les émotions, avouées, masquées, fugaces, joueuses, vont se déployer. Elles ne seront pas toutes heureuses, elles seront toutes justes et touchantes. A la santé de Hong Sang-soo, cinéaste de l’accueil et de l’écoute.
lire le billetLe problème politique des réfugiés influe de nombreux films présentés à la Berlinale, qui a lieu du 11 au 21 février. De manière indirecte (Mort à Sarajevo de Tanis Tanovic, Cartas de guerra d’Ivo Ferreira, mais aussi L’Avenir de Mia Hansen-Løve ou Quand on a 17 ans d’André Téchiné) ou très frontale (Fuocoamare de Gianfrancoo Rosi, Ta’ang de Wang Bing, Between Fences d’Avi Mograbi).
C’est compliqué. Et comment ne le serait-ce pas? Une chose est, en effet, de placer le Festival sous le signe de l’accueil des migrants, avec vigoureuse déclaration du directeur de la Berlinale, Dieter Kosslick, soutien explicite de la présidente du jury, Meryl Streep, et de la première star invitée sur le tapis rouge, George Clooney, venu défendre Avé César des frères Coen, film d’ouverture. Il est également possible de sélectionner, dans les multiples sections et sous-sections, un nombre important de films en rapport avec cette thématique –ce qui fut fait.
Mais une autre chose est de percevoir comment la vision effective d’un film, dans le cadre d’un festival de cinéma, entre en interférence avec les enjeux complexes et fort peu festifs de la tragédie mondiale que sont devenus les phénomènes migratoires, sous l’effets des guerres, des dictatures insupportables, de la misère atroces et des catastrophes environnementales.
Ce nécessaire et troublant télescopage est exactement ce qui s’est produit avec la premier film en compétition officielle, le très puissant et subtil documentaire Fuocoammare de Gianfranco Rosi. Le film est entièrement tourné sur la désormais tristement célèbre île de Lampedusa, destination d’innombrables embarcations tentant de traverser la Méditerranée depuis sa côte Sud. Il débute aux côtés d’un garçon de 11 ans, habitant de l’île, ses jeux, sa vie de famille, ses copains, il continuera d’accompagner cette chronique tout en y mêlant des séquences rendant compte des procédures d’accueil, des tentatives de sauvetage, du travail des secouristes, des pompiers, des policiers, du médecin, de la prise en charge des vivants et des morts.
Et c’est cette manière extraordinairement attentive, pudique, précise, de ne pas séparer le «phénomène» –gigantesque, monstrueux, répété comme un cauchemar sans fin– du «quotidien», cette manière de faire éprouver combien ces damnés de la terre contemporaine et ces habitants d’une petite cité européenne appartiennent à un seul monde, le nôtre, qui fait la force et la justesse du film. Y compris dans un contexte aussi singulier qu’un grand festival de cinéma.
Fuocoammare peut sans mal être situé au sein d’une galaxie de films également présentés au début de cette 66e Berlinale. Ainsi, toujours dans le registre documentaire, du très beau Ta’ang de Wang Bing, dont le titre désigne une ethnie birmane en but aux exaction de l’armée et obligée de chercher refuge en Chine. Ou Entre les frontières (Between Fences) d’Avi Mograbi, réflexion sur les puissances de représentation du cinéma et du théâtre face à une crise migratoire et humaine, celle des réfugiés éthiopiens et érythréens en Israël, parqués dans des camps sans pouvoir obtenir aucun statut. Mais aussi bien la fiction composée par le Bosnien Danis Tanovic, Mort à Sarajevo.(…)
Ce sentiment de l’été de Mikhaël Hers, avec Anders Danielsen Lie, Judith Chemla, Marie Rivière, Féodor Atkine, Dounia Sichov, Josh Safdie, Jean-Pierre Kalfon. Durée : 1h46. Sortie 17 février.
Trop bleu le ciel, trop verte l’herbe. Une impression de carte postale, de cliché de l’été comme un cadeau figé, au milieu de la grande ville – Berlin. Un couple, ils sont jeunes, ils sont beaux, ils sont européens, vivent entre chat et bouquins, boulot sympa et câlins du matin, ils ne sont pas pauvres. Ça va, tranquille.
Pof, presque rien, elle est tombée, là, au milieu du grand parc, au milieu de ce début ensoleillé de sa vie adulte. Elle ne se relèvera pas. Lui…
Lui, Lawrence, il est juste là, resté là, laissé comme un con sur la berge de la vie, quand sa vie à elle est partie. La famille rapplique, tout le monde est parfait, tristesse profonde, attention à l’autre, écoute et pudeur. Lawrence est calme, il est sympa, il fait ce qu’il faut, avec les parents, avec le travail, avec la sœur nettement moins au clair dans ses Converse et ses sentiments. C’est juste que tout est détruit, dedans, et que personne ne sait ce qu’on peut faire avec ça.
Berlin, ce n’est plus possible. Et voilà que c’est à nouveau l’été, à Paris. Comment disait la chanson ? Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard. Et de réapprendre alors ? Au milieu de la sympathie des uns, de l’indifférence des autres, du désir désordonné de celle-ci, de la présence obsédante de celle-là, Lawrence se fraie le chemin qu’il peut. Ça avance mal, malgré des sortes de possibles entrebaillés.
Ce sentiment de l’été n’est pas, ne peut pas être un film sur le Bataclan – ne serait-ce que parce qu’il était terminé le 13 novembre. Pourtant c’est peut-être, pas du tout par hasard, le film le plus juste qui se puisse imaginer sur l’impossibilité, et puis la possibilité quand même, de continuer de vivre après que ce qu’on appelle faute de mieux la fatalité ait frappé dans le plexus solaire d’un quotidien qui ne se savait pas en danger de quoique ce soit.
On dit « le deuil ». On ne sait pas ce que c’est. On dit « la vie continue ». Enfin, les autres le disent. Lui, Lawrence, essaie et ne trouve pas. Traducteur – c’est son métier – il ne traduit plus. Il faudra bouger encore, passer par la campagne, et puis New York. Une autre énergie, d’autres vibrations. C’est encore un été, un autre. Le deuil, on ne sait pas ce que c’est, mais c’est long, et pas en ligne droite.
Droit, pourtant, il l’est, ce Lawrence. Admirablement, grâce surtout à cet acteur incroyable qu’est Anders Danielsen Lie, qui était déjà inoubliable dans Oslo 31 août de Joachim Trier. Cassé mais droit, d’une fragilité d’homme, assez bouleversante. Ici, là-bas, comme elle peut, il y a cette fille, cette sœur, cette femme, Zoé, sinueusement interprétée par Judith Chemla, inquiétante de vérité trouble, troublante de vérité inquiète. Et puis le reste, les autres, dans la lumière de ces étés qui essaient d’aplatir, de remettre en ordre. Pas si simple.
De ville en ville, d’été en été, Mikhaël Hers invente pour son deuxième long métrage cette manière d’effleurer les sentiments pour mieux les approfondir, ce cinéma qui suggère sans affirmer, accueille sans imposer, ouvre des espaces où peuvent respirer, chacun pour lui-même, les personnages et les spectateurs. Ses cadrages sont des caresses, ses changements de plan de battements de cœur, ses ellipses des respirations.
Il y a là non seulement une finesse et une délicatesse extrêmes dans la manière de rendre sensible la difficulté de surmonter une crise terrible comme de s’accommoder du fil des jours, mais une sorte d’élégance à la fois plastique et éthique. Et c’est finalement ce qui fait que Le Sentiment de l’été, qui raconte une histoire marquée par la mort et le mal de vivre, est extraordinairement pas triste : tout frémissant de vie, traversé des désirs de chacune et chacun, curieux des êtres et de leurs étranges façons de faire, amusé même, et amusant, souvent. Ce sourire attentif, sourire de la mise en scène en intime affection avec ses protagonistes, est la plus belle manière de faire partage de leur existence, qui cesserait ainsi d’être une fatalité.
lire le billetSur le dossier de la censure, la nouvelle ministre de la Culture et de la Communication peut se prévaloir d’une incontestable expertise. Audrey Azoulay a dirigé les services juridiques et financiers du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), puis été la n°2 de cette direction du ministère dont elle hérite à présent. Or, il y a urgence, au vu de l’accélération des décisions de justice remettant en cause la procédure de classification des films, suite aux actions de l’association catholique intégriste Promouvoir.
Fleur Pellerin avait commandé à l’actuel président de la Commission de classification, Jean-François Mary, des propositions permettant de répondre à l’offensive du petit groupe d’activistes mené par le juriste André Bonnet, qui fut naguère un proche de Philippe de Villiers puis de Bruno Mégret. Ces propositions étaient attendues en janvier.
L’urgence est d’autant plus grande que, suite aux procédures menées par Promouvoir, ce sont désormais des films qui peuvent à bon droit réclamer le statut d’œuvres majeures de l’art de cinéma qui viennent d’être victimes de la suppression de leur visa d’exploitation, à la suite de jugements du Conseil d’État. La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, palme d’or 2013, et Antichrist, «Fleurs du mal» d’un grand poète moderne de l’écran, Lars von Trier, ne peuvent plus aujourd’hui être présentés nulle part.
En l’état actuel du droit, la seule possibilité pour leur redonner accès à la diffusion est de les classer interdits aux moins de 18 ans, comme cela a été le cas avec les précédentes cibles de Promouvoir: Baise-moi de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, Love de Gaspard Noé et Saw 3 de Kevin Greutert. De 16 à 18 ans, ce n’est pas seulement une tranche d’âge qui n’y aura plus accès mais de multiples possibilités de diffusion, notamment télévisées, qui leur seront fermées.
L’offensive de l’organisation d’extrême droite soulève trois problèmes, un problème juridico-politique, un problème sociétal et un problème artistique. (…)
Homeland: Irak année zéro d’Abbas Fahdel. En deux parties: «Avant la chute»/«Après la bataille». Durée : 5h34. Sortie le 10 février
Des oncles, des cousins, un frère, des voisins. Ils font des blagues, se chicanent, discutent de l’actualité, des problèmes du quotidien. La maison est comme ci, les chaise de jardin comme ça, voilà la marque de la voiture, tiens les habits de la cousine, la coiffure de la mémé, la coupe de la moustache de l’oncle… La famille de province vient en visite, plus tard on ira à son tour. Un film de famille. Mais il y a un compte à rebours. Une catastrophe annoncée, inéluctable.
On ne sait pas quand exactement, bientôt, il y aura la guerre. Les Américains vont attaquer. Dans le doute, on panique un peu, on plaisante un peu. On existe. Les destructions, les morts, les pénuries, l’humiliation de l’occupation étrangère sont programmées, mais aussi peut-être, sans doute, la fin de la si longue et si atroce dictature de Saddam Hussein.
Les ravages de la guerre, la promesse de la démocratie, à ce moment ce sont des abstractions, et elles sont incommensurables les unes aux autres.
Dans sa famille de la classe moyenne à Bagdad, Abbas Fahdel enregistre tout cela, les mots, les gestes, les visages. On dirait qu’il n’éteint jamais sa caméra, et tout semble matière à tourner pour lui, les détails, les moments où il ne se passe rien –d’ailleurs, il ne se passe à peu près rien de significatif. Ou ce qui se passe est dans les têtes.
Dans les têtes de ces gens dont nous, spectateurs, sommes amenés à partager l’intimité et qui se représentent comme ils peuvent ce qui va s’abattre sur leur pays, sur leur existence, tout en essayant aussi de penser à autre chose autant que faire se peut.
Et dans nos têtes à nous, nous qui ne sommes pas Irakiens, nous qui n’avons pas vécu de guerre, mais qui savons d’un tout autre savoir ce qui va se passer, dans les jours qui suivent ces quelques semaines de février-mars 2003 auxquelles sont consacrées les premières 160 minutes du film, qui en constitue la première partie de Homeland: «Avant la chute».
Abbas Fahdel revendique vigoureusement la nécessité de cette durée, on n’est pas obligé d’y souscrire. Ce n’est pas seulement une question de longueur de l’ensemble, mais surtout de sentiment que les prises de vue suivent au fil de l’eau des événements de tous les jours, que les situations sont a priori tenues pour intéressantes puisque dans l’ombre portée de la guerre qui vient, que ces personnages pour lesquels le réalisateur a de l’affection (ce sont les membres de sa famille) sont nécessairement capables de susciter l’intérêt de qui les regarde sur un écran. Ce qui est loin d’être si évident.
La situation où se trouvent ceux que filme Fahdel est évidemment dramatique, cela ne suffit pas à faire de chaque prise un plan de cinéma, de chaque protagoniste un personnage –on songe à de nombreuses reprises en regardant le film que la question du personnage n’est pas moins présente dans le documentaire que dans la fiction, que ce serait même peut-être plutôt l’inverse.
De Wiseman à Lanzmann, du Sokourov des Voix spirituelles au Wang Bing d’À l’Ouest des rails ou au récent Death in the Land of the Encantos de Lav Diaz, on connaît les vertus du long cours documentaire. Elles sont nombreuses et très variées, elles ne sont jamais acquises d’avance. Quel que soit l’intérêt du sujet et la sincérité de celui qui filme, elles ne s’affirment que cadre après cadre, coupe après coupe. Sinon, la souplesse de la caméra numérique se transforme aisément en piège.
La durée de la première partie a aussi pour effet, peut-être pour raison, de faire pendant à celle de la seconde, les 2h54 de «Après la bataille». Nous voici dans les semaines, puis les mois qui suivent l’attaque de la coalition, Bagdad est tombé, l’Irak est vaincu, Saddam est en fuite. Un épouvantable désordre règne dans la ville, livrée aux pillards, aux contrôles et parfois aux exactions de l’armée américaine, aux attentats menés par des groupes encore obscurs, à la pénurie d’eau, d’électricité, de nourriture, de médicaments. Dans la maison de sa famille et en accompagnant ses membres en ville, Abbas Fahdel recueille une succession de notations sur le vif, qui composent peu à peu le sentiment d’un terrifiant chaos. (…)
lire le billet
Peace to Us in Our Dreams de Sharunas Bartas avec Ina Marija Bartaite, Lora Kmieliauskaite, Sharunas Bartas, Edvinas Goldsteinas, Eugenijus Barunovas, Aushra Eitmontiene, Klaudia Korshunova/ Durée : 1h47. Sortie le 10 février.
Entrez, vous qui ne savez pas. Vous ne savez pas qui est ce type à l’écran, la jeune fille à laquelle il s’adresse, la femme qu’il regarde en vidéo sur un téléviseur. Aucune importance.
L’important est la justesse des émotions qui circulent, la qualité de présence des protagonistes, l’intensité de ce qui se met en mouvement, entre le présent et le passé, les vivants et l’absente, l’enfant de jadis et le jeune femme d’aujourd’hui. Vous ne savez ni quand ni où nous sommes, quelle est cette maison à la campagne où bientôt les personnages s’installent, ni même peut-être en quelle langue ces gens s’expriment. C’est peut-être mieux ainsi, laissant plus ouvertes la force poétique de la fiction – il y a là des personnages, des histoires, des mystères – et les puissances d’échos avec la musique, qui ici est une force à part entière, à la mythologie, à la nature, à toutes ces puissances essentielles qui semblent se déployer comme on en a perdu l’habitude, comme très rarement le cinéma sut les mobiliser.
On pourrait regarder un peu du côté de Flaherty, d’Epstein, de Sjöstrom, de Tarkovski, de Glauber Rocha – mais ces références non plus ne sont en rien nécessaires, et risquent plutôt de faire barrage. Peace to Us in Our Dreams a commencé par un intense dialogue sans mots, entre un violon et un piano, et puis une crise, une rupture de cet échange. Un récit se termine là, un autre, plusieurs autres commencent. Ils passeront parfois par des mots, mais pas souvent.
Avec ce home movie intime et déchirant, fable personnelle inscrite dans l’infini de la nature et le vertige du temps qui passe, le Lituanien Sharunas Bartas invente une œuvre d’une profondeur inquiète. Au plus près des corps, des émotions, des souvenirs, des silences et des voix, il interroge les puissances et les impuissances de la parole et des autres moyens de dialoguer dont sont capables les humains entre eux, avec le monde, et chacun avec lui-même.
Discret, mystérieux, en constante recherche (lire l’entretien ci-dessous) il explore ce qui fait lien, les masques et les légendes, les fantômes et les rêves, des pétales de désir et des fils de mélancolie. Et, surtout, ce qui sépare. Il est là lui-même, dans l’image, corps tendu, visage d’ascète guerrier. Cette fille est sa fille, cette maison fut sa maison, cette femme sublime aperçue sur un écran vidéo est un fantôme de celle qui fut son actrice, sa compagne, sa muse et la mère de son enfant. Mais cela, il n’importe pas de le savoir – ce qui importe, c’est la façon dont, souterrainement, cela participe de cette intensité où la douleur et une immense affection se heurtent et se caressent.
Scandé de plans habités d’une splendeur panthéiste, qui semblent d’avant ou d’après l’humanité, le huitième long métrage du grand rêveur de Vilnius agence des séquences qui, prises une par une, pourraient appartenir à de multiples idées du cinéma, film d’aventure, récit d’initiation, drame familial, chronique paysanne, éclats comiques, esquisses de fantastique, érotisme, conte philosophie sur l’art et la vie, le réel et l’imaginaire.
Ensemble, cela devient une incantation à laquelle le titre fait écho, incantation qui a maille à partir avec le chamanisme. Peace to Us in Our Dreams évoque un monde en morceaux, le nôtre, et dont les morceaux ont les bords coupants, si la beauté réside encore dans bien des fragments, la tendresse sans doute aussi, la folie et le mal-être assurément – mais pas la même folie, pas le même mal-être chez les unes et les autres. Le lac patiente. Les flics enquêtent. Les jeunes gens se retrouvent au fond des bois.
Vous qui ne savez pas, si vous croisez les songe envoutant de Peace to Us, sans doute alors aurez vous le goût de découvrir plus avant l’œuvre de ce cinéaste des abîmes de la liberté qui, depuis Trois Jours (1992) et avec en particulier l’incomparable Few of Us (1996), sème avec parcimonie sur les écrans sa méditation attentive au monde, aux visages, aux silences, aux matières. Le Centre Pompidou consacre une rétrospective intégrale à Sharunas Bartas jusqu’au 6 mars , occasion rare de rencontrer une œuvre qui l’est plus encore. Les éditions de l’incidence publient l’ouvrage collectif Sharunas Bartas ou les hautes solitudes, sous la direction de Robert Bonamy, avec notamment des textes de Claire Denis et Leos Carax. Et la galerie Le Passage de Retz présente jusqu’au 27 février l’exposition de photographies de Bartas “Few of Them”. Vous avez rendez-vous.
ENTRETIEN AVEC SHARUNAS BARTAS
« La seule question décisive est : qui est où ? »
Depuis 2000, cinq années séparent chacun de vos films. A quoi cela tient-il ?
Les causes sont différentes. Parfois il s’agit de difficultés de financement, mais parfois c’est dû à la mise en œuvre d’autres projets, et parfois à la nécessité de prendre du recul. Dans le cas de ce film, j’ai eu besoin de temps pour élaborer la forme que je voulais donner au projet. J’ai fait de nombreux essais, des esquisses qui allaient dans de nombreuses directions, avant de préciser mon approche. J’ai réécrit, et puis j’ai tourné des séquences qui sont allées à la poubelle, mais qui ont été des passages utiles pour avancer.
Vous aviez une idée directrice, ou un point de départ ?
Je crois que tous les films que je fais, au fond, parlent de moi, partent de mes expériences et de ce que je ressens. Les années passant, cette matière devient plus riche, et de ce fait cette fois j’ai eu le sentiment que je pouvais m’appuyer sur ce matériau de manière plus directe, plus explicite, sans passer par des détours romanesques. C’est comme dans un livre, on peut dire « je » ou on peut dire « il » tout en s’exprimant de manière personnelle. On dit que dans la poésie, même de manière sous-entendue, c’est toujours sur le mode du « je » – sauf que le « je » du poème n’est jamais exactement le vrai « je » de celui qui écrit. Je suis dans le même cas en disant « je » avec ce film.
Dans ce film où aucun personnage n’a de nom, on est dans une situation instable, entre « je » et « il ».
Oui, cela me permet de rendre plus ouvert chaque personnage. Si je revendiquais trop clairement ma propre place, mon « je », les autres personnages deviendraient seulement ce que je perçois d’eux, alors qu’il s’agit au contraire de laisser se déployer la multiplicité des personnalités.
Avez-vous beaucoup écrit pour préparer ce film ?
Oui, j’ai travaillé avec plusieurs partenaires d’écriture, là aussi ce sont des essais, des phases transitoires. A la fin, je n’ai pas utilisé grand chose de ce que nous avions écrit, mais c’était des étapes nécessaires. Bien sûr à un moment a existé un scénario, c’est indispensable pour le travail avec les producteurs, et la recherche de financement, mais les liens entre ce scénario et le film lui-même sont assez incertains. Le film nait tout autant de la rencontre avec les acteurs, de la découverte des lieux, etc. La plupart des composants bougent en permanence. Pour moi, l’essentiel est ce qui arrive dans le temps réel de la fabrication du film, c’est là qu’il y aura, ou pas, du cinéma. Mais il y a bien un synopsis, rédigé relativement tôt. Si quelqu’un le lisait aujourd’hui, il reconnaitrait ce qui est dans le film à l’arrivée.
La place des plans larges de nature était-elle prévue à l’avance ?
D’une manière générale oui, même s’il a pu y avoir des modifications au montage. Il est très important d’avoir de l’espace, surtout si le film se concentre sur un petit groupe de personnages. Cet espace n’est pas forcément dans la nature, mais d’une manière ou d’une autre il faut que ça respire. Autant que possible, je choisis des lieux que j’aime, qui m’inspirent, que je ressens comme des ouvertures, et qui offrent aux personnages davantage de ressources. Je ne filme jamais un paysage pour lui-même, ce qui m’intéresse ce sont les connections entre les espaces et les gens. Cela donne de l’humanité aux paysages et de la sauvagerie aux humains, il y a un effet croisé.
Pour la préparation, utilisez-vous aussi des éléments visuels, des dessins, des tableaux, des photos ?
Je fais beaucoup de photos, des visages et des lieux. Et aussi des essais avec une petite caméra vidéo. La seule question décisive est : qui est où ? Ces photos et ces vidéos m’aident à expérimenter des réponses possibles à cette question.
On vous a déjà vu comme acteur, dans vos films et ceux d’autres réalisateurs, mais là c’est un peu différent, jusqu’à un certain point vous jouez votre propre rôle. Aviez-vous prévu depuis le début de jouer ce personnage ?
Je me suis posé la question. Je n’aime pas beaucoup jouer, mais dans ce cas il m’a semblé que c’était la meilleure solution. Cela augmentait les chances que le film ressemble à ce que je cherchais, et qui n’est pas forcément clair pour les autres.
A part vous-même, qui sont les gens que nous voyons sur l’écran ?
Ce sont pour la plupart des acteurs non-professionnels. Celle qui joue ma fille est ma fille. Lora Kmieliauskaite, qui joue la violoniste, est vraiment violoniste, pas actrice, les habitants de la ferme sont des villageois, mais pas le garçon. Seule Klaudia Korshunova, la femme qui arrive en voiture, est une actrice professionnelle, elle est russe et d’ailleurs cette partie du dialogue est en russe, ce qui introduit une dimension différente, puisque tout le reste est en lithuanien. Pour les autres interprètes, on dit que ce ne sont pas des acteurs mais pour moi tout le monde est acteur. Tout le monde compose un personnage, ou plusieurs, dans la vie réelle. Tout le monde veut apparaître sous tel ou tel jour, et pour cela utilise son visage, son langage corporel, ses mots et ses manières de parler, ses vêtements, parfois du maquillage, etc. C’est bien cela, jouer, nous le faisons tous. On peut évidemment faire la distinction entre non-professionnels et professionnels, qui ont l’habitude d’être payés pour ça, qui en font un métier et souvent travaillent de manière poussée des procédés, mais selon moi ça n’a pas de sens de faire une différence entre acteurs et non-acteurs.
Ecrivez-vous des dialogues pour les différents interprètes ?
Cela peut arriver, mais c’est rare. J’écris des thèmes, des sujets pour chaque scène, rarement plus. La grande majorité des scènes est improvisée, à partir d’un canevas. Par exemple, le dialogue de mon personnage avec sa fille à propos de la réalité et de l’imagination est l’enregistrement d’une véritable conversation que j’ai eue avec ma fille, il n’y avait pas de dialogue à l’avance, mais ensuite on tourne plusieurs prises, où de nouvelles choses apparaissent, c’est vraiment dans le mouvement de nos relations. J’ai tourné beaucoup plus que ce qu’on voit à l’arrivée, j’explore de multiples directions.
La colère de la paysanne contre Beethoven était une idée de vous ?
Non, c’est elle qui a réagi ainsi, ce n’était pas prévu du tout. Et d’ailleurs, je suis convaincu qu’à un autre moment elle aurait dit tout autre chose. Mais à ce moment-là, c’est ce qu’elle ressentait, ce qu’elle voulait exprimer. Et je l’ai enregistré. Ce que décrit cette séquence est assez courant, on essaie de partager ce qu’on ressent avec d’autres, et les gens réagissent par l’incompréhension ou l’hostilité. Parce qu’ils ont leur propre sensibilité et leurs propres soucis, et qu’ils ne partagent pas du tout les vôtres. C’est l’une des petites thématiques du film.
Où se passe le film ?
A la campagne, mais pas très loin de Vilnius. C’est un endroit où j’ai vraiment vécu, une maison où j’ai vraiment habité. Dans une certaine mesure, le rapport des personnages au lieu est fondé sur des expériences réelles, même si la maison a été en partie transformée pour le film.
Le film comporte un moment émouvant lorsque vous, ou votre personnage, retrouvez les vidéos de Katia Golubeva (qui fut l’actrice et l’interprète des premiers films de Sharunas Bartas, et est la mère d’ Ina Marija Bartaite, qui joue la fille. Katia Golubeva est morte le 14 août 2011).
Il m’est arrivé pratiquement ce qu’on voit dans le film, je suis en effet retombé sur des images vidéo de Katia, et d’Ina Marija toute petite, de manière inattendue. Je savais que ces images existaient mais je ne savais plus où elles étaient, et je ne les cherchais pas. Cette découverte s’est produite alors que le film était déjà tourné, et j’ai ajouté cette séquence après avoir numérisé ces images tournées avec la vidéo de l’époque.
La mise en scène de ce film est assez différente de celle de vos films précédents, avec notamment souvent des plans brefs, par opposition aux plans séquences qui sont considérés comme une caractéristique de votre style.
Je ne me suis pas dit : je vais changer de style. Ce sont les situations qui dictent la façon de filmer. Bien sûr à l’origine il y a des décisions, qui concernent les rapports entre les personnages, l’attention portée aux émotions, qui commandent des manières de tourner et de monter. Je n’ai jamais fait du plan séquence une règle ou un dogme, pour moi, dans mes précédents films, c’était souvent la réponse nécessaire au cas par cas, scène par scène. En tournant Peace to Us in Our Dream, je n’avais pas du tout l’impression d’un changement de méthode, même si je comprends qu’on trouve le résultat différent.
On retrouve en revanche un usage parcimonieux des mots, qui est aussi depuis vos débuts une caractéristique de votre cinéma. Mais cette fois, cela devient un thème explicite du film.
Souvent les gens disaient que je n’aime pas les mots. C’est inexact. J’aime les mots, je les connais bien, je sais ce qu’ils signifient. C’est pourquoi j’en use avec exigence. Les mots peuvent, selon les cas, réduire ou agrandir les rapports entre les personnes et avec le monde. C’est une interrogation sans fin.
Plus qu’une difficulté avec les mots on ressent une difficulté au dialogue, au partage, qui d’ailleurs se manifeste d’abord par la rupture du dialogue entre violon et le piano.
Sans doute mais je ne réfléchis pas comme ça. Je ne me pose jamais la question de la signification d’une scène ou d’un ensemble de scènes. Pour moi, se demander « pourquoi » serait destructeur. Lorsque je regarde un visage, ou le ciel, j’essaie de rendre compte de ce qu’ils m’inspirent, de la manière dont je les perçois. Mais je ne sais pas du tout pourquoi je les perçois ainsi, et ça ne m’intéresse pas. Dans la vie, il arrive qu’on doive expliquer la logique ou les raisons, même si c’est souvent difficile, mais dans les films, ce n’est pas ce qui compte. En tout cas pas dans les miens.
NB : Une version légèrement différente de cet entretien figure dans le dossier de presse du film.
lire le billet
Anomalisa de Charlie Kaufman et Duke Johnson avec les voix de David Thewlis, Jennifer Jason Leigh, Tom Noonan. Durée 1h30. Sortie le 3 février.
On entre dans ce film comme dans… un hôtel. Un des ces hôtels modernes anonymes, qui accueillent touristes par cars entiers et conventions professionnelles en tous genres. On entre dans ce film comme dans… une histoire bien connue. Un petit roman moderne ou un scénario convenu, avec angoisse existentielle de l’homme d’âge mûr temporairement séparé de sa famille et rencontre avec une femme pour une nuit. Dans Anomalisa, la banalité n’est pas une fatalité ni défaut, elle est la condition nécessaire de ce qui se joue au contraire de tout à fait extraordinaire.
Anomalisa est un film d’animation. Et c’est aussi sans doute le film le plus théorique qu’on ait vu depuis longtemps sur grand écran. Théorique au sens où il ne cesse de poser frontalement des question abstraites, qu’il formule avec les moyens très particuliers de marionnettes, de décors à l’artifice visible, de situations, de gestes et de phrases stéréotypés. Mais qu’est-ce qui est le plus banal : les visages et les voix uniformes de tous les protagonistes hormis les deux personnages principaux, Michael et Lisa, ou la singularité sans charme particulier de chacun de ces deux derniers, manifestation d’une individualisation aussi terne que le conformisme des autres ?
Ce qui n’est pas banal, en tout cas, est la conjonction des deux, le télescopage à bas bruit, mais à effets de haute intensité, de ce qui verrouille du côté du même, du standardisé, du nivellement, et de ce qui singularise. Et ce qui n’est pas banal du tout, et même sauf erreur parfaitement unique, c’est l’utilisation de la caméra face à cela.
Une définition possible du cinéma moderne face au cinéma classique serait qu’il rend visible, sensible, la présence de la caméra, du dispositif cinématographique dans le film lui-même – il en va d’ailleurs de même dans les autres arts, entrés dans la modernité lorsque leur procédure d’élaboration est devenue un élément de l’œuvre, tableau, écrit ou composition musicale.
Hormis dans le cinéma expérimental du type Norman McLaren, mais alors au prix de la disparition de toute narration, les dessins animés n’ont en ce sens jamais été modernes : ils font toujours comme si la caméra n’existait pas, quitte à lui prêter une virtuosité improbable – pour cette raison simple : l’outil d’enregistrement n’est pas présent dans le même monde que celui des acteurs et des paysages qu’il filme.
C’est l’innovation majeure d’Anomalisa, où se joue une histoire à trois personnages principaux : le couple éphémère qui va se former durant une nuit dans ces chambres et couloirs d’hôtel, Michael et Lisa, et la caméra, la machine de filmage. Tout à fait autre chose que les jeux avec le support et le cadre cinématographique, ce que l’animation a souvent mis en scène, d’Emile Cohl (le personnage dessiné qui sort de l’encrier) à Tex Avery (le personnage qui sort de la pellicule) ou à Roger Rabbit (le face à face entre humains et toons). Différent, aussi, de la méditation au long cours sur la mécanisation de l’humain qui hante la pensée et les arts occidentaux depuis les fables sur les automates.
Michael, le commercial surdoué incapable d’avoir des relations affectueuses avec ses contemporains et Lisa la secrétaire plus très jeune qui ne croit plus à grand chose ne sont pas faits de chair et de sang, l’artifice de leur masque, bien visible, ne laisse aucun doute. Ce ne sont pas des machines. Et ce ne sont pas non plus des personnages de dessins animés. Quoi alors ? Ce sont des personnages de fiction, de fiction réaliste. Ce sont des personnages tels que la caméra en prises de vue réelles les enregistrent, mais partiellement épurés du trouble de l’incarnation – vous savez bien, le paradoxe du comédien, la personne réelle qui joue le personnage.
Partiellement seulement, puisqu’il reste la voix, qui est évidemment un des modes les plus actifs de cette incarnation. Mais assez complètement, puisqu’il s’agit ici d’interroger les visages dans tout ce qui s’y joue d’essentiel (coucou Levinas), mais aussi les corps, la peau, les sexes. De l’interroger d’autant mieux que ces visages et ces corps sont ceux de marionnettes. D’autant mieux que rien, jamais, ne viendra se mettre du côté de la séduction, de l’effet charmeur en direction du spectateur.
Visuellement et intellectuellement, Anomalisa est un film d’une rigueur extrême.
Théorique, rigoureux… oui. Et puis voilà. Voilà qu’au creux de ce que le film a de plus abstrait pointe la plus improbable, la plus puissante, et finalement la plus juste émotion. Anomalisa est un film incroyablement touchant, un film qui non pas malgré mais du fait de ses partis-pris extrêmes, retrouve quelque chose de très enfoui, de très mystérieux, de très… humain, oui. Non plus du tout banal, mais commun, partagé et partageable, et infiniment poignant. C’est un mystère, qui est probablement la raison d’être de ce beau film.
lire le billet