Censored Voices de Mor Loushy. Durée : 1h14. Sortie le 21 octobre.
En juin 1967, parmi les soldats israéliens qui participent à la Guerre des Six Jours se trouve un jeune homme qui deviendra un des grands écrivains des années 90-2000, Amos Oz. Au sortir de ce combat victorieux, loin de partager l’euphorie de ses compatriotes, il ressent un trouble partagé par nombre de ses camarades de combat. Avec son ami l’éditeur Avraham Shapira, il enregistre alors des témoignages de plusieurs autres jeunes hommes de retour du front. Ces enregistrements sont censurés par l’Etat juif, et restent inédits jusqu’à ce qu’une jeune réalisatrice, Mor Loushy, obtienne les fameuses bandes. Son film en donne à écouter de nombreux extraits, tandis qu’on voit des images d’archives de l’époque, et des visages d’aujourd’hui d’homme ayant été en âge de combattre à l’époque dans les rangs de Tsahal – certains sont ceux qu’on entend, pas tous.
Le sens général de ces témoignages est que les soldats israéliens ne sont pas, n’ont jamais été cette armée morale que la propagande a voulu accréditer. Et qu’ils l’ont découvert à l’occasion de conflit, alors qu’eux-mêmes partageaient cette illusion, et se voulaient exemplaires.
Plus encore que les témoignages sur le meurtre en très grand nombre de civils désarmés ou de soldats qui se rendent, c’est la prise de conscience par des jeunes gens imprégnés de l’idée d’une supériorité éthique et qui découvre le caractère parfaitement inévitable de la multiplication des atrocités, inévitable et effective dès la fondation d’Israël pour les plus lucides, qui marque en écoutant ces témoignages.
Les images d’archives de l’époque occupent un statut complexe. Elles sont souvent intéressantes, fréquemment peu connues, documentant l’offensive éclair des chars marqués de l’étoile de David à travers le Sinaï jusqu’au Canal de Suez, la prise de la vieille ville de Jérusalem, l’expulsion brutale des Palestiniens et la destruction des maisons, la joie de la population israélienne.
Ces images « montrent », mais montrent de manière singulière, travaillées qu’elles sont par les témoignages qui se déroulent en voix off. Le procédé est parfois discutable (ce n’est pas la bande son de cette bande image), parfois impressionnant (le plus souvent quand s’ouvre un écart entre ce qu’on voit et ce qu’on entend, par exemple la liesse populaire et le doute douloureux des témoins). Et une véritable émotion survient devant les visages silencieux de ces hommes âgés, écoutant les voix de ces jeunes hommes qu’ils furent il y a 45 ans, comme si c’était, au-delà du rappel de faits et de sentiments, la présence d’un monde fantôme qui ainsi se manifestait.
Monde fantôme qui fut lui-même un fantasme, « l’idéal sioniste » solidaire et progressiste dans le déni de la prévarication violente sur laquelle il reposait, mais qui eut son imaginaire et sa pensée, aujourd’hui passés par pertes et profits de l’histoire et de la real politik.
On retrouve ici ce qui avait fait le cœur, intéressant mais limité, de Danse avec Bachir d’Ari Folman, qui n’était pas un film sur la guerre israélienne au Liban et notamment les massacres de Sabra et Chatila commandités par Ariel Sharon, mais sur le trauma pour des juifs israéliens de la découverte que loin d’être de l’ordre du Bien, l’existence d’Israël repose nécessairement sur l’accomplissement ininterrompu de crimes et autres actes de violence.
La réalisatrice revendique (dans le dossier de presse) l’espoir que l’accès enfin donné à ces voix longtemps bâillonnées remettra en question la bonne conscience sur laquelle s’est construite la domination juive sur les territoires occupés et en particulier Jérusalem. Mais c’est hélas l’impression exactement inverse qui émane de son film : celle qu’aujourd’hui, rien de tout cela ne fait plus problème pour grand monde.
La grande historienne du cinéma et des archives filmées Sylvie Lindeperg parle d’ « histoire palimpseste », les images sédimentant des couches successives marquées de sens différents, mais aussi devenant le support de ce qui continue de s’accumuler, pour bous qui les voyons, après qu’elles aient été réalisées. Cette approche est extrêmement éclairante pour Censored Voices, où se superposent les mémoires archaïque, ancienne et récente de l’histoire d’Israël, et les tr æaces de ce qui s’est passé entre 1967 et aujourd’hui. Elle est aussi profondément déprimante : a contrario de la bonne volonté de Mor Loushy et Amos Oz, il n’est que trop évident que cette accumulation travaille essentiellement à produire de l’opacité.
A l’ère d’une adhésion massive en Israël aux politiques répressives et expansionnistes, et d’une accoutumance du reste du monde à cette situation, tant qu’elle n’a pas trop d’effets collatéraux au dehors, c’est-à-dire en Occident, les « Voix censurées » n’ont plus grande raison de l’être en effet. Elles sont devenues incompréhensibles.